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LA FRANCE À DEUX VOIX

En temps de cohabitation, l’idée de « domaine réservé » devient une notion plus relative. S’il reste chef des armées et chargé de négocier et ratifier les traités, conformément à la Constitution, le président de la République peut difficilement s’arroger les mêmes pouvoirs sur les Affaires étrangères et la politique de défense que dans une pratique gouvernementale ordinaire. Il va de soi que la responsabilité du Premier ministre s’y trouve davantage engagée. Si bien que l’autorité, dans ces domaines, des deux têtes de l’exécutif se doit d’être mieux partagée, comme je m’efforce très vite de le faire comprendre au chef de l’État, si jaloux soit-il de ses propres prérogatives.

Deux incidents successifs survenus en avril 1986 vont me permettre d’indiquer publiquement le rôle que j’entends jouer dans la conduite de notre diplomatie, comme dans toute décision d’ordre stratégique et celle, en particulier, qui concerne la dissuasion nucléaire.

Le premier incident a trait à la demande d’autorisation, formulée par les États-Unis, du survol de notre territoire pour aller bombarder la capitale libyenne, Tripoli. Résolu à châtier le colonel Kadhafi, tenu pour le principal responsable des attentats terroristes en Europe, qui ont frappé quelques-uns de ses ressortissants, le gouvernement américain requiert le soutien de la France dans cette action de représailles. Le 11 avril, le président Reagan me téléphone à ce sujet. « Nous allons tuer Kadhafi, m’annonce-t-il. J’ai besoin pour cela que nos bombardiers puissent traverser votre territoire… » Choqué qu’on puisse ainsi vouloir impliquer la France dans une opération pour laquelle elle n’a même pas été consultée, je refuse aussitôt la demande américaine. « Il est tout à fait exclu, dis-je à Ronald Reagan, que la France soit mêlée à cette affaire. D’autant que vous avez toutes chances de rater Kadhafi… On réussit rarement ce genre d’opération. » De fait, les avions américains, contraints de contourner le territoire français, bombarderont en vain Tripoli et Benghazi quatre jours plus tard, parvenant tout au plus à tuer l’une des filles du leader libyen.

J’informe François Mitterrand de l’appel que j’ai reçu du président Reagan et du veto que je lui ai opposé. Sollicité de son côté, le chef de l’État m’indique qu’il a formulé la même réponse, sans que nous ayons eu besoin d’en parler. C’est donc tout naturellement que je déclarerai à la télévision, le lendemain, avoir pris une décision « approuvée par le Président », ce qui ne semble pas contraire à la vérité. Alors que nous avions pris cette décision conjointement, le chef de l’État ne tarde pas à me faire savoir qu’il est seul habilité à en revendiquer la paternité. Manière de me rappeler que ce qui constituait jusqu’ici son « domaine réservé » doit demeurer, en réalité, sa chasse gardée. La cohabitation, selon lui, n’y change rien.

Il faudra un deuxième incident pour l’amener à reconsidérer sa position. À admettre, du moins, que la diplomatie cesse d’être pour lui un secteur exclusif…

Un sommet des sept grandes puissances mondiales étant prévu à Tokyo au début de mai 1986, je fais part au chef de l’État de mon souhait d’y participer, d’autant qu’il y sera question, entre autres, de la lutte contre le terrorisme international. Le Président, qui comptait se rendre au Japon en la seule compagnie du ministre des Affaires étrangères, se montre surpris, pour ne pas dire irrité, que je cherche ainsi à m’imposer dans une réunion de chefs d’État où je n’ai aucune raison, selon lui, d’être convié. Tel n’est pas mon avis, compte tenu de notre statut de « cohabitants ». François Mitterrand, se résignant à ce que je l’accompagne, me demande de n’arriver à Tokyo qu’après lui, et non de l’y précéder, comme je l’avais annoncé publiquement pour m’entretenir avec le président Reagan avant l’ouverture de la conférence. Simple concession protocolaire… J’y consens après avoir obtenu que nous rencontrions ensemble le chef de la Maison-Blanche.

Notre présence commune à Tokyo ne passera pas inaperçue, où chacun comprendra que le Président ne dispose plus de la même prééminence sur le terrain diplomatique. Et nul ne s’étonnera de me voir assister, l’année suivante, au G7 de Venise, ni prendre part à toutes les réunions internationales qui se tiendront à Paris jusqu’au printemps 1988.

Même si cette diplomatie à deux voix continuera d’indisposer François Mitterrand, l’important pour moi est qu’elle finisse par n’en exprimer qu’une seule : celle de la France. En particulier, quand il s’agit de faire face à un problème aussi dramatique que celui du terrorisme.

Depuis l’enlèvement de deux fonctionnaires du Quai d’Orsay, Marcel Fontaine et Marcel Carton, à Beyrouth, en mars 1985, la France est devenue la cible privilégiée des réseaux islamistes et apparentés. En mai, deux autres de nos compatriotes, le sociologue Michel Seurat et le journaliste Jean-Paul Kauffmann, sont pris en otages à leur tour dans la capitale libanaise. L’année suivante, les attentats se succèdent sur notre sol. Les premiers ont été perpétrés dans deux grands magasins parisiens, le Printemps et les Galeries Lafayette, en décembre 1985, suivis le 17 mars 1986 par l’explosion d’une bombe dans le TGV Paris-Lyon, avant celle, trois jours plus tard, qui frappe la galerie Point Show des Champs-Élysées, faisant deux morts et vingt-huit blessés. Une nouvelle vague d’attentats aura lieu à la fin de l’été, dont le plus sanglant se produira rue de Rennes, le 17 septembre.

À la même période, le groupe extrémiste Action directe revendique plusieurs opérations terroristes : l’assassinat de l’ingénieur général Audran, le 25 janvier 1985, l’explosion d’une bombe à la préfecture de police de Paris, le 9 juillet 1986, enfin le meurtre du président de la Régie Renault, Georges Besse, abattu en pleine rue, le 17 novembre 1986.

Confronté à un tel déchaînement de violence, le gouvernement précédent a eu d’autant plus de mal à réagir qu’il ne s’est pas doté des moyens lui permettant de lutter efficacement contre le terrorisme. La gauche a même fait preuve d’un certain laxisme dans ce domaine, en libérant les deux principaux dirigeants d’Action directe, Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon, sous le prétexte, comme me l’expliquera François Mitterrand lors de notre débat télévisé du 28 avril 1988, que Rouillan, notamment, « n’était pas encore l’assassin qu’il est devenu ». Le chef de l’État, qui n’est plus, ce soir-là, que le candidat socialiste, s’indignera que je puisse lui reprocher d’avoir amnistié des terroristes. Mais le fait est que cette décision de justice, à laquelle il ne s’est pas opposé, fut pour le moins imprudente. Il faudra de longs mois pour que les services du nouveau ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, parviennent à arrêter et remettre en prison ceux qui, entre-temps, avaient tué le général Audran et Georges Besse.

La question du terrorisme international est, il va sans dire, plus délicate encore à résoudre.

Depuis l’incarcération, en juillet 1980, d’Anis Naccache, chef du commando qui a tenté d’assassiner l’ancien Premier ministre iranien, Chapour Bakhtiar, en exil à Paris, et dont la libération est réclamée, via l’OLP, par les Gardiens de la Révolution à Téhéran, en menaçant de propager la terreur sur notre territoire, l’origine des attentats parisiens ne fait guère de doute pour les autorités françaises. Le gouvernement iranien ou ses intermédiaires tenteront pendant quelque temps de faire diversion en laissant croire que ces opérations meurtrières seraient l’œuvre des Fractions armées révolutionnaires libanaises, dont le dirigeant, Georges Ibrahim Abdallah, est également emprisonné en France, accusé de l’assassinat de deux diplomates américain et israélien… Mais cette manipulation a été assez vite éventée : dès les premières prises d’otages, en mars 1985, il est clair que ces menées terroristes sont étroitement liées au régime des ayatollahs. Lequel exige de Paris la suspension de son aide militaire à l’Irak, alors en guerre contre la République islamique, et le règlement du contentieux Eurodif, qui porte d’une part sur le remboursement d’un prêt consenti à la France par le Shah d’Iran en 1975, de l’autre sur les accords nucléaires conclus à la même époque entre les deux pays et auxquels le gouvernement français refuse de donner suite depuis l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeiny.

Excluant tout contact direct avec le pouvoir iranien, François Mitterrand a misé sans succès sur les promesses d’intervention des capitales arabes et le recours à des missions plus ou moins officieuses, pour obtenir la libération des otages. C’est une situation totalement bloquée que je trouve à mon arrivée à Matignon, le 20 mars 1986. L’attentat des Champs-Élysées, survenu le même jour, me conforte dans l’idée qu’il ne servirait à rien de négocier avec les organisations terroristes qui, le plus souvent, ne sont que des comparses. C’est une question de morale, mais aussi d’efficacité. Céder aux revendications des poseurs de bombes ne peut aboutir qu’à entretenir la surenchère.

Voilà pourquoi, en accord avec le chef de l’État, je m’oppose, dès ma nomination, à toute libération sans contrepartie immédiate des deux activistes réclamés par Téhéran : Georges Ibrahim Abdallah et Anis Naccache. Mais à la différence de François Mitterrand, persuadé qu’il n’y a rien à espérer des dirigeants iraniens, je crois à la nécessité de parler avec ceux-ci sans plus attendre.

Je ne suis pas de ceux qui pensent, en Occident, qu’on doit s’interdire tout dialogue avec l’Iran, étant donné la nature du régime. Un régime politique est une chose. L’histoire d’un peuple, de sa culture, de ses traditions, en est une autre, plus importante et déterminante. Ma philosophie en la matière est qu’on n’a jamais intérêt, ou rarement, à mettre un pays hors jeu de la communauté internationale. Au lieu de le convaincre de rentrer dans le rang, c’est en général l’effet inverse qui se produit : une radicalisation sans issue, de part et d’autre. S’agissant, qui plus est, d’une région du monde où tous les problèmes s’entremêlent, aucun d’eux, qu’il s’agisse du conflit israélo-palestinien, de la guerre Irak-Iran ou de la question libanaise, ne saurait être réglé sans tenir compte de toutes les parties en présence.

Telle est l’idée que je me fais de la politique française vis-à-vis de l’ensemble des nations du Proche-et du Moyen-Orient. Sans remettre en cause le soutien militaire que la France apporte à l’Irak, tout doit être tenté, selon moi, afin de parvenir à une normalisation de nos relations avec l’Iran. Il en va de même de la Syrie, dont nul ne peut ignorer qu’elle est en mesure de faire échouer toute solution politique au Liban. Ce qui me conduit à appeler le président Hafez el-Assad, peu après ma prise de fonctions, pour lui exprimer mon souhait d’améliorer les relations entre nos deux pays.

Mais le plus urgent reste les démarches à entreprendre vis-à-vis de Téhéran. Dès le mois d’avril 1986, deux diplomates de haut rang, André Ross et Marc Bonnefous, se rendent à ma demande, et avec l’assentiment du chef de l’État, dans la capitale iranienne. Le 21 mai, je reçois à Matignon le vice-Premier ministre d’Iran, Ali Reza Moayeri, en visite en France. Cette première rencontre se solde par des résultats déjà positifs, même si tout est loin d’être encore réglé.

Conformément aux demandes iraniennes, il est convenu, d’une part, que les Moudjahidin du peuple, le principal mouvement de résistance au régime des mollahs, et leur chef, Massoud Radjavi, seront expulsés de France ; d’autre part, que les négociations en vue de régler le contentieux financier s’ouvriront dès les semaines suivantes, confiées au directeur du Trésor, Jean-Claude Trichet. De son côté, le gouvernement iranien s’engage à user de son influence au Liban pour obtenir la libération soit des huit otages français détenus à cette date, en échange d’Anis Naccache, comme je l’ai proposé à mon interlocuteur, soit de deux d’entre eux sans contrepartie de cette sorte. Le 20 juin, les journalistes d’Antenne 2, Philippe Rochot et Georges Hansen, seront de retour en France. Anis Naccache restera donc en prison.

Le 24 juillet, mon conseiller diplomatique, François Bujon de L’Estang, rencontre en secret, à Genève, à la demande des autorités iraniennes, M. Farhad-Nia, le chargé des questions internationales au cabinet du Premier ministre, Hossein Moussavi. Cet entretien vise à dresser un premier bilan du processus de normalisation en cours. Le rapport établi à ma demande par François Bujon de L’Estang, dès son retour à Paris, m’incite à un optimisme mesuré. Deux obstacles surgissent, en dépit de notre volonté commune d’aboutir, dans les meilleurs délais, à un accord politique.

Le premier tient au contentieux financier et au refus par l’Iran d’accepter l’idée d’un système de garantie bancaire proposé par les négociateurs français, idée qui se heurte, selon l’émissaire de Téhéran, à « une vive opposition de la part des membres influents du Parlement et que l’opinion publique iranienne ne pourrait en aucun cas accepter ».

La deuxième pierre d’achoppement concerne une demande nouvelle de l’Iran : la reprise de la coopération avec la France dans tous les domaines, y compris dans le domaine militaire. Demande formulée, me signale Bujon de L’Estang, « avec une particulière insistance et sous toutes les formes » tout au long de l’entretien et qui « constitue, à l’évidence, l’essentiel de ce qui justifiait la rencontre aux yeux des Iraniens ». Pressé de conclure, leur représentant a proposé que soit organisée, « dans les quinze jours qui viennent, une rencontre discrète entre deux délégations d’experts militaires pour commencer à circonscrire ce que pourrait être une coopération en matière d’armements »…

Quant aux six otages encore en captivité au Liban, le chargé d’affaires iranien se montre plutôt évasif à leur sujet, évoquant la possibilité tout au plus de convaincre l’Organisation de la justice révolutionnaire, qui les détient, d’en libérer deux autres.

Si le contentieux financier, qui doit faire l’objet d’une nouvelle réunion d’experts, la semaine suivante, ne paraît pas insoluble, il est clair que les autres sujets constituent, en revanche, des entraves plus sérieuses et inquiétantes. Cet extrait du rapport de François Bujon de L’Estang témoigne de la position très ferme du gouvernement français sur l’un et l’autre point :

 

Sur la coopération militaire, j’ai tenu le langage suivant :

La normalisation des relations franco-iraniennes exige un effort continu et global. Elle semble en bonne voie, mais divers progrès restent à faire. Diverses étapes restent à franchir avant que nous puissions considérer les relations comme normalisées. Lorsque les différentes difficultés encore en discussion seront résolues, nous pourrons procéder à un échange d’ambassadeurs puis souligner la réconciliation par un échange de visites ministérielles. Alors, les relations pourraient se développer sur divers plans : politique, économique et culturel. Mais tant que le processus de normalisation n’était pas achevé, nous ne pouvions pas accepter d’organiser une rencontre consacrée spécifiquement à une coopération dans le domaine des armements.

Cette réponse n’a évidemment pas satisfait M. Farhad-Nia, qui est revenu à la charge avec une grande insistance et m’a demandé de manière appuyée si nous souhaitions, dans l’avenir, n’avoir avec l’Iran que des relations sélectives, qui se développeraient dans certains domaines, mais laisseraient à l’écart la coopération militaire. Je m’en suis tenu à ce que je lui avais indiqué précédemment et j’ai insisté sur le caractère prématuré de sa demande, qui n’était pas recevable tant que le processus de normalisation n’était pas arrivé à son terme.

Otages français au Liban

J’ai indiqué avec la plus grande clarté que la prolongation de la détention des otages français au Liban constituait un obstacle majeur à la normalisation. L’opinion publique française était très sensible au douloureux problème des otages. À tort ou à raison, elle pensait que l’Iran avait des liens avec les organisations terroristes et notamment avec les ravisseurs, et qu’à tout le moins ceux-ci seraient sensibles à l’influence de la République islamique. L’opinion ne comprendrait pas qu’une normalisation intervienne avec celle-ci sans le retour préalable des otages, de tous les otages.

Aussi, nous demandions au gouvernement de la République islamique de reprendre ses efforts pour que tous les otages français soient libérés et de tout mettre en œuvre pour parvenir à une libération rapide. J’ai ajouté que nous étions disposés à libérer Anis Naccache en échange du retour de tous nos otages encore détenus au Liban.

M. Farhad-Nia a indiqué, sur ce point, que le gouvernement iranien n’avait sans doute pas sur les ravisseurs le pouvoir que nous lui prêtions. Il a rappelé que c’était strictement sur le plan de la bonne volonté que l’Iran acceptait de s’entremettre. Mais il a indiqué que, puisque le gouvernement français le lui demandait, le gouvernement iranien était prêt à continuer ses efforts pour obtenir la libération de nos compatriotes.

L’insistance sur d’éventuelles relations militaires avec la France constitue évidemment l’élément principal et le plus nouveau de cette conversation. Il est difficile de déterminer si Téhéran nourrit vraiment des illusions sur ce point. Mais il ne fait pas de doute que les Iraniens reviendront à la charge.

Le plus grand élément d’inquiétude que je retire de ce contact provient de la conjonction entre cette demande nouvelle et le mutisme absolu sur nos quatre premiers otages. Je redoute de voir se développer dans les semaines qui viennent un processus tendant à nous soumettre à un véritable chantage, dans lequel la libération des deux derniers otages d’Antenne 21serait conditionnée par le règlement du contentieux financier, et celle des quatre premiers par l’obtention d’un geste de notre part sur la coopération militaire.

Un tel développement serait à l’évidence tout à fait inacceptable, et il importe, dès les prochains contacts, de l’étouffer dans l’œuf, sans doute en conditionnant la conclusion d’un accord politique sur le règlement définitif du contentieux financier à la libération des six otages, et en confirmant notre refus de toute perspective de coopération militaire tant que la guerre Iran/Irak ne sera pas terminée.

 

Dans les mois qui suivent, il deviendra pratiquement impossible de savoir qui prend effectivement les décisions à Téhéran et à quelle bonne porte il s’agit de frapper. La guerre de succession est déjà engagée parmi les hiérarques iraniens, ce qui rend très compliqué l’exercice du pouvoir. Le poids de l’ayatollah Khomeiny est certes déterminant, mais si ce dernier se prononce sur les décisions importantes, il ne le fait pas tous les jours et pas sur tous les sujets.

Dès lors, et bien que quelques pas décisifs aient été accomplis sur la voie de la normalisation, les contacts diplomatiques entre Paris et Téhéran tendent à s’estomper, pour laisser place à un autre mode de tractations, menées dans la coulisse par toutes sortes d’intermédiaires. Parmi eux, le cheikh Zein, au Sénégal, mis en relation avec Maurice Ulrich par Léopold Sédar Senghor, a probablement été l’un des plus efficaces pour régler le sort des derniers otages, en avril 1988, et permettre de parvenir à un accord global. Même si d’autres se sont attribué la paternité exclusive du dénouement final…

Je n’ai jamais très bien su, à cet égard, quel fut le rôle exact joué par Jean-Charles Marchiani, l’émissaire secret dépêché dans la région par le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua. Ce dernier, constatant l’impasse diplomatique dans laquelle nous nous trouvons, s’impliquera de plus en plus, à partir de l’été 1986, au titre de la lutte contre le terrorisme, dans la gestion du dossier iranien, après m’avoir demandé carte blanche pour opérer. C’est-à-dire sans avoir à rendre compte, ou le moins possible, au Premier ministre ni au président de la République, de ce qu’entreprendrait son homme de confiance avec qui je n’aurai, pour ma part, que des contacts épisodiques… Si je ne conteste pas que les efforts de Marchiani aient pu être déterminants, ma conviction est que celui-ci ne fut sans doute qu’un des rouages, parmi d’autres, d’une action collective destinée à faciliter le retour des otages.

En mars 1987, l’arrestation d’un « combattant de la cause islamique », Fouad Ali Saleh, un Tunisien qui fut l’élève et le disciple de Khomeiny au Centre théologique de Qom, achève de confirmer la véritable identité des auteurs des attentats commis en France l’année précédente, et celle de leur commanditaire. La responsabilité de Téhéran est pleinement établie, d’autant que l’enquête fait apparaître certaines connexions entre le commando et un membre éminent de l’ambassade iranienne à Paris, Wahid Gordji, chef présumé des services secrets de son pays pour l’Europe. L’affaire, dès lors, prend une tout autre tournure…

Le juge Boulouque, magistrat chargé de la lutte antiterroriste, se saisit du dossier et décide de procéder à l’audition de l’intéressé. Lequel, s’étant aussitôt éclipsé de Paris, y revient au début de juillet pour tenir une conférence de presse à l’ambassade d’Iran, qui se veut menaçante vis-à-vis de la France. Aussitôt soucieux d’exploiter l’affaire pour faire pression sur Téhéran, le ministre de l’Intérieur préconise de recourir à la manière forte, en annonçant la rupture des relations diplomatiques. D’un commun accord, François Mitterrand et moi-même finissons par nous rallier à cette idée, bien que nous ignorions tout, l’un comme l’autre, des charges exactes pesant sur Wahid Gordji, dont Charles Pasqua nous assure, quant à lui, qu’elles sont « écrasantes ». Mais avec ou sans preuve, la déstabilisation psychologique peut se révéler une arme efficace contre nos interlocuteurs iraniens.

De fait, le blocus de leur ambassade, avenue d’Iéna, aussitôt décrété, portera ses premiers fruits quatre mois plus tard, avec la libération de deux autres otages, les journalistes Roger Auque et Jean-Louis Normandin. Quant à l’affaire Gordji proprement dite, elle se dénouera comme on pouvait s’y attendre : faute d’éléments probants, le diplomate sera libéré, par décision du juge Boulouque, le 29 novembre 1987, et pourra rejoindre son pays le soir même. Le travail du magistrat n’est pas en cause. Si manipulation il y a eu, ce n’est pas de son côté.

Lors du débat télévisé qui m’opposera à François Mitterrand le 28 avril 1988, cette affaire donnera lieu à un affrontement resté célèbre. Répondant aux critiques que je venais de formuler contre lui à propos d’Action directe, mon adversaire me lancera l’accusation suivante :

« Je suis obligé de dire que je me souviens des conditions dans lesquelles vous avez renvoyé en Iran M. Gordji, après m’avoir expliqué, à moi, dans mon bureau, que son dossier était écrasant et que sa complicité était démontrée dans les assassinats qui avaient ensanglanté Paris à la fin de 1986. »

À quoi je lui répondrai :

« Est-ce que vous pouvez dire, monsieur Mitterrand, en me regardant dans les yeux, que je vous ai dit que Gordji, que nous avions les preuves que Gordji était coupable de complicité ou d’actions dans les actes précédents ? Alors que je vous ai toujours dit que cette affaire était du seul ressort du juge, que je n’arrivais pas à savoir, ce qui est normal compte tenu de la séparation des pouvoirs, ce qu’il y avait dans ce dossier, et que, par conséquent, il m’était impossible de dire si, véritablement, Gordji était ou non impliqué dans cette affaire et le juge, en bout de course, a dit que non. […] Pouvez-vous vraiment contester ma vision des choses en me regardant dans les yeux. »

François Mitterrand :

« Dans les yeux, je la conteste. Car lorsque Gordji a été arrêté et lorsque s’est déroulée cette grave affaire du blocus de l’ambassade avec ses conséquences à Téhéran, c’est parce que le Gouvernement nous avait apporté ce que nous pensions être suffisamment sérieux comme quoi il était l’un des inspirateurs du terrorisme de la fin de 1986. Et cela, vous le savez fort bien… »

Le chef de l’État reconnaîtra, après sa réélection, qu’il ne m’avait jamais entendu lui dire que le dossier Gordji était « écrasant », cette affirmation provenant du seul ministre de l’Intérieur, lors d’une réunion qui s’était tenue dans son bureau, au cours de l’été 1987, et à laquelle j’assistais, ainsi que Jean-Bernard Raimond, Robert Pandraud, le ministre délégué à la Sécurité, et le secrétaire général de l’Élysée, Jean-Louis Bianco. Mais la cohabitation pouvait prêter, il est vrai, à ce genre de malentendu…

C’est à propos de l’Europe et des questions de défense que s’est opéré, entre François Mitterrand et moi, le rapprochement le plus sensible, jusqu’à nous permettre, le plus souvent, de parler d’une seule voix lors des négociations internationales où nous défendons, au coude à coude, les intérêts de la France.

L’Europe n’est pas, à première vue, le sujet sur lequel nous pouvons le plus facilement nous accorder. Partisan d’une Europe fédérale, François Mitterrand se réclame de l’héritage de Jean Monnet et de Robert Schuman, les pères fondateurs. Bien que dans l’opposition, le premier secrétaire du Parti socialiste a approuvé sans beaucoup de réserves, jusqu’à son accession au pouvoir, la politique européenne de la France – politique que, de mon côté, en tant que leader du RPR et membre de la majorité, j’ai plus fréquemment critiquée au cours des dernières années. Attaché à l’idée de l’Europe des nations, je me réfère à la vision qui fut celle du général de Gaulle et de Georges Pompidou, et n’ai jamais fait mystère de mes réserves à l’égard du fonctionnement même de l’institution, comme de l’élargissement de la Communauté à de nouveaux pays qu’on ne s’est nullement préparé, selon moi, à accueillir.

Mais, quels que soient ses inconvénients, l’Europe est devenue non seulement une réalité, près de trente ans après la signature du traité de Rome, mais aussi un atout pour la France, dont je perçois chaque jour la nécessité au regard de l’évolution du monde.

C’est tout le sens de mon engagement, tel que je l’exprime à l’Assemblée nationale, le 20 novembre 1986, lors du débat sur l’Acte unique européen :

 

Dans un monde qui connaît de telles évolutions scientifique, technologique et industrielle, et où la compétition internationale se fait toujours plus rude, il est d’un intérêt vital, pour les États membres des Communautés européennes, d’associer étroitement leurs efforts et leurs capacités et de manifester leur solidarité et leur cohésion. […]

La construction de l’Europe nous appelle à un nouvel effort. Il est justifié par la défense des valeurs qui sont les nôtres et qui n’ont aucune chance de survivre – et cela serait au détriment de l’ensemble de l’humanité – si nous restons obstinément divisés.

Elle éveille aussi de nouveaux espoirs. À la place qui est aujourd’hui la mienne, je veillerai avec la plus extrême attention à ce que la France, consciente de l’importance de l’enjeu, témoigne en l’occurrence de ce dont elle est capable lorsqu’elle est rassemblée autour d’une grande ambition et au service d’une grande cause.

C’est en fait le cas. Même si l’Acte unique n’est qu’un pas modeste dans cette direction, il indique une volonté, et c’est une volonté nationale que nous devons soutenir.

 

Signé par le gouvernement précédent et ratifié par la nouvelle majorité le 16 décembre 1986, cet Acte ouvre la voie à la réalisation du Marché unique européen, c’est-à-dire à la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes d’ici à la fin de 1992. La frange gaulliste la plus traditionnelle y est hostile, mais, après mûre réflexion, j’ai décidé d’apporter tout mon appui à cette étape décisive de la construction européenne, comme je le ferai, six ans plus tard, pour la ratification du traité de Maastricht.

Mon seul différend avec François Mitterrand porte sur l’adhésion de l’Espagne au Marché commun, acquise dans son principe, sans que tous les problèmes y afférant aient été encore réglés. Je conserve un si mauvais souvenir des conditions précipitées dans lesquelles l’Angleterre a fait son entrée dans l’Europe, me trouvant en première ligne à cette époque en tant que ministre de l’Agriculture, que je redoute toute nouvelle improvisation dans ce domaine. Or, l’arrivée de l’Espagne soulève beaucoup de difficultés encore non résolues, notamment pour les agriculteurs français menacés par la concurrence des produits espagnols, mais aussi à propos du terrorisme basque et de la manière de le traiter désormais dans le cadre européen.

 Je me suis ouvert à plusieurs reprises au chef de l’État de cette double préoccupation, sans jamais obtenir de lui de réponse rassurante. Le 11 mars 1987, je saisis l’occasion du sommet franco-espagnol qui se tient à Madrid et où nous sommes présents l’un et l’autre, pour regretter publiquement, lors d’une conférence de presse, la légèreté avec laquelle mes prédécesseurs socialistes ont envisagé l’ensemble de ces questions. J’annonce que je me montrerai, quant à moi, aussi soucieux de la défense de nos intérêts économiques que de la sécurité de notre territoire en procédant à autant d’extraditions que nécessaire de militants basques suspects d’actes de terrorisme. Piqué au vif, François Mitterrand dénoncera le lendemain mon intervention, la jugeant déplacée dans le contexte d’une rencontre internationale qui se tient à l’étranger, où nous sommes, lui et moi, les représentants de la France. Mais il n’eût pas été honnête de laisser croire, ce jour-là, que nous parlions d’une même voix.

À ce sujet, comme sur la question des ressources communautaires, je me trouve souvent plus proche des positions affirmées par mon homologue britannique, Margaret Thatcher, avec la fougue et le tranchant qu’on lui connaît. Notre complicité n’est d’ailleurs pas sans irriter François Mitterrand, qui prendra ombrage, en novembre 1986, lors du sommet franco-anglais, de notre long tête-à-tête organisé, à la demande de Margaret Thatcher, en marge des entretiens officiels. J’ai déjà eu l’occasion, comme maire de Paris ou président du RPR, de la rencontrer depuis son arrivée au pouvoir en 1979. Mais c’est la première fois que je suis confronté à elle en tant que chef de gouvernement.

Ses positions inflexibles, intransigeantes ont fait d’elle une des personnalités les plus redoutées de la scène internationale. Chacun sait, depuis la guerre des Malouines, en 1982, où elle n’a pas hésité à intervenir militairement contre l’Argentine pour récupérer un territoire dont son pays revendique la souveraineté, que Margaret Thatcher ne reculera devant rien pour défendre les intérêts britanniques. Mais ce qui fait sa grandeur à mes yeux, c’est d’abord sa force de conviction. Je l’ai observée durant certaines réunions auxquelles il m’est arrivé d’assister à Londres, avec tel ou tel de ses ministres. Elle ne cherchait pas à imposer d’autorité son point de vue, mais employait toute son énergie à convaincre du bien-fondé de ses analyses et à faire partager ses idées, y réussissant d’autant mieux qu’elle ne doutait jamais d’avoir raison.

Après des années de contentieux entre Paris et Londres à propos de la politique agricole commune, dont Margaret Thatcher a été longtemps une adversaire acharnée, c’est une relation franco-britannique plus apaisée qui a commencé de s’établir depuis mon arrivée à Matignon en mars 1986. Cette sorte de lune de miel tient en grande partie au fait que nos deux gouvernements partagent la même inquiétude vis-à-vis du laxisme de la Commission européenne et de sa volonté de s’ériger en super-État, et le même souci de renforcer la discipline budgétaire à l’heure où les pays du Sud entrant dans la Communauté chercheront, selon la formule de Margaret Thatcher, à « soutirer le maximum d’argent des pays du Nord ». Alors que la France est prête malgré tout, conformément à la logique communautaire, à faire un effort important en faveur de l’Espagne et du Portugal, la Grande-Bretagne, par la voix de son Premier ministre, se déclare nettement plus réticente quant à sa propre contribution.

Je me souviens du coup de colère de Margaret Thatcher, lors d’une conversation à Matignon le 29 juillet 1987, au sujet du financement des dépenses agricoles communes. Elle s’en prit vivement, ce jour-là, à l’attitude des Allemands, qui n’attachaient pas suffisamment d’importance, selon elle, au montant de ces dépenses, tant ils tiraient avantage de la politique agricole européenne. « Les Allemands donnent l’impression de ne pas compter, s’écriait-elle. Ils se prononcent avec force en faveur de la discipline budgétaire, mais lorsqu’il s’agit d’agriculture, ils feraient n’importe quoi pour s’acquérir la sympathie de pays comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, et sont toujours disposés à payer davantage. Cette attitude est inadmissible. La Communauté doit s’attacher à la discipline budgétaire. La Grande-Bretagne insistera avec force sur ce point, encore et toujours. La Communauté a pris des décisions difficiles et courageuses sur les produits laitiers, sur la réduction des excédents de lait, de beurre, de lait en poudre. Il reste à prendre des décisions du même ordre sur les céréales. Et il faut se préoccuper de la surproduction de matières grasses végétales. Si les pays du Sud ne veulent pas entendre raison, il suffira d’être ferme, de refuser de payer, de dire que la Communauté n’a plus d’argent. Il leur faudra bien être raisonnables, et ils doivent accepter que les prix baissent si la production augmente. »

Comme je lui faisais remarquer que ce n’était pas si simple, qu’il existait un document qui s’appelait le traité d’adhésion, et qu’il fallait bien observer ses dispositions, même si je ne m’étais pas fait faute de les dénoncer moi-même lorsque j’étais dans l’opposition, et que celles-ci permettaient aux pays du Sud, en tout état de cause, de disposer d’une minorité de blocage, Margaret Thatcher s’exclama qu’elle s’en moquait : « Minorité de blocage ou pas, il y a neuf pays qui prennent l’argent, trois seulement qui paient, et je n’accepte plus de remettre au pot ! Payez si vous voulez, je ne paierai pas. Les Allemands le feront, vous le ferez, je ne paierai pas ! D’ailleurs, il n’y a plus d’argent. »

Margaret Thatcher conclut sur un mode plus modéré, en concédant que la politique agricole commune, en soi, n’était pas mauvaise. Mais c’était la façon dont elle était mise en œuvre qui était répréhensible. Il y avait certainement des solutions, mais il fallait se mettre d’accord sur la tactique à suivre. Elle comprenait toutefois que le calendrier politique français ne se prêtait pas à un débat de fond dans les mois à venir. Elle ne voulait pas créer de problèmes au gouvernement que je dirigeais. Elle était disposée à « botter en touche » aussi souvent que nécessaire jusqu’au mois de mai 1988, date de la prochaine élection présidentielle.

Bien plus que sur les affaires agricoles, c’est à propos des relations Est-Ouest et de la question du désarmement que l’attitude de l’Allemagne me paraît inquiétante. Non que l’entente franco-allemande, pilier de la construction européenne, soit en elle-même menacée. J’ai une totale confiance dans la volonté du chancelier Helmut Kohl de perpétuer l’œuvre de son lointain prédécesseur, Konrad Adenauer. Profondément allemand et attaché à l’idée de la réunification de son peuple, Helmut Kohl est tout aussi profondément européen et soucieux de préserver l’accord scellé entre nos deux pays, dont François Mitterrand et lui ont donné au monde une image inoubliable en posant main dans la main devant l’ossuaire de Douaumont, le 22 septembre 1984. Mais Paris et Bonn ne s’avèrent plus tout à fait sur la même longueur d’onde, deux ans plus tard, s’agissant d’un problème toujours épineux entre les deux gouvernements : celui du désarmement nucléaire du continent européen, relancé par le nouveau maître du Kremlin, Mikhaïl Gorbatchev, lors de sa rencontre avec le président Reagan à Reykjavik, le 12 octobre 1986.

La France a toujours été favorable à l’ « option zéro » touchant la réduction des arsenaux nucléaires des deux grandes puissances et de leurs alliés. À condition que cet objectif ne se traduise pas, en fin de compte, par la seule neutralisation de l’Europe, ce à quoi pourrait aboutir la proposition de Mikhaïl Gorbatchev, approuvée par Ronald Reagan, de supprimer toutes les forces nucléaires à portée intermédiaire américaines et soviétiques sur le continent. Proposition bien accueillie par les dirigeants allemands et une opinion publique de plus en plus acquise, outre-Rhin, aux thèses pacifistes, mais reçue avec une grande méfiance par la France et l’Angleterre qui y voient un risque de déstabilisation de l’Europe, au profit de l’URSS. Laquelle conserverait dans le même temps une supériorité militaire écrasante en termes d’armements conventionnels et de missiles balistiques. À terme, c’est tout le système de dissuasion français et britannique qui peut voir son existence menacée sous la pression de Moscou et avec l’assentiment de Washington, dont l’attitude à Reykjavik n’a pas été sans faiblesse ni ambiguïté.

Le comportement du président Reagan, prêt à consentir, si ses conseillers n’y avaient mis bon ordre, à une dénucléarisation généralisée au profit d’une défense spatiale non nucléaire – le projet IDS (Initiative de Défense Stratégique), popularisé sous l’appellation de « guerre des étoiles » –, n’est pas de nature à rassurer ses alliés occidentaux. Au début de décembre 1986, la visite à Paris du secrétaire à la Défense, Caspar Weinberger, permet de dissiper certains malentendus, même s’il subsiste beaucoup d’incertitudes sur les intentions américaines.

Lors de notre entretien à Matignon, je prends d’abord soin de rappeler à ce fervent défenseur du projet IDS que la France s’est dotée, depuis que je suis en charge du gouvernement, d’une nouvelle loi de programmation militaire, qui prévoit un important accroissement en valeur des crédits d’équipement affectés en priorité à tous les éléments de dissuasion. En attendant la mise au point d’un nouveau système de défense, dont les perspectives concrètes ne peuvent s’inscrire que sur le long terme, « il n’y a que la dissuasion nucléaire pour maintenir la paix », dis-je à mon interlocuteur américain, en insistant sur le fait que « les forces françaises et britanniques ne doivent pas être prises en compte dans les négociations générales américano-soviétiques ». J’ajoute que la France, favorable à une réduction de cinquante pour cent des arsenaux stratégiques, estime qu’« aller au-delà poserait des problèmes » et que « les efforts de désarmement doivent progresser du même pas dans tous les domaines et ne pas oublier la menace conventionnelle et chimique ».

Caspar Weinberger me fait une analyse plutôt rassurante de la conférence de Reykjavik où « les Soviétiques, me dit-il, ont avancé un grand nombre de propositions très importantes en apparence, mais, en fait, pas très sérieuses concernant l’élimination des armes nucléaires, pour amener les États-Unis à renoncer à l’IDS. Celle-ci, poursuit-il, semble effrayer Moscou autant que les Pershing il y a quelques années ». De leur côté, les États-Unis n’avanceront de propositions en termes de désarmement que si elles leur laissent, me dit-il, « les moyens d’une dissuasion efficace », n’entraînant pas « un découplage avec l’Europe » et contribuant surtout « à éliminer les armes soviétiques les plus menaçantes ». C’est dans ce contexte qu’il faut envisager, selon lui, la négociation en cours entre Moscou et Washington sur la destruction simultanée des FNI, les forces nucléaires à portée intermédiaire.

En fait, tout réside, à ses yeux, dans le degré de confiance qu’on peut accorder ou non au nouveau dirigeant de l’URSS. Je suis moins optimiste, à cet égard, que François Mitterrand, convaincu qu’il y a davantage à espérer qu’à redouter des intentions de Mikhaïl Gorbatchev. Ma propre conviction, à ce moment-là, est que ce dernier n’entend pas remettre en cause le système soviétique, mais le rendre plus moderne et efficace, et qu’en politique étrangère il poursuit l’objectif qui fut celui de tous ses prédécesseurs : faire en sorte que l’Europe devienne l’otage de l’URSS.

J’aurai à ce sujet un échange plutôt vif avec le chef du Kremlin lors de ma visite officielle à Moscou le 15 mai 1987. Mikhaïl Gorbatchev se mettra en colère lorsque je m’étonnerai devant lui que son objectif prioritaire soit la réduction du nombre de têtes nucléaires en Europe. Si son autre idée, en freinant la course aux armements, est d’augmenter les ressources consacrées au développement économique de l’URSS, il n’en demeure pas moins vrai, selon moi, que son but est toujours de neutraliser, de « finlandiser » l’Europe pour mieux la dominer. Alors que d’autres pays, l’Allemagne en particulier, se laissent un peu manœuvrer par la diplomatie soviétique, il me paraît salutaire que la France et l’Angleterre aient décidé de renforcer simultanément leur propre défense.

C’est la position que j’affirmerai de nouveau à Venise, le 6 juin 1987, au cours de l’entretien commun que nous aurons, François Mitterrand et moi, avec Ronald Reagan, à l’occasion de la nouvelle réunion du G7. Alors que le président de la République tient à indiquer que la France approuve sans réserve les efforts américains en matière de désarmement et souhaite le succès de la négociation entreprise avec l’URSS, je souligne, pour ma part, la nécessité de se prémunir contre une mise sous tutelle du continent européen : « Il y a aujourd’hui 12 000 têtes nucléaires en URSS, à peu près le même nombre aux États-Unis, et 600 seulement en Europe. Pourquoi, dans ces conditions, la priorité absolue serait-elle le désarmement nucléaire de l’Europe ? Nous ne pouvons évidemment pas souscrire à une telle logique. La France souhaite, quant à elle, moderniser ses forces pour pouvoir parer à toute éventualité. Elle s’inquiète, évidemment, que le désarmement soit d’abord conçu comme devant être celui de l’Europe. »

À quoi le président Reagan, qui ne cesse en nous parlant de consulter les fiches préparées par ses conseillers, me répond qu’il n’est pas question que son pays négocie pour le compte des États tiers : « Les forces françaises et britanniques ne sont pas et ne seront pas incluses dans la négociation. Les Soviétiques l’ont d’ailleurs admis et, pour le moment, ceci ne fait pas de problème. » Mikhaïl Gorbatchev lui paraît « sérieux » dans sa volonté d’ « éliminer certains armements. Mais les choses ne doivent pas être faciles pour lui, ajoute-t-il, et il doit compter avec une certaine opposition ».

En novembre 1987, un mois avant la signature à Washington du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, Margaret Thatcher, en visite à Paris, me fera part de son inquiétude concernant ce nouveau sommet, Ronald Reagan ne lui paraissant pas en mesure, ni intellectuellement ni même physiquement, de « soutenir une longue négociation ». Pour elle, la dernière année de sa présidence « allait être très dangereuse pour la sécurité de l’Occident » et « la vigilance de la France et de la Grande-Bretagne ne devait pas se relâcher ».

Sans doute cette vigilance commune a-t-elle permis d’éviter que l’accord de Washington, signé à la Maison-Blanche le 8 décembre 1987, ne s’opère au détriment de l’Europe, en cherchant à remettre en cause les capacités militaires des deux seules nations susceptibles d’assurer sa stabilité.

Ce dossier, plus que tout autre peut-être, exigeait que du côté français s’exprime une unité de vue sans faille entre les deux têtes de l’exécutif. Tel a été le cas, à quelques nuances près. Tandis que François Mitterrand place les plus grands espoirs dans ce premier accord de désarmement, je reste persuadé que celui-ci, si positif soit-il, ne doit en aucune manière nous conduire à baisser la garde et qu’il s’agit de rester suffisamment dissuasif pour empêcher, à l’avenir, toute tentation d’aventure de la part des Russes ou de toute autre puissance étrangère. Mais cette différence d’analyse n’a pas été un facteur de mésentente avec le président de la République. Rares sont, en définitive, les sujets de politique étrangère sur lesquels nous n’ayons pas été complémentaires.

1- Roger Auque et Jean-Louis Normandin.