« Je suis un son qui résonne doucement, existant depuis le commencement dans le silence. »
Nous sommes ici dans les premiers siècles de ce que nous avons l’habitude d’appeler notre ère, dans les manuscrits déterrés par hasard par des paysans, en Égypte, en décembre 1945.
Toute une bibliothèque enfouie ressurgit, préservée de la destruction. Le « son » dont il s’agit est une « voix inaltérable », « la voix du son », « la voix du réveil dans la nuit éternelle ». Vous recevez ça dans un souffle, vous êtes là pour répondre, ou non.
Si vous répondez, voici donc « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce que la main n’a pas touché, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme ». En réalité, vous avez été jeté en ce monde, et vous continuez à être entravé, détourné, empêché, falsifié. Vous avez affaire à une bureaucratie minutieuse qui vous promet à la mort. Aucun doute, vous êtes sur la liste du Camp. Il vous est interdit de devenir qui vous êtes. Or, ici, dans ces papiers que des voyageurs du temps ont préservés des perquisitions et du feu, on vous propose carrément de sortir de la mort, bonne nouvelle, sans doute, mais énorme blasphème. Vous lisez, vous écoutez, et une illumination et une révélation foudroyantes fondent sur vous, vous êtes sauvé.
Il y a un temps menteur organisé, il y a un temps vrai. Le temps vrai est gratuit, comme un bloc d’or au fond d’un bourbier. Qu’êtes-vous venu faire dans cette galère soumise au flot des générations ? Pourquoi manger sans fin du cadavre ? Qui veut vous terroriser, et dans quel intérêt ? Vous titubez, avouez-le, dans l’angoisse, les ennuis, le brouillard, l’erreur, l’oubli. Vous n’osez même plus dire de vous-même : « Je pense, donc je suis. » Les jours passent, petits plaisirs, chagrins, deuils, brèves éclaircies, bavardages, soucis. Pas une seule présence ne vous aide.
Soudain, tout se passe comme si vous vous entendiez avec une force de lumière : vous êtes rassemblé, solitaire, célibataire, unifié. Vous entrez dans un royaume toujours présent, toujours actuel, dedans enveloppant dehors, dehors enveloppé par dedans, invisible dans la pensée de l’invisible, vous êtes un vivant issu du vivant, un sauveur qui se sauve lui-même. Vous avez été empoisonné par vos Parasites, vous guérissez :
« L’univers est la pharmacie où les corps lumineux guérissent. » Ce monde est un hôpital de fous, une noria, une roue qui veut vous entraîner loin du paradis de lumière. Le plus souvent, vous sombrez dans l’inconscience, l’ignorance, l’ivresse, la mort, vous êtes prisonnier de l’instinct de mort, personne, en principe, n’échappe à cette aimantation noire. C’est la « grande guerre » entre clarté et obscurité.
Il faut bien admettre que ces deux principes, lumière et ténèbres, absolument distincts et opposés, reviennent, après leur long mélange, chacun à sa nature intégrale. Vous, vous êtes au milieu, ballotté, renversé, accablé, submergé, noyé. Heureusement, vous avez vos livres. Faisons donc un tour en enfer.
Le « Prince des Ténèbres » a son royaume où il n’y a nulle vie, sauf de la bile et de la colère. C’est le roi du monde de la fumée, étrange spectacle. Laideur, puanteur, horreur, abjection, pourriture, langage insensé, stupidité. Et encore : perpétuel déchirement, lutte constante de soi contre soi, guerre intestine et sans relâche, anarchie permanente, autodestruction. Et encore : hostilité, méchanceté, fureur, jalousie implacable, dévoration de tous par tous, rythme de mort sans conclusion ni sens, vertige de suicide, hargne, envie, aigreur, viscères, vinaigre et, finalement, autophagie.
Le Prince de ce monde, ou plutôt du non-monde immonde, se montre lui-même à vos yeux. Il vit dans un perpétuel présent, il ne voit que ce qu’il a devant lui, dans sa proximité dévoratrice immédiate. Il ne connaît pas ce qui est loin. Tout autour, c’est un cloaque d’accouplements ratés, un chaos de cannibalisme. Tout désir, ici, est borné, buté, anéanti à peine surgi, entêté à s’évanouir dans son assouvissement, pour renaître aussitôt après. Rien que du court terme, de l’instantané, tout doit être dans un présent compact, et sous le regard. « Il ne connaît et ne perçoit que ce qui est présent à ses yeux. » Aucune mémoire. « Le commencement comme la fin échappent à son entendement… C’est une nuit absurde et désespérée en attente de la nuit totale. »
Ça ne vous rappelle rien ? Ah bon.
Faites un montage rapide : n’importe quelle salle en folie de la Bourse sur la planète, et, aussitôt après, Saturne dévorant ses enfants de Goya. Revenez à La Laitière de Bordeaux. Pause.
Au passage, un peu d’air frais, à la Freud :
« Pour être vraiment libre et heureux dans la vie amoureuse, il faut avoir surmonté le respect pour la femme, et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur. »
Si ça ne suffit pas, montez, en enchaînant, des photos d’Auschwitz, du Goulag, d’Hiroshima, de quelques charniers contemporains, mais terminez toujours par La Laitière.
Aucun effet ? Je ne peux plus rien pour vous.
L’admirable Henri-Charles Puech (1902-1986) donnait ses cours sur la Gnose et le Manichéisme au Collège de France en 1968. Voilà une année. Ses recherches portent sur le Temps. Mais voici son portrait du Prince des Ténèbres :
« Son intelligence n’a nul don de pénétration, elle ne saisit, et de l’extérieur, que la surface matérielle des choses et des corps. Sensible aux apparences et aux signes, elle demeure fermée au réel et aux profondeurs intérieures. Impuissante à suivre et à s’expliquer l’enchaînement organique de tels ou tels événements successifs, ou, chez autrui comme en elle-même, le déroulement continu d’une pensée, elle n’accède et ne réagit qu’à l’instantané. Elle n’embrasse à chaque instant rien d’autre que la présence fortuite et passagère de tel objet, de telle personne, de tel fait. Sans principe ni but elle-même, un pur présent, dont elle ne sait ni induire les antécédents ni prévoir les conséquences, l’occupe et l’absorbe tout entière. »
Est-ce assez clair ? Avez-vous reconnu la Société elle-même, ses agents et ses collaborateurs ? Ce dernier Dieu, évacuateur de l’Histoire et du Temps, vous est-il apparu dans sa gloire noire ? Vous êtes-vous reconnus sous sa coupe dans la mondialisation ou plutôt l’immondialisation en cours ? Comprenez-vous pourquoi le message de la véritable Église de Lumière ne pouvait être que persécuté, censuré, brûlé ? Mani, son fondateur, a été atrocement écorché vif par le roi de Perse Barhhâm Ier, entre 274 et 277 (on entend l’écho de cette tragédie dans le Canto 72 d’Ezra Pound). Quelle idée, aussi, de se vouloir missionnaire et de fonder une Église ! Ce Mani, ou Manès, était, paraît-il, dessinateur, peintre, musicien, ce qui suffisait à le rendre éminemment suspect pour toute religion de pouvoir. Ses disciples ont été pourchassés et éliminés partout, les plus perspicaces à long terme ayant clandestinement rejoint l’Église catholique, meilleure ennemie, meilleure alliée. Ne les dénoncez pas, non plus que les marranes d’autrefois. Ces réfugiés des siècles n’ont l’air de rien, ils sont très dissimulés, mais ce sont des sortes de baleines, comme l’a si bien compris Melville dans Moby Dick :
« Ô Homme ! admire la baleine, efforce-toi de lui ressembler, toi aussi reste chaud parmi les glaces, sache vivre dans un monde autre que le tien, sois frais sous l’Équateur, que ton sang, au Pôle, demeure liquide… Comme le grand dôme de Saint-Pierre, et comme la grande baleine, garde en toutes saisons ta chaleur personnelle. »
La baleine de Rome est la grande voyageuse du Temps. Il ne faut donc pas s’étonner si le nom de code, dans les Services, du pape blanc Jean-Paul II, après son assassinat raté, était « Moby Dick ».
On sait peu de choses, et pour cause, de l’Église de la Lumière, sinon que le chant, les parfums, les fleurs y étaient célébrés, que la Voie lactée, « chemin des âmes », était comparée à une colonne de louange (« tu es un amant des hymnes, tu es un amant de la musique »), qu’on y recevait la grâce, l’espérance, la connaissance et la foi, ce qui revenait à être réconcilié avec la Droite de la Paix, bref qu’il s’agissait bel et bien d’un rituel de Salut individuel, avec sceau, huile, onction, absolution, mais pas de trace d’obéissance. Le « consolamentum » cathare a beaucoup fait rêver. Je l’exerce encore, mais très rarement, et dans des circonstances particulières. L’essentiel, là encore, porte sur le Temps.
Il y a trois Temps : le premier voit la lumière et l’obscurité absolument distinctes l’une de l’autre. Le deuxième, après l’assaut des ténèbres contre la lumière, est un temps de mélange (dans lequel nous sommes depuis très longtemps et pour très longtemps). Le troisième, qui s’approche peut-être à toute allure, voit de nouveau lumière et obscurité radicalement séparées. Les saints du mélange sont comparés à des cerfs : innocents, rapides, agiles, ils ont soif de « l’Eau vivante ». Ils sont « contemplateurs du monde », puisqu’ils se tiennent sur les sommets. Le cerf, le serpent, l’aigle : on se croirait déjà chez Zarathoustra, éternel retour d’une libération désirée, drame du « Sauveur-Sauvé ». Pas de contradiction avec le Ressuscité, qui est tout sauf de la névrose doloriste (ça n’empêche pas de soigner les malades, dur labeur).
L’envoyé de l’Église de la Lumière se manifeste parfois en rêve : c’est par exemple un enfant resplendissant qui joue tranquillement au bord de l’eau. Vision fugitive, nouvelle naissance. C’est une décision du Saint-Esprit, un réveil. Puech écrit justement :
« La gnose n’est pas simple conscience que le sujet prend de soi, mais transformation radicale du sujet par cette prise de conscience. »
Le plus étonnant est que cet événement puisse se produire par simple lecture. « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas à la mort » Ou bien : « Heureux celui qui se tiendra dans le commencement, et il connaîtra la fin, et il ne goûtera pas à la mort. » Si on demande au gnostique d’où il vient, il peut répondre : « Je suis né de la lumière, là où la lumière s’est produite d’elle-même. » Rien que ça. Bien entendu, il aura intérêt à rester discret.
Il s’agit donc d’une sortie, d’une désintoxication, d’un transvasement, pour un retour sur place au « paradis de Lumière ». C’est « la Grande Pensée » surgissant dans « la Grande Guerre », guerre ultra-secrète, sans cesse à l’œuvre, combat spirituel violent, dont personne, ou presque, ne semble plus avoir la moindre idée. Des troubles, des malaises, des explosions, des catastrophes, des massacres, des folies plus ou moins rampantes, soit, mais pas de pensée, ou alors de toutes petites pensées.
Pour l’heure, qui est au moins « très sévère », nous sommes dans le « deuxième temps », celui du mélange, avec forte prédominance de l’obscurité montante, mais aussi annonces de plus en plus intenses de la lumière à venir (qui est déjà là). Temps de l’illusion et du non sens, temps perdu, comme l’a si bien éprouvé et dit Proust, ce stupéfiant voyageur du Temps. Personne n’a mieux décrit l’exil, la prison, et, dans la même trame, les signaux extatiques, les révélations. Un pied en enfer, l’autre au paradis. L’expérience du temps réel est récente, un peu plus d’un siècle.
Très peu d’appelés, encore moins d’élus. Il y a un appel, c’est sûr. Il faut que quelqu’un réponde.
Ne demandez pas d’où vient l’Appel, quand il a lieu, de qui il vient, ni à qui il s’adresse. Tout cela n’a pas de nom, et si j’ai un nom, je ne le connais pas et n’ai pas à le connaître. Il serait risible de dire que je m’appelle « moi », grotesque de vouloir cadrer cette expérience débordante qui, souvent, s’accompagne d’une véritable orgie de mémoire. Certaines phrases, prononcées de plus loin, émergent, par exemple « un livre inspiré de lui-même », ou simplement un mot, « exaucé ». Ça se passe entre gravure et voix, par-delà toute inscription, par-delà le souffle.
Je pense à Champollion se crevant les yeux sur les hiéroglyphes, les cartouches des pharaons, la pierre de Rosette. L’Égypte semblait muette : elle parle. Même surprise pour Freud : les rêves parlent, on peut les interpréter. Plus exactement, ça n’arrête pas de parler, jour et nuit, dans toutes les langues, mais, en général, pour ne rien dire de vraiment vivant. L’Appel, lui, traverse le mur du Temps, il ne dit rien, il appelle. C’est un coup de feu dans le feu.