Souvent je préfère parler tout seul

 

 

« Hein ! » je dis méchamment, pour lui faire répéter ce que j’ai très bien compris, à savoir que je suis un fichu bon à rien. C’est vrai, par ailleurs, qu’il m’est tout à fait possible de passer une demi-journée devant un verre de blanc à seulement regarder s’affairer autour de moi les gens et n’en retirer, la plupart du temps, qu’une idée de futilité et d’inutile. Est-ce cependant suffisante raison pour souhaiter m’éliminer de la planète ? « Oui ! » il dit, sans sourciller. C’est une affirmation carrée et qui me laisse coi. Un instant me traverse l’esprit la drôle d’impression d’être négro, juif, pédé, tzigane et bicot aussi. C’est étonnant comme cette sensation soudain me réconforte et me met le cœur plein d’entrain. Je le lui dis en rigolant. Il trouve que cela n’arrange pas mon cas. « On peut tout de même se montrer fier d’être nègre et pédé, merde ! » J’esquive de justesse un mauvais coup ; mon ange gardien y laisse deux dents et quelques plumes.

Il y a des quidams, de cet acabit et que l’on croise souvent aux comptoirs des cafés de nuit, avec lesquels discuter du Soleil ou de la Lune, ou même de rien du tout d’essentiel pour l’avenir des marées, peut parfois vous faire friser la corrida avec mise à mort dans des latrines à la turque au fond d’arrière-cours empestant solidement l’éther et la vinasse des faubourgs. J’ai vu, jadis, finir de la sorte plusieurs amis malavisés et dont la situation dans l’immobilier semblait pourtant déjà fort bien assurée. Des presque parvenus d’allure mal peignée, cervelle d’oiseau sous crâne de bœuf, d’un uppercut fatal avaient ainsi mis fin à leur frivole jeunesse et abîmé définitivement un avenir des plus prometteurs, sous le seul prétexte d’un mot de travers échangé entre deux demis de mauvaise bière. Depuis, et bien que chicanier en diable par nature, j’ai appris à user d’une lâcheté méticuleusement calculée quand l’urgence s’impose et parer au plus pressé pour éviter le pire. Vouloir vivre encore et en bon état, à mon âge, est sans doute saugrenu, certes ; mais humain tout de même.

« Alors, comme ça, tu te sens nègre ! – Disons que, souvent, j’ai l’âme assez charbonneuse et les idées un peu crépues-Patron ! remettez-nous ça », j’enchaîne illico comme pour adoucir la métaphore et lui donner l’occasion de saisir son verre plutôt que le col de ma liquette. Il trinque aux perroquets, mélange de Pernod et de menthe ; ça ne peut pas faire de mal, il certifie ; je reste fidèle aux blancs secs ; des petits ballons, les uns après les autres, serein. Peut-être, tel un bateau borgne, la nuit roulera-t-elle ainsi, sans effraction, doucement jusqu’à l’aube, tous deux debout devant ce comptoir qui tangue et d’où je m’efforce, comme un damné, de coordonner le chaos. « Vraiment, moi, les nègres et les feignants j’encaisse pas ! »… Peut-être, à travers la demi-brume des alcools mélangés, s’établira-t-il peu à peu entre nous un climat de guerre tribale ; alors, apprenti matelot à court de mots pour se protéger, sans doute sortira-t-il de sa poche le couteau fatal pour trancher. Qui peut dire ce dont la nuit est capable d’accoucher ?…

Quand un oiseau a des dents, sa seule idée est de mordre. Quand les chats auront des ailes, certainement leur unique obsession sera de bouffer de l’oiseau en plein vol. Même s’ils n’ont pas faim. Surtout s’ils n’ont pas faim et d’abord pour se prouver une fois de plus qu’ils ne sont pas de la même espèce et prendre ainsi du plaisir à s’entre-dévorer. Lâchez deux pauvres bougres en guenilles sur un terrain vague au bout du vide : toujours l’aveugle, à tâtons, n’aura de cesse qu’il n’ait tué le borgne. Depuis vingt siècles c’est la sempiternelle litanie, et vingt siècles encore à philosopher accoudé au zinc de ce bar n’y changeront couic ! – « Si tu ne fous rien, tu ne mérites pas plus de vivre qu’un nègre ! » il dit, cabossant du poing un morceau du comptoir. Vite ! le patron remet sa tournée, « C’est la mienne », qui précise aussitôt : « Ici on ne sert ni les Nègres, ni les Arabes ; c’est comme ça. » Je compte mes sous, paie mon écot, me demande ce que je suis venu faire à ramer une partie de la nuit pour rien sur cette maudite galère. Sans doute la vaine et indécrottable manie de toujours vouloir changer le monde ?…

Dehors, sous un ciel noir roule une lune rouge. C’est la nuit ; la vraie. Ceux qui dans la journée ont tué sont contents et dorment ; rares sont les lucarnes inquiètes derrière lesquelles vacille encore un peu de lumière. Longtemps je marche, tranquille dans le désert de la ville, vers rien du tout et pour nulle part, me surprenant soudain à parler seul… En fait, il faut bien l’avouer maintenant, la plupart du temps, je crois que je préfère parler tout seul.