24
À la maison
LE DANEMARK RESPONSABLE DE LA MALADIE DE L’ORME
« Pendant des années, nous avons cru que le champignon parasite de l’orme, qui a tué presque tous les ormes d’Angleterre dans les années soixante-dix. était originaire des Pays-Bas1 », a déclaré Jeremy Gland, porte-parole du centre d’études arboricoles des Épineux. Des recherches plus récentes remettent en cause cette hypothèse longtemps tenue pour vraie. « Grâce à de nouvelles techniques qui n’existaient pas à l’époque, nous avons découvert que le champignon nous vient du Danemark. Même si nous n’avons pas de preuves formelles que le Danemark s’est engagé dans la conception et la prolifération d’armes arboricoles, a ajouté Mr. Gland, nous devons rester vigilants. Les chênes et les bouleaux argentés de notre pays ne bénéficient d’aucune protection contre une attaque éventuelle. » Faut-il avoir peur d’une guerre arboricole ? Voir dossier page neuf.
Article paru dans Le temps Arboricole le 17 Juillet 1988
Je me dépêchai de rentrer pour arriver à la maison avant ma mère ; je n’étais pas sûre de sa réaction si elle découvrait que Friday était gardé par un gorille. Peut-être que cela ne lui poserait aucun problème, mais je préférais ne pas tenter l’expérience.
Hélas, maman était déjà là… et il n’y avait pas qu’elle ! Une horde de journalistes massés devant la maison attendait le retour du nouveau directeur sportif des Maillets, et ce fut seulement au bout du millième « Sans commentaire » que je la rattrapai au moment où elle introduisait la clé dans la serrure.
— Salut, m’man ! bredouillai-je, hors d’haleine.
— Bonjour, ma fille.
— Tu entres ?
— Comme chaque fois que j’arrive chez moi.
— Tu n’as pas une course à faire, par hasard ?
— Qu’est-ce que tu me caches, hein ?
— Rien.
— Tant mieux.
Elle me regarda bizarrement, tourna la clé et ouvrit la porte. Je fonçai dans le salon où Melanie dormait sur le canapé, les pieds sur la table basse, avec Friday ronflant comme un bienheureux dans son giron. Je refermai précipitamment la porte.
— Il dort ! sifflai-je à l’adresse de maman.
— Le petit ange ! Voyons ça.
— Non, laisse-le. Il a le sommeil très léger.
— Je ne ferai pas de bruit.
— On ne sait jamais.
— Je regarderai par le passe-plat, alors.
— Non… !
— Pourquoi non ?
— C’est bloqué. On ne peut plus l’ouvrir. Je voulais t’en parler ce matin, mais ça m’est sorti de l’esprit. Tu te souviens, Anton et moi, on se faufilait toujours à travers ? Tu as de l’huile de graissage ?
— Le passe-plat n’a jamais été bloqué…
— Ça te dit, une tasse de thé ? proposai-je avec entrain, tentant une manœuvre de diversion à laquelle ma mère ne saurait rester insensible. Je voudrais te parler d’un problème personnel… je pense que tu pourras m’aider.
Malheureusement, elle me connaissait par cœur.
— Maintenant, je sais que tu me caches quelque chose. Laisse-moi entrer… !
Elle essaya de passer en force, mais à cet instant, j’eus une idée lumineuse.
— Non, maman, ça va être gênant pour eux… et pour toi.
Elle s’arrêta.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est Emma.
— Quoi Emma ?
— Emma… et Hamlet.
Choquée, elle plaqua sa main sur sa bouche.
— Là-dedans ? Sur mon canapé ?
Je hochai la tête.
— En train de… ensemble, tous les deux ?
— Oui, et très nus par-dessus le marché. Mais ils ont replié les têtières d’abord, ajoutai-je pour ne pas la perturber davantage.
— Ça ne va pas du tout, Thursday.
— Je sais.
— C’est complètement immoral.
— Tout à fait.
— Allez, viens, on va boire ce thé, et tu me parleras de ton problème… est-ce à cause de Daisy Mutlar ?
— Non. En fait, je n’ai pas de problème.
— Mais tu as dit…
— Oui, maman, c’était pour t’empêcher de faire irruption au salon.
— Ah, fit-elle, ayant enfin compris. Ça ne fait rien, on va boire un thé quand même.
Je poussai un soupir de soulagement. Ma mère alla dans la cuisine… où elle tomba sur Emma et Hamlet qui discutaient en faisant la vaisselle. Elle s’arrêta net, le regard rivé sur eux.
— C’est dégoûtant ! finit-elle par énoncer.
— Pardon ? dit Hamlet.
— Ce que vous êtes en train de faire au salon… sur mon canapé.
— Et que faisons-nous, Mrs. Next ? s’enquit Emma.
— Ce que vous faites, hoqueta maman, élevant la voix. Je vais vous dire ce que vous faites. Ou plutôt non, c’est trop… tenez, regardez vous-mêmes.
Sans me laisser le temps de réagir, elle ouvrit la porte du salon, et nous vîmes Friday… seul, endormi sur le canapé. Ma mère me dévisagea, perplexe.
— Thursday, veux-tu m’expliquer ce qui se passe ?
— Je ne sais pas quoi te dire.
Je me demandais où était Melanie. La pièce était grande, mais pas assez pour cacher un gorille. Je jetai un œil à l’intérieur et m’aperçus que les portes-fenêtres étaient entrebâillées.
— Ça doit être un effet d’optique.
— Un effet d’optique ?
— Oui. Tu permets ?
Je fermai la porte et me figeai : Melanie était en train de traverser la pelouse sur la pointe des pieds, parfaitement visible par les fenêtres de la cuisine.
— Comment cela peut-il être un effet d’optique ?
— Je n’en sais rien, balbutiai-je. Tu n’as pas changé les rideaux ? On dirait que ce ne sont pas les mêmes.
— Non. Pourquoi tu ne voulais pas que j’aille dans le salon ?
— Parce que… parce que… j’avais demandé à Mrs. Beatty de garder Friday. Je savais que tu ne serais pas contente, mais elle est partie maintenant, alors tout va bien.
— Ah ! dit maman, enfin satisfaite.
Ouf !
— Bonté gracieuse ! s’exclama Hamlet en pointant le doigt. N’est-ce pas un gorille dans le jardin ?
Tous les regards pivotèrent vers l’extérieur, où Melanie s’était immobilisée, un pied au-dessus des œillets de poète. Elle marqua une pause, sourit, gênée, et nous adressa un petit signe de la main.
— Où ça ? s’enquit ma mère. Moi, je ne vois qu’une femme extraordinairement poilue en train d’enjamber mes œillets de poète.
— C’est Mrs. Bradshaw, murmurai-je avec un regard noir en direction d’Hamlet. Elle était venue faire du baby-sitting pour moi.
— Eh bien, ne la laisse pas plantée dans le jardin, Thursday… invite-la à entrer.
Maman posa ses sacs et remplit la bouilloire.
— Pauvre Mrs. Bradshaw ! Elle doit nous croire horriblement mal élevés… ça lui dirait, une tranche de battenberg ?
Hamlet et Emma me regardèrent. Je haussai les épaules. Puis je fis signe à Melanie et, lorsqu’elle entra, la présentai à ma mère.
— Ravie de vous rencontrer, dit Melanie. Vous avez un petit-fils adorable.
— Merci, répondit maman comme si tout le mérite lui revenait. Je fais de mon mieux.
— J’arrive de Trafalgar, déclarai-je en me tournant vers lady Hamilton. Papa a réactualisé votre mari ; il passera vous prendre demain matin, à huit heures trente.
— Oh ! dit-elle, moins emballée que je ne l’aurais escompté. C’est… c’est une merveilleuse nouvelle.
— Oui, renchérit Hamlet, morose, une merveilleuse nouvelle.
Ils échangèrent un regard.
— Il faut que j’aille faire mes valises, décida Emma.
— Je vais vous aider, offrit Hamlet.
Et ils sortirent de la cuisine.
— Qu’est-ce qu’ils ont, tous les deux ? demanda Melanie.
Elle prit le gâteau qu’on lui offrait et s’assit sur une chaise qui craqua dangereusement.
— Ils sont amoureux, répondis-je.
Et je pense qu’ils l’étaient réellement.
— À propos, Mrs. Bradshaw, commença ma mère en adoptant un ton professionnel, depuis quelque temps je représente une marque de produits de beauté dont la plupart ne conviennent absolument pas aux personnes glabres… si vous voyez ce que je veux dire.
— Ooooh ! s’écria Melanie, se rapprochant d’elle.
Elle qui avait en effet un problème de pilosité – normal, pour un gorille – n’avait jamais eu l’occasion de s’entretenir avec une conseillère en produits cosmétiques. À tous les coups, maman essayerait de lui vendre quelques Tupperware aussi.
Je montai à l’étage où Hamlet et Emma étaient en train de se disputer. Elle semblait dire que son « cher amiral » avait plus que tout besoin d’elle, et lui, affirmait qu’elle devrait venir vivre avec lui à Elseneur, et « au diable Ophélie ». Emma rétorqua que ce n’était pas rationnel. Là-dessus, Hamlet se lança dans une longue et inextricable tirade, d’où je crus comprendre que rien n’était simple ni aisé dans le monde réel, et qu’il n’aurait jamais dû quitter sa pièce. Emma, lassée, descendit subrepticement se chercher une bière et remonta sans même qu’il s’aperçoive de son absence. Finalement, il se tut… il avait réussi à se saouler lui-même sans parvenir à une décision, ce qui n’était pas plus mal, vu qu’il n’y avait plus de pièce dans laquelle il pourrait retourner.
Alors que je réfléchissais au meilleur moyen de dénicher un clone de Shakespeare, j’entendis un couinement. Je redescendis et trouvai Friday à l’entrée du salon, les cheveux en bataille et les yeux encore remplis de sommeil.
— Bien dormi, bonhomme ?
— Sunt in culpa qui officia deserunt mollit, répondit-il.
Ce que je traduisis par : « J’ai très bien dormi et maintenant je mangerais bien un morceau pour tenir le coup dans les deux prochaines heures. »
Je regagnai la cuisine. Il y avait quelque chose qui me turlupinait. Quelque chose que maman aurait dit. Ou Stiggins. Ou peut-être Emma ? Je préparai une tartine avec de la pâte à tartiner au chocolat dont Friday entreprit de se barbouiller le visage.
— Je crois avoir la couleur qu’il vous faut.
Ma mère avait trouvé la bonne teinte de vernis gris qui se mariait bien avec la fourrure noire de Melanie.
— Ciel… ce que vos ongles peuvent être tranchants !
— J’ai moins l’occasion de fouir la terre, avoua Melanie, nostalgique. Trafford n’aime pas ça. Il a peur que ça fasse jaser les voisins.
Mon cœur manqua un battement, et je laissai échapper un involontaire :
— AAAAAAHHHH !
Ma mère sursauta, peignit un trait de vernis gris sur la main de Melanie et renversa le reste sur sa robe à pois.
— Regarde ce que tu m’as fait faire ! me tança-t-elle.
Melanie n’avait pas l’air enchantée non plus.
— Posh, Murray Posh, Daisy Posh, Daisy Mutlar… pourquoi as-tu parlé tout à l’heure de Daisy Mutlar ?
— Parce que je te croyais contrariée de la savoir encore dans les parages.
Daisy Mutlar, précisons-le, était quelqu’un que Landen avait failli épouser pendant notre séparation forcée qui avait duré dix ans. Mais l’important, ce n’était pas ça. L’important, c’est que sans Landen, il n’y aurait pas eu de Daisy. Or, si Daisy était dans les parages, alors Landen devait l’être aussi…
Je regardai ma main. Sur mon annulaire gauche, il y avait… un anneau. Une alliance. Je la remontai sur la phalange ; une bande blanche apparut en dessous. Comme si elle avait toujours été là. Et si oui…
— Où est Landen maintenant ?
— Chez lui, je suppose, dit ma mère. Tu restes dîner avec nous ?
— Donc il n’est pas… éradiqué ?
Elle me regarda, interdite.
— Seigneur, non !
Je plissai les yeux.
— Donc je ne suis jamais allée aux Éradications Anonymes ?
— Bien sûr que non, chérie. Il n’y a que moi et Mrs. Beatty pour aller à ces réunions… et encore, Mrs. Beatty vient pour me tenir compagnie. De quoi parles-tu, voyons ? Reviens ! Où tu…
J’étais déjà dans le jardin lorsque je me rendis compte que j’avais oublié Friday. Je courus le chercher, le trouvai maculé de chocolat malgré le bavoir, enfilai un sweat sur son T-shirt, découvris qu’il avait bavé dessus, lui en remis un propre, changeai sa couche et… pas de chaussettes.
— Qu’est-ce que tu fais, chérie ? demanda ma mère pendant que je fourrageais dans la corbeille à linge.
— C’est Landen, suffoquai-je. Il était éradiqué, et maintenant il est revenu, comme s’il n’avait jamais disparu, et je veux qu’il rencontre Friday, mais là tout de suite, Friday est beaucoup trop poisseux pour être présenté à son père.
— Éradiqué ? Landen ? Quand ça ? fit ma mère, incrédule. Tu en es sûre ?
— C’est ça, le but de l’éradication, répliquai-je, ayant trouvé six chaussettes, toutes dépareillées. On ne se rend compte de rien. Je vais te surprendre en disant que dans le temps vous étiez une bonne quarantaine aux réunions des Éradications Anonymes. Quand je suis arrivée ici, il ne restait plus qu’une petite dizaine de participants. Tu as fait du très bon boulot, maman. Ils te seraient tous reconnaissants… si seulement ils n’avaient pas oublié.
— Ah bon ! dit ma mère dans un rare moment de lucidité absolue. Quand on récupère une personne éradiquée, c’est comme si on ne l’avait jamais perdue. Du coup, le passé se réécrit automatiquement pour prendre en compte la non-éradication.
— Plus ou moins… oui.
Je glissai dans deux chaussettes désassorties les pieds de Friday – qui ne m’aida guère en écartant les orteils –, puis trouvai ses chaussures, l’une sous le canapé et l’autre tout en haut de la bibliothèque… Melanie avait donc bel et bien grimpé aux meubles. Ensuite je pris une brosse pour remettre de l’ordre dans ses cheveux, essayant désespérément d’aplatir une mèche collée qui sentait le fromage fondu. N’y arrivant pas, je renonçai et lui lavai la figure, ce qu’il n’apprécia pas du tout. Finalement, sur le point de sortir, je surpris mon reflet dans le miroir. Je remontai en courant, flanquai Friday sur le lit, enfilai un jean propre, un T-shirt, et tentai de faire quelque chose – n’importe quoi – avec mes cheveux courts.
— Comment tu me trouves ? demandai-je à mon fils qui me regardait, juché maintenant sur la coiffeuse.
— Aliquippa ex consequat.
— J’espère que ça veut dire : « Maman, tu as l’air adorable. »
— Mollit anim est laborum.
Je mis mon blouson, sortis de la chambre, revins me brosser les dents et prendre l’ours polaire de Friday, et quittai enfin la maison, disant à maman que je ne dormirais probablement pas chez elle cette nuit.
Mon cœur battait toujours la chamade lorsque, ignorant les journalistes, j’installai Friday dans la Speedster, rabattis la capote – autant arriver avec panache – et l’attachai. J’insérai la clé de contact quand soudain…
— Ne démarre pas, maman.
C’était Friday. Momentanément sans voix, je me figeai, la main sur le contact.
— Friday ? Mais tu parles… !
Mon sang se glaça. Jamais, ni avant ni après, je n’avais vu une expression aussi sérieuse à un enfant de deux ans. Et j’en compris la raison. Cindy. C’était le jour du deuxième attentat. Dans toute cette effervescence, je l’avais complètement oubliée. Tout doucement, j’ôtai ma main de la clé, la laissant où elle était, les voyants d’huile et de batterie allumés. Je détachai soigneusement Friday et, pour éviter de rouvrir les portières, les enjambai avec mon fils dans les bras. Il avait été moins une.
— Merci, mon bébé… je te dois une fière chandelle. Mais pourquoi avoir attendu tout ce temps pour parler ?
En guise de réponse, il mit ses doigts dans sa bouche et les suça innocemment.
— Le genre fort et taciturne, hein ? Allez, viens, enfant prodige, on appelle OS-14.
La police arrêta la circulation, et l’équipe de déminage arriva vingt minutes après, créant l’excitation parmi les journalistes et les reporters de la télévision. Ces derniers réclamèrent aussitôt l’antenne, établissant un lien avec ma nomination chez les Maillets, à coups de spéculations voire d’inventions pures et simples.
Les deux kilos d’explosifs avaient été reliés au starter. Une seconde de plus, et Friday et moi serions en train de frapper aux portes du paradis. Le temps de finir ma déposition, je sautillais d’impatience. Je ne parlai pas des autres tentatives d’assassinat, mais inscrivis la date du prochain attentat sur ma main pour ne pas oublier.
— Porte-Fringue, leur expliquai-je. Oui, avec un « R », je ne sais pas pourquoi. Oui, c’est vrai… soixante-huit même, si on compte Samuel Pring. Le mobile ? Allez savoir. Je suis la Thursday Next qui a changé la fin de Jane Eyre. Vous ne l’avez jamais lu ? Vous avez préféré Le Professeur ? Peu importe. C’est dans mon dossier. Non, je suis OS-27. Victor Analogy. Il s’appelle Friday. Deux ans. Oui, il est très mignon, je trouve aussi. Ah oui ? Félicitations. Non, j’aimerais beaucoup voir les photos. Sa tante ? Ah bon. Je peux y aller maintenant ?
Au bout d’une heure, on me laissa enfin partir. J’installai Friday dans sa poussette et le propulsai au pas de course jusqu’à la maison de Landen. J’arrivai légèrement pantelante et dus m’arrêter pour reprendre mon souffle et mes esprits. La maison était redevenue comme avant. La vasque de tickia orologica et l’échasse avaient disparu du perron. Derrière les rideaux nettement moins kitsch, je distinguai du mouvement. Je rajustai mon T-shirt, m’efforçai de lisser les cheveux de Friday, remontai l’allée et sonnai à la porte. Les paumes moites, je ne pus retenir le sourire idiot qui m’étira la bouche d’une oreille à l’autre. J’avais pris Friday dans mes bras pour plus d’effet ; comme il pesait lourd, je le changeai de hanche. Après une attente qui parut durer des heures, mais qui en réalité n’avait pas dû dépasser dix secondes, la porte s’ouvrit sur… Landen, aussi grand et beau et vivant que je l’avais rêvé toutes ces années. Il n’était pas comme dans mon souvenir : il était bien mieux que ça. Mon amour, ma vie, le père de mon fils… en chair et en os. Je sentis des larmes me monter aux yeux ; je voulus dire quelque chose, mais ne réussis qu’à tousser et renifler en même temps. Il me regarda fixement. Comme il ne se passait rien, je pensai que peut-être il ne m’avait pas reconnue avec mes cheveux courts ; je cherchai donc une réplique, une boutade, un quelconque trait d’esprit. N’ayant rien trouvé, je rechangeai Friday de hanche – il devenait plus lourd de seconde en seconde – et annonçai bêtement :
— C’est moi, Thursday.
— Je le vois bien, rétorqua-t-il d’un ton peu amène. Tu as un sacré culot, tout de même.
Et il me claqua la porte au nez.
Sidérée, je mis un moment à me ressaisir avant de sonner à nouveau. Il y eut une autre pause, d’une bonne heure, me sembla-t-il, même si je la soupçonne d’avoir été à peine plus longue – treize secondes à tout casser –, puis la porte se rouvrit.
— Tiens, dit Landen, mais c’est Thursday Next.
— Et Friday, ton fils.
— Mon fils, répéta Landen, évitant délibérément de le regarder. C’est ça.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, au bord des larmes. Je croyais que tu serais content de me voir !
Il exhala un long soupir et se frotta le front.
— C’est difficile…
— Comment ça, difficile ? Qu’est-ce qui est difficile ?
— Eh bien, tu disparais de ma vie pendant deux ans et demi sans donner de nouvelles. Pas une lettre, pas une carte postale, pas un coup de fil, rien. Puis tu sonnes à ma porte comme si de rien n’était, et en plus, je devrais être content de te voir !
Je soupirai, à moitié soulagée. À moitié seulement. J’avais imaginé le retour de Landen comme de simples retrouvailles après une longue absence. Il ne m’était pas venu à l’esprit qu’il ignorerait avoir été éradiqué. Lorsqu’il avait disparu, personne n’avait su qu’il avait jamais existé, et maintenant qu’il était revenu, personne ne savait qu’il avait disparu. Pas même lui.
— As-tu déjà entendu parler d’éradication ?
Il secoua la tête.
Je pris une grande inspiration.
— Voilà, il y a deux ans et demi, un ChronoGarde ripou a fait en sorte que tu meures dans un accident à l’âge de deux ans. C’était une tentative de chantage de la part d’un haut responsable de chez Goliath nommé Ross Maird-Haas.
— Je me souviens de lui.
— Il voulait que je sorte son demi-frère du Corbeau où Bowden et moi l’avions piégé.
— Ça, je m’en souviens aussi.
— O.K. Du jour au lendemain donc, tu n’existais plus. Tout ce qu’on avait vécu ensemble n’était jamais arrivé. J’ai essayé de te récupérer en me rendant avec mon père sur le lieu de l’accident en 1947, mais nous avons échoué, et j’ai préféré aller vivre dans un roman le temps que le petit Friday vienne au monde, et revenir une fois que je serais prête.
Nous nous regardâmes encore pendant un long moment qui aurait pu durer une heure, mais qui n’avait pas dû excéder les vingt secondes. Je rechangeai Friday de hanche. Landen finit par dire :
— L’ennui, Thursday, c’est que les choses ont changé. Tu es partie sans laisser d’adresse. Volatilisée. Il fallait bien que je continue à vivre.
— Que veux-tu dire par là ? demandai-je, soudain très mal à l’aise.
— Pour ne rien te cacher, poursuivit-il lentement, je ne m’attendais pas à ce que tu reviennes. Alors j’ai épousé Daisy Mutlar.
- En anglais, Dutch elm disease, maladie de l'orme hollandais. (N.d.T.) ↵