L’expression « conquête de l’espace » devrait nous faire rire, puisque, le plus souvent, nous n’avons même pas l’usage de la proximité la plus proche (ce laurier, là, à l’instant). À quoi bon cette course au cosmos, sinon pour multiplier les réseaux et la surveillance ? Pourtant, soyons clair : le téléphone est nécessaire, plus de 500 chaînes de télévision sont nécessaires, la Toile est nécessaire, le flux est nécessaire. Je m’en sers.

Mais la conquête du Temps est une autre affaire : pas d’affairement technique pour aller dans les cimetières lunaires ou autres, pas de recherches de preuves de « vie » sous forme de glace en profondeur, sur Mars et ailleurs, pas de rencontres fantasmées avec des extraterrestres (avec messages imbéciles gravés et enregistrés pour d’éventuelles civilisations inconnues), pas de milliards de milliards investis dans une réponse qui ne viendra jamais, mais une plongée comme jamais dans la galaxie dite humaine. On lance un coup de dés : il abolit le hasard.

Là, les étoiles fourmillent, scintillent, on croule sous les révélations, les vérités cachées, l’envers des aventures, l’explication des folies, la combinaison des poisons, le nerf des découvertes. Quel théâtre ! Quelle vie ! On comprend pourquoi, devant cette surabondance de preuves, le remodelage du passé est déjà à l’œuvre ; trafic de dates et d’archives, trucage de témoignages, mises en perspective intéressée, intensification de brouillards. Pas la peine d’écrire vos Mémoires, on le fait déjà à votre place, vous serez réécrit, et ne soyez même pas sûr de votre généalogie. Les fécondations pullulent, les mères porteuses aussi, les grand-mères menteuses se multiplient.

Cependant, l’envahissement de l’espace, dans son déploiement fabuleux et fou, pousse à la révélation du temps. Les sondes partent dans tous les sens, et vous avez encore une chance (puisque c’est gratuit) de franchir le contrôle des douanes. Sans doute, vous aurez affaire, de plus en plus, à d’étranges « commissaires au temps » (religieux, sectes, maniaques sexuels, psychanalystes, érudits recyclés dans la censure-réflexe, etc.). Ils vous savent adversaire du « monde », et même carrément « acosmique », ils devinent que vous portez des masques changeants à travers l’Histoire, ils sont dressés à repérer ce mouvement des premiers siècles, le plus dangereux de tous, qui embarque même le fameux J.-C. avec lui, en le dotant de paroles secrètes libérant illico presto de la mort. « Avant J.-C. », « Après J.-C. », cœur de l’horloge. S’il fallait compter tous les corps ayant ressuscité sur place, où irions-nous ? Cendres, cendres, vous dis-je, commissariat aux cendres, creusons de plus en plus dans les cendres, on trouvera peut-être un jour une anti-Terre avec eau, vie qui meurt, et qui sait, du pétrole, de l’or.

Le remodelage s’accélère, et entraîne des jeux de rôles de plus en plus apparents. Vous êtes ici pour faire nombre, et toute tentative d’unicité sera impitoyablement réprimée. De temps en temps, les contrôleurs et les contrôleuses, appelés autrefois Archontes, se mettent à crier : « Alerte ! alerte ! Il s’évade ! Il remonte ! » L’évadé, lui, vient de rompre avec les faux élus, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes, les damnés. Il pense, comme Rimbaud, que la lumière n’est pas altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré. « C’est la vision des nombres. Nous allons à l’Esprit. C’est très-certain, c’est oracle, ce que je dis. » Il insiste : « Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer. » Il se croit en enfer, mais il va en sortir, après quelques visions mémorables :

« Satan court avec les graines sauvages… Jésus marche sur les ronces purpurines sans les courber… Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d’une vague d’émeraude… »

Ici, une main d’ombre me met sous les yeux l’Hymne homérique à Dionysos : « Il se tient debout, sur un promontoire avancé, avec les traits d’un jeune homme dans la première adolescence. Sa belle chevelure bleue flotte autour de lui, et il porte sur ses fortes épaules un manteau sombre. »

Écoutons mieux Rimbaud :

« Je vais dévoiler tous les mystères : mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant… J’ai tous les talents ! Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un : je ne voudrais pas répandre mon trésor.

Veut-on des chants nègres, des danses de houris ? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l’anneau ? Veut-on ? Je ferai de l’or, des remèdes… »

Il n’y a personne ici – et il y a quelqu’un : être là dans le pas-là, le secret est là. On sait que Rimbaud va bientôt solder son trésor dans une dérision de la marchandise, avant d’être obligé, pour survivre, de vendre corporellement sa force de travail. Tout s’échange, tout se vend, donc l’invendable devient ce qu’il y a de plus précieux. Tout s’emploie à l’empêcher ? Raison de plus. Voici donc « ce que les Juifs n’ont pas vendu » (Rimbaud antisémite ? mais non, c’est un hommage frontal) « ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître », « les voix reconstituées et l’occasion, unique, de dégager nos sens », « les corps sans prix, hors de toute race, de tout inonde, de tout sexe, de toute descendance », « les richesses jaillissant à chaque démarche », « les diamants sans contrôle », « la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs », « les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font » (nous y sommes, mais à l’envers), « les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs », « les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate », « l’immense opulence inquestionable ».

Rimbaud vous balance tout ça à la figure, c’est énorme et ça ne vaut rien dans le système de la valeur qui est en train de se mettre en place. Contrairement à tout ce qu’on a dit ou rêvé à son sujet, il est le Capitaliste intégral, celui qui regarde de haut la formidable puissance expansive du Capital. On ne parlera jamais mieux de la richesse infinie de la valeur d’usage lorsqu’elle repasse au-dessus de l’échange, après avoir été déchaînée par lui. Coup d’œil dans l’essence de la Technique, laquelle n’a rien de technique. Souveraineté libératoire, à l'encontre de toute domination. Saut qualitatif, en somme. Plus ça turbine et plus ça s’accumule, plus la somptueuse richesse intérieure s’accroît.

Vous croyez, bien entendu, qu’il s’agit ici de « littérature » et de « poésie », et il n’est même pas exclu que vous trouviez ça « beau », avant de vite passer à autre chose. Ces corps « hors de toute race et de tout sexe » vous choquent, ces « diamants sans contrôle » ne vous disent rien qui vaille. Quant à saisir de quoi il s’agit dans « l’immense opulence inquestionable », c’est hors de question, surtout si vous êtes pauvre ou milliardaire, ce qui, ici, revient au même. Mais non, vous êtes finalement « classe moyenne », le luxe vous conviendrait, mais sûrement pas l’opulence ou le faste. Qui sont ces « amateurs supérieurs » ? Qu’est-ce que leur « satisfaction irrépressible » ? Nous avons des satisfactions, soit, et nous sommes amateurs de bien des choses : la « culture » est là pour ça, n’est-ce pas ? Comment, Rimbaud n’était pas vraiment progressiste ? Quel dommage, il était tellement fait pour ça. Il est vrai que certaines de ses déclarations sont inquiétantes : « je suis réellement d’outre-tombe », par exemple, ou : « je réservais la traduction », ou encore : « de la pensée accrochant la pensée et tirant », ou encore : « un verbe accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens ». Comment voulez-vous que nous lisions tout « littéralement et dans tous les sens » ?

Cela dit, vous le pressentez, Rimbaud a vécu toutes ces formes. Ça a eu lieu. Ça semble avoir disparu, mais on ne sait jamais, ça pourrait reparaître. S’il a écrit, au dos des feuillets d’Une saison, de très étranges Proses évangéliques, ce n’est pas pour rien. Imaginez ce que voyait et sentait J.-C., en marchant, en son temps, le long des routes de Palestine, sa façon de considérer les visages, les crânes, les fleurs, la poussière, les femmes, les enfants, les aveugles, les muets, les paralytiques, le matin, les étoiles, le soleil, la mer, la nuit – et vous n’en finissez plus, c’est clair.

C’est le Génie. Oh, pas du tout romantique, très pratique, au contraire, médical, générateur, musical. Il est « l’affection et le présent puisqu’il a fait la maison ouverte a l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été ». Il est « le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations » (pas de chemin de croix, donc). Il est « l’affection et l’avenir, la force et l’amour ».

Vous dites bien l’affection, l’amour ? « Mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue. » Et « l’éternité » : « machine aimée des qualités fatales »…

« Nous nous le rappelons, et il voyage… »

Mais qui ça « Il », qui ça « Nous » ?

En tout cas ce « Génie » met fin aux « superstitions », aux « anciens corps, ménages et âges », et va jusqu’a dire : « C’est cette époque-ci qui a sombré ! »

L’époque n’en finit pas de sombrer, avec ses noyés qui n’en ont pas la moindre conscience.

Ici, Rimbaud s’exalte : grâce à ce Il sauveur, il n’y a plus de « péché », mais seulement ses souffles, ses têtes (il en a donc plusieurs), ses courses, « ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers ! ». Nous sommes dans la vitesse de la « musique plus intense ».

Il faut se résoudre à apprendre ce passage par cœur : « Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour. »

« Génie » est-il J.-C. ? Oui, s’il s’agit du Ressuscité qui voyage, à la Dionysos, à travers le temps. Non, si on veut le transformer en « beau-père », allusion directe à la « noce » proposée par Verlaine, pauvre vierge folle sentimentale obsédée par son « époux infernal ». Verlaine adore le corps de Rimbaud, il se décrit par rapport à lui comme une « vieille truie au con toujours ouvert », il titube entre con et cul, avant de devenir un « Loyola, chapelet aux pinces » (écoutez le mot pinces). Rimbaud, lui, est pratique, pressé, positif, cynique, générateur, les gémissements poétiques ne sont pour lui que des sophismes. Pacser Rimbaud sous couvert de J.-C. ? Eh non. On connaît d’ailleurs, par ses lettres, son programme de retour d’Afrique : rentrer avec plein d’argent, se marier, avoir un fils qui devienne ingénieur, bref de quoi fasciner et se faire secrètement haïr dans les siècles des siècles. Quand il est au Harar, il décrit ainsi deux de ses confrères en commerce qui sont en Palestine : ils doivent être, dit-il, en train de visiter les lieux saints, Sodome et Gomorrhe. Du moins, ajoute-t-il, avec un petit rire sec, « Jérusalème à le croire ». Pas d’église, pas de chapelle, pas de synagogue, pas de mosquée, pas de temple, de l’air. Et puis : « J’ai vu l’enfer des femmes, là-bas. »

En tout cas, si « Génie » est aussi J.-C. ressuscité, il est clair que le Temps tout entier (et donc en même temps « l’éternité ») change de nature. Avant J.-C. tout va vers J.-C., après J.-C., tout vient de J.-C. Il arrive de toujours, et il s’en va partout, à travers mille tragédies, mais ce n’est pas le problème. Il est là, tout de suite, à côté de moi, sur la page, en train de la lire avec vous. Nous disposons maintenant d’un temps focal pénétrant tous les sens dans toutes les directions. Il n’en finit pas d’aller, de venir, de jaillir et de rebondir.

Rimbaud a pensé à un « nous », c’est vrai, mais il s’agit plutôt d’un « je » porté à sa multiplicité effervescente, ou d’une hypothétique fraternité de musiciens et de musiciennes, pas d’un unanimisme social. Même s’il a pu un moment penser à un avènement « révolutionnaire » (et après tout, pourquoi pas, on peut expérimenter soi-même ce délire comme une ivresse), il a vite compris qu’il n’y aurait jamais personne de ce côté-là, aucun « nous » ne pouvant sortir, dans l’ancien temps, de son anéantissement tourbillonnant. Bon, il se tait, il raccroche, il prend le premier emploi de survie venu, il feint de tout oublier, il se dépense, il économise, il s’organise. « Poète maudit » ? Merci beaucoup.

Reste la question du temps invendable, d’une richesse telle qu’il n’est pas évaluable en argent, comme un solde de diamants sans contrôle. Sans doute, désormais, votre image est à vendre, vos organes sont à vendre, votre âme est à vendre, vos paroles sont déjà vendues (elles ne valent pas cher). Tout en demeurant hors d’atteinte, J.-C. s’est très bien vendu et se vend massivement encore (le pourboire de 30 deniers au départ était vraiment minimum). Rimbaud lui-même est parti de 1 franc, voyez le triomphe. Et pourtant il continue à être pleinement gratuit, ce qui, justement, fait monter les prix. Les contemporains sont aveugles et sourds, mais l’argent, de tout temps, voit et entend plus loin qu’eux, c’est un dieu.