Les années Arlette
Je rêve que je reste au lit toute la journée et que j’abandonne à la Confédération nationale du patronat français le soin de faire tourner les affaires pour son plaisir personnel et moi, la couette tirée jusqu’aux oreilles, je mijote bien au chaud dans cette atmosphère à la Marcel Proust comme un petit lapin aux framboises se bonifiant à feu doux au creux d’un vieux faitout de cuivre. Parfois je me tourne d’un côté, ou bien je me retourne de l’autre côté, et d’un côté il y a une brune pulpeuse et de l’autre côté une blonde qui vous arracherait des hourras de cosaque rien qu’à l’idée de la sentir doucement s’éveiller, exactement comme quand Arlette grimpe à la tribune et que tout le monde se met à hurler dans un Palais des Sports surchauffé. Vraiment, c’est un beau rêve.
Et puis voilà qu’un petit besoin inattendu soudain vient me tourmenter l’entrejambe, irrésistiblement m’extirpe du dodo et m’entraîne clopin-clopant jusqu’aux toilettes et alors adieu rêve merveilleux, c’est l’inévitable réalité quotidienne qui reprend le dessus avec ce flic flac dans la cuvette ! Mais alors là, je me mets à bâiller tout bleu : sur la radio restée branchée de la veille, la voix d’Arlette appelle à la grève générale et à la Révolution prolétarienne ! Les piles du poste certes sont un peu fatiguées et déçues aussi d’avoir fonctionné toute la nuit pour distraire seulement la pomme de douche et une ou deux savonnettes au romarin, mais Arlette pousse fort sa chansonnette, secoue de leur sommeil travailleuses et travailleurs et tout d’un coup j’ai vingt ans de moins ; à poil entre bidet et lavabo, sous mon bide pas très trotskiste, je crois bien que me voilà un début d’érection ! Arlette, imperturbable, dit qu’il faut continuer le combat.
J’ai juste le temps d’enfiler un froc et de godiller jusqu’à la cuisine pour me faire frire deux œufs et réchauffer un quart de café que déjà sur les ondes Arlette s’est volatilisée et maintenant c’est un type (j’imagine un zèbre en cravate à rayures et costume trois-pièces) qui, comme avec des piles toutes neuves dans la voix, me communique le dernier bulletin de santé du CAC 40, du Dow Jones et aussi celui de l’indice Nikkei ! Vrai, mon début d’érection a fait long feu et soudain je les revois, ces trois-là, casques à visières plexiglas, matraque en main et brodequins militaires, monter à l’assaut de nos barricades cependant qu’on braille L’Internationale et qu’on n’a peur de rien parce qu’on est Rimbaud et Verlaine et que la vie est à nous bien sûr ! Merde, je me dis, Wall Street & Co n’ont pas pris une ride, mes œufs attachent au fond du poêlon, café bouillu café foutu et tout est à recommencer. Alors j’ouvre en grand la fenêtre et je gueule, comme ça, dans la rue : « Au secours ! Arlette, reviens ! » Les voisins en restent tout étourdis.
C’est quand j’ai refermé la fenêtre sur les protestations patriotiques de la concierge et aussi les cris de locataires très excités qui réclamaient qu’on lynche le gars du troisième – et c’était moi ! – que je me suis senti soudain bien seul, comme un petit lapin égaré dans les garrigues pour tout dire, et à portée de fusil des chasseurs de têtes du patronat français. Le lit chiffonné était impraticable maintenant, mon café avait foutu le camp, ciao brunes et blondes ! et mon sexe en berne disait assez qu’on était loin du Viêt-nam, de la rue Gay-Lussac, de la Butte Rouge et même de la prise de la Bastille par un beau soir de mai. C’était râpé pour espérer flemmarder sous le baldaquin jusqu’à midi sonné, aucune cocotte à cette heure-ci ne viendrait plus encourager ma libido, quant à la radio je lui avais cloué le bec et, croyez-moi, pour rien au monde je ne voulais en entendre parler ; ne me restait plus dès lors qu’à passer un chandail, chausser à la va-vite une paire de baskets et dégringoler dans la rue voir de quelle couleur dehors s’annonçait cette drôle de journée.
Sur le trottoir, ébloui par le plein soleil, je me frottai les yeux pour y croire parce que, comment dire ?, c’était presque pas sérieux : tout le boulevard était submergé par une fantastique farandole avec, en tête et bras dessus, bras dessous, Guevara, Arlette et Lucky Luke qui dansaient la Carmagnole et me faisaient des grands signes pour que j’aille les rejoindre ! Ni une ni deux, de tous côtés sur le pavé éclatait l’apothéose du printemps et de nouveau c’était vraiment partout youpi la vie ! Youpi !