12
La convalescence de Mordechaï Carméli dura huit jours, huit jours pendant lesquels il ne vit pas Herr Müller. Le futur client de la compagnie El Al ne revint pas à l’infirmerie. Cette absence subite de visites dépita Carméli, l’inquiéta également.
Déçu par le comportement de son « ami », Herr Müller n’avait-il pas déserté l’asile, n’avait-il pas sombré quelque part dans les masses de nuit qu’il Affectionnait ? Était-il malade, ou mort ? On pouvait, dans cette aile de bâtiment, dissimuler le pire à Carméli. Le docteur Depp, Ilse Gewehr le rassuraient : Herr Müller se portait le mieux du monde. Il avait même disputé une partie d’échecs avec le professeur Wurst sans l’entretenir, ni de sa « fiancée » Hildegarde Mücke ni de son prochain trépas. Il paraissait d’excellente humeur.
— Mais pourquoi ne vient-il pas me voir ?
Oui, pourquoi ? L’infirmière s’en ouvrit à Herr Müller lui-même :
— Herr Held vous réclame, Herr Müller.
— Mon petit, je n’irai pas. Vous m’avez assez chanté qu’il était contagieux !
— Mais il ne l’est plus !
— Je n’en suis pas aussi sûr que vous, répliquait le vieillard en hochant la tête, la médecine a des lacunes. Ne me reprochez pas de prendre trop de précautions.
Ilse Gewehr n’insistait pas, habituée qu’elle était aux fluctuations des caprices de ses protégés.
Carméli se rongeait, se lamentait. Sous le vague prétexte qu’il s’appelait secrètement Hitler, Herr Müller était fâché avec lui, lui battait froid, Refuserait peut-être d’accompagner en Israël un homme qui n’avait pas, à son image, les vertus de l’amitié chevillées au corps. Il lui était facile, pour couper au voyage, de s’abriter derrière une infranchissable barrière de palpitations, d’essoufflements, de phénomènes endocardiques qui rendraient son départ impossible, son décès probable s’il transgressait ces règles de prudence. Le rideau n’était pas levé sur le procès de Jérusalem…
Le jardinier brûlait dans un coin du parc les toutes premières feuilles mortes. Herr Müller s’approcha de lui. De sa chambre, il avait aperçu la fumée, avait glissé dans sa poche le cahier des « Mémoires d’Adolf Hitler ». Tout bien pesé, il n’entendait plus laisser à la postérité ce témoignage un peu trop consacré aux menus et aux ragots de la Glückhaus. Le procès serait plus flatteur et à tous égards plus digne d’un bâtisseur d’empire.
Il jeta cette piètre littérature dans le feu, veilla à ce que les cendres, sous le râteau du père Brüning, s’intégrassent à celles des autres feuilles mortes. Il s’y chauffa cinq minutes les mains. L’automne était précoce. On serait mieux au Proche-Orient.
Il s’éloigna, releva le col de son vieux manteau de loden. Il lui serait inutile, au pays du soleil. Il en ferait don à Wehrmacht avant de partir. Pauvre Wehrmacht. Il défilait le jour, patrouillait la nuit, et le docteur Depp commençait à se poser des questions sur ces prémices de sénilité ancienne combattante.
Au détour d’une allée, Herr Müller rencontra Carméli. Plus fantomatique que jamais, l’Israélien tenait à peine sur ses deux pattes de faucheux. Il réprima l’élan coupable, irrésistible, qui le poussait vers Herr Müller. Il ne put toutefois voiler le plaisir qui éclairait ses yeux.
— Herr Müller, je suis ravi de vous revoir.
— J’en suis content pour vous, répliqua fraîchement Müller.
— Je vous cherchais.
— Pour me passer les menottes ?
Le juif s’assombrit, murmura :
— Ne soyez pas désagréable, Herr Müller.
— Mon cher Carméli, Hitler n’avait pas la réputation d’être le plus charmant des hommes.
L’autre s’emporta :
— Hitler ! Hitler ! Laissez-le où il est, celui-là, à la fin ! C’est à vous que je parle, Herr Müller ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu me rendre visite, pendant ces huit derniers jours ? Pourquoi ?
Cela fleurait bon la scène de ménage. Autrefois, Herr Müller avait avec succès fait confiance à la bassesse humaine. Aujourd’hui, désarmé, il tablait sur la faiblesse des hommes leur besoin d’affection. Ce n’était que dans le but de les raviver, de les attiser, ces bienheureuses pusillanimités, qu’il n’avait pas repris le chemin de l’infirmerie. Les amoureux n’agissent pas autrement. Quand on les a trop vus, il est préférable qu’on ne les voit plus, ce qui déclenche le mécanisme, l’automatisme des regrets.
Carméli s’accrochait ainsi qu’un amant trompé, qu’une amante humiliée. Il était vieux, lui aussi. Il n’aurait pas d’autre ami, lui non plus. Tant pis si celui-là portait un nom et un passé qui n’étaient plus à son image actuelle.
— Je vous ai attendu, Herr Müller… Chaque jour…
A dessein revêche, Müller le repoussait :
— Au lieu de m’attendre, Herr Carméli, vous auriez mieux fait de relire les statistiques au rayon des pertes de la Seconde Guerre mondiale.
Égaré, Carméli protestait :
— Mais je m’en fiche, moi, de la Seconde Guerre mondiale !
Herr Müller fit, pincé :
— Vous allez loin, Herr Carméli ! Six millions de juifs, ce n’est pas rien. Un peu de haine, dans votre cas, ne me semblerait pas superflu. Quand on est un homme comme vous, on ne serre pas la main d’un homme comme moi.
— Cet homme-là est mort, Herr Müller. Il fait partie des statistiques.
— S’il est mort, pourquoi voulez-vous le juger ?
— Pour le monde, Herr Müller, pour l’Histoire ! Mais il n’y a pas que cela, le monde et l’Histoire ! Il y a moi ! Et moi, à soixante-dix-sept ans, je n’ai plus le temps de perdre Herr Müller. Herr Müller mon ami !…
Müller railla :
— Vous ne faisiez pas, il y a peu, cette subtile différence.
— Eh bien je la fais, à présent, rétorqua Carméli avec feu. Ce n’est pas vous que j’arrête, c’est l’autre. D’ailleurs…
— D’ailleurs ?… interrogea Müller qui se sentait revivre. Mordechaï Carméli agita les bras pour se donner une apparence de moulin à vent :
— D’ailleurs, je ne vous arrête plus ! Tant pis pour le procès ! Nous finirons nos jours ici. Ensemble.
Non sans véhémence, Herr Müller refusa ce gage suprême d’amitié :
— Ah ! non, mon cher Mordechaï ! Pas question ! Vous m’énumérez tous les avantages que représente pour moi ce petit voyage en Israël, n’allez pas me les nier en bloc maintenant. Vous m’avez promis le tribunal et la prison, cochon qui s’en dédit !
Il ajouta, soupçonneux :
— Vous, vous me racontez des blagues. Vous avez tout à coup peur qu’on me pende !
— Non, toujours pas, déclara Carméli avec franchise. Si j’avais cette crainte, je vous en ferais part, pensez ! Mais je ne veux pas qu’il y ait entre nous quelque chose qui puisse ressembler à de l’intérêt. L’« autre », que j’arrête, c’est quand même vous, matériellement. C’est là tout un distinguo qui échappera aux gens.
Ils marchèrent un instant en silence. Au-dessus d’eux, les feuilles des marronniers jaunissaient, leur promettaient un dais d’honneur pour bientôt, une voûte d’étoiles juives.
— Je suis sensible à vos propos amicaux, fit Herr Müller après ce temps de réflexion. Je ne vous ai jamais prêté, sinon dans un mouvement d’humeur, cette notion d’intérêt incompatible avec les sentiments qui nous animent.
Il sourit timidement à Carméli qui lui rendit ce sourire pudique.
— Je m’aperçois avec joie, Mordechaï, de la force des vôtres. Il doit leur en falloir, de la vigueur, pour surmonter… ce que vous savez. Je comprends le choc que vous avez dû ressentir. Comment avez-vous pu… comment dire… me revenir ?…
— Grâce à vous, Müller. Tout simplement. Vous avez réussi à oublier que je m’appelais Carméli. Vous y aviez quelque mérite. Ne pouvais-je pas, moi, oublier jusqu’à votre nom ?
Il acheva tout bas :
— C’est de l’orgueil. Je ne pouvais pas moins faire que… que…
— Vous êtes sûr de l’avoir oublié, ce nom ?
— Oui, Herr Müller. Il nous reste si peu de temps à vivre.
— J’ai pensé à cela, moi aussi.
— Jeunes, bien sûr, nous aurions réagi autrement, mais nous ne le sommes plus.
— Tant mieux.
— Oui, Herr Müller ; Tant mieux.
L’égoïsme des vieillards, le plus entier, le plus farouche, le plus normal, les avait conduits par les mêmes voies au plus généreux des altruismes, au plus radoteur mais au plus troublant des mouvements du cœur. La carpe, enfin, épousait le lapin. Ils n’auraient pas beaucoup d’enfants.
Leurs noces singulières ne regardaient personne. Débarrassés de tous parents, ils étaient seuls au monde. Sans identité ni race, ils n’étaient plus que deux très vieux bonshommes trottinant vers la mort, côte à côte, dans les allées d’un parc. Ils bavardaient, se coupaient la parole. Herr Müller racontait à l’Israélien ses aventures depuis 1945. Il se souvenait bien davantage de son heureuse condition de garde-champêtre que de son état précédent de Führer, fort abîmé, très égaré, tout brumeux au fond de sa mémoire.
— Il faudra me la rafraîchir, celle-là, au procès, s’alarmait-il, sans quoi on me traitera de gâteux.
— Ne vous mettez pas martel en tête, le rassurait Carméli. Tout sera dans l’acte d’accusation. Et il faudra au moins une semaine pour le lire.
— J’aurai le trac, objectait encore Herr Müller depuis le temps que je ne suis pas passé en public !
— Vous vous replongerez vite dans l’ambiance. Quand on a su nager, on retrouve quand il le faut les gestes de la brasse.
Leurs deux petits chapeaux tyroliens s’harmonisaient aux tons des foulards de l’automne. Herr Müller contempla les parterres, le décor qui l’avait abrité durant douze années. Il allait sortir de cette paisible toile de fond, partir vers l’inconnu. A son âge. Il soupira, prit Carméli par le bras :
— Nous sommes pressés, Mordechaï, ou plutôt le temps nous presse. Nous n’avons plus rien à faire ici. Comment comptez-vous procéder, pour notre départ ?
— Nous sortirons comme pour une promenade en ville. Nous nous rendrons au consulat. Vous emmènerez seulement votre radiographie avec vous. Une fois remplies les formalités d’accueil, nous serons tranquilles. Je ne vous quitterai pas d’un pouce. Des gens du consulat viendront à la Glückhaus chercher nos bagages.
Serait-ce pour le lendemain mardi ou pour le mercredi ? Ils en débattirent. Herr Müller tenait pour le mercredi car le mardi, au réfectoire, on servait du gâteau de noix, et il raffolait du gâteau de noix.
— J’en donnerai d’ailleurs la recette à ma cuisinière, à Jérusalem.
Carméli s’inclina. Mercredi, on le recevrait plus aimablement que de coutume, au consulat ! On ne lui refuserait plus, cette fois, de réparer son poste émetteur !
— Vous devriez, lui soufflerait-on, tenter de récupérer Bormann…
Il déclinerait l’offre. Après le tigre, on ne chasse plus l’hyène. Et puis il était, à la longue, un peu fatigué…
Comme une averse menaçait, les deux petits chapeaux tyroliens regagnèrent l’hospice, franchirent le seuil de la salle de jeux.
— Une partie d’échecs, cher Mordechaï ? fit Herr Müller.
— J’allais vous le proposer, cher Gottfried. Ils s’installèrent.
Du moins, sur l’échiquier, les blancs demeuraient blancs, les noirs demeuraient noirs.