3.

 

 

Le 26 mars 1945, le garde-champêtre déguisé en Führer s’engloutit à jamais dans les entrailles historiques du bunker.

Le même jour, le Führer du Reich, revêtu des frusques du garde-champêtre, entra à pas de loup-garou dans sa nouvelle vie.

Une Mercedes anonyme à gazogène le conduisit à Lustbarkeit. Martin Bormann accompagnait son maître durant cet ultime voyage.

— Le chauffeur ? avait simplement demandé Hitler.

— Mourra dès mon retour à Berlin, avait simplement répondu Bormann.

Le trépas des bavards en puissance ne méritait que ce laconisme.

— La famille Müller ? Ma bonne amie Frida, enterrées ?

— Enterrées.

— Mon absence ?

— Motivée.

— Expliquez.

— Vous vous êtes engagé dans la Volksturm. Dans ma propre milice, mein Führer. Amusant, non ?

— Amusant, oui.

— Vous avez informé, bien entendu, Herr Busch, le bourgmestre-de Lustbarkeit, de votre élan patriotique. Il n’a pu, hélas, vous joindre, pour vous convier aux funérailles de vos êtres chers. Vous n’avez appris que par les journaux, ou la radio, le cruel malheur qui vous a frappé.

— Apprenez-moi, vous, pourquoi je reviens aujourd’hui.

— Rongé par la douleur, vous êtes tombé malade. Vos supérieurs vous ont libéré, et vous êtes rentré à pied. Vous n’oublierez pas votre musette, mein Führer. Il y a dedans quelques tablettes de chocolat et deux cents pièces d’or pour d’éventuels frais ultérieurs. Müller vous l’a dit, un garde-champêtre, ça ne roule pas sur les mark.

Les deux yeux bleus glacés se posèrent, méfiants sur Bormann :

— Pourquoi faites-vous tout cela, Bormann ?

On disait de Bormann qu’il ressemblait à une taupe. Ce n’était pas gentil pour les taupes. La « taupe » grogna, gênée :

— Vous êtes le Führer. Mon devoir d’Allemand est de sauver le Führer.

Dans les yeux bleus glacés passa un éclair d’ironie. Décidément, même la taupe s’avérait aussi irrécupérable, aussi bête que le garde-champêtre…

Ils attendirent la nuit pour s’approcher de la maisonnette de Müller. A deux cents mètres de là, se tenait celle de ses voisins Bülenburg. Le père, Otto, était roux, la mère, Gretel, avait un grain de beauté poilu sur la joue gauche, etc. Le nouveau Feldhüter savait par cœur la table des matières du village et de sa population. Il s’était fait projeter cent fois, dans son cabinet de la chancellerie, des films tournés en cachette à Lustbarkeit, ou plutôt à ce qui restait de Lustbarkeit après le sauvage bombardement américain qui en avait par miracle épargné la moitié.

Il eût reconnu entre mille la trogne écarlate de l’aubergiste Karl Schlucht, la barbiche du bourgmestre. Il n’ignorait pas que le lit de Müller était recouvert d’une courtepointe rouge, que l’uniforme vert bouteille était accroché à une patère, à gauche en entrant dans la chambre.

— Vous voilà chez vous, mein Führer, murmura Bormann.

— Vous pouvez m’appeler Müller, fit Adolf Hitler, plus ému qu’il n’y paraissait.

— Rien ne vaut la vie, Herr Müller, fit, mélancolique, son compagnon.

— Je vous le répète, Martin : pensez à la vôtre.

— Je vais y penser, maintenant.

— En ce cas, ne nous disons pas adieu, mais peut-être au revoir.

— Au revoir et bonne chance, mein Führer. Oh ! pardon…

— Ce n’est pas grave. Au revoir, et merci.

Ils se serrèrent gravement la main. La belle aventure était achevée.

Le chauffeur était descendu, ouvrait la portière, aidait à sortir de la Mercedes ce monsieur fatigué chaussé de croquenots, vêtu de velours marron. Il lui tendit cérémonieusement une musette reprisée. Le monsieur fatigué se l’assujettit à l’épaule, se pencha encore sur Bormann :

— Mon cher Reichsleiter, n’oubliez pas de remettre sa gratification à ce brave garçon de chauffeur.

— Soyez tranquille, mein… Herr Müller…

Là-dessus, Adolf Hitler tourna le dos à la voiture, à son passé de gloire, de bruit et de fureur, et le garde-champêtre Gottfried Müller, ayant pris ses clés dans sa poche, rentra chez lui.

Cela sentait le renfermé, dans la cuisine. Sans même tâtonner, le nouveau maître des lieux fit de la lumière, repoussa la fenêtre.

La nuit était douce, bleu marine. Là-bas, à Berlin, dans le bunker, les murs suintaient l’angoisse.« Adolf Hitler », secoué de tics par les drogues, attendait le retour de Bormann. Il fallait à l’ersatz ses directives pour suivre le plus long chemin qui menait à la mort de Wottan.

— Et voilà !… fit l’homme en velours marron en se laissant tomber sur une chaise. Il ajouta, car il le ressentait vraiment :

— Enfin seul !…

Il allait enfin prendre quelque repos. L’Allemagne ne comptait enfin plus que les cinq cents habitants de Lustbarkeit. Moins les victimes du féroce – autant qu’inexplicable raid anglo-saxon.

Une souris trotta dans le grenier. Rêveur, l’ex-Führer croqua une tablette de chocolat. Demain, il ferait jour. Demain, il tenterait de se cuire une soupe, là, sur ce fourneau. Dans cette casserole.

Il étendit machinalement la main pour sonner Heinz Linge, son ordonnance et valet de chambre.

Ce geste vain le fit sourire. Il avait sommeil, enfin. Il délaça ses brodequins.

Il était arrivé.

Enfin.

 

 

Par la suite, tout se passa très bien. Certes, Gretel et Otto Biilenburg trouvèrent leur voisin changé, vieilli, mais on ne perd pas neuf parents proches et une maîtresse bien-aimée sans que ce drame affreux laisse des traces, creuse des rides…

Le bourgmestre vint présenter ses condoléances à son garde-champêtre, tint à l’accompagner au cimetière. Gottfried Müller y sanglota fort convenablement.

Cette formalité remplie, il accepta l’offre d’aller boire un mauvais soda à la saccharine à l’auberge de l’ami Karl Schlucht. Celui-ci le pressa en pleurant sur sa poitrine, le tutoya, et Gottfried Müller se rappela à temps qu’ils étaient de vieux camarades d’école.

Les trois hommes soupirèrent à n’en plus finir, se lamentèrent en chœur sur le sort de leur chère Allemagne.

Müller s’illuminait peu à peu intérieurement. Ni Schlucht ni Herr Busch n’avaient l’air de le juger bizarre, mal à l’aise dans sa nouvelle peau de velours râpé. La partie était gagnée, la plus rude qu’il ait joué de toute son existence, et seul le diable savait combien il en avait disputé, remporté ou perdu, des politiques, des militaires ou des diplomatiques.

Enfin, Herr Busch toussota, chercha le regard de Schlucht, puis mit gravement sa main sur l’épaule de l’infortuné garde-champêtre. Celui-ci frissonna, qui avait toujours eu en aversion ce genre de contacts familiers. Il lui faudrait se corriger au plus vite de ce travers. Le bourgmestre n’y avait pas porté attention, tout au discours qu’il entamait, non sans ménagement :

— Müller, mon ami, j’ai des choses à vous dire.

Nous avons été des nazis sincères, mais à présent tout est foutu. Nous avons tous fait notre devoir, surtout vous, qui n’avez pas hésité à combattre, à votre âge, dans les rangs de la Volksturm pour tenter encore, envers et contre tous, de sauver le pays. Non, Müller, ne protestez pas. Tout est foutu vous dis-je. Bientôt les Américains seront là.

— C’est abominable, gémit Müller.

— Effrayant, grommela Schlucht. Sans parler que je n’aurai même pas de bière à leur servir…

La main du bourgmestre se crispa sur l’épaule du petit fonctionnaire :

— Par vénération pour le Führer, vous avez tout fait pour vous identifier à lui, Müller. Vous y êtes d’ailleurs parvenu d’une troublante façon. Vous faisiez même l’admiration des villageois des alentours. Aujourd’hui que tout est foutu, archi foutu, je vous conseille de cesser d’être le sosie parfait du Führer. Si les Américains vous voient ainsi, vous aurez des ennuis, et tout Lustbarkeit avec. Pas vrai, Karl ?

— Vrai, appuya l’aubergiste, aussi vrai que je n’ai plus que cette bibine à servir aux clients.

Müller hocha une tête désappointée :

— Que dois-je faire, alors ?

— Vous raser les moustaches, bien sûr. Couper cette mèche, évidemment.

— Évidemment ! insista le gros Schlucht.

Müller se lamenta :

— Je veux bien, moi. Mais à quoi vais-je ressembler, si je ne ressemble plus au Führer ?

— A vous, Müller ! A vous ! fit le logique Herr Busch.

— Faut dire, plaisanta Schlucht, qu’on ne t’a pas vu en Müller depuis douze ans ! Depuis l’avènement du fou sanglant !

Les yeux bleus s’obscurcirent. Ce Schlucht serait châtré, ébouillanté, pendu à un croc de boucher. Schlucht plaida, plaintif :

— Fais pas la gueule, Gottfried ! Faudra t’y faire ! En ce moment, vaut mieux l’appeler le fou sanglant, Adolf, si on veut éviter les embêtements. Pas vrai, Herr Busch ?

— Exact. Entre nous, Müller, le Führer est un grand Allemand, cela va de soi. Mais les Américains ne partagent pas notre opinion, et c’est notre intérêt le plus immédiat d’être de l’avis des Américains.

Müller se domina au prix d’un effort qui fit blanchir la peau du Führer de la veille :

— Soit. Marchons pour le fou sanglant. Mais gardons Adolf Hitler tout au fond de notre âme !

— Tout au fond ! jurèrent les deux autres.

— Je vous obéirai, marmonna Müller. Je mettrai même des lunettes.

— Très bonne idée, approuva le bourgmestre.

Des lunettes, Müller s’en était privé pendant si longtemps pour des raisons d’ordre esthétique ! Le maître du monde ne pouvait lui apparaître le nez orné de bésicles. Garde-champêtre, il y verrait clair, enfin ! Cette pensée le dérida. La vie des petites gens n’était pas faite que de désagréments. Ils avaient, outre le devoir de crever à la guerre, le droit d’être ridicules en toute simplicité.

— Tu ne manges toujours pas de viande ? interrogea Karl.

— Non.

Schlucht lui claqua sans façon l’épaule droite, celle qui le faisait souffrir depuis l’attentat du 20 juillet dernier :

— Eh bien, tant mieux, car on n’en a pas vu la couleur depuis quinze jours ! Je te garde quand même à déjeuner, mon vieux Gottfried. On a des boulettes de pommes de terre à la bavaroise.

C’était un des plats favoris du Führer, tu savais ça ?

— Oui, répondit le garde-champêtre, je le savais.

 

 

Le 16 avril, les Américains envahirent Nuremberg et, accessoirement, Lustbarkeit. Ils n’eurent pas un regard pour le Feldhüter du village qui, ce jour-là, rebouchait des trous dans la rue principale. Ce bonhomme coiffé d’une épaisse casquette de coupe autrichienne, vêtu d’un uniforme vert foncé qui n’avait rien d’altier, les mollets sanglés dans des leggings de cuir écorchées par les ronces, ce père tranquille fut ignoré par les boys d’Eisenhower.

Le 30 avril, le dévoué remplaçant, l’ersatz du Führer, après avoir la veille épousé Eva Bràun – Frida Schick s’en retourna dans sa tombe – se suicida comme promis dans le bunker de la Wilhelmstrasse. Il avait été parfait, antique, sublime jusqu’au bout.

On n’avait pas retrouvé Martin Bormann, on ne le retrouva jamais.

Et puis la paix revint, l’Allemagne fut coupée en deux tel le ver par la bêche, on pendit, en octobre 1946, à trente kilomètres du garde-champêtre, plusieurs de ses anciennes et mauvaises fréquentations, Von Ribbentrop, Keitel, Jodl, etc. Il lut distraitement cela dans le journal local. Ces histoires-là ne l’intéressaient plus. Il lui fallait aller de rue en rue souffler dans sa trompette pour annoncer à ses concitoyens les nouvelles concernant la fête du pays.

Le pays, ce n’était plus, depuis dix-neuf mois déjà, le Grossdeutsches Reich, c’était Lustbarkeit, son tout petit Lustbarkeit über alles.

Délivré des traitements et des soins aberrants du docteur Morell, il avait peu à peu recouvré une santé suffisante pour vaquer à ses multiples occupations. Il était réservé, solitaire. Il n’était plus tout à fait le même depuis la mort tragique de tous les siens, mais cela se comprenait.

On se mettait à sa place, une fois de plus.

Il avait adopté un fox-terrier qui le suivait partout et lui rappelait le chien Foxl que le Gefreiter(3) Hitler avait jadis apprivoisé dans les tranchées de la guerre de 14. Il ne s’agissait plus des bergers alsaciens pour Führer fortuné. C’était un brave cabot pour brave garde-champêtre.

Tel Candide ou Cincinnatus, Müller cultivait son jardin, récoltait ses légumes sous le chapeau de paille de Napoléon à Sainte-Hélène, cueillait ses fleurs. Grâce à sa volonté, il avait résolu un à un, sans solliciter de conseils, tous les vastes problèmes que lui avait posés l’horticulture. Il mangeait ses fruits, ses choux, ses salades, et se portait de mieux en mieux.

Les enfants du village aimaient leur Feldhüter, mais n’avait-il pas toujours aimé les enfants ? La vie s’écoulait doucement ainsi que l’eau fraîche de la fontaine de la place, vie paisible au rythme rassurant des saisons, tendre au printemps, rude en hiver mais chaude auprès des feux de feuilles mortes.

Parfois, un prisonnier rentrait de France ou de Russie, malade ou estropié, vomissant le Führer disparu, ses rêves de schizophrène doublé de mégalomane. Gottfried Müller branlait du chef, enlevait sa casquette, essuyait ses lunettes. La guerre était un grand malheur.

La vie s’écoulait toujours, et même de plus en plus. Herr Müller eut soixante ans. Soixante-cinq ans. Perdit son chien, ce qui lui causa un immense chagrin. Il en oublia pendant quinze jours d’aller se recueillir sur les tombes de ses parents et de Frida, pieuse visite qu’il accomplissait deux fois par semaine, par tous les temps, le dimanche et le jeudi.

— Gottfried, c’est un homme qui a souffert, allez ! disait de lui son ami Schlucht.

L’aubergiste racontait aux jeunes qu’autrefois Müller ressemblait étonnamment à Hitler, mais les jeunes s’en fichaient. Hitler était plus loin d’eux que la lune, où ils se rendraient bientôt.

A soixante-dix ans, Herr Müller ne perdit que ses cheveux. Puis il enterra Herr Busch de ses propres mains, ses éclectiques fonctions municipales englobant celles de fossoyeur. Le nouveau bourgmestre héla le vieux Müller, un jour que celui-ci collectait, dans sa carriole tirée par un âne, les ordures ménagères du village. C’était donc un vendredi.

— Dites-moi, Müller ? Vous ne pensez pas à prendre votre retraite ?

— Ma retraite ? bredouilla le vieux interloqué.

— Eh oui ! A soixante-dix ans, cela n’aurait rien d’extraordinaire. La République Fédérale vous doit une pension.

— Je peux encore faire mon travail.

— Possible, père Müller. Je ne dis pas le contraire. Mais Hugo Schwerte me réclame le poste. Il n’a que cinquante ans, Hugo. Vingt de moins que vous. Place aux jeunes, père Müller ! Place aux jeunes !

Les ordures de ce vendredi n’eurent pas la même odeur que d’habitude.

Müller rendit peu après son uniforme de Feldhüter et perçut mensuellement les aumônes de la République. Il ne touchait que fort rarement aux pièces d’or de Martin Bormann, pour offrir par exemple un cadeau à de nouveaux mariés, ou à l’occasion d’un baptême.

A soixante-douze ans, il eut une bénigne attaque d’apoplexie. Les époux Bülenburg, ses voisins, le découvrirent rampant devant sa maisonnette. Il se rétablit assez vite, mais le bourgmestre lui fit admettre qu’il ne pouvait plus sans danger vivre ainsi seul à la lisière d’un bois, à la merci d’une maladie plus sérieuse.

A regret, Herr Müller quitta son jardin, son logis, son village, et fit sa rentrée à Nuremberg.

Rentrée qui passa totalement inaperçue, retour pas historique pour un pfennig.

Il fut admis sans pompe aucune au sein de la Glückhaus, asile de vieillards qui se parait du nom plus moderne et plus ronflant de « Résidence du troisième âge ».