Je n’ai pas grand-chose à dire en ce moment

 

 

Je passe mon temps à prendre des notes sur le petit carnet quadrillé gainé de cuir noir qui partout m’accompagne. Ça commence à faire une paye que je trimballe ce carnet avec moi, je ne saurais même plus compter les années ; peut-être ne vaudrait-il mieux pas d’ailleurs. Toute la sainte journée je note des trucs bizarres là-dessus ou alors des pensées qui viennent zigzaguer à travers ma cervelle cabossée et que, dans l’instant, je trouve prodigieuses. Si je croise dans la rue un éléphant triste je le note, si j’aperçois un touriste japonais trafiquant dans une pharmacie de Knokke-le-Zoute je le note aussi. Réflexions, maximes, sentences et aphorismes c’est par kyrielles que je les aligne ; d’une page l’autre j’en fais d’étourdissants chapelets de saucisses fumées. Rien ne m’échappe en somme, mais de toutes ces notes je ne fais rien non plus. Elles restent figées dans mon carnet comme des litrons renversés sur un hérisson à bouteilles. Inutiles.

Je me dis que si j’étais coincé entre les quatre murs aveugles d’une cellule de prison, et pourquoi pas ?, sans doute écrirais-je partout avec la pointe patiemment effilée d’une petite cuillère en alu : sur le sol pour recenser les saisons et n’en oublier aucune, sur mon écuelle et mon quart pour clamer ma révolte, sur les tinettes aussi des poèmes décoratifs. Je crois que je trimerais vraiment comme un grand nègre, nuit et jour, pour calligraphier tout cela à même le moisi des murs et laisser trace de toutes les intempéries qui m’auraient déréglé la boussole. Vrai, je composerais même des élégies de tête, des romans-fleuves aussi qu’il ne me resterait plus qu’à transcrire sur papier libre et publier sous un nom d’emprunt une fois parvenu à l’apothéose de l’évasion. (Je m’évaderais en technicolor-panavision, comme je l’ai vu faire à Steve Mac Queen, en 1963, au Ciné-Palace, alors que j’avais dix-sept ans et un carnet neuf en poche.)

Non, je reste là à compter les clous de la porte tout en me mâchonnant l’intérieur des joues. Le plus clair de la semaine je l’emploie à faire bouger doucement mes orteils au-dedans de mes souliers pour m’assurer ainsi que je suis toujours en vie, et le dimanche ce n’est guère mieux, c’est seulement dimanche en plus et voilà tout. Parfois je m’inquiète de savoir si cet état d’anéantissement va se prolonger toute une éternité et me laisser encore longtemps tel un demeuré dégoulinant d’angoisse devant une écluse. D’autres fois je me dis qu’il faudrait en finir et me fiche à la flotte avec mon carnet, une bonne fois pour toutes ; mais ce genre de pensée me trouve toujours assez irrésolu ou alors survient juste quand c’est plutôt le moment de décapiter une canette, sans compter que je ne sais même pas nager.

Hier matin, excédé devant ce carnet noirci de mots pour rien et n’y tenant plus, j’en ai extrait le petit répertoire amovible encarté à la suite des feuillets quadrillés et sur lequel sont notées les coordonnées de tous les gens que je connais, et même d’autres, perdus de vue depuis lurette et dont je me soucie à présent autant que de colin-tampon. Que viennent faire là ces intrus ? je me suis dit ; mais il y a tant d’années maintenant que je traîne ce fichu carnet avec moi !… Pour corser l’affaire j’ai décidé de commencer précisément par ces fantômes ; j’ai allumé un gros module, me suis confortablement calé à ma table de travail et j’ai entrepris d’envoyer à tous mes vœux de bonne année et souhaits sincères de réussite dans le métier, santé et prospérité pour toute la famille, m’efforçant de varier les formules et personnaliser au mieux mon message pour chacun. En fin d’après-midi tout le répertoire de A à Z y était passé, ça m’a seulement coûté une coquette somme en timbres-poste et pour le reste, qu’on soit en plein mois d’août notamment, rien ne m’a rebuté ni découragé le moins du monde ; qu’est-ce que j’en avais à faire après tout des caprices du calendrier ? Le soir venu j’ai vidé tard une bouteille de bourbon tout seul sous la tonnelle.

Ça faisait un sacré bout de temps que ma femme tournait et retournait dans le lit sans pouvoir trouver le sommeil quand je suis allé me coucher. « Je crois que tu n’as vraiment pas grand-chose à dire en ce moment » elle a dit. J’ai fermé les yeux comme un enfant, j’ai pensé très fort à mon ange gardien, en moi-même j’ai murmuré : « Seigneur ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » J’ai dormi.