Un certain Christoph Schwab, le 21 juin 1841, note que Hölderlin lui a donné un poème intitulé Vie plus haute, étrangement signé du nom de Scardanelli. Il précise qu’il a entendu, ce jour-là, Hölderlin revendiquer ce nouveau nom italien, dont il signera la plupart de ses poèmes jusqu’à sa mort, le 7 juin 1843.

On s’obstine à appeler ces textes « de la folie », alors que rien n’est plus simple, transparent, calme, idyllique.

Exemple :

« Aux hommes est donné le sens intérieur

Pour faire sciemment choix du meilleur,

Tel est le but, et telle est la vraie vie,

Dont les années se comptent plus selon l’esprit. »

Il est question des saisons, de la Terre, du Ciel, de la lumière et du fleuve clair, de la forêt, du blanc des fleurs, de la vallée verte, des tourbillons d’étoiles, et, en somme, de la perfection de la vie. Tout est signé « avec humilité », Scardanelli. Cet Italien, dont personne n’a jamais entendu parler, a quitté l’histoire des hommes, mais n’a pas renoncé à se promener dans la nature. Cependant, la datation des poèmes brefs attire l’attention, tant elle paraît dérangée et absurde. Rien de chronologique. On trouve, pêle-mêle, 1778, 1648, 1759, 1871, 1758, 1676, et même 1940. Hölderlin date avant sa naissance et après sa mort, ce qui revient à affirmer sa présence constante en dehors de lui. Il est là, il était là, il sera là, il aura été là, il aurait pu être là, comme les nuages du ciel, ou le renouvellement des couleurs. Il est mort, il se commémore, il n’a jamais été plus conscient d’être vivant.

L’Europe a été à feu et à sang, la musique a pris un mauvais tournant, mieux vaut être un humble artisan italien de l’ancienne époque. La lumière philosophique brille au coin de la chambre ronde, et pourquoi, après tout, ne pas devenir catholique ? La Grèce nous a conduit jusque-là, chez un sympathique menuisier dont la fille est jolie. Le saisons saisissent les années, c’était la même chose hier, avant-hier ou il y a un siècle, ce sera la même chose demain et après-demain, le mois prochain, dans vingt ans, dans cent ans.

« L’esprit de la vie change avec les temps

De la nature vivante, des jours différents déploient

Leurs clartés, un être toujours nouveau

Paraît aux hommes, juste, profitable, élu. »

Ces poèmes sont en général écartés et sous-estimés, alors qu’ils sont bouleversants, et qu’on pourrait en écrire ainsi une dizaine par jour :

« La vie se fait de l’harmonie des temps,

Car esprit et nature toujours escortent le sens,

Et la perfection est une dans l’esprit,

Beaucoup se fait ainsi, et de nature presque tout. »

Ou bien (et le titre est justement L’Esprit du Temps) :

« Les hommes dans ce monde rencontrent la vie,

Comme sont les années, comme les temps ambitionnent,

Comme est le changement, ainsi beaucoup de vrai demeure,

Que la durée se mêle aux années différentes.

La perfection atteint telle unité en cette vie

Que la noble ambition de l’homme s’en arrange. »

Ici, rien n’est à vendre, tout est scandaleusement gratuit, le parasite financier passe donc son chemin sans rien voir. Il prendra, tout au plus, une photo de coucher de soleil, après tout, il est en vacances. La poésie, elle, reste un fleuve majestueux et fertile, comme la royale Garonne, là-bas, vers son delta. Le vent du nord-est se lève, les marins s’en vont, ils rapporteront des îles le vin bercé dans leurs cales. Au large de Montevideo, à 3 heures du matin, tout est silencieux à bord, et le paquebot Hölderlin glisse doucement dans la nuit.

Baudelaire s’embarque le 9 juin 1841, à Bordeaux, sur le Paquebot-des-Mers-du-Sud. Il devait aller jusqu’à Calcutta, mais préfère rester, après l’île Maurice, à Saint-Denis-de-la-Réunion. Il redébarque à Bordeaux le 15 février 1842, à bord de l’Alcide. Sa présence n’est pas sans provoquer des commentaires cocasses. Voici :

« Pendant la traversée, il se signala par des attitudes excentriques. Une liaison s’établit entre lui et une laya (nom indien pour les bonnes d’enfants), belle et ardente négresse qui avait accompagné une famille créole en France et se rapatriait. Cette liaison fut cause de scènes étranges : la négresse poursuivait Baudelaire d’une tendresse tellement ardente que, d’accord avec le capitaine, on consigna cette femme, pour toute la traversée, dans la cabine étroite qu’elle habitait à bord. »

On est content d’apprendre que le jeune Baudelaire plaisait aux femmes de couleur. Elles sentent d’instinct si un homme vit en musique.

Rimbaud, lui, dans ses voyages, est souvent désigné comme « marin » (sailor). Engagé volontaire dans les troupes hollandaises, on le trouve, en 1876, sur le Prins van Orange, en direction de Java. Le 15 août, à Salitaga, il est porté déserteur. Le 30 août, après une traversée aventureuse dans la jungle, le voici marin sur le Wandering Chief. Comment, grâce à qui, mystère (mais il a empoché l’argent de sa solde). En revanche, on connaît ses escales : Le Cap, Sainte-Hélène (bonjour à la tombe de Napoléon), Ascension, les Açores, Queenstown (Irlande du Nord), Corck, Liverpool, Le Havre, Paris.

Retour en décembre à Charleville, c’est-à-dire, pour lui, Charlestown.

Aucun journal de bord, silence.

Le voyage de Rimbaud qui fait le plus rêver ? Peut-être celui-ci, en avril de la même année : il arrive à Vienne, il est refoulé par la police autrichienne jusqu’à la frontière bavaroise, et il revient en France, à pied, en traversant l’Allemagne du Sud.

On peut aussi rêver sur Stockholm en juin 1877 Copenhague, la Norvège, Rome (septembre), Milan et Gênes (1878). Chypre, on connaît, le Harar aussi (trop), mais sur ses errances en Europe, rien, sauf une « veuve », à Milan, à qui il offre un des rares exemplaires d’Une saison en enfer. En réalité, tout se passe comme si personne n’avait vraiment envie de savoir ce qu’il faisait dans ces années-là, sauf apprendre l’allemand et l’espagnol, après l’anglais, à Londres. Seule certitude : il pensait à la publication d’Illuminations, puisqu’il en confie le manuscrit à Verlaine, à Stuttgart, entrevue qui, d’ailleurs, se termine très mal. Du coup, le manuscrit disparaît pendant dix ans, jusqu’à ce que Claudel en subisse le choc dans une revue littéraire. Claudel entend juste : ni Verlaine ni Mallarmé, dit-il, n’ont su lire la prose de Rimbaud, ils étaient fixés sur ses « poèmes » (d’où la légende imbécile des « poètes maudits », entraînant, peu à peu, l’effroyable misère poétique).

En janvier 1881, au Harar, Rimbaud prend une précaution, bien dans sa manière : des autoportraits photographiques de marin aventurier. Son corps existe, il a existé, il existera, et il le montre. Il possède la vérité dans une âme et un corps, il a échappé à l’obscénité infernale, l’heure nouvelle est absolument moderne et sévère. Il fixe l’objectif tout-puissant de demain, passe à travers lui, se voit. Peu de photos sont aussi pensées et fermées sur elles-mêmes. Une barrière en bois, un arbre et son grand feuillage, une veste et un pantalon de toile blanche, puis une veste maritime bleu sombre. Il a beau être en plein désert, il reste en bateau. Bras croisés, ou main gauche posée sur la barrière (sur la passerelle du pont, plutôt), main droite tenant le revers de la veste. Simplicité, détermination, désinvolture, élégance, science, modestie, violence. Il paraît qu’on est ici quelque part en Afrique à la fin du 19e siècle, mais non, uniquement dans une ponctuation du Temps.

Hölderlin a été le premier à dérégler le calendrier classique, un moment perturbé par la Révolution française, et qui ne sera aboli, pour certains, que par Nietzsche, le 30 septembre 1888. Lautréamont et Rimbaud ont fait sauter le temps antérieur. Les Parasites positivistes ou totalitaires ont bien senti le danger, et ont réagi par des massacres de grande envergure. Rien n’y fait : le voyage continue, et il nous demande maintenant de tout dater d’une manière plus proche, plus simple, plus immédiate, plus intense.