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Chez Amazon, il n’y a pas de libraires. La prescription humaine a été éliminée parce que inefficace. Elle sabotait la rapidité, seule valeur de l’entreprise. Cette prescription est dans les mains d’un algorithme. L’algorithme est le comble de la fluidité. La machine transforme le client en prescripteur. Les clients qui ont acheté ce produit ont également acheté. L’autoédition est complice d’un processus aux mains du producteur. Amazon élimine les intermédiaires ou les rend invisibles (équivalents à des robots). On dirait une machine à classer. Elle aspire à tant de fluidité qu’elle en devient invisible. En éliminant les coûts d’envoi, en marchandant avec ses grands clients pour obtenir le prix le plus faible pour le client individuel, Amazon semble bon marché. Très bon marché. Mais nous savons que ce qui est bon marché revient cher en réalité. Très cher. Parce que l’invisibilité est un camouflage : tout est si rapide, si transparent, si fluide qu’il n’y a plus de médiation. Mais en fait si, il y en a bien une. Et vous la payez avec votre argent et vos données.

 

Commandes, objets, prix, envois : les processus individuels se désagrègent sous la logique immatérielle de la fluidité. Pour Jeff Bezos – comme pour Google ou Facebook – le pixel et le lien hypertexte peuvent avoir un équivalant matériel : le monde matériel peut fonctionner sur le même mode que celui des bytes. Les trois entreprises partagent cette même volonté impérialiste de conquérir la planète, en promouvant l’accès illimité à l’information, à la communication et aux biens de consommation, tout en faisant signer des clauses de confidentialité à leurs employés, en élaborant des stratégies complexes pour ne pas payer d’impôts dans les pays où elles s’implantent, et construisent un État parallèle, transversal, global, avec leur propres règles et lois, leurs propres bureaucratie et hiérarchie, leur propre police. Et leurs propres services d’intelligence et leur propres laboratoires ultrasecrets. Google X, le centre de recherche et de développement de projets de l’entreprise, se trouve dans un lieu inconnu du grand public, plus ou moins près du quartier général de la société. Son prochain projet ? Des ballons stratosphériques qui assureront dans dix ans l’accès à Internet à la moitié de la population mondiale n’en disposant pas encore. Le projet parallèle d’Amazon est Amazon Prime Air, son réseau de distribution à l’aide de drones, qui sont actuellement un hybride entre un avion et un hélicoptère de 25 kilos. Depuis août dernier, la Federal Aviation Administration américaine a changé la régulation en vigueur, désormais favorable au vol de drones commerciaux, et a simplifié l’accès au certificat de pilote de drone. Vive le lobbying. Que le ciel se remplisse de distributeurs robotisés, de paquets d’Oreo, de petits chiens en peluche, de skateboards, de grille-pains, de petits canards en plastique et... de livres.

 

Contrairement à Facebook et Google qui doivent faire face à la possibilité que vos noms et données soient faux et qui sont prêts à tout pour obtenir votre numéro de téléphone car ils ne l’ont pas obtenu lors de l’ouverture de votre compte ; Amazon possède depuis le début toutes vos données réelles, physiques, légales. Même votre numéro de carte de crédit. Elle n’accédera peut-être pas aussi facilement à votre profil sentimental, émotionnel et intellectuel que Google ou Facebook mais, en revanche, elle sait presque tout ce que vous lisez, mangez, offrez. Il est facile de déduire le profil de votre cœur ou celui de votre cerveau en analysant votre rapport aux objets. Et cet empire est né de ce qui concentrait le plus de prestige culturel : le livre. Amazon s’est appropriée le prestige du livre. Elle a construit le plus grand hypermarché du monde en projetant un grand rideau de fumée en forme de bibliothèque.