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LA RECONQUÊTE
Sitôt quittées mes fonctions de Premier ministre, je me souviens d’avoir demandé à Maurice Ulrich, dans la voiture qui nous raccompagnait à l’Hôtel de Ville, d’organiser dès la semaine suivante une réunion de l’ensemble des directeurs pour préparer les futures élections municipales. Le combat continue. À cinquante-six ans, je ne me sens nullement disposé à lâcher prise, ni même à douter sérieusement de mon avenir.
Au lendemain de cette défaite, suis-je aussi abattu et désemparé que d’aucuns le racontent et qu’il m’arrive probablement de le laisser paraître ? Le coup est rude, à quoi bon le nier ? Mais pas au point de m’avoir fait sombrer dans cette dépression qu’on m’a prêtée en ce temps-là, et depuis lors, avec tant d’insistance. À force d’en entendre parler, je finirai par aller consulter mon médecin et ami, le professeur Steg, pour savoir s’il me trouve dans un état psychologique aussi inquiétant qu’on le dit. « Ady », comme je l’appelle, me rassurera aussitôt. « À ma connaissance, me répond-il, vous n’êtes pas sujet à ce genre de problème… »
Quelle que soit la lassitude ou même l’amertume que je puisse éprouver après deux longues et difficiles années de gouvernement et au terme d’une campagne épuisante, il n’est pas, de toute façon, dans ma nature d’y céder, ni de me plaindre de mon sort. J’appartiens, en outre, à une génération de responsables politiques qui n’a pas pour habitude d’afficher ses états d’âme.
Ceci ne m’empêche pas de m’interroger sur les raisons non seulement politiques, mais personnelles du désaveu que je viens de subir et les leçons que je dois en retirer. Pourquoi les Français m’ont-ils refusé, pour la deuxième fois, leur confiance ? Qu’est-ce qui, chez moi, les inquiète ou les déroute ? « Les Français n’aiment pas mon mari », estime alors Bernadette. Sans doute a-t-elle raison, mais je ne me résous pas à le croire. Ce n’est pas ce que je ressens lorsque je les côtoie. Mais peut-être n’ai-je pas su trouver les mots justes pour leur parler, les convaincre, incarner une ambition pour la France qui réponde à leurs attentes, leurs espoirs et leurs préoccupations… L’élection d’un président de la République, telle que l’a voulue et conçue le général de Gaulle, procède d’une alchimie particulière qui ne s’improvise pas. C’est toujours, dit-on, la rencontre mystérieuse d’un homme, d’un peuple et d’un moment de son histoire. Et celle-ci, à l’évidence, ne s’est pas produite.
Le débat auquel je suis confronté, dans la période qui suit ce rendez-vous manqué de mai 1988, n’a jamais été aussi crucial depuis le début de mon engagement politique. C’est d’abord à un retour sur moi-même qu’il me convie, dans la solitude inévitable des lendemains de défaite. En mon for intérieur, je ne doute pas de mes capacités à rebondir, à atteindre la fois suivante le point d’arrivée que je me suis fixé. Mais je sais aussi qu’un autre cheminement s’impose pour y parvenir : celui d’un homme évoluant au plus près de ses convictions, s’affirmant tel qu’il est et s’exprimant selon son cœur, fidèle à ses valeurs, ses principes, son idée de la France et sa vision du monde.
Dans l’immédiat, quelques-uns s’interrogent autour de moi sur l’avenir du mouvement gaulliste, dont Alain Juppé est devenu le secrétaire général en juin 1988, succédant à un autre de mes proches, Jacques Toubon. Mais le souci de ceux qui se posent une telle question est avant tout de savoir s’il me reste encore un rôle à jouer à la tête du RPR et, sous prétexte de rénovation, comment organiser, en réalité, ma succession. Je ne leur en veux pas de penser qu’il vaut peut-être mieux changer de leader, ni de me reprocher de n’avoir pas réussi à les mener à la victoire. Et peut-être suis-je, en effet, cet « homme fini » qu’ils ne se privent pas de brocarder. La politique est ainsi faite et je ne suis pas étonné que certains, me sentant affaibli, songent à voler de leurs propres ailes. Mais il n’en est pas moins vrai que rien, à tort ou à raison, ne m’incite alors à abdiquer comme ils le souhaiteraient, l’adversité, d’où qu’elle vienne, étant plutôt de nature à me galvaniser.
En mars 1989, les électeurs parisiens me confirment massivement leur confiance en permettant à la majorité sortante de s’imposer, pour la deuxième fois consécutive, dans tous les arrondissements de la capitale. Alors que plusieurs grandes villes de province, Strasbourg, Dunkerque, Quimper ou Aix-en-Provence, basculent à gauche, Paris a résisté de manière éclatante à la poussée socialiste. Cette victoire me conforte dans le sentiment que je suis probablement le seul, au sein de l’opposition nationale, à pouvoir encore remporter les futures batailles électorales.
Tel n’est pas l’avis, cependant, de la petite douzaine de jeunes parlementaires RPR ou UDF qui, le 6 avril 1989, lancent contre moi – mais Raymond Barre et Valéry Giscard d’Estaing sont également visés – un Manifeste de la rénovation réclamant la constitution d’un parti unique de la droite et du centre. C’est leur seul véritable projet pour la France. Le seul, en tout cas, sur lequel ils ont réussi à s’entendre.
Parmi eux, je regrette de voir figurer Philippe Séguin. Probablement me tient-il rigueur de lui avoir préféré Alain Juppé pour assurer la direction du RPR, comme il m’en voudra plus tard d’avoir désigné celui-ci comme « le meilleur d’entre nous », formule qui ne pouvait guère lui faire plaisir, en effet, mais ne visait pas à le blesser. On oublie toujours à quel point la politique est aussi faite d’affectivité. Combien se sont éloignés de moi parce qu’ils se sentaient mal aimés ou incompris ?
Philippe Séguin a été de ceux-là, très souvent. Notre relation en a souffert, même si je lui ai toujours conservé estime et affection. Son caractère peut se révéler difficile, brutal, parfois même insupportable. Ceci n’en fait pas moins de Philippe Séguin, à mes yeux, un responsable politique de premier ordre, habité par des convictions gaullistes exigeantes et passionnées, et sachant les défendre avec force, courage et énergie. Un homme de devoir et d’engagement, soucieux du bien public et foncièrement attaché au service de l’État. Mais autant ma relation avec Alain Juppé a toujours été naturelle, sûre et spontanée, autant celle nouée avec Philippe Séguin doit être constamment recherchée, travaillée, acquise parfois au prix d’efforts démesurés.
S’il comprend très vite le peu de sérieux de l’entreprise rénovatrice et a tôt fait de s’en dissocier, Philippe Séguin entre de nouveau en dissidence, l’année suivante, en s’alliant avec Charles Pasqua à la veille de nos assises nationales qui doivent se tenir au Bourget en février 1990, pour obtenir un changement de ligne politique à la direction du RPR. Comme Séguin, Pasqua ne me pardonne pas mon échec à la présidentielle, dont il rejette la faute sur la cohabitation que j’ai eu tort d’accepter, d’après lui, bien qu’il y ait lui-même pris une part déterminante. Refusant maintenant la stratégie d’union avec l’UDF que j’entends préserver, Philippe Séguin et lui préconisent un retour aux fondamentaux du gaullisme, sans compromis aucun avec les convictions de nos partenaires.
Le débat d’idées est nécessaire au sein d’une famille politique et je l’ai moi-même souhaité en favorisant, d’un commun accord avec Alain Juppé, la constitution de courants internes à l’intérieur du Rassemblement. La motion déposée par le tandem Pasqua-Séguin en vue d’une refondation du RPR n’aurait donc rien, en soi, qui puisse me choquer, si elle ne me paraissait inspirée par une autre motivation : l’éviction d’Alain Juppé et, à travers elle, la limitation de mon propre rôle à la présidence du RPR.
Je réagis en conséquence, déterminé à barrer la route non seulement à une opération purement politicienne, mais plus encore à l’idée même de transformer le mouvement gaulliste en une organisation monolithique et passéiste. À celle présentée par Philippe Séguin et Charles Pasqua, j’oppose donc ma propre motion, signée conjointement avec Alain Juppé, et clarifie d’une formule, que n’eût peut-être pas désavouée le Général, tout ce qui me distingue de la position adverse : « Si vous cherchez la place de Chirac dans le Rassemblement, vous ne la trouverez ni à gauche, ni à droite, ni au centre, mais au-dessus et avec tous les moyens de l’occuper. »
À l’issue d’un débat agité au Bourget, le 11 février, devant 20 000 militants, 68 % des mandataires se prononcent en faveur de la motion Chirac-Juppé, les autres soutenant la motion Pasqua-Séguin.
Réélu président du RPR à l’unanimité du Conseil national, et assuré par là même de garder, pour l’avenir, la maîtrise de l’appareil, je n’en suis que plus libre pour continuer, dans le même temps, à affirmer un engagement personnel au-dessus des contingences partisanes et conforme à ce que je crois être l’intérêt de la France. Quitte à me situer, parfois, à contre-courant de ma famille politique…
Des bouleversements majeurs sont intervenus dans le monde depuis mon départ de Matignon, en mai 1988. Le démantèlement en URSS du système communiste sous l’impulsion de Boris Eltsine, et en dépit des réticences prévisibles de Mikhaïl Gorbatchev. La chute du mur de Berlin en novembre 1989, qui ouvrira la voie, dix mois plus tard, à la réunification de l’Allemagne. Le retrait, en janvier 1990, des troupes soviétiques de Hongrie et de Tchécoslovaquie et le début, simultanément, de la crise yougoslave. Le déclenchement, au début de l’année suivante, de la guerre du Golfe, après l’invasion du Koweït par les troupes irakiennes. Et les prémices de la tragédie rwandaise qui débouchera sur un génocide ethnique d’une ampleur effroyable, ajoutant à cette sorte de malédiction qui semble peser sur le destin de l’Afrique…
C’est dans ce contexte d’une fin de siècle où le monde craque de toutes parts, si foisonnant de promesses et si lourd de drames et d’incertitudes, que vient s’ajouter un sujet de préoccupation grandissant, mais auquel l’opinion publique et la plupart des responsables politiques, sans parler des dirigeants des grands pays, ne prêtent encore qu’une attention distraite. Il concerne ni plus ni moins que l’avenir de notre planète et celui des hommes qui la peuplent.
L’article que je publie dans Le Monde, le 16 juin 1992, au lendemain de la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, témoigne de l’importance que j’ai attachée, dès cette époque, à cette question vitale, qui engage le sort de l’humanité tout entière. Cet article s’intitule précisément : « Le devoir de l’humanité ». J’y dresse le constat d’une situation alarmante qui, dix-sept ans plus tard, à l’heure où j’écris ce livre, n’a rien perdu, hélas, de son actualité, tant nous aurons tardé à réagir. En voici l’essentiel :
« Les enjeux de la conférence qui vient de s’achever étaient, au sens étymologique du terme, essentiels. Au cœur du débat, figurait la question de la compatibilité des exigences du développement avec les grands équilibres écologiques.
« Pourtant, comme on pouvait le craindre, ce sommet s’est souvent résumé en une polémique entre le Sud et le Nord, occultant les véritables priorités de cette fin de siècle : l’explosion démographique des pays en voie de développement, avec son corollaire, l’extension de la pauvreté et de la malnutrition ; les atteintes industrielles à l’environnement dans les pays riches, qui sont autant d’hypothèques sur l’avenir.
« Rien d’étonnant dès lors à ce que les engagements souscrits à Rio par la communauté internationale soient, il faut bien l’admettre, nettement insuffisants au regard des ambitions initiales. La convention sur les changements climatiques, destinée à limiter les effets des gaz à effet de serre, n’est qu’un accord-cadre, sans objectif précis ni échéancier contraignant.
« La convention sur la biodiversité, conçue pour protéger la variété des espèces animales et végétales, ne comporte aucune disposition concrète et n’a pas été signée par les États-Unis. La déclaration en faveur des forêts n’est qu’une somme de promesses, sans la moindre portée juridique. Fait symbolique, le compromis final sur le financement laisse libres les pays riches d’atteindre ou non l’objectif de 0,7 % de leur PNB affecté à l’aide au développement. Toute ambition a disparu en la matière.
« L’échec relatif du sommet de la Terre ne saurait, pour autant, conduire à la résignation. Il doit être l’occasion d’un sursaut, tant il est urgent de dépasser le stade des pétitions de principe et des déclarations générales pour mettre en avant des objectifs clairs et réalistes.
« Première priorité à mes yeux : la création d’un système d’observation des risques écologiques à l’échelle planétaire. L’enjeu est capital : il s’agit d’évaluer avec précision les risques d’atteinte à l’environnement, les facteurs qui les influencent et les enchaînements qui les entretiennent. C’est dans cet esprit que j’avais engagé en 1987 une coopération entre le SNES et la NASA en faveur du satellite Topex-Poséidon d’observation des océans. Ce type d’initiative doit être encouragé, en liaison étroite avec la communauté scientifique internationale, insuffisamment associée aujourd’hui au combat pour l’environnement. Ses connaissances sur l’atmosphère, les climats, les forêts, les pluies acides, l’effet de serre, la valorisation et le retraitement des déchets, les énergies renouvelables sont si précieuses pour notre avenir commun, qu’il y aurait une incroyable irresponsabilité collective à ne pas les exploiter.
« Deuxième exigence : la maîtrise de la croissance démographique dans les pays du Sud. Six milliards d’hommes aujourd’hui, plus de dix en 2050, avec une proportion de pauvres et de déshérités en forte progression. Ce ne sont pas là des extrapolations aléatoires, mais des perspectives certaines.
« L’exode rural qui a hypertrophié nos villes et nos banlieues depuis 1950 est désormais un phénomène planétaire. Les campagnes se désertifient, aussi bien en Amérique du Sud, en Afrique équatoriale ou dans le sous-continent indien ; partout, la population des villes du Tiers-Monde croît exponentiellement et vient, pour une part, chercher en Europe, aux États-Unis et au Canada, subsistance et travail. Ces gigantesques mouvements de population n’en sont qu’à leur début, tant sont grandes les inégalités de richesse sur la planète. C’est le grand défi des vingt ou trente années à venir. Nous devons en être conscients, en analyser les causes et chercher à infléchir la tendance.
« Comment ? En agissant dans le respect des libertés individuelles, des croyances et des cultures. Par l’information, l’éducation, les aides médicales et techniques que l’on doit apporter aux gouvernements intéressés. En aidant plus particulièrement les pays en voie de développement qui font un effort pour maîtriser leur démographie. En matière de démographie comme d’environnement, il ne saurait y avoir de fatalité.
« Troisième impératif : placer l’économie de marché au service d’un meilleur équilibre entre développement et environnement. L’économie et les valeurs de liberté et de propriété qui la fondent ne sont nullement incompatibles avec le respect de l’environnement. Bien au contraire : chacun sait aujourd’hui à quel point le communisme a généré de pollution, d’industries dangereuses et de risques, notamment nucléaires, pour la sécurité mondiale. L’économie libérale, parce qu’elle repose sur la responsabilité individuelle, est mieux à même de faire respecter les disciplines.
« Encore faut-il se méfier des idées trop théoriques, dont le meilleur exemple est l’ “éco-taxe” que la Communauté européenne voudrait imposer. Limitée à l’Europe, elle aurait des effets pervers, dans la mesure où les États-Unis, avec la Chine et le Brésil, sont les principaux responsables des émissions de gaz. Cette “éco-taxe” pèserait donc sur la compétitivité des entreprises européennes, sans s’attaquer au problème là où il se pose avec le plus d’acuité.
« De même, il faut en finir avec cette soi-disant tradition vertueuse, notamment de la France, qui refuse tout lien entre aide et action pour l’environnement. Les investissements, les transferts de technologie, l’assistance technique doivent être encouragés dans les pays qui intègrent les considérations écologiques dans leurs politiques nationales.
« De même, devrait-on, dans nos procédures d’aide à l’exportation, donner priorité à ce qui favorise conjointement le développement et l’environnement : tel est par exemple le cas des équipements améliorant l’alimentation en eau potable, le traitement et l’élimination des déchets, ou encore la fourniture d’énergies renouvelables.
« En clair, il faut rompre avec la politique “de la fin de mois”, humiliante pour les pays aidés, coûteuse pour le contribuable français, bénéficiant trop souvent à des entreprises étrangères, pour promouvoir une politique de partenariat mutuellement bénéfique. À l’aide accordée au développement par les pays riches doit correspondre, au Sud ou à l’Est, une contrepartie pour l’environnement.
« Ce qui est en cause, c’est le droit à l’existence de milliards d’hommes sur cette Terre. Ce qui est à l’ordre du jour et au cœur de notre avenir, c’est la solidarité, c’est-à-dire la volonté politique d’inventer enfin une solidarité planétaire. Jusqu’à présent, elle a manqué. »
Cet enjeu, comme tous ceux auxquels le monde est confronté, d’Est en Ouest et du Nord au Sud, achève alors de me convaincre que la réponse aux grands problèmes de l’humanité passe par une coopération renforcée entre les nations fondées à se reconnaître une communauté de destin. C’est tout l’intérêt, à mes yeux, de la construction européenne et tout le sens de mon engagement en faveur d’une coopération toujours plus étroite entre les pays et les États qui ont décidé de s’y associer. Comment ne pas ressentir plus que jamais la nécessité d’une telle entreprise à l’heure où l’effondrement du communisme a mis un terme à l’ordre bipolaire instauré depuis 1945, où l’Allemagne a recouvré son unité, où les États-Unis restent la seule grande puissance mondiale, où le Japon, les nouveaux pays industriels du Pacifique et la Chine elle-même connaissent une expansion considérable, où la situation de l’Afrique, enfin, ne cesse de se dégrader, aux portes mêmes de notre continent ?
Voilà pourquoi je n’ai pas hésité à prendre parti pour la ratification du traité de Maastricht, qui permet la création de l’Union économique et monétaire, impliquant celle de la monnaie unique à dater du 1er janvier 1999. J’ai demandé publiquement au président Mitterrand d’organiser un référendum à ce sujet, malgré les risques liés à ce genre de consultation. Il me paraissait impossible de ne pas solliciter directement l’avis des Français sur une question engageant à ce point leur avenir. Mais si la réponse va de soi du côté de l’UDF et du Parti socialiste, je n’ignore pas, pour les avoir quelque temps partagées, qu’elle se heurte à de fortes réticences au sein du RPR.
Beaucoup, dans nos rangs, redoutent que le traité ne porte gravement atteinte à l’indépendance et à la souveraineté de la France, en aboutissant à l’instauration d’une Europe fédérale et au renforcement d’une autorité purement bureaucratique. Or, le traité devrait, selon moi, apaiser leurs inquiétudes, puisqu’il exclut expressément un tel système et stipule que l’Union européenne « respecte l’identité nationale des pays qui la composent ». En augmentant les pouvoirs du Parlement européen, le traité permet en outre de restreindre la toute-puissance de la Commission de Bruxelles tant décriée à juste titre. Je n’ai jamais été favorable à une Europe fabriquée par des technocrates sans légitimité, comme il m’est arrivé de le dire avec une certaine véhémence lorsque cette Commission ne paraissait pas prendre suffisamment en compte les intérêts de la France.
Mais ces arguments ne parviennent pas à convaincre, au sein du RPR, tous ceux qui, sceptiques depuis toujours sur la question européenne, entendent saisir l’occasion du référendum pour sanctionner, de surcroît, la gestion socialiste. Les opposants au traité de Maastricht se mobilisent en masse sous l’impulsion conjointe de Philippe Séguin et de Charles Pasqua, qui s’évertuent tous deux à m’expliquer qu’en me prononçant pour le « oui », je trahirais les idéaux gaullistes. À leur tour, Pierre Juillet et Marie-France Garaud s’efforceront, le 4 juillet, quelques heures avant que je me déclare officiellement en faveur du traité, de me ramener à la raison, en invoquant, avec la solennité qui s’impose, ma « responsabilité historique » dans cette affaire : « Le résultat dépend de vous, insiste Pierre Juillet. De vous seul. De grâce, réfléchissez ! » Je lui réponds que « c’est tout réfléchi » et que j’irai confirmer mon choix, le soir même, à la Mutualité, lors d’une réunion de tous les cadres du mouvement.
Ce soir-là, l’accueil promet d’être houleux. Je m’y suis préparé, déterminé à laisser parler mes adversaires jusqu’à épuisement, avant d’intervenir à mon tour pour annoncer que je voterai « oui, dans l’intérêt de la France, de la paix et de la démocratie ». Hué durant la première partie de mon discours, ce qui ne m’était jamais arrivé depuis la création du Rassemblement, je réussirai à retourner la situation en fin de séance, ovationné debout par une salle, sinon conquise, du moins soucieuse de me témoigner sa fidélité.
La partie n’est pas gagnée pour autant et c’est de justesse que le « oui » l’emportera le 20 septembre 1992, avec 51,05 % des suffrages exprimés contre 48,95 % en faveur du « non ». Sans doute en eût-il été autrement si je n’avais fait prévaloir mes convictions sur des considérations plus partisanes. Je ne vois aucune raison de le regretter.
En mai 1991, à l’occasion du dixième anniversaire de son accession au pouvoir, François Mitterrand a choisi une femme, Édith Cresson, pour succéder à Michel Rocard au poste de Premier ministre. Choix à première vue judicieux. J’ai de l’estime et de la sympathie pour Édith Cresson, que je connais de longue date. J’ai même pris sa défense, un jour, à Châtellerault, lors d’une réunion publique où elle était prise injustement à partie par des militants du RPR. Elle ne manque ni de courage ni de ténacité, qualités qui lui seront fort utiles dans ses nouvelles fonctions. Mais je ne peux m’empêcher de me demander quels moyens réels de gouverner lui seront accordés. D’autant, je n’en doute pas, qu’elle sera surveillée de très près par le chef de l’État…
Autour d’elle s’établit assez vite un climat de doute et de perplexité, alimenté par ses propres bévues et entretenu en sous-main par certains de ses ministres. Rien n’est fait, il est vrai, pour lui faciliter la tâche. Face aux problèmes qui s’accumulent – aggravation du chômage, de l’insécurité, des déficits publics … – la fronde gagne peu à peu toutes les corporations, des infirmières aux agriculteurs. Mais les tensions les plus vives sont celles qui se manifestent dans les banlieues, où les incidents se multiplient, liés pour partie aux difficultés d’assimilation d’une population étrangère le plus souvent sans emploi.
Le 27 mai 1991, la mort d’un jeune « beur » durant sa garde à vue au commissariat de Mantes-la-Jolie fait scandale dans cette petite ville de la région parisienne, qui compte un grand nombre d’immigrés d’origine maghrébine. Tandis que le Premier ministre n’hésite pas à menacer d’expulsion ceux qui se trouvent sur notre territoire en situation irrégulière, si besoin au moyen de « charters » – formule naguère tant reprochée par la gauche à Charles Pasqua –, c’est tout le débat sur l’immigration, exploité avec succès par le Front national, qui agite la classe politique française, à la mesure des problèmes qu’il soulève dans une société en pleine mutation.
Ce débat, je n’entends pas l’occulter et me sens d’autant plus à l’aise pour y prendre part que j’ai souvent exprimé mon attachement à la vision d’une France pluraliste et multiraciale. C’est une des raisons qui m’ont conduit à instaurer, en 1976, le regroupement familial pour les immigrés déjà présents sur notre sol. Mais les abus d’une immigration incontrôlée ont fini, quinze ans plus tard, par devenir insupportables pour quantité de nos compatriotes, souvent les plus modestes, qui s’irritent de voir des familles étrangères de plus en plus nombreuses bénéficier, dans beaucoup de cas, de prestations sociales sans même travailler ni payer d’impôt. Cette dérive est devenue une véritable aubaine pour les thèses extrémistes et xénophobes que j’ai toujours combattues. Il me paraît vain désormais de dénoncer les idées extrémistes si l’on ne prend pas conscience du phénomène qui les alimente et si l’on ne se décide pas à le traiter.
C’est ce combat qui m’incite, le 19 juin 1991, lors d’un dîner-débat à Orléans, à stigmatiser les carences d’une politique d’immigration qui ne sert plus que les intérêts du Front national à force d’être mal ressentie par l’opinion. Je parle à ce sujet d’ « overdose », puis, évoquant les difficultés de voisinage, pour un « travailleur français » habitant la Goutted’Or, avec certaines familles d’immigrés, j’ajoute à cela la gêne occasionnée par « le bruit et l’odeur »… Formule malencontreuse, inutilement provocante, qui ne reflète en rien le fond de ma pensée et ne peut qu’être mal interprétée.
Elle soulève un tollé chez ceux qui veulent y voir une tentative de capter les voix du Front national. Tel n’est pourtant pas le sens ni l’objectif de mon discours d’Orléans. Il ne s’agissait nullement dans mon esprit de concéder quoi que ce soit, pour des raisons électorales, aux théories d’un parti avec lequel j’ai refusé toute alliance, trois ans auparavant, et de manière, à mes yeux, irréversible. Mais de lever un tabou concernant la question même de l’immigration, telle qu’elle se posait réellement dans le pays, et les solutions qu’il fallait lui apporter sous peine, justement, de faire le jeu du Front national.
La reconquête politique que j’ai amorcée dès le lendemain de ma défaite de mai 1988 ne passe évidemment pas par le reniement de mes valeurs personnelles. Elle repose tout au contraire sur la volonté d’exprimer dans tous les domaines – Europe, environnement, chômage, immigration, situation des plus démunis… – des convictions fondées en grande partie sur mon expérience d’élu, à Paris comme en Corrèze, de ministre et de chef de gouvernement, deux fois confronté aux réalités sociales, économiques, culturelles d’une nation en proie à une crise morale et politique encore aggravée, dans les dernières années du second septennat de François Mitterrand, par des drames, des scandales minant jusqu’à l’autorité de l’État.
Je m’abstiendrai ici de commenter ce que fut le climat de cette fin de règne, marquée par la souffrance et la maladie d’un homme que j’avais appris à respecter et me garderai d’accabler à l’heure où quelques-uns de ses amis ne se priveront pas de lui reprocher son passé et de pointer du doigt ses erreurs et ses insuffisances. Ce n’est pas dans un esprit de revanche ni dans celui d’en découdre personnellement avec le chef de l’État que je me lancerai, au début de 1993, dans la campagne des élections législatives dont tout indique qu’elles aboutiront, pour l’opposition, à une victoire éclatante. Mais au soir du premier tour, le 21 mars, la déroute de la majorité sortante est telle – le Parti socialiste ayant recueilli à peine 17 % des suffrages – que j’estime de mon devoir de m’interroger publiquement sur la légitimité d’un président à ce point désavoué par le pays.
C’est l’éventualité même, dans ces conditions, d’une nouvelle cohabitation que je remets en cause, le 23 mars 1993, dans la déclaration suivante : « Si le second tour confirme le message du premier, le président de la République devra en tirer toutes les conséquences. Ce serait de l’intérêt de la France que de ne pas rester, vis-à-vis de nos partenaires étrangers, dans une certaine ambiguïté. Son intérêt serait sans aucun doute que M. Mitterrand démissionne et que nous ayons de nouvelles élections présidentielles. »
Cinq jours plus tard, la déroute de la gauche sera pire encore que prévu, avec 62 élus contre 257 pour le RPR et 215 pour l’UDF. Mais elle ne suffira pas à convaincre le chef de l’État de quitter ses fonctions, comme je le lui demandais. C’est une des raisons pour lesquelles je déciderai, quant à moi, de ne pas prendre la direction du nouveau gouvernement, comme j’y étais destiné, et de laisser place à celui que j’estime, dans ces circonstances, le plus qualifié pour le faire.