6.
A l’enterrement d’Herr Schaubner, victime d’anonymes pêcheurs d’Islande, le soleil de mai ricochait sans pudeur de tombe en tombe, riait dans les couronnes de fleurs artificielles, s’amusait dans les perles et les rubans.
Tous les occupants de la maison de retraite assistaient à la cérémonie. Un pareil événement ne pouvait se rater. C’était une distraction relativement rare, une occasion unique, aussi, d’extirper des penderies les tenues d’apparat démodées.
En l’occurrence, une forte odeur de naphtaline planait sur ce cortège brinquebalant et poussiéreux. Les femmes pleuraient, à cheval sur les traditions mortuaires. Les hommes reniflaient, spécialistes, eux, de la goutte au nez.
L’Arabe des cuisines et le concierge tiraient la carriole à deux roues préposée à l’office de corbillard. Un drap noir dissimulait le cercueil de sapin dans lequel gisait le mort, ce mort qui avait égayé ses dernières années à égarer sa canne en tous lieux, à la réclamer aigrement à tous les échos. On l’avait mise à ses côtés, pour solde de tout compte.
La carriole rappelait à Herr Müller celle qui lui servait à ramasser les ordures ménagères de par les rues de Lustbarkeit, chaque vendredi, aux temps heureux de l’après-guerre. Il en écoutait aujourd’hui grincer les moyeux avec plaisir, plaisir et mélancolie.
Il les transportait, les ordures, jusqu’à la sortie du village, renversait le contenu de la carriole dans la fosse de la décharge publique. Ce n’était pas un travail désagréable. Un âne remplaçait alors, dans les brancards, l’Arabe et le concierge. Le Feldhüter, taciturne vis-à-vis des humains, parlait d’abondance à l’âne, un vieil âne qui frisait, à son échelle asinienne, l’âge d’Herr Schaubner. Il était mort, lui aussi, et, pour n’embêter personne, avait eu la suprême élégance de rouler foudroyé au fond de la décharge.
A cette pensée chagrine, Herr Müller sentit s’embuer ses yeux pâles. Le directeur de l’hospice, Herr Walter Sachsen, s’en aperçut et se dit que ses pensionnaires n’étaient pas tous d’atroces égoïstes, que celui-là par exemple recélait sous ses rides des trésors de sensibilité.
Il s’appelait Churchill, l’âne de Lustbarkeit, sous le vague prétexte qu’il était né en 1940. Herr Müller désapprouvait cette coutume populaire d’affubler les baudets de noms de chefs d’État, soupçonnait même que son propre patronyme avait dû être souvent, grossièrement, utilisé de la sorte. L’âne n’était pas responsable de son baptême, et le garde-champêtre, le vendredi, fourrait toujours deux ou trois morceaux de sucre dans ses poches à son intention.
« Churchill » était mort, Heinrich Schaubner ne l’était pas moins, que l’on descendait à présent aux abîmes.
C’était l’instant pénible, qui frappait jusqu’aux imaginations les plus débiles. Même Wehrmacht en fut impressionné, qui traitait naguère l’avocat défunt d’embusqué. Quelques grands-mères sanglotaient avec entrain. Le cercueil sonna le creux en touchant terre. La dépouille menue du vieillard y flottait à son aise, ainsi que dans un pardessus trop large.
Herr Sachsen prononça les phrases standard que les habitués reconnaissaient au passage. Il en découlait que le mort emportait avec lui toutes les vertus, tous les regrets, et qu’il n’aurait son pareil qu’au prochain enterrement.
Herr Sachsen disait faux, mais beaucoup étaient sourds. Deux piérides du chou batifolaient au-dessus de la tombe et, déjà, leurs folâtreries accaparaient l’attention d’Herr Müller, incapable de se figer une heure sur un sujet donné.
Ses pairs étaient d’ailleurs dans son cas, commençaient à piétiner, à se moucher, à sucer des cachous. Il était grand temps, pour Herr Schaubner, de filer à l’oubli. Dès qu’il y fut, malignement, criblé des fleurs que la sous-directrice avait distribuées à cette intention aux spectateurs, ceux-ci firent demi-tour, désœuvrés et bavards :
— Et voilà !… Qui sera le prochain ?
— Herr Müller est bien placé, à quatre-vingt-quatre ans.
— Ce n’est pas le doyen de la maison. Herr Lehnof, qui ne sort pour ainsi dire plus de sa chambre en a bientôt quatre-vingt-dix.
— Cela ne signifie rien. Il vous enterrera peut-être.
— Pourquoi pas vous ?
— Parce que je ne tousse pas, moi.
Une dispute prenait corps entre proches cadavres. Un match. Une tombola avec têtes de mort pour lots.
Insoucieux des pronostics le concernant, Herr Müller inspectait une à une les corbeilles de plastique disposées dans le parc dans l’espoir d’y repêcher des sacs de papier non sabotés par des mains criminelles.
Il n’en trouva qu’un seul, hélas graisseux, le conserva pour le faire éclater dans sa chambre, où l’acoustique offrait de meilleures possibilités qu’au plein air.
Il fut dépassé par Wehrmacht qui braillait « Halli Hallo » tout en gratifiant de « Tête… Droite ! » les arbres du domaine.
L’Arabe aussi le dépassa, seul à présent dans les brancards de la carriole vide. Il était jeune, cet Arabe, et ce n’était pas juste, et voilà où menait la démocratie : à l’inégalité.
Sautillant de corbeille en corbeille, Herr Müller parvint au portail de l’asile. Deux ou trois pensionnaires s’y tenaient en permanence, avides des divertissements que leur offrait l’avenue Konrad-Adenauer, un nom qui horripilait l’ancien garde-champêtre. Ces idiots regardaient, par le gros bout de la lorgnette, défiler les voitures, grouiller la vie, l’insupportable vie de ceux qui ne mourraient pas demain, sauf accident. Par chance, il s’en produisait, et des gens comme Frau Kunde ne parcouraient les journaux que pour s’en pourlécher.
— Quatre jeunes filles qui revenaient du bal tuées sur le coup, deux autres infirmes, croyez-vous que c’est triste ! s’apitoyait-elle, une jubilation lui frétillant dans l’œil. La mort de ces scandaleux vivants les consolait, les encourageait à durer, à s’éterniser, à faire la planche.
Herr Müller était toujours un peu ému à la vue des Volkswagen. N’en avait-il pas dessiné les plans, la silhouette de scarabée, en 1924, il y avait de cela presque cinquante ans ? Il était alors prisonnier à la forteresse de Landsberg. Il ne demeurait, de son œuvre, strictement plus que cela : une petite auto. Après tout, Napoléon n’avait pas même laissé un vélo…
Un taxi s’arrêta devant l’entrée. Le chauffeur aida à descendre du véhicule un long bonhomme maigre tout en charpente métallique et fils de nylon.
— Un client, fit le concierge, aux côtés d’Herr Müller.
Le chauffeur sortait une valise du coffre, la déposait aux pieds de ce modèle de Giacometti.
— Ma parole, poursuivit, facétieux, le portier, il nous arrive tout droit d’Auschwitz, ce pèlerin !
Le « pèlerin », ayant réglé sa course, resta piqué sur place. Il ouvrait des yeux exorbités d’oiseau de crépuscule, ses mains jaunes flottaient au niveau des genoux. Il finit par ramasser sa valise et, la traînant presque, franchit le portail. Toujours jovial, le concierge l’interpella :
— Salut, grand chef ! C’est pour un petit moment ?
Le « grand chef » le toisa froidement, déclara d’une voix rouillée :
— Mon nom est Gunther Held. Je suis admis à la Glückhaus. Voulez-vous voir mes papiers ?
— Pas la peine. Vous les donnerez au bureau.
Laissez-moi votre valise. Je la monterai tout à l’heure dans votre chambre. Herr Müller, rendez-moi un service. Conduisez donc le nouveau au directeur.
Herr Müller acquiesça, s’adressa à son futur compagnon :
— Suivez-moi, Herr…
— Held. Gunther Held. Né à Düsseldorf.
Il eut un sourire plus prompt qu’une langue de caméléon :
— On m’appelle le vampire, bien entendu. A cause du film et de mon physique. Mais je ne bois pas de sang. Ce sont les autres, qui le boivent, le sang, les autres.
C’était une étrange présentation. Herr Müller haussa les épaules :
— Je n’en bois pas non plus, Herr Held. Je suppose que vous êtes le successeur d’Herr Schaubner ?
— Je ne sais pas qui est Herr Schaubner.
— Qui était. Nous venons de l’enterrer. Vous allez prendre son lit. Tout chaud.
Cette plaisante perspective ne démonta pas l’escogriffe :
— Quel âge avait-il ?
— Quatre-vingt-un ans.
— J’en ai soixante-dix-sept.
Il rit, pirouetta :
— J’ai encore quatre ans devant moi.
— J’en ai trois derrière, fit Herr Müller, très sec.
Herr Sachsen, c’était égal, ne perdait pas de temps pour informer l’administration des chambres vacantes en son établissement. Les retraités se bousculaient au portillon aux cris de « place aux jeunes ! » Cette hâte manquait de tact. Quelque part en Allemagne, un vieux n’attendait que le décès d’Herr Müller pour sauter dans un taxi.
Ils croisèrent Wehrmacht qui chantait à présent Lily Marlène.
— Vous avez des fous ? demanda le « vampire » avec inquiétude.
— Non. Ce n’est pas un fou. C’est un vieux soldat. Il s’amuse. Il tue le temps. Il n’a plus que cela à tuer. C’est un bon garçon. Un Allemand comme il n’y en a plus. Tous ses camarades sont morts pour l’Allemagne. Résultat…
— … L’Allemagne Fédérale.
— Hélas !
— Vous étiez nazi, Herr Müller ?
— Herr Held, je n’ai jamais fait de politique.
L’homme de Düsseldorf fit un moulinet avec les branches de ses bras :
— La patrie, ce n’est pas de la politique. Hitler, c’était la patrie. Rien que la patrie en marche.
— Peut-être…
— Vous avez quelque chose contre Hitler, Herr Müller ?
— Non.
Somme toute, ce Held n’était pas un type antipathique. Bizarre sans doute, mais direct, et franc. Assurément plus intelligent que Wehrmacht, un Wehrmacht qui revenait à eux, abattu tout à coup, raclant le gravier de ses pantoufles. Le vétéran dévisagea sans gêne aucune ce filiforme inconnu :
— Alors, le bleu, on vient relever Schaubner de sa faction ?
— Paraît-il.
— On y perd, au poids. Il était pourtant pas gros, mais c’était Goering, à côté de vous.
Il lui donna une tape amicale qui faillit rompre en deux l’échalas :
— Vous formalisez pas, recrue. J’aime rigoler, moi. Je suis un rigolo. J’ai le moral. Faut avoir le moral, pas vrai, Herr Müller, dans le cantonnement ?
— Certes, Wehrmacht, certes. Je vous présente Herr Held, de Düsseldorf.
— Enchanté, vampire !
Wehrmacht éclata de rire. Herr Held prit à témoin l’ex-Feldhuter :
— Vous voyez, cela vient automatiquement à l’esprit.
— Ça, c’est vrai, que j’ai de l’esprit, gloussa encore Wehrmacht, mais je vous avais prévenu : je suis un rigolo, un vieux filou, un vieux loustic ! Fick Fick Fräulein !
Held évita de justesse une seconde tape amicale :
— Je vous en félicite. Je suis ravi de compter dès mes premiers pas dans cette maison deux camarades aussi affables, aussi courtois. C’est un grand réconfort, messieurs, que votre accueil charmant.
— Normal qu’on s’entraide, grasseya le combatif berlinois, on n’est pas des bêtes. Topez là, Herr Held, on est amis !
Il secoua la main que lui accordait le « vampire » :
— Herr Held, s’il y en a un seul dans l’asile pour vous chercher noise, vous l’enverrez à Wehrmacht ! Je te lui ferai une courette qu’il s’en rappellera un moment, Herrgott-Sakrament ! Non mais sans blagues, des fois ! un ami à moi !
— Vous êtes trop aimable, parvint à glisser Gunther Held.
— Mais faudra voir à engraisser, cher collègue ! Pour faire de vieux os, y a pas, faut quand même un peu de viande dessus ! Qu’est-ce que vous étiez, dans le civil ?
— Agent d’assurances.
— Guerres ?
— Comment cela, guerres ?
— Combien ? Une ? Deux ?
— Une seule. La première.
Méfiantes, les moustaches de Wehrmacht s’immobilisèrent, pareilles à une patte de chien d’arrêt :
— Pourquoi pas la deuxième ?
Herr Held releva discrètement la jambe gauche de son pantalon, dévoilant ainsi les cuirs et les nickels d’un appareil orthopédique :
— A cause de la première. Printemps 18.75. Chemin des Dames. Amputé sous le genou.
Rassurées, les moustaches reprirent leur fière allure :
— Ça va. Mais vous n’avez pas eu de chance. Vous avez raté la plus chouette. Verdun, c’était pas mal mais Stalingrad, pardon ! Les Ivans, rien à voir avec de la tarte. Des cannibales, des vraies salopes à côté des Fransozes. Ah ! la ! la ! c’était le bon temps !
Il soupira. Herr Müller l’admonesta :
— Vous n’êtes pas sérieux, Wehrmacht. Votre ami a peut-être besoin de se reposer, et vous le retardez avec vos souvenirs.
Il ajouta à mi-voix :
— Herr Held pense beaucoup de bien du Führer.
Wehrmacht tonna :
— Je m’en doute ! Comme tous les bons Allemands ! Mais je trouve quand même malheureux, Herr Müller, que vous en parliez tout bas, comme si c’était un crime ! Moi, si j’ai envie de gueuler Heil Hitler !, je gueule Heil Hitler !, et voilà tout !
— Herr Sachsen vous en tiendra rigueur, vous occasionnera tous les désagréments possibles.
Il expliqua pour le nouveau :
— Herr Sachsen, le directeur de la Glückhaus, est allé à Mauthausen.
— Ça prouve qu’une chose, ragea Wehrmacht, c’est qu’on pouvait en ressortir vivant, et que tout ce qu’on a raconté là-dessus, c’était que des menteries de juifs et de capitalistes !
Sur ces bonnes paroles, le trio se dirigea vers les bureaux de l’hospice. Herr Held y signa toutes les pièces relatives à son admission au sein vétuste d’une communauté qui n’avait rien de « hippie ».
Il hérita comme prévu de la chambre désaffectée de Schaubner, proche de celle de Müller. Ces locaux étaient enviés, qui donnaient sur le parc. Herr Mündung, qui convoitait la pièce enfin libre, ne traita jamais autrement le « vampire » que de voleur et d’usurpateur.
Herr Held était à peine installé que tintinnabula la cloche du déjeuner et qu’il lui fallut emboîter le pas soudain pressé de son voisin.
Herr Müller, quoique peu porté sur les délices de la table, ne pouvait s’empêcher de subir la frénésie ambiante. Tels des cloportes, les vieillards, aux heures des repas, jaillissaient de leur trou, jetaient tricots, cartes à jouer, journaux, puisaient leur dentier dans son verre, se l’assujettissaient entre les mandibules tout en trottinant de couloir en couloir.
C’était, cette ruée vers le réfectoire, l’événement biquotidien de l’interminable journée. Pour ne pas le manquer, n’en pas perdre une bouchée, une miette, on plantait là sa famille en visite, le cousin estomaqué, le petit-fils éberlué par tant de brusque vélocité.
Quel qu’il fût, le menu soulevait des aigreurs, des tollés. Les cuisiniers descendaient tous des Borgia. Les pâtes n’étaient pas cuites. Trop cuites. Le riz collait. Le potage avait lavé la vaisselle. Le poisson, gâté, était cause de maints décès et, sans lui, Herr Schaubner serait toujours parmi nous, le pauvre homme. La viande était pour chiens de traîneaux, résistait aux meilleurs râteliers. On signait des pétitions qu’Herr Sachsen ne prenait plus le temps de lire. La République Fédérale avait décidé, par tous les moyens, d’éliminer les bouches inutiles, surtout les édentées. Le IIIe Reich avait davantage d’égards pour les vieux travailleurs, vous direz tout ce que vous voudrez…
En outre, les pensionnaires possédaient, au réfectoire, leur place attitrée, territoire de bête sauvage délimité par un péremptoire rond de serviette. Ils s’étaient regroupés par affinités, Frau Kolledehof mâchonnant par exemple aux antipodes de Frau Richter. Herr Haritz faisait face à Frau Haritz depuis soixante ans, l’entourait depuis soixante ans des mêmes attentions dérisoires d’amoureux. Les Haritz étaient l’un des rares couples de la Glückhaus, où ne subsistaient guère que des veufs, des veuves, des célibataires.
Le siège d’Herr Schaubner était vide, à côté de celui d’Herr Müller. L’ancien garde-champêtre éleva la voix pour couvrir le bruit des chaises remuées et celui des fourchettes qui, déjà, s’échappaient des mains potes pour rebondir sur le carrelage :
— Mesdames, messieurs, je vous présente Herr Held, qui vient partager notre existence. Je suppose que vous ne voyez aucun inconvénient à ce qu’il occupe désormais, à cette table, l’endroit laissé vacant par le regretté Herr Schaubner ?
Sans attendre de réponse, il lâcha un « merci » glacial et s’assit. Il invita du geste Herr Held à l’imiter. Quarante têtes de tortue s’étaient tournées, grimaçantes de curiosité, vers le suppléant du regretté Herr Schaubner.
— Ce n’est pas ici qu’il va se remplumer, ce squelette, marmotta Frau Kunde.
— Pas avec ces filets de hareng, en tout cas, s’indigna Frau Streck en flairant son assiette, ils sont moisis !
— Si seulement ils pouvaient le dégoûter de la boîte, grogna Herr Mündung déjà bouillonnant de rancune envers l’intrus qui lui avait soufflé la chambre 12.
— Les harengs sont moisis ! glapit Herr Lutz à l’adresse de Bertha, la serveuse qui couchait avec l’Arabe selon l’opinion publique.
Le vieux camionneur trépignait. La serveuse, d’essence populaire, le rembarra sans excessif souci de déférence :
— C’est vous qui l’êtes, moisi, espèce de crabe !
— Elle m’insulte ! brailla le contestataire, elle m’insulte, cette dévergondée, cette cocotte, cette fille à Marocain !
Bertha s’esclaffa :
— Il vous vaut bien, mon Marocain ! On en donnerait même plus cher que vous, au marché !
— Vous serez tondue, cria Herr Lutz, tondue ! Expédiée à Ravensbrück ! Marquée au fer sur les fesses !…
Il s’étranglait, violet :
— Oui, oui, sur les fesses ! Et sur les seins ! Sur les seins !
Bertha cessa de rire :
— C’est ce qui vous dérange, hein, vieux satyre, que ça soye le Marocain qui en profite et pas vous !
— Mes cheveux blancs ! Elle crache sur mes cheveux blancs !
Bertha s’éloigna en lançant :
— Ah ! la paix, papa ! Je ne suis pas payée pour me pencher sur vos éclairs de gâtisme ! Je travaille, moi !
L’incident était de choix, on le commenta en mastiquant. Bertha avait reconnu les faits : l’Arabe la rejoignait dans son lit. De fulgurantes images, des visions salaces, des gros plans afro-pornographiques assaisonnaient le hareng, moisi ou non. L’enfer glissait sur les toiles cirées.
Herr Müller, fermé à la matière, se servit un verre d’eau et fit en soupirant :
— Rude épreuve, Herr Held, que celle de la promiscuité. C’est de cela que j’ai le plus souffert, ici. Que de vulgarités, dans ces êtres, que de malpropretés…
— Ils sont vieux…, les défendit Herr Held avec indulgence.
— Nous aussi ! Non, croyez-moi, ils étaient déjà les mêmes, laids et mesquins, il y a trente, quarante, cinquante ans. Un proverbe le dit : « L’âne qui part en voyage ne revient pas à cheval. » Regardez-les. Ils protestent contre ces harengs, mais ils n’en laissent pas une arête. S’ils le pouvaient, ils s’enivreraient, vomiraient.
— Vous êtes sévère.
— Ne soyez bon que pour les animaux, Herr Held. Ce sont les seules bêtes dignes de notre compassion. Si vous me promettiez le secret, je vous montrerais quelque chose, tout à l’heure.
— Je vous le promets, Herr Müller. Vous m’êtes très sympathique.
Il lut comme un étonnement dans les yeux bleus de son voisin. Sympathique. Herr Müller ne se souvenait pas d’avoir jamais été traité de « sympathique ». Il apprécia, en un furtif sourire, cet hommage plutôt tardif.
Des saucisses aux choux leur furent servies, après les harengs. Müller offrit la première de ses saucisses à Held, la seconde à Wehrmacht, qui l’engloutit sans même remercier, accoutumé à ces prodigalités. Held ne l’était pas :
— Vous n’aimez pas les saucisses, Herr Müller ?
— Je suis végétarien. De plus, je ne bois que de l’eau.
Il questionna, de nouveau tracassé tout à coup.
— Vous fumez, Herr Held ?
— Non.
— Tant mieux. Je ne supporte pas la fumée. Le tabac est un poison. Si vous aviez fumé, je n’aurais pas pu jouer aux échecs avec vous. J’espère que vous jouez aux échecs ?
— J’y prends plaisir.
Ce Held était, lui aussi, « sympathique », et Herr Müller se félicita de l’arrivée d’un homme dont les manières tranchaient sur celles de ses commensaux.
Après le déjeuner, il le convia à entrer dans sa chambre. Il referma sur eux la porte à clé.
— Il ne faut pas, expliqua-t-il, qu’on puisse éventer mon secret. Ils me la tueraient, ces monstres. Prenez cette chaise et, surtout, ne bougez plus.
Le visiteur obéit, intrigué. Herr Müller déplaça la commode, écrasa un demi-biscuit devant le trou et s’assit sur le lit. Il remua la langue, lança son appel :
— Blondi… Blondi…
Au bout de deux ou trois minutes, la souris apparut, s’approcha des vivres qu’on lui offrait. Lorsqu’elle interrompit, plus tard, son manège qui ravissait le donateur, lorsqu’elle eut regagné sa cachette, Herr Held constata innocemment :
— Savez-vous, Herr Müller, qu’Hitler faisait ce que vous faites ? Oui, le Führer lui-même distribuait des miettes aux souris. C’était en 1919, à la caserne du deuxième régiment d’infanterie.
— Je ne le savais pas, le coupa Herr Müller agacé.
— Il disait à ce propos : « J’avais tant connu la faim dans ma vie que j’imaginais facilement celle de ces petites bêtes, et aussi leur joie de manger. »
— Je l’ignorais, répéta Müller.
Ce fut avec humeur qu’il repoussa le meuble contre le mur.