10.
Un des propos de Mordechaï Carméli était demeuré dans la mémoire, pourtant vacillante, d’Herr Müller. C’était celui où l’Israélien avait évoqué le futur procès d’Hitler qui serait, selon lui, « le plus extraordinaire de tous les temps ». Herr Müller déplorait tout bas de ne pouvoir y assister. Comme c’était dommage ! Comme c’était regrettable ! Il y aurait tous les journalistes, toutes les télévisions-du monde entier… Herr Müller soupirait. Il n’y fallait pas songer, mais quel dépit était-ce de n’avoir justement pas la liberté d’y rêvasser !
— Dire, pensait-il non sans aigreur, dire que ce misérable, ce petit, tout petit Eichmann, qui n’était rien du tout, a connu ce suprême honneur, cette apothéose à sa pauvre carrière !
Le fait qu’il eût été pendu refroidissait en revanche Herr Müller. Rien ne prouvait, Carméli avait beau assurer le contraire, qu’on ne pendait pas les vieillards, en Israël. On épargnait sans doute les vieillards ordinaires, mais les autres, ceux de l’élite ? Qu’en savait-il, cet optimiste agent secret ? Il n’était pas tellement dans les bonnes grâces des chefs de son pays, pour s’avancer de la sorte. Herr Müller ne pouvait se fier à la parole d’un homme qu’ils jugeaient indigne de posséder un modeste poste émetteur. Il soupira, navré, et Carméli, qui posait assis sur un banc, s’alarma :
— Vous soupirez, Herr Müller ? Cela ne va pas ?
— Hélas non. La ressemblance n’y est pas. Mes professeurs de dessin auraient-ils eu raison de douter de mon talent ?
L’Israélien se porta aux côtés du peintre, protesta :
— Vous êtes sévère. Je me trouve très bien, moi.
— Le nez n’est pas bon. Je ne parviens pas à attraper votre nez.
Carméli plaisanta :
— Il est pourtant assez long ! Forcément, un nez de juif !
Herr Müller le blâma en termes vifs :
— Il ne faut pas rire de cela. Les Israélites n’ont pas un nez de juif. Le mot juif est péjoratif, le plus souvent. Vous n’allez pas devenir antisémite, non ? Ne me dites pas que ce serait un comble, cela s’est déjà vu !
Herr Müller avait désormais oublié quelques-uns des plus funestes événements de sa vie. Tout à fait, et de très bonne foi. En particulier depuis qu’il avait adopté Mordechaï Carméli. On l’eût surpris en lui signalant qu’il y avait seulement quinze jours il le fuyait pour cause de racisme, indigné en lui affirmant qu’il avait pris une quelconque part à l’édification du camp d’Auschwitz, par exemple.
Tout un pan de lui, pan de brouillard, était retourné à la nuit. La sénilité n’offrait pas que des inconvénients. Elle lavait parfois jusqu’aux mains de Lady Macbeth, plus efficace en la matière que tous les parfums d’Arabie.
Carméli n’eût pas le cœur de rappeler à Herr Müller les raisons de sa récente hostilité à son endroit. Il soupçonnait que son ami avait subconsciemment passé l’éponge sur cette tache. De plus en plus malléable, l’esprit d’Herr Müller procédait tout naturellement à des volte-face, dès qu’un revirement arrangeait son propriétaire. S’agissait-il ou non de la rupture d’un vaisseau sanguin, due à l’éclatement d’un sac de papier ? Quoi qu’il en fût, Herr Müller, sur le sujet, en remontrait à son curé, donnait même en pure perte des leçons de morale à Wehrmacht :
— Wehrmacht, mon ami, cessez je vous prie de parler des « youpins ! » C’est indigne d’un soldat. En 14, combien d’Israélites sont morts sous l’uniforme allemand !
— Combien ? se méprenait l’autre, pas assez, Herrgott-Sakrament, pas assez ! La preuve en est qu’ils ont fait des petits !
Il n’y avait rien de noble à tirer de ce forcené, et Herr Müller, outré, lui tournait le dos.
Il alla jusqu’à saluer un matin Carméli d’un vibrant « Shalom ! »
— Moins fort, le pria l’Israélien effaré, on peut vous entendre, Herr Müller ! Ne perdez pas de vue que je suis Allemand et que je m’appelle Gunther Held ! Un agent secret grillé n’a plus qu’à plier bagage.
— Pardonnez-moi, Herr Held, je ne le ferai plus.
— Mais, entre nous, vous pouvez m’appeler Mordechaï, ou Carméli.
— D’accord, Mordechaï. Je me suis laissé emporter par l’amitié que j’ai pour vous. Car j’ai de l’amitié pour vous, n’en doutez pas.
— Rien ne m’est plus agréable, mon cher Müller.
Demi-juif, le docteur Depp convenait à présent à demi à son patient. Herr Müller suivait ses prescriptions plus volontiers qu’auparavant. Il s’était rétabli physiquement, ne souffrait plus de ses palpitations.
— Je souhaite, déclarait-il à Carméli, enfin, je vous souhaite que votre Hitler dure aussi longtemps que moi.
— Puissiez-vous dire vrai !
— Car je me porte à merveille, hormis parfois des absences de mémoire. Mais ce n’est pas grave, Mordechaï. Le naufrage de quelques souvenirs défraîchis laisse de l’espace aux nouveaux sentiments. Je ne me croyais plus susceptible d’en éprouver. Ceux que j’ai pour vous m’assurent du contraire.
Il alla jusqu’à déterrer une de ses pièces d’or pour offrir à Carméli un cadeau digne de lui. Il lui fit don d’un couvre-chef en tout point semblable à son sempiternel petit chapeau tyrolien, et les deux amis ne déambulèrent plus désormais que coiffés de la même façon, curieux jumeaux chargés d’années à en crouler.
Dénués ainsi que la plupart des vieillards de tout sens du ridicule, ils plurent beaucoup au jeune Hans, suscitèrent l’hilarité d’Ilse Gewehr qui les surnomma incontinent Laurel et Hardy, la maigreur de Carméli, l’embonpoint de Müller se prêtant vaguement à la comparaison.
Le modèle reprit la pose sur le banc, l’artiste barbouilla de plus belle. Dans la tête de celui-ci se remit à trottiner cette histoire de procès extraordinaire, le plus grand, le plus stupéfiant de tous les temps.
Cela devenait une marotte, chez lui, que ce procès de Tel-Aviv ou de Jérusalem. Herr Müller préférait Jérusalem pour des considérations historiques et de standing.
— Gardes, introduisez l’accusé !
Les gardes introduisaient avec précaution le vieillard qui répondrait des forfaits de l’homme. Ce fantôme pris dans les projecteurs ainsi qu’un sphinx tête de mort, c’était cela qui autrefois avait glacé de crainte, figé d’horreur le monde entier ! Le Mal remonté des égouts de la nuit, le Mal qui n’en finit jamais, éternel, tout-puissant ! La Damnée Trinité de la violence, de la souffrance et de la peur !
Esthète et fin gourmet de la démesure, Herr Müller caressait donc du pinceau la fière idée que ce procès hors série serait celui du Mal. Le Mal universel.
L’angoisse du lapin qui entend au loin la galopade du furet dans le terrier.
Le chat paralysé par les phares du camion, du monstre qui va le réduire en bouillie.
Les jouets et les membres de l’enfant qu’éparpille la bombe.
Les pas des policiers dans l’escalier.
La jeune fille qui dit : « Je ne t’aime plus. »
L’homme qui dit : « Je n’ai plus envie de toi. »
Les perdrix fusillées. Celles qui, blotties dans le buisson, épouvantées, ne comprennent pas quelle mouche a piqué le soleil de septembre.
Les coups de poing, les coups de pied.
Le Mal roi. Le haut Mal. L’avocat du diable, le jugement de Dieu. Tout cela, toute la douleur de la terre, tout le sang, tous les cris, les voilà !
C’est ce pauvre vieillard cassé, abruti, qui vient de s’asseoir dans son box. Nul besoin de couleur, de noir et blanc, rien que du noir sur l’écran, sur les tentures funèbres accrochées aux façades des immeubles en deuil. Il est entré dans la salle au son des sirènes de l’alerte aérienne, de celles des ambulances, des klaxons des voitures de pompiers.
Pour la première fois à Jérusalem !
Représentation unique !
En chairs déchirées, en os fracassés, en chair et en os, le Mal ! La Mort ! Ce petit vieux.
Il mourra bien un jour. Renaîtra de ses cendres comme il vient aujourd’hui de renaître à Jérusalem, encadré de gardes dérisoires qui n’empêcheront jamais ce spectre de disparaître, de revenir, de faire son métier de revenant. On ne pend pas le Mal. Il est au-dessus de cela. Il est à la droite de Dieu. Un sac de papier à la main.
Ses yeux bleus fixaient Carméli sans le voir. Herr Müller était bouleversé. Tant de gens le regardaient, ici ou en Mondiovision, qu’il n’osait plus remuer un cil, le pinceau immobile… Il perdait son temps, un temps de plus en plus précieux et rare, dans cet asile où personne ne pouvait le remarquer, le distinguer, lui, petit vieux parmi les petits vieux…
Il entendait les cuivres de Wagner, les fanfares des brutes, le roulement des bottes dans les rues sombres, les trompettes stridentes. Et, surmontant le tintamarre, un gazouillis ténu, un fredon de grillon, le grincement des vis dans la chambre du mort : on ferme le couvercle du cercueil. On ferme ! Les vis grincent toujours. C’est le dernier des bruits. Le tout dernier.
Herr Müller, tendu, prêtait l’oreille. Carméli le réveilla :
— Herr Müller, où êtes-vous ? Herr Müller !
Le peintre ne sursauta pas, ses yeux quittèrent le vide avec lenteur, il eut un sourire bonhomme :
— Je rêvais, Carméli, je rêvassais…
— Vous m’avez fait peur.
— Peur, moi ? Je n’ai jamais fait peur à une mouche, Mordechaï !
Il rit de sa plaisanterie. L’Israélien insistait, mal à l’aise :
— Vous me dévisagiez, et j’avais l’impression d’être de verre…
— Voilà ce qui me manquait, Mordechaï ! Vous avez dit le mot ! Le verre ! Eichmann était bien dans une sorte de cage de verre, n’est-ce pas, quand vous l’avez jugé ?
— Oui, à l’épreuve des balles.
— On est gentil pour les morts, chez vous.
Carméli fronça les sourcils. Herr Müller lui semblait bizarre, depuis quelques jours. N’allait-il pas sombrer, l’abandonner ? Disparaître dans les horizons tordus de la folie ou ceux, plus flasques, plus sinistres, du gâtisme ?
— Pourquoi me parlez-vous d’Eichmann, Herr Müller ?
Le ton de la question ne trompa pas son camarade :
— Rassurez-vous, Mordechaï. Je suis lucide. Profitons de ces instants de lucidité. Je pensais à ce que vous m’avez dit l’autre jour, concernant le procès d’Hitler. C’est passionnant, cette éventualité. Onirique, hélas, mais excitant intellectuellement. Vous pouvez constater que je m’exprime clairement, Carméli. Sans divaguer.
— Je le reconnais volontiers, Herr Müller. Mais je n’ai jamais douté…
— Si, vous avez douté. A raison, d’ailleurs. Nous ne sommes pas à l’abri d’une défaillance de l’esprit, d’une panne du poste émetteur. Mordechaï, nous avons en nous tous les moyens d’être Wehrmacht et rien de plus. Bref, comment le voyez-vous, le procès de votre prisonnier ?
Mordechaï Carméli hocha la tête :
— Mon prisonnier !… Comme vous y allez !…
— Nous supposons. Les suppositions, n’est-ce pas le jeu d’échecs sans les échecs ? Supposez, s’il vous plaît. Y aura-t-il, dans la salle, des chandeliers à sept branches ?
L’Israélien avait évoqué cent fois, mille fois, durant la quête de son Graal, le jour béni qui le paierait de ses peines. Le jour pour lequel il vivait depuis des années. Il n’était pas besoin de le prier beaucoup, sur ce chapitre.
— Bien sûr, Herr Müller ! Les chandeliers, la cage de verre, l’aboutissement de ma carrière !
— Et de la sienne…
— De la sienne, aussi. Il sera là, dans la cage, monstrueux et muet, figé, glacé.
— Ce sera émouvant.
— Le monde n’aura rien vu de plus impressionnant. Enfin, Herr Müller ! Imaginez !
— J’imagine…
— Moi aussi ! Vingt-huit ans après sa prétendue mort, le Führer ressuscité ! Présent ! Promenant ses yeux bleus de reptile sur le public et sur les juges ! Quelle grandeur, Herr Müller, quelle beauté sauvage ! J’en tremble ! Je le vois ! Ridé. Ratatiné. Peut-être chauve, édenté. Peut-être blême sous ses cheveux blancs, s’il en a. Le diable ! L’ange du Mal ! Le feu de l’enfer !
Herr Müller intervint, benoît :
— Si vous le permettez, je le vois d’une façon moins romantique. Vous vous égarez. Ce n’est qu’un homme.
— Je ne suis pas d’accord. Derrière l’apparence physique de ce vieillard propret, décrépit, à la face molle, bouffie sans doute…
— On s’y croirait, Carméli. Votre imagination n’a pas de limites.
— Merci. Derrière, disais-je, cet accusé sans relief, il y a en filigrane, en transparence, les victimes, les martyrs, les pyramides de cadavres ! C’est une auréole de sang qui donne sa véritable dimension à ce vieux monsieur silencieux assis entre ses gardes. On devine, dans son dos voûté, les morts, tous les morts ! Sept millions et demi de soldats russes, trois millions et demi de soldats allemands, six millions de juifs, beaucoup d’autres millions de soldats ou de civils par-ci par-là, nous n’en sommes plus à dix ou vingt millions près. Ces morts sont là, Herr Müller ! Dans la salle ! Quel spectacle, mon Dieu, quel spectacle grandiose ! Ce n’est pas lui qu’on juge et qu’on voit, mais ce qu’il représente : l’agonie d’un monde !
Herr Müller ne prisait pas ce lyrisme outrancier. Il demeurait sur terre, jusqu’à nouvel ordre, et les discours du visionnaire manquaient par trop de précisions intéressantes :
— Sans doute, Carméli. C’est évident. Adolf Hitler n’est pas n’importe qui. Son nom suffit pour attirer les foules. Ce n’est pas un ancien ministre des P.T.T. A votre avis, a-t-il des écouteurs aux oreilles, lors du procès ?
— Certainement. Il ne parle que l’allemand.
Herr Müller objecta, fort mécontent :
— Ce n’est pas pratique, les écouteurs. Avec ça, il a l’air d’un tankiste, le malheureux. Qu’on le juge, soit. Admettons. Qu’on le ridiculise, non !
Qu’on lui donne des juges israéliens s’exprimant dans sa langue.
Carméli leva les bras au ciel :
— Vous n’y songez pas, Herr Müller ! C’est le plus formidable procès de tous les temps, je vous le répète. L’apocalypse est dans le box ! L’antéchrist ! Tout ce qu’on voudra ! Hitler ! Hitler !
Herr Müller s’énervait :
— C’est un Allemand, qu’on lui parle en allemand, un point c’est tout !
— Non et non ! s’excitait Carméli. La langue employée sera l’anglais. Que faites-vous du retentissement international, Herr Müller ?
— Il sera le même en allemand !
— Pas du tout ! Mais pas du tout ! Pourquoi pas en hébreu, pendant que vous y êtes ? Vous n’êtes pas sérieux. Voulez-vous des statistiques ? L’anglais est parlé par trois cent trente-trois millions de personnes, l’allemand par cent vingt seulement. Hitler aura des écouteurs ! Dans son intérêt ! Il y a la justice d’une part, certes, mais la publicité de l’autre ! La publicité !
— Vous croyez ?
— J’en suis certain ! A sa place, je n’hésiterais pas. Il faut qu’il vive avec son temps !
Ces arguments ébranlaient Herr Müller.
— On peut y réfléchir…
— Oh ! c’est tout réfléchi ! Même diminué par l’âge, il n’est pas imbécile. Tenez : jugé par des juifs, il a l’habileté de ne plus faire profession d’antisémitisme. Face à l’opinion, il considère à la tribune qu’il ne s’agissait que d’une péripétie mineure de sa politique. Ce qui soulève bien entendu l’indignation du monde civilisé !
— N’employez pas des mots qui ne signifient rien, Carméli. Les massacres n’ont pas chômé, dans votre monde civilisé, depuis 1945.
— Ils ne sont pas l’œuvre d’un seul homme.
— Voulez-vous dire par là qu’il est plus commode d’en condamner un seul ?
— Ma parole ! Vous le défendez !
— A-t-il droit à des défenseurs, oui ou non ?
— Évidemment ! Nous ne sommes pas des bourreaux, nous !
Ils étaient survoltés, rajeunis, enchantés l’un de l’autre.
Herr Müller tendit un index menaçant vers Carméli :
— Attention, Mordechaï, attention à vos propos ! Nous sommes à Jérusalem, pas à la Glückhaus ! Hitler n’est pas un imbécile, vous l’avez souligné tout à l’heure. Si vous lui sortez ce que vous venez de me sortir : « Nous ne sommes pas des bourreaux, nous ! », il vous sortira, lui, le massacre de Deir Yassine, et vous serez pris à votre propre piège !
Carméli se gratta la tête, ennuyé. Il fit tout bas, comme si Hitler avait pu l’entendre :
— Vous pensez qu’il parlera de ça ?
Herr Müller chuchota lui aussi :
— Mettez-vous à sa place ! Vous y étiez, vous, Mordechaï, à Deir Yassine ?
— Non, je vous le jure.
— Je l’espère bien. Ce fut une boucherie.
— Hélas !…
— Les meurtriers appartenaient à l’Irgoun et au groupe Stern, il me semble ?
— Je n’y étais pourtant pas, Herr Müller. J’étais en mission ailleurs.
Herr Müller commenta, douloureux :
— Deux cent cinquante Arabes, hommes, femmes, enfants, ah ! Carméli, Carméli, ce n’est pas joli joli ! Et ne me dites pas que ce n’était que des Arabes !
— Mais je ne le dis pas, Herr Müller ! Je suis de votre avis. Ç’a été une chose affreuse.
Herr Müller éclata, triomphant :
— Et vous voudriez que l’accusé ne vous la lance pas au visage ! Vous êtes bien naïfs, messieurs les juges, messieurs les jurés ! Vous aurez beau lui opposer Lidice, Oradour, Buchenwald, etc., il ne vous ratera pas, l’animal ! Et il aura raison, le vieux. L’assassin de deux cent cinquante personnes ou de vingt millions a droit à la même peine capitale, mais rien qu’à une seule ! On ne tue pas, même pas Hitler, sans soulever le problème de la peine de mort. Il est simple : on tue, ou on ne tue pas. C’est valable pour Hitler et pour le meurtrier de la rentière.
— Nous nous éloignons du procès, protesta l’Israélien.
— Pas du tout ! C’est LA question, c’est LE sujet ! Ou nous parlons justice ou nous parlons linge sale. Il faut choisir. Je pense que le tribunal optera pour la première solution, ne serait-ce que pour l’audience internationale, l’impact sur l’opinion mondiale, n’est-ce pas ?
Carméli sourit, tapota amicalement le genou de son vis-à-vis :
— Ne nous emballons pas, Herr Müller ! Vous savez bien que l’accusé ne sera pas condamné à mort !
— Je le sais, c’est votre façon de vous exprimer. Moi, je n’en sais rien. Qui me le prouve ? Rien !
— S’il est condamné, il ne sera pas exécuté. Voyez le maréchal Pétain, qui avait quatre-vingt-neuf ans…
— Je m’excuse, mais entre votre Pétain et l’accusé, il y a une telle différence de classe que la comparaison est discourtoise !
— Je vous le concède…
— La vie sauve pour votre accusé n’est qu’une supposition de plus, en somme.
— Non. C’est une certitude.
— Fondée uniquement sur son âge ?
— Uniquement. Il finira ses jours en prison. Une prison modèle, moderne, qu’on viendra voir des quatre coins du globe. Qu’on vendra en cartes postales.
— Il pourra se promener ?
— Il disposera d’une cour à l’ombre et au soleil.
— Il pourra manger des gâteaux ?
— Il mangera ce qu’il lui plaira de manger, sous surveillance médicale. Une infirmière particulière veillera sur lui nuit et jour. Des commissions d’enquête contrôleront la santé du prisonnier, entendront ses doléances.
Herr Müller faillit demander si le célèbre détenu pourrait souffler dans des sacs de papier, retint à temps sa langue. On ne refuserait pas ce menu plaisir au vieux captif. Des sacs à volonté, au lieu de les chercher au hasard des poubelles, la perspective était tentante…
Carméli, sans soupçonner qu’il était aussi près du moulin, lui apportait de l’eau :
— Voyez-vous, Herr Müller, si j’étais Hitler, je me livrerais, sachant qu’aujourd’hui je ne risque plus rien de fâcheux. Tenez : je suis Hitler. Je vis obscur, anonyme, dans un asile de vieillards aussi déjetés, bougons et cacochymes que ceux qui nous entourent. Je vais mourir bientôt, dans l’indifférence la plus complète. On ne saura même pas qu’on vient d’enterrer en catimini, bêtement, le Führer du IIIe Reich. Ce sera un pauvre dénouement, lamentable, minable, comme celui qui guette mes voisins. Je regretterai presque de n’être pas mort dans le bunker, mort qui avait, passez-moi le terme, Herr Hitler, une certaine gueule, malgré tout. Qui avait du cachet. Là, je meurs à la sauvette. Cette idée me devient intolérable. J’ai beau avoir vieilli, j’ai de l’orgueil. Qui peut m’offrir une fin digne de moi, de mon passé, de mon prestige ? Le monde entier ! Le monde entier, qui est prêt à m’accueillir, à me traiter en fabuleuse vedette, qui ne parlera plus que de moi ma vie durant, qui épiera tous les gestes, toutes les paroles de mon one man show ! Quel extraordinaire chant du cygne je pousserai là, au lieu de me contenter d’un petit hoquet entre les quatre murs de l’infirmerie d’un hospice de province !
Herr Müller branla du chef, troublé :
— C’est ce qui m’attend, Carméli.
— Ce qui nous attend, Müller. Mais nous ne sommes pas Hitler. Ni votre mort ni la mienne ne peuvent aspirer, prétendre à un quelconque retentissement.
— Hé non, Carméli, grogna Müller.
— Consolons-nous de notre vie sans grand éclat en nous disant qu’elle aura été exemplaire…
— Oui, Mordechaï…, fit Müller en soupirant et en songeant à la belle jambe que lui conférait cette exemplarité.
Il se mit à ranger son matériel de peintre.
— Nous reprendrons cela demain. Je n’ai plus la tête à travailler, ce matin. Nous avons beaucoup parlé, cela m’a dérangé l’esprit.
— Vous vous vantez, mon ami. Votre conversation est celle d’un homme dans la force de l’âge.
Le directeur de la Glückhaus les croisa, s’arrêta pour les saluer. Herr Müller avait cessé de persécuter le professeur Wurst et d’annoncer sa mort prochaine. Depuis ce retour à de meilleurs sentiments, le directeur Walter Sachsen se montrait des plus aimables avec lui :
— Eh bien, Herr Müller, comment progresse votre tableau ? Votre modèle ne bouge-t-il pas trop ?
— Le portrait n’a pas tellement avancé, Herr Sachsen. Nous avons surtout bavardé.
Le directeur se fit espiègle, agita un index mutin sous le nez de l’artiste :
— Mais ce n’est pas bien du tout, ça ! Et de quoi avons-nous bavardé comme deux vieilles femmes ?
— D’Hitler, Herr Direktor. Du procès d’Hitler.
Herr Sachsen eut un haut-le-corps, son index retomba en feuille morte :
— Quel procès d’Hitler ? Je ne vous suis pas…
Carméli lui fournit quelques explications. Ils avaient imaginé le Führer vivant, le Führer arrêté et jugé.
— Amusant, admit le directeur en lorgnant tour à tour avec suspicion le visage de ses deux pensionnaires. Et à quoi a-t-il été condamné ?
— A la prison à vie.
Herr Sachsen s’encoléra soudain sans motif, tapa du pied :
— Ah ! non, messieurs, non ! Vous plaisantez ! La prison à vie ! Mais il a quatre-vingt-quatre ans votre accusé ! Vous lui faites un cadeau royal ! S’il lui reste la peau, qu’on la torture, qu’on la cisaille ! Il faut lui arracher les ongles un par un ! Le brûler sur tout le corps avec des cigarettes, le transformer en léopard ! Le tremper dans l’huile bouillante, lui couler du plomb en fusion dans les oreilles, les narines, que sais-je encore ! Et puis le pendre, messieurs, le pendre !
— Et après ? interrogea Herr Müller intéressé.
— Et après ? On ne le décroche pas ! On le laisse aux vautours ! Aux rats ! Aux mouches !
Ils le quittèrent brusquement car tintait la cloche du déjeuner. Herr Müller confia à Carméli :
— Il faut comprendre et excuser le directeur, Mordechaï. Il était antinazi. Il a beaucoup souffert.