Toute une vie bien ratée
Ce matin j’entrouvre la porte et je vois qu’il en tombe comme qui la jette. Déjà que dans l’ultime rêve d’avant le réveil j’avais eu des visions d’épouvante, alors là je me dis mon petit c’est foutu pour la journée, tout est ruiné d’avance. (Notez que, parfois, ce genre de temps à crapauds, plus il est noir plus il me donne le muscle frappeur et l’humeur combative ; mais ce matin j’ai compris illico que : non.) Alors j’ai décidé de me laisser flotter, comme ça, jusqu’au soir, pour voir.
Pour commencer, bien carré dans mon fauteuil à capitons, les yeux mi-clos, je me suis raconté toute une histoire : c’était Bach et son violon qui arrivaient à la maison ; Bach sortait de son étui à violon son violon et il m’envoyait du violon plein les oreilles. Il était campé au beau milieu du salon dans un petit justaucorps avec chemise et jabot de dentelle et portait perruque poudrée. J’imaginais la tête des copains partis sous la pluie au turbin, quand je leur raconterais Bach jouant rien que pour moi son concerto pour violon en la mineur (BWV 1041) et je me demandais aussi par où avait bien pu débarquer le Prague Symphony Orchestra qui l’accompagnait ; par la chatière peut-être ?…
C’était tellement divin tous ces allégros et andante que ça m’a porté alentour de midi sans peine et titillé aussi un peu l’estomac. Les copains devaient clopiner jusqu’à la cantine quand mes musiciens s’en sont allés, évaporés lorsque j’ai rouvert tout grands les yeux. Dehors c’était toujours une vraie soupe de vermicelle qui sans cesse dégoulinait du ciel. Parce que Bach passe encore, mais je n’allais pas ravitailler le Prague Symphony Orchestra au complet et Václav Smetácek à sa tête avec une andouillette !
Je me suis laissé flotter jusqu’à la cuisine sans même faire l’effort de pagayer et là, vite fait sur le gaz, mon andouillette s’est sagement mise à grésiller toute seule dans son poêlon tandis que la T.S.F. déversait son bulletin d’informations au-dessus du beurre brûlant. Ici ça s’étripait au coupe-coupe, là ça s’éventrait à l’artillerie lourde, partout ça canonnait et pilonnait et moi je touillais ma sauce moutarde avec un filet de pouilly-fuissé, inquiet soudain de voir l’univers se désintégrer en mille morceaux me laissant seul avec cette unique rescapée d’andouillette déjà à moitié cuite pour recommencer du début toute l’histoire de l’humanité et, à partir de quasiment zéro, à nous deux repeupler la planète. Vraiment ce n’était pas un jour où je me sentais en veine d’accomplir une telle prouesse ; j’ai tourné le bouton du poste, instaurant ainsi la paix mondiale dans ma cuisine, et je me suis tranquillement régalé.
C’est bien parce que j’avais encore tout l’après-midi devant moi pour ne rien faire que je me suis laissé doucement glisser dehors tel un oursin se détachant de son rocher pour s’en aller vagabonder au gré des flots. Toujours il pleuvait à verse. Mais je préférais me faire saucer jusqu’à la moelle plutôt que m’esquinter l’âme à trimballer un parapluie ; n’ayant nulle part où aller, peu m’importait d’y arriver mouillé et je gardais ainsi entière ma liberté. Des idées un tantinet loufoques, inscrites à la craie dans ma folle cervelle, commençaient à se diluer sous cette bouillabaisse tombée des nues et me ruisselaient maintenant le long du cou jusqu’à me faire frissonner l’échine d’insouciance et de volupté. La pluie faisait flic flac au-dedans de mes souliers et ce curieux clapotis, aussi bizarre que cela puisse paraître, s’accordait bien aux petits morceaux de Bach qui parfois revenaient violoner dans ma tête. D’un trottoir l’autre, plus j’avançais dans la journée, plus je trouvais que mon système de me laisser flotter était parfaitement au point et l’ivresse du vide qui s’ensuivait vraiment me comblait au-delà de toute espérance.
Quand j’ai regagné mes pénates et que j’étais à tordre pire qu’une serpillière, je me suis un bon moment senti un peu poète et cette étrange impression m’a rendu le cœur léger au point qu’il ne m’a pas paru utile d’user mes forces et mon temps à me sécher. J’ai simplement ouvert large la fenêtre pour laisser pénétrer les senteurs du soir, si particulières quand la terre est trempée, et ça faisait comme un parfum de pétunias relevé d’une pointe de pivoines ; ce mélange m’a semblé tout à fait propice à encore naviguer à la godille et rêvasser en diable jusqu’à nuit tombée. Ce que j’ai fait, mon Dieu, sans trop de difficulté.
C’est quand le sloughi de la voisine s’est mis à hurler à la lune que la pluie soudain a cessé. Je me suis posé sur l’appui de la fenêtre, les guibolles ballant dans le vide, et dans le ciel des étoiles à tire-larigot me faisaient des clins d’œil complices et les constellations, la Grande Ourse et le Dragon notamment, des petits signes amicaux. J’ai trouvé ça plutôt encourageant. Je venais d’échapper toute une journée à l’industrie, je m’étais soustrait des secondes, des siècles, aux soubresauts haineux du monde ; au mitan de ma vie j’avais en somme apprivoisé pour moi l’idée simple qu’il n’est pas plus mal d’avoir tout raté. Ce n’était pas rien ! Je suis allé me coucher, flottant toujours et bien fatigué. Comme tout le monde.