Je m’aperçois que, depuis quelque temps, surtout après les séances avec Viva, je rentre chez moi avec des précautions infinies, des ruses de Sioux, comme si j’allais déranger quelqu’un dans ma chambre. Il est là, l’autre, assis à mon bureau, il voyage autour des murs, des objets, des livres. J’avance lentement, j’ose à peine respirer, j’essaie de ne pas penser au nombre de fois ou j’ai mis ma clé dans la serrure de cette porte. L’ascenseur lui-même est étrange : il monte souvent comme a côté de lui-même, vers un étage inconnu.

Pas de loup, pas de voleur, pattes de chat cambrioleur. Je rase les murs, je me glisse, je me faufile. Juste quelques gros jurons intérieurs : « Nom de Dieu ! », « Putain ! », « Bordel ! », « Quelle époque ! », « Quel souk ! ».

Je n’allume pas, je vais dans le noir jusqu’à ma table, je reste là sans bouger. Et puis, soudain, tout va très vite, en plein dans la cible, lucidité, repos et vertige. Je me réveille, je me rejoins à la verticale, comme si je me trouvais aux antipodes, de l’autre côté exact de cette boule folle tournante, quelque part en Nouvelle-Zélande, dans un appartement d’Auckland. J’habite là-bas avec une Chinoise ravissante, humour, pudeur, réserve, intelligence, élégance. Il y a au mur un rouleau aux bambous s’élançant d’entre les rochers, sous une pluie d’idéogrammes à la calligraphie énergique et fine. J’ouvre mon cahier, j’écris.

Après tout, quelqu’un est peut-être en train de faire la même chose. Il y a eu des milliards de vies humaines dispersées en cendres, et d’autres milliards qui attendent de l’être, sans parler des milliards à venir. Je suis une goutte, un atome, un neurone pensant, mais, en regard du tintamarre actuel, le silence des espaces infinis me rassure. Allez, musique.

Par exemple cette messe de Mozart, dite « du Credo », K 257. Elle a été interprétée pour la première fois à Salzbourg, sous la direction du compositeur, en novembre 1776. Mozart a 20 ans, il n’en est pas à sa première messe, celle-ci est appelée « grande », parce qu’il y en a une autre, petite, du même nom. C’est très beau et très simple, emporté à toute allure, on sent que ce jeune homme a hâte d’en avoir fini, « Credo », d’accord, mais on expédie ça à cheval, au sabre. Credo ! Credo ! Credo ! Déferlement et martèlement, c’est la charge de la brigade légère à travers les dévots et les anti-dévots, les effarés et les ralentis de tous les temps. Ils sont assis, agenouillés, figés, pétrifiés, cabrés, peu importe, la vague passe, elle est porteuse d’une liberté illimitée.

C’est le contraire exact de cette magnifique chanteuse de jazz, Aretha Franklin, criant, avec ses chœurs de femmes derrière elle, Freedom ! Freedom ! Freedom ! Credo libertaire ? Freedom totalitaire ? « Credo » est à la première personne dilatée, « Freedom » est communautaire, avec tonalité durcie, ex-soviétique, de rock de meeting. Credo ! Freedom ! Liberté, Liberté chérie ! Une langue morte vivante, une langue vivante morte. Comme l’a lancé, devant une statue de la Liberté, la charmante Mme Roland, avant que sa tête tombe dans la sciure : « Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom. » Une autre version, retour de la guillotine, donne : « Ô Liberté, comme on t’a jouée ! »

Le titre choisi par Manon Roland pour ses Mémoires est Appel à l’impartiale postérité. Une telle instance existe-t-elle ? On peut en douter, mais cette ferme républicaine devait le penser. J’ai devant moi (tradition girondine) la deuxième édition de 1821, publiée à Paris par Baudouin Frères, Imprimeurs, Libraires, Éditeurs, 36 rue de Vaugirard. La première édition, de 1820, s’est envolée tout de suite et a été épuisée en deux mois.

On y apprend que Manon, née en 1754 (2 ans avant Mozart), était la fille d’un artiste, « née pour connaître, aimer et sentir les beaux-arts : des crayons, un burin, des livres, une guitare, furent, de bonne heure, placés entre ses mains ».

On la voit d’ici : elle est vive, jolie, séduisante, elle trompe allègrement son vieux mari, elle reçoit ses amis politiques rue Guénégaud, elle va les accompagner dans leur chute, due à leur répulsion pour les épouvantables massacres de Septembre. Elle est d’abord incarcérée, le 9 août 1793, aux prisons de Sainte-Pélagie, puis à la Conciergerie, en attendant son procès. Elle écrit vite, elle dessine son propre portrait, elle se procure de l’opium pour se suicider, mais trouve qu’après l’exécution de 22 de ses camarades, il est plus vrai de pousser à bout la démonstration, à l’usage de « l’impartiale postérité ».

C’est ainsi que présentant seule sa défense devant le Tribunal révolutionnaire (qui, bien entendu, l’a déjà condamnée sans l’écouter), elle déclare froidement : « Vous me jugez digne de partager la mort des grands hommes que vous avez assassinés, je tenterai de porter à l’échafaud le courage qu’ils ont montré. »

Elle est exécutée le 8 novembre 1793. Je connais trois personnes qui, tous les 8 novembre, allument une bougie (pas un cierge) en son honneur.

Dans la charrette qui la conduit à la guillotine, sous les insultes habituelles des mégères de Paris, elle voit que le condamné qui l’accompagne au supplice est prostré et mélancolique. Elle lui parle donc avec tendresse et gaieté, et parvient même à le faire rire. Le bourreau lui propose une faveur : passer la première. Avec délicatesse, pour ne pas choquer et affliger son compagnon d’exécution (un amant ?), elle renonce à cette préséance. Le bourreau lui dit que c’est comme ça et pas autrement. Sur quoi elle a ce mot inouï, dit avec la plus grande gaieté : « Monsieur, comment pouvez-vous refuser à une femme sa dernière requête ? » Le bourreau s’incline, et elle passe donc, contrairement aux habitudes de civilité, en second. Charmante Manon !

Il y a eu, dans ces moments-là, bien des scènes étranges qu’on peut lire dans les Mémoires du bourreau Sanson. Dur travail, du matin au soir, place de la Concorde, avec les « tricoteuses » au spectacle, et les chiens, à la nuit tombée, venant laper sous la guillotine le sang encore frais. On note par exemple qu’un condamné, avec une incroyable désinvolture aristocratique, n’a pas cessé de lire jusqu’à prendre sa place sous le couteau, et, avant de s’allonger, a corné la page de son livre. Un autre fume la pipe sans désemparer, et sa tête tombe, pipe au bec, dans le panier. Les Girondins, après leur banquet nocturne en prison, chantent jusqu’au dernier. Des trucs de ce genre.

Une qui ne voulait absolument pas mourir, en revanche, et qui criait très fort (« Encore un moment, monsieur le Bourreau ! »), est la brave Mme Du Barry. Sanson note que si tous les condamnés hurlaient et se débattaient comme elle (« on l’entendait jusqu’à l’autre rive de la Seine »), on n’en finirait pas. La Du Barry, dit-il, a été difficile à boucler.

La même fatigue, surmontée grâce à la vodka, se révèle chez l’exécuteur soviétique des officiers polonais à Katyn. Une balle dans la nuque pour chaque corps, c’est long, éprouvant, déprimant, d’autant plus que les jets de cervelle tachaient souvent les uniformes, et que les femmes des soldats grognaient en faisant la lessive. Les nazis, eux, sont entrés plus vite dans l’ère technique. Quant à Hiroshima et Nagasaki (photos au sol censurées, pas d’histoires avec ces monceaux de cadavres), il a suffi de passer en avion et d’appuyer sur un bouton : on voit le progrès.

Il n’en reste pas moins qu’Auschwitz, par sa monstruosité la plus obscure et la plus métaphysique de toutes, est le crime des crimes.

Un simple détail : dans la liste des condamnés à mort, signée Fouquier-Tinville, assassin de la belle Manon, on trouve, au n° 11, le nom du marquis de Sade « adepte du traître Roland ». Comme c’est étrange. Ici, malgré le sérieux tragique des situations, un immense fou rire envahit le Temps. Sade n’a d’ailleurs pas pu être trouvé en prison, puisque sa fidèle compagne, Constance, l’a fait libérer en douce (elle a donc trouvé l’argent qu’il fallait pour corrompre les incorruptibles). Sade l’appelait « Sensible ». Quel beau prénom.

Sade est, indubitablement, le plus grand criminel en imagination de tous les temps. Cet exploit aurait-il pu avoir lieu autrement qu’en français ? Impossible.

« En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l’humanité pleurarde » (Poésies).

Une saison en enfer, une raison en enfer. Le sommeil de la raison engendre des monstres, sa déification aussi (la cocasse comédienne déguisée en « Déesse Raison », en déshabillé transparent, sur l’autel de Notre-Dame). On n’a pas encore compris pourquoi raison doit s’écrire et s’entendre aussi comme réson. Raisonnez, mais n’oubliez pas de résonner, sans quoi votre raisonnement sonnera creux un jour ou l’autre. L’entendement est à ce prix. Dans l’illumination intitulée À une raison, Rimbaud convoque cette révolution par un seul coup de doigt sur un tambour, qui « décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie ». Plus de grosse caisse du temps, un doigt suffit. Rimbaud continue en appelant à une marche de « nouveaux hommes » et en annonçant un « nouvel amour », issu, par simple effleurement du doigt, de cette raison nouvelle.

Par la suite, il y a des enfants qui chantent : « Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps » (c’est moi qui souligne). « Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux. »

Une autre loterie, d’autres partages et distributions sont possibles, et ce n’est pas parce qu’on est né ici ou là, dans tel ou tel contrôle social, qu’on doit être prisonnier d’un « lot ». Quant au mot fléau (du latin flagellum, fouet), il a plusieurs significations : instrument ancien pour battre – donc cribler – le blé (donc production de grains) ; arme depuis le 12e jusqu’au 16e siècle ; tige horizontale d’une balance ; calamité publique (« la guerre est un fléau ») ; personnage funeste (femme particulièrement emmerdante).

Le Temps est un fléau, il faut le cribler, lui faire donner ses grains. À partir de là, il sera possible d’élever, n’importe où et n’importe quand, la substance des fortunes, des chances, des désirs, des vœux, de répondre enfin au cœur enfantin. La nouvelle raison, en criblant le temps et en traversant les sons, arrive de toujours et va partout. « Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. » Elle est une et indivisible, elle déclenche un nouvel amour, elle vole selon.

Dans une lettre d’août 1871, Rimbaud écrit qu’il souhaite, en arrivant à Paris, des activités peu absorbantes, car « la pensée réclame de larges tranches de temps ». Un an plus tard, il fait l’apologie de l’Académie d'« Absomphe » (d’absinthe), débit de boisson situé au 176 rue Saint-jacques. Le propriétaire, un certain Pelletier, y alignait 40 tonneaux le long des murs, si bien qu’on appelait l’endroit l’Académie du Quartier latin. Quarante siècles de tonneaux à immortalité fugitive, c’est quand même mieux que quarante pseudo-immortels académiciens.

Rimbaud appelle l’absinthe « sauge de glaciers ». D’où lui vient ce froid intense de l’ivresse, « le plus délicat et le plus tremblant des habits » ? La sauge pousse sur les prairies et les terrains vagues, l’absinthe sur des lieux incultes. La première a des propriétés toniques, la seconde toxiques. Lorsqu’il décrit sa vie à Paris, en juin 1872, rue Monsieur-le-Prince, dans une mansarde donnant sur les cours et le jardin du lycée Saint-Louis (lycéen, tu m’écoutes ?), il est très précis :

« Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. À 3 heures du matin, la bougie pâlit, tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres, c’est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin… » À 5 heures, il va se saouler, et se couche à 7 heures, « quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles ».

Il « travaille » donc jusqu’à 3 heures du matin, c’est une veille (« la bougie pâlit »). Sa vie est le contraire de celle des cloportes, ce qu’indique assez le fait de se saouler à 5 heures et de se coucher à 7 heures. Silence du lycée Saint-Louis.

Maintenant, il est dans une jolie chambre « sur une cour sans fond, mais de trois mètres carrés », rue Victor Cousin, à l’hôtel de Cluny, rue qui fait coin sur la place de la Sorbonne par le café du Bas-Rhin, et donne sur la rue Soufflot, à l’autre extrémité : « Là, je bois de l’eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j’étouffe. Et voilà. »

Nuit seule, jour en feu.

Il donne quand même des conseils à son ami provincial, Ernest Delahaye, conseils qu’il s’est donnés à lui-même depuis longtemps :

« Le sérieux, c’est qu’il faut que tu te tourmentes beaucoup. Peut-être que tu aurais raison de beaucoup marcher et lire. Raison en tout cas de ne pas te confiner dans les bureaux et maisons de famille. Les abrutissements doivent s’exécuter loin de ces lieux-là. Je suis loin de vendre du baume, mais je crois que les habitudes n’offrent pas de consolations, aux pitoyables jours. »

Qui n’a pas tenu très tôt ce programme n’a pas connu et ne connaîtra jamais grand-chose de la vie réelle. Mais qu’il s’agisse d’absinthe, de haschisch, d’amour, ou de tout ce qu’on voudra, l’ivresse est d’abord, indissociablement, physique et verbale. Ne pas savoir la dire est idiot.

« Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode ! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie entière tous les jours. »

L’ivresse est une matinée. Une aube d’été.

« À quatre heures du matin, l’été,

Le sommeil d’amour dure encore.

Sous les bocages s’évapore

L’odeur du soir fêté. »

Vous êtes sûrs qu’il n’y a aucun point commun entre Paul Claudel et André Breton, le second ayant même explicitement souhaité la mort du premier. La querelle métaphysique, décrétée indépassable par certains, a eu lieu, de façon très violente, au sujet de Rimbaud.

Mais voici un petit tour de magie.

Apparaît ici un voyageur du temps, splendidement indifférent, Watteau :

« Messager de nacre, avant-courrier de l’Aurore, moitié sensibilité et moitié discours, élan mesuré, effacé, anéanti dans son propre tourbillon » (Claudel).

« Personnalité angélique » (Breton).

« Ces privations, ces douleurs qui, très tôt, vont ruiner sa santé physique, c’est merveille de les voir s’absorber tout entières dans un hymne à la seule gloire de la nature et de l’amour. Ainsi toute tempête, au premier beau jour revenu, trouve moyen de s’engloutir et de se nier dans une perle » (Breton).

C’est par ici, en effet, avant comme après le déluge (et notamment celui de la Révolution française), qu’on revoit les étoiles, qu’on monte en elles, qu’on entre dans l’amour qui meut le soleil. Elle est retrouvée – Quoi ? L’éternité. Mais c’est une éternité qui n’a rien à voir avec l’ancienne, bien qu’encore une fois ce soit aussi la même. Il y a en tout cas un moment où rien n’est plus comme avant. Un grand mouvement de nuit vient d’allumer amoureusement la mer et le ciel. Mon hôtel sept étoiles est à la Grande Ourse, et, comme le Chinois sans fond, je reste uni à la Mère. Qui osera dire que l’hôtel où il a séjourné neuf mois avant de naître était le meilleur du monde ?

Cette « Mère » du Chinois, c’est évidemment la Voie ténébreuse et impénétrable, à laquelle il s’identifie le plus possible. Elle reste vierge et elle ne meurt pas. Ce n’est pas telle ou telle mère biologique, bien qu’il puisse arriver qu’elle s’incarne fugitivement, pour le plus grand bien de son embryon.

Il est étrange que Goya, à Bordeaux, en 1828, tout près de la mort, dans un climat d’épouvante intérieure, l’ait vue surgir en laitière, et Hölderlin, plus tôt, dans le même lieu, sous forme de « femmes brunes sur le sol doux comme une soie ». La Laitière de Bordeaux est un tableau fascinant. On sait qu’à l’époque, de jeunes paysannes venaient des environs apporter du lait en ville. Celle-ci est donc venue, sans doute chaque matin, chez Goya. Elle apparaît recueillie, incurvée, absorbée, nacrée, sur fond de ciel irisé. Elle est très brune et très solide, c’est une annonciation avec ciboire de lait moussant qu’elle apporte, vache sacrée, à son vieux bébé de peintre déjà sourd. Elle est vierge, bien entendu, mais divisée par cette grande avancée de jambes et de cuisses cachées. Attention, très attentive, sérieuse, presque sauvage dans sa tournée. C’est un ange, le ciel l’envoie, comme un caprice de lumière, au milieu des désordres de la guerre, des cauchemars, des tortures, des vampires, des vieilles sorcières édentées. C’est l’éternel retour de la duchesse d’Albe, à l’aube, qu’on a connue autrefois très nue ou très habillée. Elle ne fait que passer chez ce demi-fou, exilé espagnol qu’elle aime, de même que les femmes brunes, d’instinct, n’ont pas manqué de repérer ce jeune Allemand que l’on dit poète. Du vin, du lait.

La nacre, tout est là, et le vieux Goya, dans ses douleurs, le sait aussi bien que Watteau dans les siennes. La nacre, la perle, c’est aussi Rimbaud (« glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braise ») tel qu’il est apparu aux habitants du temps. C’est le sperme du cachalot Rimbaud (« effet séminal » pour Claudel, « grande affaire » pour Breton). Ce foutre marin est très désiré des coquettes. On sait que Verlaine en était friand, et Mallarmé aussi, de loin, qui lorgnait sur « les mains de blanchisseuse » de ce passant considérable, lequel en a eu vite assez de se faire pomper. Allez le voir au désert, si vous ne voulez pas me croire.

« Sachez que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de l’homme à la figure de canard » (Les Chants de Maldoror). Et encore : « Le canard du doute, aux lèvres de vermouth » (Poésies)…

Le canard du doute, c’est l’être humain lui-même. Quant au vermouth (allemand Wermut), c’est l’absinthe ou un vin blanc alcoolisé, aromatisé avec des plantes amères et toniques. Toniques ou toxiques ? Les deux, et nous revoici dans les Artemisia maritima, les plantes d’Artémis, sœur d’Apollon, vierge chasseresse et sauvage, qui vit hors des villes, à la limite des territoires cultivés, toujours au-delà, espaces à l’abandon, territoires de chasse, forêts et montagnes, mais aussi landes des caps et des marécages, bords des fleuves et des lacs, aux confins, en marge, aux extrémités, au bout, comme ici, près des marais salants, où pousse, sur les bosses, la sanguenite (c’est mon adresse), absinthe ou armoise de mer.

Son goût est amer, elle a longtemps été utilisée comme vermifuge, on l’appelle aussi « petit cyprès ». Depuis l’incendie de son temple, à Éphèse, Artémis, parfois, se repose en elle. Ne l’approchez pas, et, si elle se baigne nue, ne la regardez surtout pas. Si vous m’écrivez, n’oubliez pas la mention « Héraclite le Clair », sinon mon courrier se perd. Qu’est-ce que le Temps ? Un enfant qui s’amuse, un royaume d’enfance qui se joue aux dés :

« Il s’était retiré dans le temple d’Artémis, et jouait aux osselets avec des enfants. Aux Éphésiens qui s’étaient attroupés autour de lui, il dit : “Imbéciles, qu’est-ce que cela a d’étonnant ? Ne vaut-il pas mieux s’occuper à cela, plutôt que d’administrer un État en votre compagnie ? »

Voilà un homme.

La nouvelle raison, le nouvel amour sont un feu de temps traversant.