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À LA TÊTE DE L’OPPOSITION

Écartés du pouvoir pour la première fois depuis 1958, les partis de l’ancienne majorité doivent apprendre, du jour au lendemain, à changer de rôle et à s’organiser comme forces d’opposition. Le 21 juin 1981, les résultats des élections législatives ont été conformes à ce qu’on pouvait en attendre : 269 sièges au Parti socialiste contre 83 pour le RPR et 61 à l’UDF. Une nouvelle fois, j’ai été réélu dès le premier tour député de Corrèze, mais en franchissant de justesse la barre des 50 % face à un jeune candidat socialiste, du nom de François Hollande.

À l’issue du scrutin, je dresse publiquement le bilan des deux échecs successifs que nous venons de subir : « Reconnaissons-le, la majorité des Français s’est détournée des idées qui ont inspiré durant vingt ans notre action pour la France. Une autre période commence, mais, dans cette situation nouvelle, nous saurons surmonter l’épreuve en demeurant soucieux, avant tout, du bien de notre pays… Nous devrons bien tirer les leçons de l’événement, nous en chercherons les causes en nous-mêmes et pas ailleurs, comme certains pourraient être tentés de le faire. Nous n’avons pas su convaincre les Français que nous étions en mesure d’assurer le changement qu’ils espèrent. Tout nous incite donc à la réflexion et aussi à un profond renouvellement. »

Ce profond renouvellement est à mes yeux la condition même de nos succès futurs. Il ne suppose pas seulement d’apaiser les différends au sein de l’ancienne majorité – ce à quoi je me suis employé dès le 14 mai, en signant avec l’UDF un protocole d’accord en prévision des élections législatives. Il implique aussi que s’engage, au sein de chaque formation, une période de réflexion permettant de faire émerger un nouveau projet politique.

L’erreur serait de se réfugier, en attendant des jours meilleurs, dans une critique systématique de tout ce que peut entreprendre le gouvernement socialiste. Considérant que l’alternance n’a rien en soi de tragique ni d’irréversible, il m’arrive à plusieurs reprises, durant cette période d’extrêmes tensions, de plaider publiquement pour davantage de tolérance envers les différents acteurs de la vie politique. Sans grand succès, de part et d’autre. Je n’en demeure pas moins convaincu que l’opposition n’a aucun intérêt à rivaliser de sectarisme avec une majorité si prompte à caricaturer l’œuvre de ses prédécesseurs. Et en ce qui me concerne, c’est sans esprit doctrinaire ou manichéen que j’entends juger l’action du nouveau gouvernement…

Je n’ai pas attendu leur mise en application pour m’inquiéter des mesures économiques et financières prévues dans les « cent dix propositions » du programme socialiste. Il suffira de quelques mois pour que l’accroissement massif de la dépense publique, et celui des impôts par voie de conséquence, ainsi que la nationalisation, à tous égards inopportune, de plusieurs groupes industriels importants, dont celui de Marcel Dassault, et d’une grande partie des établissements bancaires, précipitent le pays dans une situation alarmante. L’endettement extérieur bat des records, tandis que les déficits se creusent, et que la montée du chômage ne cesse de s’aggraver. Ni la diminution du temps de travail à trente-neuf heures, sans diminution de salaire, ni l’instauration de la cinquième semaine de congés payés, n’ont eu les effets escomptés par le pouvoir. Le 4 octobre 1981, l’expérience socialiste se solde par une première dévaluation, suivie d’une deuxième après l’adoption, en juin 1982, d’un plan de rigueur qui se traduira par le blocage des salaires et des prix et une tentative, encore modeste, de restriction des dépenses.

Il était inévitable que l’emprise idéologique conduise les vainqueurs du 10 mai à se lancer dans une aventure sans issue, porteuse de nouvelles désillusions pour tous ceux qui rêvaient d’un changement plus efficace. Alors que le pays avait besoin de plus de souplesse et moins de bureaucratie dans l’organisation économique, de plus de discernement et de rigueur dans la gestion de l’argent public, et d’un nouveau partage des responsabilités entre l’État et la société, la politique mise en place n’a abouti, à force d’archaïsme, qu’au renforcement des blocages antérieurs.

Ce constat ne m’empêche pas de juger positives certaines actions gouvernementales en faveur de la culture et de la recherche, et d’approuver, dans ses grandes lignes, la politique de défense suivie par le gouvernement Mauroy, au sein duquel je ne compte pas que des ennemis. Du Premier ministre lui-même, que je tiens pour un homme de qualité, à Michel Rocard, Charles Hernu ou Édith Cresson, devenue ministre de l’Agriculture, mes relations personnelles avec certains membres de l’équipe en charge des affaires du pays échappent à la seule logique de l’affrontement partisan.

Quant au chef de l’État, je ne suis pas de ceux, au sein de l’opposition, qui lui dénient sa légitimité au nom des résultats de son action. « Allez-vous contester mon pouvoir ? » m’a-t-il demandé, lorsqu’il m’a reçu à l’Élysée peu après sa prise de fonctions. « Sûrement pas, lui ai-je répondu, puisque j’ai bien l’intention de vous succéder. » Contrairement à ce qu’on pouvait craindre, et bien qu’il les ait longtemps combattues, François Mitterrand n’a nullement remis en cause les institutions de la Ve République, ni cherché, si peu que ce soit, à se priver d’aucun des pouvoirs qu’elles lui procurent. Et je ne doute pas qu’il veille, dans ce domaine, à rester, jusqu’au terme de son mandat, le garant vigilant de la continuité gaullienne.

Le 17 septembre 1981, je fais partie des seize députés d’opposition, avec, entre autres, Philippe Séguin, Michel Noir et Jacques Toubon, qui votent l’abolition de la peine de mort. J’ai toujours été hostile à la peine de mort, estimant qu’en aucun cas elle ne saurait constituer un acte de justice. Personne, selon moi, n’est en droit de porter atteinte à la vie humaine. J’ai beaucoup regretté qu’on ait tant tardé à prendre une telle décision. Mais celle-ci ne pouvait venir que du chef de l’État, seul détenteur du pouvoir de gracier ou non un condamné.

Si j’avais été élu président de la République en mai 1981, c’est une des premières mesures que j’aurais tenté de faire adopter, mais avec moins de facilité, sans doute, que François Mitterrand. Peut-être n’aurais-je pas été suivi par ma propre majorité, si j’en juge par le grand nombre de parlementaires de droite et du centre à s’être prononcés, le 17 septembre 1981, contre l’abolition. Un sondage paru ce jour-là indique que 62 % des Français restent favorables à la peine capitale, et parmi eux, beaucoup de nos électeurs. Mais il n’était pas question pour moi de prendre en compte dans cette affaire, ni l’opinion du pays, ni celle de la formation que je préside. J’ai voté contre la peine de mort indépendamment de toute considération électorale, en n’écoutant que mes convictions intimes. Le respect de la personne humaine est de ces valeurs sur lesquelles je refuserai toujours de transiger, quelles qu’en soient les conséquences pour ma carrière ou celle de mes amis.

D’un point de vue strictement politique, la suppression de la peine de mort a été l’un de mes rares sujets de convergence avec le pouvoir en place, alors que, durant cette même période, l’affrontement droite-gauche redouble d’intensité. Exaspérés par nos tentatives de faire barrage, dans le cadre parlementaire, à l’adoption de leur programme, les socialistes, réunis en congrès à Valence, du 23 au 25 octobre 1981, vont jusqu’à menacer de « sanctions » tous ceux qui « s’opposent à la volonté populaire, au changement voulu par la majorité ». Huit mois plus tard, cette menace se traduit par une agression directe contre celui qui apparaît désormais comme le leader de l’opposition : le maire de Paris.

 J’en suis surpris, d’autant que les relations entre l’Élysée et l’Hôtel de Ville semblaient s’être améliorées depuis l’arrivée de François Mitterrand. Mais peut-être aurais-je dû voir un mauvais présage dans cette déclaration du nouveau chef de l’État lorsque je l’ai accueilli à la Mairie, peu après son élection : « Premier contre-pouvoir face au château du seigneur, l’Hôtel de Ville s’affirme comme la maison commune : vieux face-à-face du roi et du prévôt. »

En février 1982, François Mitterrand me convie à une réunion à l’Élysée pour me consulter sur les « grands chantiers » qu’il souhaite mettre en œuvre dans la capitale. Je lui indique mon accord de principe quant à la réalisation de ces projets, qui me paraissent répondre aux préoccupations des Parisiens, même si je lui avoue que le coût de ce programme ambitieux me fait quelque peu frémir en tant que contribuable et ancien Premier ministre. Il s’agit, dans l’immédiat, du projet de la Villette, initié par Valéry Giscard d’Estaing et repris et modifié par son successeur, de ceux de l’Opéra Bastille, de l’Arche de la Défense, de l’Institut du monde arabe et du transfert du ministère des Finances à Bercy, afin de procéder à l’aménagement du Grand Louvre, auquel je suis d’emblée favorable. Autant de « grands chantiers » qui ne pourraient voir le jour sans une parfaite collaboration entre l’État et la Ville.

Le 30 juin 1982, c’est par une dépêche de l’AFP que j’apprends, avec stupéfaction, la décision du ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, de remettre en cause, au nom de sa politique de décentralisation, le statut de Paris. Le but est de créer, au niveau de chaque arrondissement, une municipalité de plein exercice. Ces municipalités désigneraient ensuite leurs représentants au Conseil de Paris, lesquels éliraient à leur tour le maire de la capitale. Celui-ci ne serait plus maire que de nom, ses fonctions devenant celles, tout au plus, d’un président de communauté urbaine. Le 6 juillet au matin, le premier secrétaire du Parti socialiste, Lionel Jospin, reconnaît dans une déclaration que son parti a été l’inspirateur du projet. La manœuvre politique ne fait donc plus aucun doute.

L’affaire est d’autant plus scandaleuse que le statut de Paris, mis en place cinq ans auparavant, a fait ses preuves et permis une gestion plus efficace de la ville dans tous les domaines. Sur le plan financier, la gestion est saine, la ville très peu endettée et les impôts locaux restent parmi les moins élevés des grandes communes françaises. Pour tenter de justifier ce véritable coup de force, le gouvernement brandit deux arguments qui ne résistent pas à l’examen.

Le premier est la démographie. Paris serait devenu une trop grande ville, ce qui nécessiterait son découpage en municipalités autonomes. Or, la population de Paris ne cesse de diminuer, malgré nos efforts pour enrayer ce phénomène. Au recensement de 1975, elle ne comptait plus que deux millions trois cent mille personnes, contre trois millions entre les deux guerres. En 1982, ce chiffre est encore en baisse de cent trente mille.

Le deuxième argument, non moins absurde, est l’éloignement de l’administration municipale, prétendument inaccessible pour les habitants, alors que les principaux services administratifs ont été déconcentrés au niveau de chaque arrondissement. Quant aux élus, leur proximité avec les citoyens n’a jamais été aussi réelle que depuis mon élection, renforcée par des structures de concertation sans équivalent dans les grandes villes de province : commissions d’arrondissement, spécifiques à la capitale, qui jouent un rôle consultatif essentiel, et commissions extramunicipales, créées à ma demande en 1977, qui permettent à la population de se prononcer directement sur tous les sujets municipaux la concernant.

Mon indignation est telle, face à tant de mauvaise foi, que je refuse toute négociation avec les responsables gouvernementaux que je qualifie publiquement d’« incompétents », d’« irresponsables » et de « tricheurs ». Lors d’une conférence de presse organisée exceptionnellement dans le salon des Tapisseries de l’Hôtel de Ville, j’en appelle aux Parisiens pour qu’ils exigent du gouvernement une consultation populaire. Près de 250 000 personnes répondent à cet appel, ainsi que nombre d’associations réputées favorables à la gauche.

C’est une levée de boucliers générale qui s’organise dans la capitale, tandis qu’une stratégie commune est échafaudée par mon adjoint Roger Romani avec le maire de Lyon, Francisque Colomb, pour exiger du ministre de l’Intérieur et maire de Marseille la révision de son projet de loi. Cette offensive portera ses fruits. Contraint de battre en retraite, le gouvernement finira par renoncer à ce qui constituait l’objectif essentiel de sa réforme : retirer au maire de Paris tout pouvoir de décision. La loi dite PLM, concernant les trois grandes métropoles nationales, aboutit à la création de mairies d’arrondissement, à Paris comme dans chacune des deux autres. Mais en reconnaissant la pleine autorité du maire de la ville dans la gestion globale des affaires municipales.

En ce qui concerne Paris, cette autorité se verra encore renforcée, l’année suivante, par notre réélection triomphale lors du scrutin municipal de mars 1983. L’équipe sortante remporte la majorité dans la totalité des vingt arrondissements de la capitale. Chacun d’eux, désormais doté de pouvoirs spécifiques, sera administré par un maire issu de nos rangs. Cette victoire est pour moi d’autant plus satisfaisante qu’elle me permet de faire émerger, dans des fiefs traditionnels de la gauche, une nouvelle génération de responsables politiques, parmi lesquels Alain Devaquet, Jacques Toubon et Didier Bariani dans le XIe, le XIIIe et le XXe arrondissement.

C’est au développement de ces secteurs, souvent les plus délaissés de la capitale, que j’entends consacrer l’une des grandes ambitions de ma nouvelle mandature. Le 23 novembre 1983, je présente un plan d’aménagement de l’Est parisien qui prévoit la construction, sur des terrains appartenant à la ville ou à d’autres collectivités publiques, d’un très grand nombre de nouveaux équipements. Il me faut fournir ici quelques chiffres pour donner une idée de l’ampleur de ces objectifs, qui portent sur la réalisation, notamment, de 20 000 logements neufs, de 38 hectares d’espaces verts, de 300 000 mètres carrés de bureaux et 180 000 mètres carrés de locaux industriels, de 300 classes maternelles et élémentaires, d’une trentaine de crèches, de quatre conservatoires, d’une quinzaine de gymnases et de 45 000 mètres carrés de terrains de sport.

La rénovation du quartier de la Goutted’Or, dans le XVIIIe arrondissement, comme les transformations spectaculaires opérées, dans le XIXe, au nord du site de la Villette, pour y installer la Cité des sciences et de l’industrie, et porte de Pantin la Cité de la musique, sont autant d’illustrations de cette volonté de rééquilibrer Paris vers l’est. C’est la même métamorphose qui se produit dans le XIIe arrondissement, entre le bassin de l’Arsenal, la place de la Bastille, le parc de Bercy et jusqu’aux abords de la gare de Lyon, témoins de la plus vaste entreprise lancée, en matière d’urbanisme, depuis le baron Haussmann. Mais d’un urbanisme humanisé et répondant au souci d’une plus grande harmonie entre toutes les fractions du territoire parisien.

Pour illustrer cette ambition, j’aime à citer ce savoureux échange épistolaire entre François Miron, prévôt des marchands, et Henri IV auquel il offre sa démission :

« Cher Sire,

Permettez que je me retire : en jurant fidélité au Roi, j’ai promis de soutenir la Royauté. Or votre Majesté me commande un acte pernicieux à la Royauté. Je refuse. Je le répète à mon cher Maître et souverain bien-aimé. C’est une malheureuse idée de bâtir des quartiers à l’usage exclusif d’artisans et d’ouvriers. Dans une capitale où se trouve le souverain, il ne faut pas que les petits soient d’un côté et les gros et dodus de l’autre. C’est beaucoup mieux quand tout est mélangé. Je ne veux pas, Sire, être le complice de cette mesure. »

Et le Roi de lui répondre :

« Vous êtes vif comme un hanneton, mais à la fin du compte, un brave et loyal sujet. Soyez content, on fera vos volontés. Et le Roi de France ira longtemps à votre école de sagesse et de prud’homie. Je vous attends à souper et je vous embrasse. »

Belle époque que celle où le souverain savait parler ainsi à ses sujets les plus récalcitrants.

Après l’affaire de la mairie de Paris, qui s’est dénouée comme on sait au cours de l’été 1982, c’est la question de l’école libre qui ravive les hostilités entre la majorité socialiste et l’opposition dont je suis devenu le principal chef de file.

Parmi les « cent dix propositions » électorales de la gauche figurait la création d’ « un grand service public unifié et laïc de l’éducation nationale » – formule qui contenait une menace évidente pour l’enseignement privé. Du moins fut-elle perçue comme telle par l’épiscopat français qui, s’en étant inquiété ouvertement, obtint du ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, après une large concertation, la révision du texte dans un sens jugé plus acceptable. Jusqu’à ce que cet apparent consensus vole en éclats sous la pression des députés socialistes, déterminés à limiter le plus possible l’aide financière aux écoles libres.

Bref, la guerre scolaire est rallumée, qu’on pouvait croire définitivement éteinte après tant d’années de querelles et de controverses. C’était compter sans l’anticléricalisme resté vivace des nouveaux dirigeants du pays et sans les motivations ambiguës d’un chef de l’État lui-même issu de l’enseignement confessionnel. Formé à l’école publique, contrairement à François Mitterrand, et élevé dans le respect de la laïcité, je n’en suis pas moins attaché, en ce qui me concerne, à la préservation des établissements privés et, plus encore, à la liberté de choix des familles en matière d’éducation.

Convaincu que seule une épreuve de force peut contraindre le pouvoir à reculer, comme je l’ai vérifié deux ans auparavant, à propos de la réforme du statut de Paris, j’ai peine à croire que les négociations plus ou moins secrètes menées par l’épiscopat suffisent à régler le problème. C’est un discours assez catégorique que je tiens à Mgr Vilnet, président des évêques de France, et à l’archevêque de Paris, Mgr Lustiger, lorsque je les reçois à l’Hôtel de Ville, les mettant en garde contre l’illusion d’une possible conciliation avec le gouvernement. Encore persuadés du contraire, mes interlocuteurs me demandent de tout faire pour empêcher la récupération par l’opposition d’un débat pourtant déjà amplement politisé par nos adversaires.

Les relations parfois difficiles que j’ai entretenues avec Mgr Lustiger datent de cette affaire. Après m’avoir suggéré d’aller rencontrer François Mitterrand pour l’assurer des intentions pacifiques du RPR – ce qui aiderait le Président, selon lui, à calmer le jeu auprès des siens –, l’archevêque de Paris me fera adresser, sans plus de succès, une seconde requête en février 1984 : celle de ne pas participer à la grande manifestation organisée à Versailles, le 4 mars, en faveur de l’école libre. Mon absence, ce jour-là, d’un défilé rassemblant quelque 800 000 personnes aurait eu d’autant moins de sens et d’intérêt que le conflit revêt désormais, pour tous les Français, un caractère évidemment politique. Je déciderai donc de me rendre à Versailles, comme je serai présent, le 24 juin, au côté des deux millions de manifestants qui défileront dans les rues de Paris.

Le 12 juillet, François Mitterrand annonce le retrait de la loi Savary, provoquant la démission du ministre, suivie, cinq jours plus tard, de celle du chef du gouvernement, Pierre Mauroy, également désavoué. Notre combat n’a pas été vain – même si les socialistes n’entendent pas en rester là de l’offensive engagée contre l’opposition.

L’étape suivante sera l’instauration de la proportionnelle, le 3 avril 1985. Comptant, elle aussi, parmi les promesses du candidat socialiste, elle vise d’abord, quatre ans plus tard, à favoriser l’émergence du Front national, qui vient d’obtenir plus de 10 % des voix aux élections européennes de juin 1984.

Je suis hostile à la réforme du mode de scrutin, considérant qu’elle ne peut que rendre difficile l’émergence d’une véritable majorité au Parlement. Mais cette réforme n’a qu’un but, en réalité, dans l’esprit de François Mitterrand : institutionnaliser l’extrême droite, lui permettre d’acquérir suffisamment de poids de manière à gêner l’opposition. Ce qui revient à faire la promotion du racisme et de la xénophobie à des fins strictement électorales.

Instrumentalisé contre nous par le chef de l’État, le Front national est, au demeurant, l’une des résultantes directes de la politique suivie depuis 1981. La décision prise par le gouvernement, cette année-là, de régulariser massivement la situation des travailleurs clandestins a eu des effets désastreux. Légaliser la présence sur notre sol de 120 000 sans-papiers, c’était non seulement prendre le risque de déclencher une nouvelle vague d’immigration clandestine, alors que la crise de l’emploi s’était elle-même intensifiée entre-temps. C’était aussi provoquer et alimenter chez beaucoup de nos compatriotes des réactions virulentes face à cet afflux de population étrangère. Réactions exploitées sans limites par le Front national qui en a tiré parti avec d’autant plus de facilité que la question de l’immigration, longtemps refoulée du débat politique, se pose au grand jour, désormais, avec une acuité retentissante.

La percée du Front national s’est opérée dès l’automne 1983, à l’occasion des élections municipales partielles de Dreux, en Eure-et-Loir, sans que j’y aie alors prêté suffisamment d’attention. C’est ainsi que j’ai laissé, sans m’y opposer, la droite locale faire alliance au second tour avec le candidat du parti de Le Pen et remporter l’élection dans ces conditions. Je n’ai mesuré qu’après coup la gravité de ce qui venait de se produire.

Je coupai court aussitôt à toute idée d’entente ou de stratégie commune avec le Front national, parti de la haine et du rejet de l’autre, à l’opposé de toutes mes convictions. Pour moi, le patriotisme, c’est l’amour des siens, et le nationalisme, la haine des autres. Résolu, non seulement à proscrire, pour l’avenir, toute alliance avec le FN, mais à dénoncer surtout les thèses qu’il véhicule, je me trouvai du même coup confronté à une situation politique difficile, pris en tenaille entre une extrême droite en pleine progression et une gauche qui a tout intérêt à encourager l’essor de celle-ci à nos dépens et ne s’en prive d’ailleurs pas.

En instaurant la proportionnelle, François Mitterrand et les responsables du Parti socialiste ont façonné de leurs mains le destin du Front national. L’existence de ce dernier ne saurait être qu’un moindre mal pour le chef de l’État dès lors qu’elle l’aiderait à se maintenir au pouvoir. Telle était d’ailleurs bien son intention, quels que fussent les résultats des élections législatives à venir.

C’est bien parce qu’elle a déjà intégré cette dernière donnée que l’opposition a commencé, dès 1983, à envisager l’hypothèse d’une cohabitation entre le président de la République et un Premier ministre venu de ses rangs.

Valéry Giscard d’Estaing a été, on l’a vu, le premier, dans son discours de Verdun-sur-le-Doubs, peu avant les élections législatives de mars 1978, à évoquer, en cas de victoire de la gauche, la perspective d’un pouvoir à deux têtes, le chef de l’exécutif laissant s’accomplir une politique contraire à ses vues, mais qu’il n’aurait aucun moyen d’entraver. Je m’étais élevé à cette époque contre cette idée d’un « arbitre impartial », ou plutôt passif et résigné, quelle que soit la politique mise en place sous sa présidence. En décembre 1983, c’est une hypothèse plus fidèle à l’esprit de la Constitution que formule Édouard Balladur dans un article du Monde alors très commenté : celle d’une cohabitation conçue dans le respect des pouvoirs conférés à chacun par cette même Constitution.

Je ne suis pas spontanément favorable à cette idée, prévoyant la somme de conflits que son application risque d’entraîner et la paralysie qui peut en résulter dans le fonctionnement de l’État. Mais le fait est que la Constitution de la Ve République, même si on n’y avait pas expressément pensé à l’origine, permet une telle coexistence, du moins ne l’interdit pas. L’opinion peut varier au gré des circonstances, mais les institutions ne sauraient varier au gré de l’opinion. Il faut donc que celles-ci soient assez fortes pour résister et assez souples pour s’adapter. Ce qui est heureusement le cas de notre système constitutionnel.

Si l’on imagine mal de Gaulle cohabitant, compte tenu de sa personnalité, de sa place dans l’Histoire et de la conception qu’il avait de sa légitimité, il me paraît probable que Georges Pompidou eût accepté de rester en fonctions, bien que contraint à désigner un Premier ministre du bord adverse. Quant à Giscard, il s’y était préparé avant même de savoir si cette éventualité se présenterait, et en semblant regretter que les électeurs ne lui imposent pas finalement de changer de majorité.

Contrairement à ce qu’on a parfois affirmé, ce n’est pas Édouard Balladur qui a inventé l’idée de la cohabitation : tout au plus l’a-t-il conceptualisée. Et il n’est pas davantage exact qu’il m’ait converti à cette idée, même si nous en avons souvent parlé en tête à tête dans mon bureau de l’Hôtel de Ville. Personne ne pouvait douter sérieusement de la détermination de François Mitterrand à aller, quoi qu’il advienne, jusqu’au bout de son mandat. La question se posait donc ouvertement dès cette époque, au sein de l’opposition, d’une possible coexistence avec le chef de l’État. Raymond Barre l’avait abordée le premier directement lors d’une réunion publique à Bourg-en-Bresse, en juin 1983, pour stigmatiser, en cas de cohabitation, « le retour aux jeux, aux délices et aux poisons de la IVe République ». Ce qui signifiait, à moins d’imposer par on ne sait quels moyens la démission du Président, que l’opposition devrait se refuser à assumer la responsabilité du gouvernement, et donc provoquer une crise de régime. Je n’en voyais pas la nécessité, ni dans l’intérêt du pays, ni au regard de nos institutions. Dès lors, je ne pouvais que me rallier à la seule solution qui me paraissait raisonnable dans l’hypothèse où nous serions amenés à former le gouvernement.

Encore nous faut-il regagner la confiance des électeurs et dans des conditions telles que nous soyons en mesure, cette confiance retrouvée, de déterminer et de conduire la politique de la Nation, selon les termes de l’article 20 de la Constitution. C’est à quoi je ne cesserai de m’employer au cours des années précédant les élections législatives de mars 1986.

Il s’agit en premier lieu de fédérer les diverses composantes de l’opposition. En juin 1984, la présentation, à mon initiative, d’une liste commune RPR-UDF aux élections européennes, conduite par Simone Veil, a permis, non de gommer les différences d’appréciation, mais de rapprocher les points de vue entre les deux formations à propos d’un sujet censé nous diviser. Un accord de gouvernement est conclu l’année suivante, préalable à la plate-forme commune qui sera signée peu avant les élections législatives. Fût-elle de façade en ce qui le concerne, une réconciliation publique parvient même à s’opérer entre Giscard et moi. Quant à la question du leadership, celle-ci se trouve en partie réglée au lendemain du débat télévisé qui m’oppose au Premier ministre, Laurent Fabius, le 27 octobre 1985. Arrogant, méprisant, refusant de me serrer la main, le chef du gouvernement m’offre sans le vouloir l’opportunité d’apparaître comme l’adversaire le plus crédible pour assurer son éventuelle succession à Matignon.

Le programme sur lequel le RPR et l’UDF s’entendent le 16 janvier 1986 contient de multiples projets de réforme – dénationalisation des banques et des grands groupes industriels, suppression de l’impôt sur les grandes fortunes, instauration de la liberté des changes, du crédit et de la concurrence… – qui visent essentiellement à réintroduire plus de souplesse et de dynamisme dans le fonctionnement de l’économie nationale. Est-ce là pour autant un programme strictement libéral, semblable à ceux mis en place par Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne ? Il faut d’abord y voir le fruit d’une synthèse entre les aspirations des différents courants de l’opposition, gaulliste, centriste et proprement libéral. Et comme pour toute synthèse, sa mise en œuvre n’ira pas elle-même, en cours d’exercice, sans concessions ni ajustements de part et d’autre.

Le seul modèle économique qui vaille à mes yeux n’a pas changé, quoi qu’il y paraisse. C’est toujours celui d’une économie humaniste, qui tend à un meilleur équilibre entre les missions de l’État et la responsabilité des citoyens. L’humanisme se fonde sur la conviction que rien de bon ni de grand ne peut se faire en dehors de l’homme et du respect total des libertés et des droits individuels, eux-mêmes justifiés par les devoirs qui incombent à chacun. L’humanisme, c’est l’affirmation de la dignité absolue de tout être humain. En fonction de cela, l’État doit être garant et non gérant. Son rôle n’est pas de se substituer à la société civile, mais de répondre à ses aspirations en fonction des pouvoirs qui lui sont reconnus.

Mais la question qui se pose, à la veille des élections législatives de mars 1986, n’est pas seulement celle de la politique que nous devrons engager, en cas de victoire, mais celle, aussi, des moyens que nous aurons de la réaliser dans le cadre, jamais expérimenté à ce jour, de la cohabitation.