Vous regardez maintenant une photo de la mère de Staline, la mort frigide elle-même, en majesté, dans ses voiles noirs : tout s’explique. Le temps ne passera plus, les lendemains sont déjà déportés dans le froid. Breton, presque seul, parle de l’ex-URSS comme d’un « éden de laquais et de bagnards ». C’est ce qui a dû attirer, il n’y a pas si longtemps, la mère de Michel Houellebecq, complaisamment interviewée dans la presse nationale et internationale. C’est une vieille femme énergique de 83 ans, l’air mauvais. On est allé la chercher pour qu’elle vomisse un bon coup sur son fils écrivain, scoop littéraire qui aurait intéressé Baudelaire. Elle aime tout ce qui est russe, dit-elle : de Dostoïevski à Poutine, de Pouchkine à Rachmaninov. Elle ajoute, sans rire : « L’URSS était quand même un bel idéal. »

Une journaliste de gauche, pourtant en général bon chic bon genre, éprouve pour cette mère insolite une sympathie étrange, une empathie de mère à mère, sans doute. Elle trouve cette vieille femme « vive, étonnamment vive, bien qu’elle ne se considère pas comme une intellectuelle ». Elle pense que les mères critiquées ou bafouées (son fils ne l’a pas ménagée dans ses livres) doivent avoir « voix au chapitre » (magnifique expression). La journaliste de gauche est fascinée : la Mère est une « femme intelligente, farouchement indépendante », elle a eu des amants nombreux, bref elle est progressiste (alors que son fils, sur ce plan-là, est douteux). On ne la lui fait pas avec la littérature ou la poésie, elle sait, en russe, de quoi il retourne. La journaliste : « Elle a la langue verte et bien pendue, elle ne mâche pas ses mots, la vieille dame. » Et comme elle a été médecin, voici comment elle décrit son fils (qu’elle appelle « p’tit con »). Il a eu des problèmes d’évacuation :

« Au lieu du petit jaune d’œuf guetté avec attendrissement par toute mère attentive, il ne parvenait à émettre, après des hurlements, qu’une petite crotte de bique. »

Cette révélation d’une mère à propos de son fils écrivain, pieusement recueillie par une journaliste de progrès social, est sensationnelle. C’est un tremblement de terre dans l’histoire de la poésie. Qu’on aille désormais interroger de plus près les mères des poètes : elles vous diront mieux que personne d’où ils viennent, ce qu’ils sont vraiment, et pourquoi, désormais, l’extraordinaire misère de la poésie est si évidente. Voyez cette mère et sa journaliste pressées autour du « petit jaune d’œuf guetté avec attendrissement par toute mère poule attentive ». On est passé, rapidement, de la mère catholique ou romantique à la mère socialiste et scatologique. Le bébé écrivain doit faire son cadeau et, s’il ne l’a pas fait, il n’y a aucune raison qu’il devienne plus tard riche et célèbre.

Maman, qui sait qu’elle toute la société hypocritement avec elle (même si, par la suite, tout le monde lui tournera le dos), insiste :

« Il faut qu’il vienne sur la place publique dire qu’il est un menteur, un imposteur, un parasite, qu’il n’a jamais rien fait de sa vie que du mal à tous ceux qui l’ont entouré, et qu’il demande pardon. »

Vous croyez à une plaisanterie, à un coup monté entre mère et fils ? Pas du tout :

« Mon fils, qu’il aille se faire foutre tant qu’il veut avec qui il veut, qu’il en fasse un bouquin j’en ai rien à cirer. Mais si, par malheur, il met mon nom sur un truc, il va se prendre un coup de canne sur la tronche, ça lui coupera toutes les dents, ça c’est sûr. »

Est-ce qu’on n’est pas là au niveau des tragiques grecs, ou bien vers le Macbeth de Shakespeare ? Quel personnage ! Quel jaune d’œuf !

En réalité, voilà de l’amour, un peu exagéré, peut-être. C’est une vieille soixante-huitarde qui parle, une baba-cool de jadis, d’abord aux Jeunesses communistes, puis au Parti, puis dans la presse bien-pensante de la gauche libérale, parcours classique. De l’ex-séminariste Staline à la remise en ordre orthodoxe, il n’y avait qu’un pas à travers les charniers, « un bel idéal ». On notera que Dieu est tout à fait absent de ce discours (mais son fils dit lui-même que Dieu est une merde et qu’il a marché dedans). Bon, sur ce point, au moins, mère et fils pourraient s’entendre. Et pourtant, non, car ce fils a « l’arrogance de se prendre toujours pour l’être supérieur ». Je vous l’avais dit : il est de droite, voire d’extrême droite. Il y a en ce monde un seul être supérieur : la Mère qui guette, attendrie, le petit jaune d’œuf de son bébé mâle.

Au fait, la journaliste si compréhensive a-t-elle eu un fils ? Bonne question, puisqu’elle n’hésite pas à parler d’une « bonne petite fessée à cinquante ans de distance ». Cette « bonne petite fessée » fait rêver, et on se demande à peine si une mère parlerait ainsi de sa fille. Ce qu’il fallait démontrer.

Mais il y a mieux : la vieille mère, qui n’a reçu comme cadeau originel qu’une crotte de bique hurlante, se demande, à la fin de son interview, s’il ne pourrait pas y avoir une « réconciliation » entre son fils et elle (pourquoi pas, publicité à suivre). Elle est maintenant dans la position d’une mère qui « appelle son fils ». La journaliste, faussement émue, insiste : elle sera peut-être, elle ou une autre, dans ce prochain scoop (photos, télé) bouleversant (j’en pleure déjà), à condition d’oublier (ce sera difficile, mais sait-on jamais) le « petit jaune d’œuf ». À ce moment, il faut prendre de la hauteur, et, soudain, la journaliste s’envole. La mère qui « appelle son fils », c’est « Déméter et Perséphone, version mâle ».

Là, c’est le bouquet d’enfer, la chute définitive des dieux grecs.

Notons au passage que traiter un talent individuel et créateur de « parasite » ou d'«  imposteur » est typique du langage des Parasites. Amuseur, menteur, abuseur, imposteur, clown, plaisantin, loustic, pervers, j’entends ça tous les jours, ou presque. Il faut traduire : n’approchez pas, autres Parasites, nous, Parasites déjà installés, gardons pour nous ce morceau de choix, ce cœur.

Ce qui choque les mères, quelles qu’elles soient (et, encore une fois, merci Baudelaire), ne peut pas être tout à fait mauvais. Cette vieille mère et sa journaliste, comme toutes les mères, communient dans l’horreur que leur inspirent ces propos insoutenables d’un fils :

« Je savais que je ne reverrais jamais ma mère, et j’en tressaillais de joie… J’ai vraiment senti que j’étais en train de vivre un grand moment – lumineux, libérateur, paisible. »

Écris toujours, « p’tit con », tu ne seras jamais qu’un bébé hurleur à crotte de bique. Tes livres, ta poésie, j’en ai rien à cirer, et, si tu persistes, tu pourrais recevoir un coup de canne à te casser les dents. La Mère, c’est la trique. Enfin une qui ose le dire en public ! Enfin une qui avoue qu’elle a travaillé pour la mort ! C’est sublime, forcément sublime. Mère de tous les pays, unissez-vous ! Sachez détecter le poète au pot ! Faites-lui honte de son excrétion égoïste ! Surveillez-le de près : il n’aime personne, c’est un monstre, un crypto-nazi. S’il résiste, habillez-le en fille, et appelez-le Perséphone.

Le Père a beau parler, il reste aphone. Quant à Déméter, en reine de la nuit, sa canne est enchantée. Il n’est pas né, et il ne doit pas naître, celui qui serait capable de niquer sa mère !

Un parti s’impose : l’UMAP, l’Union des Mères Anti-Poésie. Il est fondé de toute éternité, il fonctionne maintenant à plein tube, son réglage technique est programmé. Même pas besoin de parti : l’analité bancaire des mères est spontanée, générique, automatique. Bonne chance aux évadés du temps ! Poursuivez !

Voilà, c’était un petit épisode moderne et éclairant de l’imperturbable guerre des sexes. Pour une version plus haute, moins russe, plus poivrée, on se reportera au vertigineux Ma mère de Georges Bataille. Là, au moins, les secrets de Jocaste sont dévoilés face à face, dans l’ivresse et la nudité. Mais n’en demandons pas trop. Il nous suffira d’échapper au servage biologique comme au chaudron des sorcières. Peut-il y avoir, dans cette dimension inconnue, un inceste doux entre mère et fils ? Il paraît que non, mais je suis bien placé pour croire le contraire. Sachez, messieurs, tirer de votre mère, très tôt, des oublis, des gestes vite effacés, des quasi-somnambulismes dissimulés. Si vous avez des sœurs (pas une seule, mais au moins deux plus âgées), même tactique. Elles ne demandent qu’à basculer sans savoir. Il se passe quelque chose, mais il ne se passe rien. Surtout, pas d’histoires. Silence-tombeau. Vous ne laissez rien soupçonner, vous ne vous vantez de rien, vous voici puissamment armé pour la suite. Vous trouverez, en chemin, des filles et des femmes complices, qui trahiront volontiers leur sexe d’ennui pour se satisfaire furtivement du vôtre. Vous trahissez, vous, la grande église homosexuelle masculine et sociale, pendant qu’elles échappent à leurs mères avec une joie d’enfer.

Ainsi de Viva. On n’en parle même pas.

La mère de Proust a essayé d’étouffer son « petit crétinos », comme elle l’appelle tendrement. À force de lui pomper l’air, en tout amour, bien sûr, elle lui a collé un asthme chronique qu’il a surmonté héroïquement, mais dont il a fini par mourir. Mme Proust, on s’en souvient, n’aimait pas Baudelaire. Plutôt Sainte-Beuve, beaucoup plus respectable. Comme toutes les mères, elle se croyait propriétaire du temps. Il y a un problème féminin des dates. Vérifiez, interrogez, c’est très flou. En quelle année ? Quel mois ? Quel temps faisait-il ? La mémoire hésite, vacille, se perd. À part Beauvoir, très précise (mais son gros bébé agité était Sartre), rien de bien précis, et l’Histoire est rarement au rendez-vous. Sur le tard, les mères confondent les prénoms des enfants et des petits enfants (surtout des garçons), et ce n’est pas grave. Apollinaire parle des « éternités différentes de l’homme et de la femme » : c’est bien vu, mais ça manque de détails.

Artaud a souffert toute sa vie des envoûtements dus aux grossesses à répétition de sa mère. Céline a laissé des pages mémorables sur la fermeture de la sienne. Mozart est parfaitement indifférent à la mort de sa mère à Paris (une magnifique sonate quand même). On n’en finirait pas, mais jetons un voile, c’est trop dur, trop bête, trop douloureux. Baudelaire a tout dit dans Bénédiction : les puissances suprêmes décrètent la naissance du poète dans un monde ennuyé, et sa mère « épouvantée, et pleine de blasphèmes, crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié ». C’est dit : les Parasites se jetteront sur le poète, ils empoisonneront sa vie, mais il vivra quand même, « sous la tutelle invisible d’un ange ». Pourquoi les « puissances suprêmes » (angéliques) décrètent-elles la naissance du poète comme à l’insu de Dieu, lequel prend ensuite en pitié la mère qu’il vient d’abuser ? Pourquoi le monde est-il « ennuyé » en l’absence du poète ? Pourquoi celui-ci déclenche-t-il une haine générale, issu de la malédiction de sa mère ? Pourquoi, pourquoi ? Devinez.

On se souvient que dans La Nausée de Sartre, le narrateur retrouve sa présence d’existence réelle en écoutant une « négresse » chantant Some of These Days. Elle est à New York, et lui perdu dans son trou halluciné de province. Pourquoi Sartre n’est-il pas parti avec cette négresse, au lieu d’aller jusqu’à déclarer, en 1954, « la liberté de critique est totale en URSS » ? Devinez.

Bataille, en son temps, a poussé l’expérimentation de la crise hystérique à son comble. Breton, lui, tombe amoureux et, en quelques jours, fait sa demande en mariage. Déchirement d’un côté, fusion androgynale de l’autre. Je passe sur les impasses, plus ou moins tragiques ou comiques, des névroses ou de la petite monnaie perverse de tout ce bordel, le con d’Irène, les yeux aveugles d’Eisa, les pactes opaques de transparence (tu parles), les engagements ou les révulsions politiques qui s’ensuivent, et qui, avec le temps, ne mènent nulle part. Je passe aussi sur le soufre homosexuel qui, désormais, a tourné en farine. Je marche sur un chemin qui ne mène à rien, sauf à des clairières imprévues. Je ne les cherche pas, elles me trouvent. Avec des rythmes instinctifs, je crée un verbe, accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Il faut tout attendre, rien craindre, du monde, des hommes. Vous prenez comme seule image la merveilleuse Composition au papillon de Picasso, en 1933, et vous joutez la définition espagnole du duende : « C’est dans les ultimes demeures du sang qu’il faut le réveiller. » Vous laissez vos contemporains, pourris de cinéma, dans leurs boîtes, et, comme moi, vous vous réfugiez sous le grand mimosa qui respire la nuit, là, tout près, à ma place.

Le fabuleux, très bizarre, très lucide, fou et subtil, Baltasar Gracián, fleur inespérée des jésuites (1601-1658), vous dit qu’avant d’accéder à l’île d’immortalité, il vous faut traverser une mer d’encre, dans le golfe de la mémoire perpétuelle. C’est l’œuvre précieuse des écrivains fameux qui y trempent leur plume. « L’efficacité de cette liqueur est telle qu’une seule de ses gouttes suffit à immortaliser un homme. » Gracián cite, pêle-mêle, Homère, Virgile, Pline, Tacite, Xénophon, etc., et il est d’un optimisme délirant : « Les grands hommes ne meurent jamais. » Immergé dans l’analphabétisme et l’illettrisme actuels, on aimerait parfois savoir ce qu’il pense.

Il est vrai qu’avant de parvenir à la « mer d’encre » immortalisante, il faut passer par la « grotte du Néant », « ténébreuse grotte, funeste bouche d’une horrible caverne fendue sous la jupe ». Pas besoin de vous faire un dessin, ni même d’évoquer l’origine du monde, le malicieux jésuite espagnol joue simplement sur le double sens de falda, pente de montagne et jupe féminine. Spectacle fantastique : tout s’engouffre dans la grotte du Néant, des foules, des carrosses, et pourtant elle reste toujours vide. Conclusion : « Oh, que le néant est beaucoup ! »

Mais alors, que deviennent tous ceux et toutes celles qui se précipitent dans cette fente ? Rien. « Ils ne furent rien, ils ne firent rien, il n’en reste rien. » Au contraire, quelqu’un qui a véritablement été n’apparaît vraiment qu’après sa disparition et sa mort : « Personne n’apparaît s’il ne disparaît. On ne prend son parti qu’une fois parti. »

Il va sans dire que tout le monde n’atteint pas l’île d’immortalité : « Retournez à la grotte du Néant, c’est votre destination. On ne peut prétendre devenir immortel après la mort quand on a vécu comme mort. »

Et ce cri : « Ô vie, tu n’aurais jamais dû commencer !

Mais puisque tu as commencé, tu ne devrais jamais finir ! »

À quoi Ducasse répond froidement : « Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète. »