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L’empereur Jark

Les huit romans de la série « Empereur Jark » ont été écrits dans les années soixante-dix par Handley Paige, un auteur dont les ouvrages précédents comprenaient Station spatiale Z-5 et La Revanche des Thraals. Avec Jark, nous tombons dans le pastiche du mauvais roman de S.F : des mondes bizarres, des aliens à tentacules, des voyages dans l’espace et des guerriers à mâchoire carrée combattant un empereur d’opérette dont la seule raison d’exister est de semer la désolation dans la galaxie. Son adversaire attitré dans les romans est un certain colonel Brandt du Bataillon de l’Espace, assisté de son coéquipier extraterrestre Ashley. Il y a eu deux films consacrés à l’empereur Jark, avec Buck Stallion dans le rôle principal : Jark le destructeur et Sale temps à Big Rock, tous deux très oubliables.

MILLON DE FLOSS

Les Œuvres de H. Paige

— Vous êtes obligé de faire ça ? demandai-je.

— Faire quoi ? répondit l’empereur.

— Une entrée aussi inutilement théâtrale. Et ces deux gorilles, qu’est-ce qu’ils font là ?

— Qui a dit ça ? s’enquit une voix étouffée à l’intérieur d’un des heaumes opaques. On y voit que pouic, là-dedans.

— Un gorille, où ça ? fit son collègue.

Jark rit, sans leur prêter attention.

— C’est une clause contractuelle. J’ai un nouvel agent qui sait comment gérer un personnage de mon envergure. Je peux prétendre à un descriptif de quatre-vingts mots minimum dans n’importe quel ouvrage publié, et deux chapitres au moins doivent se terminer par mon apparition.

— Vous n’avez pas obtenu de figurer dans un titre de livre ?

— Non, on y a renoncé en échange du droit à la tête de chapitre. Par exemple, si nous étions dans un roman, dès mon apparition vous seriez obligée de commencer un nouveau chapitre.

— Heureusement que nous ne sommes pas dans un roman. Si ma mère était là, elle aurait fait une crise cardiaque.

— Ah ! fit l’empereur en regardant autour de lui. Vous aussi, vous habitez chez votre mère ?

— Que se passe-t-il ? Des ennuis à la Jurifiction ?

— Repos, les gars, dit Jark à ses deux gardes du corps qui tâtonnèrent à travers la cuisine avant de trouver des chaises pour s’asseoir. C’est Mrs. Tiggywinkle qui m’envoie, souffla-t-il. Elle-même doit assister à l’assemblée générale des personnages de Beatrix Potter, mais elle voulait vous tenir au courant des derniers événements.

— Qui est-ce, chérie ? cria ma mère depuis le salon.

— Un tueur sanguinaire décidé à se rendre maître de la galaxie, lui répondis-je.

— C’est bien, ma poulette.

Je me retournai vers Jark.

— Alors, quoi de neuf ?

— Max de Winter, de Rebecca, dit-il pensivement. Le département de la justice du Monde des Livres l’a fait inculper de nouveau.

— Je croyais que LeRoussi avait obtenu son acquittement.

— Dans l’histoire du meurtre, oui. Mais il a toujours été dans le collimateur du département. Cette fois, il a été arrêté pour  – tenez-vous bien  – escroquerie à l’assurance. Rappelez-vous le bateau dans lequel il a fait naufrage avec sa femme.

Je hochai la tête.

— Eh bien, apparemment il a voulu faire jouer l’assurance du bateau ; du coup, ils en ont profité pour l’épingler.

Escroquerie à l’assurance. Je n’en croyais pas mes oreilles.

— Avez-vous alerté le Griffon ?

— Il travaille sur l’énième procès en appel de Fagin.

— Mettez-le sur le coup. On ne peut pas laisser ça à des amateurs. Et pour Hamlet ? Je peux le renvoyer chez lui ?

— Pas… en l’état, hésita Jark.

— Il devient difficile à gérer, et en plus, les Danois risquent de se faire arrêter. Je ne pourrai pas l’occuper éternellement en lui faisant passer les films de Mel Gibson.

— J’aimerais bien être interprété par Mel Gibson, fit Jark, songeur.

— Je vois mal Gibson dans un rôle de méchant. Vous, ce serait plutôt Geoffrey Rush, quelqu’un comme ça.

— Ce qui n’est déjà pas si mal. Personne ne le mange, ce gâteau ?

— Servez-vous.

Jark coupa une grosse tranche de battenberg, mordit dedans et poursuivit :

— Bon, eh bien, voilà : nous avons réussi à convaincre la famille de Polonius de se rendre à un arbitrage à la suite de leur réécriture non autorisée d’Hamlet.

— Comment avez-vous fait ?

— On a promis son propre livre à Ophélie. Tout est rentré dans l’ordre, il n’y a plus de problème.

— Donc… je peux renvoyer Hamlet dans ses pénates ?

— Pas tout de suite.

Pour masquer son embarras, Jark fit mine de chasser une peluche invisible de sa cape.

— Voyez-vous, Ophélie s’est mis en tête qu’Hamlet la trompait… avec une certaine Henna Appleton. Ça vous dit quelque chose ?

— Non. Rien du tout. Strictement rien. Je ne connais aucune Henna Appleton. Pourquoi ?

— J’espérais que vous pourriez m’éclairer. Bref, elle a pété un câble et menacé de se noyer au premier acte au lieu du quatrième. Je pense que nous lui avons remis les idées en place. Sauf qu’entre-temps, il y a eu une OPA hostile.

Je lâchai un juron, et Jark sursauta. Dans le Monde des Livres, les fusions où deux œuvres mêlaient leurs intrigues pour accroître leur potentiel narratif étaient rares, Dieu merci, mais c’était déjà arrivé. La fusion la plus célèbre dans Shakespeare était la réunion de deux pièces, Les Filles de Lear et Les Fils de Gloucester, ce qui donna Le Roi Lear. D’autres tentatives, comme Beaucoup de bruit pour Vérone et La Mégère d’une nuit d’été, avaient été étouffées dans l’œuf. Il fallait des mois pour débrouiller les intrigues, à supposer que ce soit faisable. Le Roi Lear résista tant et si bien à tous les efforts de débroussaillage qu’on le laissa tel quel.

— Alors, qu’est-ce qui a fusionné avec Hamlet ?

— Ça s’appelle maintenant Les Joyeuses Commères d’Elseneur, et on y voit Gertrude se faire courser autour du château par Falstaff tout en se faisant semer par Mistress Page, Ford et Ophélie. Laerte est le roi des fées, et Hamlet est relégué à un petit rôle de seize lignes où il accuse le Dr Caius et Fenton d’avoir conspiré l’assassinat de son père pour sept cents livres sterling.

Je poussai un gémissement.

— Et ça ressemble à quoi ?

— Le temps que ça devienne drôle, tout le monde meurt.

— O.K., acquiesçai-je, je continuerai à distraire Hamlet. Il vous faut longtemps pour démêler la pièce ?

Jark grimaça et aspira l’air entre ses dents comme un chauffagiste appelé pour faire le devis d’une chaudière neuve.

— C’est là tout le problème, Thursday. Je ne suis pas sûr que ce soit possible. Si c’était arrivé ailleurs que dans l’original, on l’aurait effacé purement et simplement. Vous avez vu le mal qu’on a eu avec Le Roi Lear ? À mon avis, on n’aura guère plus de chance avec Hamlet, prince de Danemark.

Je m’assis et me pris la tête. Plus d’Hamlet. La perte était trop immense pour être envisageable.

— Combien de temps nous reste-t-il avant qu’Hamlet ne commence à muter ? demandai-je sans lever les yeux.

— Cinq jours, six à tout casser, répondit Jark tout bas. Ensuite, le processus va s’accélérer. D’ici deux semaines, la pièce telle que nous la connaissons aura cessé d’exister.

— Il devrait bien y avoir une solution quelque part.

— On a tout essayé. Nous sommes cuits… à moins que vous n’ayez un William Shakespeare de rechange à nous présenter.

Je me redressai.

— Quoi ?

— Nous sommes cuits.

— Après ça.

— Un William Shakespeare de rechange ?

— Oui. En quoi ça va nous aider ?

— Eh bien, dit Jark en réfléchissant, puisqu’il n’existe de manuscrit original ni pour Hamlet ni pour Les Commères, une version fraîchement rédigée par l’auteur deviendra de fait le manuscrit original… et nous pourrons nous en servir pour réinitialiser l’encodeur de récit. C’est aussi simple que ça.

Je souris. Jark me considéra d’un air médusé.

— Thursday, Shakespeare est mort en 1616 !

Je me levai et lui tapotai le bras.

— Retournez au bureau et veillez à ce que la situation n’empire pas. Moi, je m’occupe de Shakespeare. Maintenant, dites-moi, personne n’a trouvé le livre dont est issu Yorrick Kaine ?

— On a affecté tous nos effectifs disponibles à cette mission, dit Jark, toujours un peu perplexe. Mais la tâche est vaste. Vous n’avez aucun indice pour nous mettre sur la piste ?

— Comme il n’est pas très multidimensionnel, je n’irais pas chercher dans la grande littérature. Commencez par les thrillers politiques et dirigez-vous vers l’espionnage.

Jark prit une note.

— Bon. D’autres soucis ?

— Oui, répliqua l’empereur. Simpkin est une vraie teigne dans Le Tailleur de Gloucester. Apparemment, le tailleur a laissé partir toutes ses souris, et du coup, Simpkin refuse de lui procurer de la soie cerise. Or, si l’habit du maire n’est pas prêt pour Noël, ça va barder grave.

— Les souris n’ont qu’à le faire, l’habit. Bande de feignasses.

Il soupira.

— O.K., je vais essayer.

Il consulta sa montre.

— Bon, il faut que j’y aille. J’ai la planète Thraal à anéantir à quatre heures, et je suis déjà en retard. Croyez-vous que je devrais utiliser mon fidèle Rayon de la Mort et les faire griller vivants en une milliseconde, ou je balance un astéroïde dans leur orbite, histoire de générer au moins six chapitres d’action pendant qu’ils cherchent un moyen ingénieux pour me vaincre ?

— L’astéroïde, ça m’a l’air pas mal.

— Je trouve aussi. Allez, à plus.

J’agitai la main tandis que lui et ses anges gardiens se téléportaient de mon monde dans le leur, qui leur convenait certainement beaucoup mieux. Nous, on avait assez de tyrans comme ça ici-bas.

J’étais en train d’imaginer à quoi ça pouvait ressembler, Les Joyeuses Commères d’Elseneur, lorsque l’air se remit à crépiter et qu’une lumière aveuglante inonda la cuisine. Devant moi, regard impérieux, col montant, etc., etc., se tenait l’empereur Jark.