Baley haussa lÇgärement les Çpaules, et ne jugea pas utile de continuer Ö discuter sur ce point. Mais son interlocuteur reprit :

- Voyez-vous, c'est pourtant la vÇritÇ. Toutes difficultÇs psychologiques mises Ö part, telles que le terrible effet que nous produisent vos foules et

les bruits

165

de la CitÇ, un fait capital demeure, c'est que, pour n'importe lequel d'entre nous, pÇnÇtrer dans New York Çquivaut Ö une condamnation Ö mort. VoilÖ

pourquoi le Dr Sarton a lancÇ son projet de robots humanoãdes. Il comptait les substituer Ö nous autres hommes, pour les envoyer Ö notre place parmi vous.

- Oui, R. Daneel m'a expliquÇ cela.

- Et dÇsapprouvez-vous un tel plan ?

- Ecoutez! rÇpliqua Baley. Du moment que nous nous parlons si librement, laissez-moi vous poser une question träs simple : pourquoi, vous autres Spaciens, àtes-vous donc venus sur Terre ? Pourquoi ne pouvez-vous pas nous laisser tranquilles ?

- Permettez-moi Ö mon tour de rÇpondre par une question, fit le Dr Fastolfe, manifestement träs surpris. Etes-vous rÇellement

satisfait de l'existence que

vous menez sur Terre ?

- Äa peut aller !...

- Sans doute. Mais pour combien de temps encore ? Votre population ne cesse

de croåtre, et le minimum de calories ne peut lui àtre fourni qu'aux prix d'efforts toujours plus pÇnibles. La Terre est engagÇe dans un tunnel sans issue, mon cher monsieur !

- Nous nous en tirons quand màme, rÇpÇta Baley, obstinÇment.

- A peine. Une CitÇ comme New York doit faire des prodiges pour s'approvisionner en eau et Çvacuer ses dÇtritus. Les centrales d'Çnergie nuclÇaire ne fonctionnent encore que grÉce Ö des importations d'uranium de jour en jour plus difficiles Ö obtenir, meme en provenance des autres planätes, et cela en màme temps que les besoins augmentent sans cesse.

L'existence màme des citoyens dÇpend Ö tout moment 166

de l'arrivÇe de la pulpe de bois nÇcessaire aux usines de levure, et du minerai destinÇ aux centrales hydroponiques. Il vous faut, sans jamais une seconde d'arràt, faire circuler l'air dans toutes les directions, et il est de plus en plus dÇlicat de maintenir l'Çquilibre de cette aÇration conditionnÇe. que surviendrait-il si jamais le formidable courant d'air frais introduit et d'air viciÇ ÇvacuÇ s'arràtait, ne serait-ce qu'une heure ?

- Cela ne s'est jamais produit

- Ce n'est pas une raison pour qu'il n'arrive rien de tel dans l'avenir. Aux temps primitifs, les centres urbains individuels pouvaient virtuellement se suffire Ö eux-màmes, et vivaient

surtout du produit des fermes avoisinantes. Rien ne pouvait les atteindre que des dÇsastres subits, tels qu'une inondation, une ÇpidÇmie, ou une mauvaise rÇcolte. Mais, Ö mesure que ces centres se sont dÇveloppÇs, et que la technologie s'est perfectionnÇe,

on a pu parer aux dÇsastres locaux en faisant appel au secours des centres plus

ÇloignÇs; cela n'a cependant ÇtÇ possible

qu'en accroissant toujours plus des rÇgions, qui, obligatoirement, devinrent

dÇpendantes les unes des autres. A l'Epoque MÇdiÇvale, les villes ouvertes, màme les plus vastes, pouvaient subsister au moins pendant une semaine sur leurs stocks, et grÉce Ö des secours d'urgence. quand New York est devenu la premiäre CitÇ moderne, elle pouvait vivre sur elle-màme pendant une journÇe.

Aujourd'hui, elle ne pourrait pas tenir une heure. Un dÇsastre qui aurait ÇtÇ

un peu gànant il y a dix mille ans, et Ö peine sÇrieux il y a mille ans, serait devenu il y a cent ans quelque chose de grave; mais aujourd'hui, ce serait une catastrophe irrÇmÇdiable.

167

- On m'a dÇjÖ dit ça, rÇpliqua Baley, qui s'agita nerveusement sur sa chaise. Les MÇdiÇvalistes veulent qu'on en finisse avec le

systäme des CitÇs; ils

prÇconisent le retour Ö la terre et Ö l'agriculture naturelle. Eh bien, ils sont fous, parce que ce n'est pas

possible. Notre population est trop importante, et on ne peut, en histoire, revenir en arriäre; il faut, au contraire, toujours aller de l'avant. Bien entendu, si l'Çmigration vers les Mondes ExtÇrieurs n'Çtait Ö ce point limitÇe...

- Vous savez maintenant pourquoi c'est nÇcessaire.

- Alors, que faut-il faire ? Vous àtes en train de brancher une canalisation sur une ligne Çlectrique qui n'a plus de courant...

- Pourquoi ne pas Çmigrer vers de nouveaux

mondes ? Il y a des milliards d'Çtoiles dans la Galaxie; on estime qu'il doit y

avoir cent millions de planätes habitables, ou que l'on peut rendre habitables.

- C'est ridicule.

- Et pourquoi donc ? riposta Fastolfe avec vÇhÇmence. Pourquoi cette suggestion est-elle ridicule ?

Des Terriens ont colonisÇ des planätes dans le passÇ.

Plus de trente, sur les cinquante Mondes ExtÇrieurs, y compris la planäte Aurore oî je suis nÇ, ont ÇtÇ

colonisÇes directement par des Terriens. La colonisation ne serait-elle donc

plus chose possible pour vos compatriotes ?

- C'est-Ö-dire que...

- Vous ne pouvez pas me rÇpondre ? Alors, permettez-moi de prÇtendre que, si

ce n'est en effet plus

possible, cela tient au dÇveloppement de la civilisation des CitÇs terrestres.

Avant que celles-ci se multiplient,

168

l'existence des Terriens n'Çtait pas rÇglementÇe au point qu'ils ne pussent s'en affranchir ni recommencer une autre vie sur un territoire vierge.

Vos ancàtres ont fait cela trente fois. Mais vous, leurs descendants, vous àtes aujourd'hui si agglutinÇs dans vos cavernes d'acier, si infÇodÇs Ö elles, que vous ne pourrez jamais plus en sortir. Vous-màme, monsieur Baley, Vous vous refusez Ö admettre qu'un de vos concitoyens soit capable de traverser seul la campagne pour se rendre Ö

Spacetown. A fortiori, traverser

l'espace pour gagner un monde nouveau doit reprÇsenter pour vous une improbabilitÇ cent fois plus

grande. En vÇritÇ, monsieur, le civisme de vos CitÇs est en train de tuer la Terre.

- Et puis apräs ? s'Çcria Baley rageusement. En admettant que ce soit vrai, en quoi cela vous regarde-t-il ? C'est notre affaire, et nous rÇsoudrons ce probläme ! Et si nous n'y parvenons pas, eh bien, admettons que c'est notre façon-Ö nous d'aller en enfer !

Et mieux vaut votre façon d'aller en enfer que la façon dont les autres vont au paradis, n'est-ce pas ?

Je comprends votre rÇaction, car il est fort dÇplaisant de se voir donner des

leçons par un Çtranger.

Et pourtant, j'aimerais que, vous autres Terriens, vous puissiez nous donner des leçons, Ö nous Spaciens, car, nous aussi, nous

avons Ö rÇsoudre un probläme, et il est tout Ö fait analogue au vìtre !

- Surpopulation ? fit Baley en souriant. mÇchamment.

- J'ai dit analogue et non pas identique. Le nìtre est sous-population. quel Ége me donnez-vous ?

Le dÇtective rÇflÇchit un instant, puis se dÇcida Ö

donner un chiffre nettement exagÇrÇ

Je dirai environ la soixantaine.

169

- Eh bien, vous devriez y ajouter cent ans!

- quoi ?

- Pour àtre prÇcis, j'aurai cent soixante-trois ans Ö mon prochain anniversaire. Je ne plaisante pas.

J'utilise le calendrier normal terrien. Si j'ai de la chance, si je fais attention, et surtout si je n'attrape aucune maladie terrienne, je peux arriver Ö vivre encore autant d'annÇes, et

atteindre plus de trois cents

ans. Dans ma planäte Aurore, on vit jusqu'Ö trois cent cinquante ans, et les chances de survie ne font que croåtre actuellement.

Baley jeta un regard vers R. Daneel, qui avait ÇcoutÇ impassiblement tout l'entretien, et il eut l'air de chercher aupräs du robot une confirmation de cette incroyable rÇvÇlation.

- Comment donc est-ce possible ? demanda-t-il.

- Dans une sociÇtÇ sous-peuplÇe, il est normal que l'on pousse l'Çtude de la gÇrontologie, et que l'on recherche les causes de la

vieillesse. Dans un monde comme le vìtre, prolonger la durÇe moyenne de la vie serait un dÇsastre. L'accroissement de population qui en rÇsulterait serait catastrophique. Mais sur Aurore, il y a place pour

des tricentenaires. Il en rÇsulte

que, naturellement, une longue existence y devient deux ou trois fois plus prÇcieuse. Si, vous, vous mouriez maintenant, vous perdriez au maximum quarante annÇes de vie, probablement moins. Mais, dans une civilisation comme la nìtre, l'existence de chaque individu est d'une importance capitale. Notre moyenne de naissances est basse, et l'accroissement

de la population est strictement contrìlÇ. Nous conservons un rapport constant

entre le nombre d'hommes et celui de nos robots, pour que chacun de nous bÇnÇficie du maximum de confort. Il va sans dire 170

que les enfants, au cours de leur croissance, sont soigneusement examinÇs, au point de vue de leurs dÇfectuositÇs, tant physiques que mentales, avant qu'on leur laisse atteindre l'Ége d'homme.

- Vous ne voulez pas dire, s'Çcria Baley, que vous les tuez, si...

- S'ils ne sont pas sains, oui, et sans la moindre souffrance, je vous assure. Je conçois que cette notion vous choque, tout comme

le principe des enfantements non contrìlÇs sur Terre nous choque nous-màmes.

- Notre natalitÇ est contrìlÇe, docteur Fastolfe!

Chaque famille n'a droit qu'Ö un nombre limitÇ d'enfants.

- Sans doute, fit le Spacien en souriant avec indulgence, mais Ö un nombre limitÇ d'enfants de toutes

espäces, et non pas d'enfants sains. Et, de plus, vous avez de nombreux bÉtards, et votre population croåt constamment. ,

- Et qui peut donc dÇcider quels sont les enfants qu'on laissera vivre ?

- C'est assez compliquÇ, et je ne saurais vous le dire en quelques mots. Un de ces jours, nous en reparlerons en dÇtail.

- Alors, je ne vois pas en quoi consiste votre probläme, dit Baley. Vous me

semblez träs satisfait de votre sociÇtÇ, telle qu'elle est.

- Elle est stable, et c'est lÖ son dÇfaut : elle est trop stable.

- DÇcidÇment, vous n'àtes jamais content!A vous entendre, notre civilisation dÇcadente est en train de sombrer, et maintenant c'est la vìtre qui est trop stable.

C'est pourtant vrai, monsieur Baley. VoilÖ deux 171

siäcles et demi qu'aucun Monde ExtÇrieur n'a plus colonisÇ de nouvelle planäte, et l'on n'envisage aucune autre colonisation dans

l'avenir : cela tient Ö

ce que l'existence que nous menons dans les Mondes ExtÇrieurs est trop longue pour que nous la risquions, et trop confortable pour que nous la bouleversions dans des entreprises hasardeuses.

- Cela ne me semble pas exact, docteur Fastolfe, car, en venant sur la Terre, vous avez risquÇ de contracter des maladies.

- C'est vrai. Mais nous sommes un certain nombre, monsieur Baley, Ö

estimer

que l'avenir de la race humaine vaut la peine que l'on fasse le sacrifice d'une existence confortablement prolongÇe. Malheureusement, j'ai le regret d'avouer que nous sommes trop peu Ö penser cela.

- Bon! Nous voici parvenus au point essentiel en quoi les Spaciens peuvent-ils amÇliorer la situation ?

- En essayant d'introduire des robots sur Terre?

Nous faisons tout notre possible pour rompre l'Çquilibre de votre Çconomie.

- VoilÖ, certes, une Çtrange façon de nous venir en aide! s'Çcria Baley dont les lävres tremblärent.

Si je vous comprends bien, vous vous efforcez de provoquer expräs la crÇation d'une catÇgorie de plus en plus importante de gens dÇclassÇs et de chìmeurs ?

Ce n'est, croyez-moi, ni par cruautÇ ni par

manque de charitÇ. Cette catÇgorie de gens dÇclassÇs, comme vous dites, nous en avons besoin pour servir de noyau Ö des colonisations nouvelles. Votre vieille AmÇrique a ÇtÇ dÇcouverte par des navigateurs dont les vaisseaux avaient pour Çquipages des galÇriens 172

tirÇs de prison. Ne voyez-vous donc pas que la CitÇ

en est arrivÇe Ö ne plus pouvoir nourrir le citoyen dÇclassÇ ? En quittant la Terre, non seulement il n'aura rien Ö perdre, mais il pourra gagner des Mondes Nouveaux.

- C'est possible, mais nous n'en sommes pas lÖ, tant s'en faut !

- C'est hÇlas vrai! soupira tristement le Dr Fastolfe. Il y a quelque chose

qui ne va pas : c'est la phobie qu'ont les Terriens des robots qui paralyse tout. Et pourtant, ces robots qu'ils haãssent pourraient les accompagner, aplanir les difficultÇs de leur premiäre adaptation Ö des Mondes Nouveaux, et

faciliter la reprise de la colonisation.

- Alors quoi ? Il faut laisser l'initiative aux Mondes ExtÇrieurs ?

- Non. Ceux-ci ont ÇtÇ organisÇs avant que la civilisation basÇe sur le Civisme se soit implantÇe sur

la Terre, avant la crÇation de vos CitÇs. Les nouvelles colonies devront àtre ÇdifiÇes par des hommes possÇdant l'ex pÇrience du Civisme, et auxquels auront ÇtÇ

inculquÇs les rudiments d'une culture C/Fe. Ces àtres-lÖ constitueront une synthäse, un croisement de deux races distinctes, de deux esprits jadis opposÇs, et parvenus Ö

s'interpÇnÇtrer. Dans l'Çtat actuel

des choses, la structure du Monde Terrestre ne peut aller qu'en s'effritant rapidement, tandis que, de leur cìtÇ, les Mondes ExtÇrieurs dÇgÇnÇreront et s'effondreront dans la dÇcadence un

peu plus tard. Mais l'Çdification de nouvelles colonies constituera au contraire

un effort sain et salutaire, dans lequel se fondront les meilleurs ÇlÇments des

deux civilisations en prÇsence. Et, par le fait màme des rÇactions qu'elles susciteront sur les Vieux Mondes, en particulier sur 173

la Terre, des colonies pourront nous faire connaåtre une existence toute nouvelle.

- Je n'en sais rien ; tout cela me paraåt bien nÇbuleux docteur Fastolfe!

dit

Baley.

- Je sais que c'est un ràve, monsieur Baley, mais veuillez prendre la peine d'y rÇflÇchir, rÇpliqua le Spacien en se levant brusquement. Je viens de passer avec vous plus de temps

que je ne l'escomptais ;

j'ai, en fait, dÇpassÇ les limites que nos räglements sanitaires imposent Ö ce genre d'entretien. Vous voudrez donc bien m'en excuser

?...

Baley et R. Daneel quittärent le dìme. Un soleil un peu plus jaune les inonda de nouveau, mais plus obliquement. Et Baley se demanda soudain si la lumiäre solaire n'avait pas un

autre aspect dans d'autres mondes : peut-àtre y Çtait-elle moins crue, moins

brillante, plus acceptable ?...

D'autres mondes ? L'affreux Spacien aux oreilles dÇcollÇes venait de faire naåtre en lui une foule d'Çtranges idÇes. Les mÇdecins de la planäte Aurore s'Çtaient-ils jadis penchÇs sur Fastolfe enfant, pour dÇcider apräs examen s'il Çtait digne de parvenir Ö

l'Ége d'homme ? N'Çtait-il pas trop laid ? Ou leur jugement ne tenait-il aucun compte de l'aspect physique de l'individu ?

quand

la laideur humaine devenait-elle une tare ? Et quelles Çtaient les tares rÇdhibitoires ?...

Mais lorsque le soleil disparut et qu'ils pÇnÇträrent dans les Toilettes, il sentit qu'il ne parviendrait pas sans peine Ö rester maåtre de lui. Une sourde exaspÇration lui fit secouer violemment la tàte. que tout

cela Çtait donc ridicule! PrÇtendre contraindre les Terriens Ö Çmigrer pour Çdifier une sociÇtÇ nouvelle, quelle stupiditÇ! En rÇalitÇ, ces Spaciens ne poursuivaient-ils 174

pas un autre but ? Mais lequel ? Il eut beau y rÇflÇchir, aucune explication ne lui vint Ö l'esprit...

Remontant en voiture, il s'engagea de nouveau sur l'autoroute. Petit Ö petit, il reprit conscience de la rÇallitÇ; le poids et la chaleur de son arme accrochÇe Ö son ceinturon lui firent du bien, et il Çprouva un vrai rÇconfort Ö retrouver le bruit et l'agitation de la citÇ.

quand ils enträrent en ville, il ressentit un picotement lÇger et fugitif dans

ses narines, et il dut

s'avouer que la CitÇ sentait. Il songea aux vingt millions d'àtres humains entassÇs entre les murs de l'immense caverne d'acier, et, pour la premiäre fois

de sa vie, il renifla leur air avec des narines que l'air libre du dehors avait nettoyÇes.

Æ Est-ce que ce serait diffÇrent dans un autre monde ? se demanda-t-il. Y aurait-il moins de gens et plus d'air ?... Un air plus propre ?.... Ø

Mais le grondement formidable de la CitÇ en pleine effervescence les submergea, l'odeur disparut, et il eut un peu honte de lui. Il actionna lentement la manette d'accÇlÇration, et le vÇhicule se lança Ö toute vitesse sur l'autoroute dÇserte.

- Daneel!dit-il.

- Oui, Elijah.

- Pourquoi le Dr Fastolfe m'a-t-il dit tout cela ?

- Il me semble probable, Elijah, qu'il a voulu vous montrer combien cette enquàte est importante. Nous n'avons pas seulement Ö trouver l'explication d'un meurtre, mais Ö sauver Spacetown, et, en màme temps, l'avenir de la race humaine.

- Pour ma -part, rÇpliqua sächement Baley, je crois qu'il m'aurait mieux aidÇ en m'amenant sur 175

les lieux du crime, et en me laissant interroger ceux qui ont dÇcouvert le cadavre!

- Je doute fort que vous y eussiez trouvÇ quoi que ce fñt d'intÇressant, Elijah, car nous n'avons nous-màmes rien laissÇ de cìtÇ.

- Vous croyez! Mais pour l'instant, vous n'avez rien, pas le moindre indice, pas le moindre soupçon.

- En effet. C'est donc dans la CitÇ que doit se trouver la rÇponse. Mais, pour àtre sincäre, il faut cependant vous dire que nous avons eu un soupçon.

- Comment cela ? Vous ne m'en avez pas encore parlÇ !

- Je n'ai pas estimÇ que c'Çtait nÇcessaire, Elijah.

Mais je ne doute pas que vous ayez vous-màme trouvÇ

automatiquement qu'il existe un suspect ; c'est en effet l'Çvidence màme.

- Mais qui ça ? Dites-moi. qui ?

- Eh bien, le seul Terrien qui se trouvait lÖ au moment du crime le commissaire principal Enderby 10

CHAPITRE L'Apräs-midi d'un dÇtective.

La voiture obliqua lÇgärement et s'arràta le long du mur cimentÇ et rÇbarbatif qui bordait l'autoroute ; däs que le ronronnement

du moteur eut cessÇ, le silence se fit Çcrasant. Baley se tourna vers le robot et lui rÇpondit d'une voix Çtonnamment calme :

- qu'est-ce que vous dites ?

Un long moment S'Çcoula sans que R. Daneel dåt un mot. Un bruit lÇger se fit entendre, au loin, s'enfla pendant quelques secondes, puis disparut. Ce devait àtre une autre voiture de police qui passait Ö plus d'un kilomätre de lÖ, ou encore des pompiers se hÉtant vers quelque incendie.

Et Baley se demanda s'il

y avait encore Ö New York un homme connaissant Ö fond toutes les autoroutes qui serpentaient au sein de la CitÇ. A aucun moment du jour ou de la nuit, le rÇseau de ces voies de communication ne pouvait àtre complätement vide, et cependant il devait y avoir des sections que personne n'avait utilisÇes depuis des annÇes. Et soudain, avec une prÇcision surprenante, il se rappela un film qu'il avait vu dans sa jeunesse.

L'action se dÇroulait sur les autoroutes de Londres, 177

et commençait banalement par un meurtre. Le meurtrier s'enfuyait vers une cachette qu'il avait amÇnagÇe

Ö l'avance, dans l'angle mort d'une autoroute tellement dÇserte que les pas du

criminel Çtaient les premiers, depuis un siäcle, Ö en avoir remuÇ la poussiäre.

Dans ce coin perdu, l'homme comptait attendre, en toute sÇcuritÇ, la fin des

recherches.

Mais il se trompait de chemin, et, dans le silence de ces immenses tunnels dÇserts, il faisait en blasphÇmant le serment insensÇ

que, en dÇpit de la TrinitÇ et de tous les saints, il rÇussirait Ö

retrouver son

refuge. Däs lors, il ne cessait plus de se tromper et errait dans un dÇdale sans fin, de Brighton Ö Norwich, et de Coventry Ö Canterbury, s'enfonçant toujours plus dans les mÇandres des galeries creusÇes sous la grande CitÇ de Londres, derniers vestiges de l'Angleterre mÇdiÇvale. Ses vàtements tombaient en loques, ses chaussures ne lui tenaient plus aux pieds,

et ses forces dÇclinaient, mais sans jamais l'abandonner. Il avait beau àtre

recru de fatigue, il ne pouvait s'arràter. Il marchait, marchait toujours, et

continuait inexorablement Ö se tromper de route.

Parfois il entendait des vÇhicules, mais ceux-ci passaient toujours dans un

tunnel voisin; dÇcidÇ Ö se

constituer prisonnier, il courait vers ces bruits comme vers le salut, mais il arrivait toujours trop tard, pour ne trouver qu'un dÇsert silencieux. De temps Ö autre, il apercevait au loin une issue qui semblait mener Ö la ville, et il se hÉtait vers elle, vers la vie, vers le souffle ardent de la CitÇ ; mais Ö mesure qu'il avançait, l'issue s'Çloignait, et il finissait par la perdre de

vue. quelques fonctionnaires

londoniens, utilisant encore l'autoroute pour leur service, passaient Ö toute vitesse devant ce fantìme, 178

sans meme pràter attention Ö un bras qu'ils apercevaient Ö peine, et qui se tendait vers eux pour implorer vainement leur secours; quant aux appels du malheureux, on pouvait encore moins les entendre.

Cette histoire Çtait devenue, avec le temps, si vraisemblable qu'on ne la considÇrait plus comme une

fiction, et qu'elle faisait maintenant partie du rÇpertoire folklorique : le

monde entier Çtait familiarisÇ

avec le drame du Æ Londonien perdu Ø. Et Baley, seul avec R. Daneel dans le silence de l'autoroute new-yorkaise, ne put rÇprimer un lÇger malaise en se remÇmorant la lÇgende du vagabond.

Cependant, R. Daneel finit par lui rÇpondre, et sa voix fit naåtre un lÇger Çcho dans le tunnel.

- Ne peut-on pas nous entendre ? fit-il.

- Ici ? Pas question! Alors, qu'est-ce que vous prÇtendez, Ö propos du commissaire principal ? - Eh bien, il Çtait sur les lieux, Elijah. Comme c'est un New-Yorkais, il devait inÇvitablement àtre soupçonnÇ.

- Il devait l'àtre ! L'est-il encore ?

- Non. Son innocence a ÇtÇ rapidement reconnue.

Tout d'abord, il n'avait pas d'arme sur lui. Il ne Pouvait d'ailleurs pas en avoir, puisqu'il Çtait entrÇ

dans Spacetown par la voie normale, et que l'on confisque provisoirement les armes des visiteurs, comme vous en avez fait l'expÇrience.

- Mais l'arme du crime a-t-elle ÇtÇ trouvÇe ?

- Non. Nous avons vÇrifiÇ toutes les armes des Spaciens, et aucune d'elles n'a ÇtÇ utilisÇe depuis des semaines ; le contrìle des canons a ÇtÇ tout Ö fait concluant.

- C'est donc que le meurtrier a dñ cacher son arme...

179

- Il n'a pu la cacher dans Spacetown. Nous avons tout vÇrifiÇ.

- J'envisage toutes les hypothäses, dit Baley impatiemment. Ou bien elle a ÇtÇ

cachÇe, ou bien l'assassin l'a emportÇe en quittant Spacetown.

- Exactement.

- Et si vous admettez cette derniäre possibilitÇ, le commissaire principal est hors de cause.

- En effet. Mais, par mesure de prÇcaution, nous l'avons cÇrÇbroanalysÇ.

- quoi ?

- La cÇrÇbroanalyse est un procÇdÇ grÉce auquel on interpräte les champs ÇlectromagnÇtiques des cellules cÇrÇbrales humaines.

- Ah, vraiment ? fit Baley, peu enthousiaste. Et qu'en avez-vous tirÇ ?

- Elle nous a renseignÇs sur le tempÇrament et les sentiments du commissaire Enderby, et nous en avons conclu qu'il est incapable d'avoir tuÇ le Dr Sarton. Tout Ö fait incapable!

- C'est exact, fit Baley. Il n'est pas homme Ö

commettre un tel acte. J'aurais pu vous le dire.

- Mieux valait obtenir un renseignement objectif.

Il va sans dire que tous les Spaciens ont consenti Ö se faire cÇrÇbroanalyser.

- Ce qui a, j'imagine, montrÇ qu'ils sont tous incapables de commettre un meurtre.

- Cela ne peut faire de doute, et c'est pourquoi nous savons que l'assassin est un New-Yorkais.

- Dans ces conditions, nous n'avons qu'Ö soumettre tous mes compatriotes Ö

ce

charmant petit examen.

- Cela ne nous servirait Ö rien, Elijah- Car nous 180

pourrions trouver des millions de gens capables, par tempÇrament, de commettre le crime.

- Des millions!... grommela Baley.

Ce disant, il revit en pensÇe la foule qui, en ce jour tragique de sa jeunesse, avait hurlÇ pendant des heures sa haine contre les Æ sales Spaciens Ø, et il se remÇmora Çgalement la scäne qui, la veille au soir, l'avait tellement impressionnÇ dans le magasin de chaussures.

Æ Pauvre Julius ! se dit-il. Lui, un suspect! Ø

Il entendait encore le commissaire principal lui dÇcrivant ce qui s'Çtait passÇ apräs la dÇcouverte du cadavre : Æ Ce fut un coup brutal... brutal! Ø avait-il dit.

Rien d'Çtonnant Ö ce que, sous l'effet d'un tel bouleversement, il ait cassÇ

ses lunettes ! Rien d'Çtonnant non plus Ö son refus de revenir Ö

Spacetown !

Et Baley se souvint de l'exclamation sourde de son chef, profÇrÇe entre ses dents : Æ Je les hais ! Ø

Pauvre Julius! Lui, le seul homme capable de manoeuvrer les Spaciens! Le fonctionnaire dont la principale qualitÇ consistait, aux yeux des dirigeants de la CitÇ, Ö pouvoir s'entendre avec les Spaciens!

Dans quelle mesure cette valeur-lÖ avait-elle contribuÇ

Ö son rapide avancement ?...

Baley ne s'Çtonnait plus maintenant de s'àtre vu confier par le commissaire principal une telle enquàte.

Ce brave Baley! Ce vieux, loyal, et fidäle collaborateur! Ce modäle de discrÇtion! Ce camarade de

classe! Pas de danger qu'il fåt du grabuge, si jamais il dÇcouvrait la vÇritÇ sur ce petit incident!...

Et soudain, Baley se demanda en quoi pouvait consister une cÇrÇbroanalyse.

Il

s'imagina de grosses Çlectrodes, des pantographes traçant fÇbrilement des 181

courbes sur du papier Ö graphique, des engrenages automatiques s'enclenchant avec un bruit sec, de temps Ö autre...

Pauvre Julius ! Il avait sans aucun doute des raisons d'àtre bouleversÇ; si

tel Çtait rÇellement son

Çtat d'esprit, sans doute se voyait-il d'ores et dÇjÖ au bout de sa carriäre, et recevant des mains du maire la lettre de dÇmission qu'il lui faudrait obligatoirement signer...

Tout en mÇditant ainsi, Baley avait atteint, presque sans s'en apercevoir, le quartier des ministäres. Il Çtait 14 h 30 quand il s'assit Ö son bureau. Le commissaire principal Çtait parti, et R. Sammy, toujours

souriant, dÇclara ne pas savoir oî le patron se trouvait. Baley resta un long

moment tranquille, Ö rÇflÇchir, sans se rendre compte qu'il avait faim. A 15 h 20, R. Sammy vint lui dire qu'Enderby Çtait de retour.

- Merci, rÇpliqua-t-il.

Et, pour la premiäre fois de sa vie, l'intervention de R. Sammy ne l'agaça pas. Apräs tout, ce robot Çtait une sorte de parent de R. Daneel, et celui-ci, de toute Çvidence, n'avait rien d'agaçant. Tout naturellement, Baley en vint Ö

se demander comment les choses se passeraient, si des hommes et des robots entreprenaient ensemble d'Çdifier une nouvelle civilisation dans une nouvelle

planäte; et il envisagea cette ÇventualitÇ sans aucune passion.

quand Baley pÇnÇtra dans le bureau de son chef, celui-ci examinait quelques documents, sur lesquels il inscrivait, par moments, quelques annotations.

- Vous avez vraiment fait une gaffe gigantesque Ö Spacetown, Lije! dit le commissaire.

Tout le duel verbal qu'il avait soutenu contre Fastolfe 182

revint Ö l'esprit de Baley, et son long visage prit une expression particuliärement lugubre.

- Je le reconnais, monsieur le commissaire, dit-il, et j'en suis dÇsolÇ.

Enderby leva les yeux vers son subordonnÇ; Ö travers ses lunettes, son regard

semblait Çtonnamment clair; Ö n'en pas douter, le commissaire paraissait beaucoup plus sñr de lui qu'Ö aucun moment des trente derniäres heures.

Oh! cela n'a pas grande importance, rÇpliquat-il. Comme Fastolfe n'a pas paru

en àtre offusquÇ, nous n'en parlerons plus. Ces Spaciens sont vraiment des gens dÇconcertants, et vous ne mÇritez pas votre veine, Lije! Mais la prochaine fois que vous voudrez jouer les Don quichotte, vous commencerez par m'en parler !

Baley acquiesça de la tàte. il s'e dÇsintÇressait complätement de l'incident.

Il avait tentÇ un coup sensationnel, mais cela n'avait pas rÇussi. Tant pis! Il

Çprouva une rÇelle surprise Ö constater qu'il pouvait accepter si simplement son Çchec : et pourtant telle Çtait bien la vÇritÇ!

- Ecoutez, monsieur le commissaire, dit-il. Je dÇsire que vous me fassiez affecter un appartement de

deux piäces, pour Daneel et pour moi, car je ne le ramänerai pas chez moi, ce soir.

- En voilÖ une idÇe!

- Le bruit court qu'il est un robot : vous vous en souvenez,je pense.Il se peut que rien de grave ne se produise, mais, s'il y avait une Çmeute, je ne veux pas que ma famille s'y trouve màlÇe.

Äa ne tient pas debout, Lije! J'ai fait contrìler la chose. Aucun bruit de ce genre ne circule en ville.

183

Jessie l'a tout de màme appris quelque part, monsieur le commissaire.

- Il n'y a pas de rumeurs systÇmatiques. Rien de dangereux. Depuis le moment oî j'ai cessÇ d'àtre en communication avec Fastolfe, je n'ai pas fait autre chose que contrìler ce point, et c'est pour cela que j'ai renoncÇ Ö participer Ö votre discussion. Il Çtait essentiel de remonter aux sources, et rapidement.

De toutes maniäres, voici les rapports qu'on m'a adressÇs, en particulier celui de Doris Gillid. Elle a enquàtÇ dans une douzaine de Toilettes de femmes.

Vous connaissez Doris : elle est träs sÇrieuse. Eh bien, elle n'a rien constatÇ d'anormal, nulle part!

Alors, comment expliquez-vous que Jessie ait appris la chose ?

- Ce n'est pas invraisemblable. R. Daneel s'est trop mis en avant dans le magasin de chaussures.

A-t-il rÇellement sorti son arme de son Çtuã, Lije, ou bien est-ce vous qui la lui avez passÇe ?

- C'est lui qui l'a brandie contre les Çmeutiers.

- Bon. Eh bien, quelqu'un a dñ reconnaåtre qu'il Çtait un robot.

- Allons donc! s'Çcria Baley avec indignation. Personne ne pourrait s'en apercevoir!...

- Et pourquoi pas ?

- Vous le pourriez, vous ? Moi, certainement pas!

- qu'est-ce que cela prouve ? Nous ne sommes pas des experts, ni vous ni moi. Mais supposez qu'un technicien des usines de Westchester, oî l'on construit des robots, se soit trouvÇ parmi la foule, un

professionnel, passant sa vie Ö dessiner et Ö fabriquer des robots. Il peut fort bien avoir remarquÇ

des anomalies en R. Daneel, soit dans son Çlocution, soit dans ses gestes. En y rÇflÇchissant, peut-àtre en 184

a-t-il parlÇ Ö sa femme, laquelle a mis des amies au courant, et puis on n'en a plus parlÇ parce que c'Çtait trop incroyable. Les gens ne peuvent pas admettre une telle histoire. Le seul ennui, c'est que, avant de s'Çteindre, ce bruit soit parvenu Ö Jessie.

- C'est possible, fit Baley sceptique. En attendant, que dÇcidez-vous pour l'appartement que je vous ai demandÇ ?

Haussant les Çpaules, le commissaire principal saisit son tÇlÇphone, et, un

instant plus tard, il rÇpondit :

- Section q. 27. C'est tout ce qu'on peut vous donner. Ce n'est pas un quartier träs recommandable.

- Äa va, dit Baley.

- A propos, oî est donc R. Daneel en ce moment ?

- Il Çtudie le fichier des agitateurs mÇdiÇvalistes.

- Eh bien, je lui souhaite du plaisir! Ils sont des millions !

- Je le sais, mais c'est une idÇe!...

Baley avait presque atteint la porte quand, presque sans rÇflÇchir, il fit soudain volte-face :

- Monsieur le commissaire, dit-il, est-ce que le Dr Sarton vous a jamais parlÇ du programme de Spacetown, concernant l'instauration d'une civilisation C/Fe. ?

- Une civilisation quoi ?

- L'introduction des robots sur Terre.

- quelquefois, oui, dit Enderby qui ne parut pas particuliärement intÇressÇ par la question.

- Vous a-t-il expliquÇ oî Spacetown voulait en venir ?

- Oh ! il s'agissait d'amÇliorer l'Çtat sanitaire et le standard de vie de la population! C'est toujours 185

la màme antienne, et elle ne m'impressionne plus.

Bien entendu, j'ai rÇpondu que j'Çtais d'accord, et opinÇ du bonnet. qu'y avait-il d'autre Ö faire ? Je ne pouvais que chercher Ö ne pas les contrarier, en espÇrant qu'ils s'en tiendraient Ö des applications raisonnables de leurs thÇories. Peut-àtre qu'un

jour...

Baley attendit la suite ; mais son chef ne lui dit pas ce que ce jour, proche ou lointain, apporterait peut-àtre.

A-t-il jamais fait allusion devant vous Ö des Çmigrations nouvelles ?

- Des Çmigrations ? Non, jamais! Envoyer un

Terrien dans un des Mondes ExtÇrieurs ne serait pas une entreprise moins insensÇe que de vouloir trouver une astÇroãde de diamant dans les cercles de Saturne.

Je parlais d'Çmigration dans de nouvelles planätes, monsieur le commissaire!

Mais cette fois, Enderby se borna, pour toute rÇponse, Ö lancer Ö son subordonnÇ un regard incrÇdule. Baley laissa passer un

moment, puis il reprit, d'un ton brusque :

- qu'est-ce que la cÇrÇbroanalyse, monsieur le commissaire ? En avez-vous dÇjÖ entendu parler ?

Le visage rondelet d'Enderby demeura impassible; il ne cilla pas, et ce fut d'une voix träs calme qu'il rÇpondit :

- Non. qu'est-ce que c'est censÇ àtre ?

- Oh! rien d'important!... J'en ai simplement entendu parler.

Baley quitta la piäce, et, revenu Ö son bureau, il continua Ö rÇflÇchir : le commissaire principal ne pouvait certainement pas jouer la comÇdie Ö ce point-lÖ... Alors ?

186

A 16 h 15, il tÇlÇphona Ö Jessie qu'il ne rentrerait pas coucher chez lui ce soir-lÖ, ni probablement les nuits suivantes; et il eut du mal Ö mettre un terme Ö l'entretien.

- As-tu des ennuis, Lije ? Es-tu en danger ? demanda-t-elle.

Il rÇpondit d'un ton lÇger que le mÇtier de dÇtective comportait toujours un

certain danger, mais cela ne satisfit pas son Çpouse.

- Oî vas-tu passer la nuit ? reprit-elle.

Il ne le lui dit pas, et se contenta de lui conseiller

- Si tu te sens trop seule sans moi, va coucher chez ta märe.

Et il coupa brusquement la communication : c'Çtait ce qu'il avait de mieux Ö

faire.

A 16 h 20, il demanda Washington; il mit un certain temps Ö joindre l'homme

qu'il cherchait, et il lui en fallut autant pour le convaincre de prendre le

lendemain matin l'avion pour New York, mais, Ö

16 h 40, il rÇussit Ö le dÇcider.

A 16 h 55, le commissaire principal quitta son bureau, et lui jeta au passage un sourire indÇfinissable. Les employÇs travaillant de jour s'en allärent en masse, et les Çquipes, moins importantes,

qui les remplaçaient dans la soirÇe, et pour la nuit, enträrent Ö leur tour, le

saluant d'un air surpris.

R. Daneel vint le rejoindre; il tenait Ö la main une liasse de papiers.

- qu'est-ce que c'est ? demanda Baley.

- Une liste d'hommes et de femmes susceptibles de faire partie d'une organisation mÇdiÇvaliste.

- Combien en avez-vous trouvÇ ?

- Plus d'un million, et ceci n'est qu'une partie de l'ensemble.

.187

- Comptez-vous les contrìler tous, Daneel ?

- Ce serait Çvidemment impossible, Elijah.

- Voyez-vous, Daneel, presque tous les Terriens sont, d'une façon ou d'une autre, des MÇdiÇvalistes : ainsi, le commissaire, Jessie, ou moi-màme. Prenez, par exemple, le commissaire...

Il fut sur le point de parler des lunettes de son chef, mais il se rappela que les Terriens devaient se tenir les coudes, et qu'il ne fallait surtout pas qu'Enderby perdåt la face, tant au sens propre qu'au sens figurÇ. Aussi reprit-il, apräs avoir marquÇ un temps :

- Regardez ce qu'il met sur son nez... devant ses yeux...

- Oui, rÇpliqua R. Daneel. J'ai dÇjÖ remarquÇ ces ornements- mais j'ai pensÇ que ce serait impoli de lui en parler. Je n'ai vu aucun autre New-Yorkais en porter.

- C'est un objet träs vieux jeu.

- Est-ce que cela sert Ö quelque chose ?

Mais Baley changea brusquement de sujet en lui demandant :

- Comment vous àtes-vous procurÇ ces listes ?

- C'est une machine qui me les a fournies. On la rägle pour un type de dÇlit dÇterminÇ, et elle fait le reste. Je l'ai donc laissÇe trier toutes les condamnations prononcÇes, au

cours des vingt-cinq derniäres annÇes, contre des gens ayant troublÇ

l'ordre

public Ö propos des robots. Une autre machine a triÇ

dans le màme esprit tous les journaux publiÇs Ö New York pendant la màme pÇriode, pour y relever les noms de toutes les personnes ayant fait des dÇclarations contre les robots et

contre les hommes des Mondes ExtÇrieurs. C'est incroyable ce que l'on peut 188

obtenir, en l'espace de trois heures ! Car cette machine-lÖ a màme ÇliminÇ

des

listes les noms des suspects dÇcÇdÇs !

- Cela vous stupÇfie ? Mais voyons, vous avez sñrement des machines Ö

calculer

dans les Mondes ExtÇrieurs ?

- Bien sñr ! Nous en avons de toutes sortes, et des plus perfectionnÇes ; et cependant aucune n'est aussi massive et complexe que les vìtres. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, qu'aucun des Mondes ExtÇrieurs, màme le plus important, n'a de population

approchant en nombre celle de vos villes, en sorte qu'il n'y a pas besoin de machines extràmement complexes.

- Avez-vous dÇjÖ ÇtÇ sur la planäte Aurore, Daneel ?

Non, rÇpliqua le robot. J'ai ÇtÇ construit ici, sur Terre.

- Alors, comment connaissez-vous les machines en usage dans les Mondes ExtÇrieurs ?

- Mais voyons, Elijah, c'est l'Çvidence màme! Les connaissances qui m'ont ÇtÇ inculquÇes correspondent Ö celles du regrettÇ

Dr

Sarton. Vous pouvez donc considÇrer comme certain qu'elles abondent en donnÇes sur les Mondes ExtÇrieurs.

- Je vous comprends... Dites-moi, Daneel, pouvez-vous manger ?

- Je suis alimentÇ par Çnergie nuclÇaire, Elijah.

Je croyais que vous le saviez.

- Je le sais en effet. Aussi bien, ne vous ai-je pas demandÇ si vous aviez besoin de manger, mais si vous pouviez manger, autrement dit, si vous pouviez mettre des aliments dans votre bouche, les mÉcher, et les avaler. Jose dire que c'est un ÇlÇment essentiel 189

de cette ressemblance humaine que l'on a cherchÇ

Ö rÇaliser en vous construisant.

Je vois ce que vous voulez dire, Elijah. Je peux en effet exÇcuter les opÇrations mÇcaniques consistant Ö mÉcher et Ö avaler des

aliments. Mais ma capacitÇ est, naturellement, träs limitÇe, et, Ö plus ou moins bref dÇlai, je suis obligÇ de vider les aliments absorbÇs par ce que vous pourriez appeler mon estomac.

- Parfait. Vous pourrez Ö loisir rÇgurgiter - ou peu importe comment vous appelez l'opÇration - ce soir, dans le secret de notre chambre. Pour l'instant, ce qui me prÇoccupe, c'est que j'ai faim. Vous ne vous rendez peut-àtre pas compte qu'avec tout cela je n'ai pas dÇjeunÇ; je dÇsire donc que vous dåniez avec moi. Or, vous ne pouvez vous asseoir au restaurant sans manger, car cela

attirerait aussitìt l'attention sur vous. Mais, du moment que vous pouvez manger, c'est tout ce que je dÇsirai savoir. Alors, allons-y

Les restaurants communautaires de la ville Çtaient tous semblables; bien plus, Baley qui, pour son service, avait ÇtÇ Ö

Washington, Ö Toronto, Ö Los Angeles,

Ö Londres et Ö Budapest, avait pu y constater que, lÖ aussi, ils Çtaient pareils. A l'Çpoque mÇdiÇvale, peut-àtre en avait-il ÇtÇ tout autrement, parce que l'on parlait sur Terre diverses langues, et que la nourriture variait suivant

les pays. Mais maintenant les

produits Ö base de levure Çtaient les màmes, de Shangaã Ö Tachkent, et de Winnipeg Ö Buenos Aires; quant Ö Æ l'anglais Ø que l'on parlait, ce n'Çtait certes pas celui de Shakespeare ou de Churchill, mais

une sorte de pot-pourri de diverses langues; on l'utilisait sur tous les continents terrestres, sans beaucoup

190

de variations de l'un Ö l'autre, et l'on s'en servait aussi dans les Mondes ExtÇrieurs.

Mais s'ils ne diffÇraient les uns des autres, ni par la langue qu'on y parlait, ni par les menus qu'on y servait, ces restaurants prÇsentaient bien des similitudes encore plus accusÇes

On y respirait toujours une odeur particuliäre, indÇfinissable mais caractÇristique. Une triple queue

de consommateurs y pÇnÇtrait lentement, se rÇtrÇcissait pour en franchir la porte, et s'ouvrait aussitìt apräs en trois tronçons, se dirigeant Ö droite, Ö gauche et au centre d'une immense salle. Le grouillement, de la foule, piÇtinant et jacassant, le claquement sec de la vaisselle en matiäre plastique, l'aspect luisant des longues tables, en bois synthÇtique ultra-verni et Ö dessus de verre, l'Çclairage intense, la lÇgäre humiditÇ de l'air, tout cela ne changeait jamais d'un restaurant Ö un autre.

Baley s'avança pas Ö pas suivant la queue; il fallait toujours compter sur une attente de dix minutes environ avant de trouver une place. Tout Ö coup, il demanda Ö R. Daneel, dans un murmure

Est-ce que vous pouvez sourire ?

Le robot, qui examinait froidement la salle, rÇpliqua :

- que voulez-vous dire, Elijah ?

- Oh ! je me demandais simplement si vous pouviez sourire...

R. Daneel sourit. Ce fut subit et surprenant. Ses.

lävres s'arrondirent et se plissärent aux commissures; mais la bouche seule sourit, et le reste du visage ne subit aucune modification.

Baley secoua la tàte et reprit, sur le màme ton

- Ne vous en donnez pas la peine, Daneel. Äa ne vous va pas!

191

Ils arrivärent au guichet de distribution, oî chaque convive plaçait sa carte

dans un logement dÇterminÇ, pour qu'elle fñt contrìlÇe automatiquement avec un bruit sec. quelqu'un avait calculÇ un jour qu'un restaurant fonctionnant sans Ö-coup pouvait permettre l'entrÇe de deux cents personnes Ö la minute; chacune Çtait l'objet d'une vÇrification compläte, afin de l'empàcher

de prendre plus d'un repas, ou une nourriture Ö laquelle elle n'avait pas droit.

On avait aussi calculÇ quelle devait àtre la longueur maximum des trois queues pour obtenir le meilleur dÇbit des rations, ainsi que le temps perdu par suite des menus exceptionnels auxquels certains consommateurs privilÇgiÇs avaient droit.

C'Çtait en effet une calamitÇ d'interrompre la distribution des rations normales, comme le firent Baley et R. Daneel, en prÇsentant Ö l'employÇ de service une carte donnant droit Ö un repas spÇcial.

Jessie, qui connaissait bien la question pour avoir longtemps travaillÇ dans un tel restaurant, avait expliquÇ Ö son mari ce qui se produisait en pareil cas

- Äa bouleverse tout, avait-elle dit. Äa chambarde les prÇvisions de consommation et les calculs

de stocks. Il faut faire des contrìles spÇciaux, et se mettre en rapport avec les autres restaurants pour s'assurer que ces repas exceptionnels ne compromettent pas l'Çquilibre des approvisionnements et

des rations servies. Chaque semaine, en effet, on fait le bilan de chaque restaurant, et si jamais la balance des entrÇes et des sorties est fausse, on s'en prend toujours aux employÇs; jamais, en effet, les services de la CitÇ n'admettent qu'ils ont trop distribuÇ de cartes spÇciales, ou favìrisÇ telle ou 192

telle personne. Mais, quand nous sommes obligÇs d'annoncer aux clients qu'on ne peut plus leur servir de repas spÇciaux, quel

potin se mettent alors Ö faire les privilÇgiÇs ! Et bien entendu, c'est toujours

la faute du personnel!

Connaissant l'histoire en dÇtail, Baley comprit Pourquoi l'employÇe de service au guichet lui jeta un regard venimeux, tout en griffonnant quelques notes sur la qualitÇ des dÇtectives et leur droit Ö

un traitement spÇcial; le motif Æ service officiel Ø

Çtait, certes, pour elle irrÇfutable, mais il ne l'en irrita pas moins. Elle passa les cartes dans une machine Ö calculer qui- les avala, digÇra les renseignements qu'elles contenaient, et les restitua. Puis

la femme se tourna vers R. Daneel; mais Baley, prenant les devants, lui dit

Mon ami n'est pas d'ici. Vous dÇbiterez la PrÇfecture de Police. Inutile de

donner des dÇtails. Service officiel.

Elle eut un geste d'Çnervement, et couvrit en hÉte de signes mystÇrieux deux fiches.

Pendant combien de temps prendrez-vous vos

repas ici ? demanda-t-elle.

- Jusqu'Ö nouvel ordre.

- Alors, mettez vos index lÖ! ordonna-t-elle, en poussant vers eux les deux fiches.

Baley eut un petit pincement au coeur, en voyant les doigts lisses aux ongles luisants de R. Daneel se poser sur le carton. Mais aussitìt il se dit qu'on avait sñrement dotÇ le robot d'empreintes digitales.

La femme reprit les fiches et les introduisit dans la machine Ö contrìler situÇe Ö cìtÇ d'elle; un instant plus tard, celle-ci restitua les cartons sans incident, et Baley respira plus librement.

L'employÇe

193

leur remit de petites plaques mÇtalliques rouge vif, qui signifiaient Æ provisoire Ø, et dÇclara :

- Pas de menu spÇcial. Nous sommes Ö court cette semaine. Prenez la table D F.

Tandis qu'ils gagnaient leurs places, R. Daneel dit Ö Baley :

- J'ai l'impression que la majoritÇ de vos compatriotes prend ses repas dans-des restaurants comme celui-ci.

- Oui. Naturellement, ce n'est pas träs agrÇable de manger dans un restaurant auquel on n'est pas habituÇ. On n'y connaåt personne, tandis que, dans le restaurant oî l'on est connu, c'est tout diffÇrent.

On est toujours Ö la màme place, avec sa famille, Ö cìtÇ d'amis qu'on voit tous les jours. Surtout pour les jeunes, les repas sont les moments les plus agrÇables de la journÇe.

Baley, en disant cela, sourit au souvenir de ces heures de dÇtente.

La table DF se trouvait dans une partie de la salle rÇservÇe aux clients de passage. Les consommateurs dÇjÖ attablÇs avaient

le nez dans leur assiette, et, paraissant peu Ö leur aise, ils ne se parlaient

pas. De temps Ö autre, ils glissaient des

regards d'envie vers les tables voisines, oî les conversations et les rires allaient leur train. Et Baley se dit une fois de plus qu'il n'y avait rien de

plus dÇsagrÇable que de manger n'importe oî : si simple que fñt son propre restaurant, il n'en justifiait pas moins le vieux dicton, affirmant Æ qu'il n'y a rien de tel pour àtre heureux que de dåner chez soi Ø.

La nourriture màme avait meilleur goñt, quoi que pussent dire les chimistes qui affirmaient qu'elle Çtait la màme Ö New York et Ö Johannesburg...

194

Il s'assit sur un tabouret, et R. Daneel prit place Ö cìtÇ de lui.

- Pas de menu spÇcial ! fit-il avec un geste nÇgligent. Alors, tournez le commutateur qui est devant vous, et attendez!

Cela demanda deux minutes. Un disque occupant le milieu de la table s'enfonça soudain, pour remonter peu apräs, portant une

assiette garnie.

- PurÇe de pommes de terre, sauce de veau synthÇtique et abricots sÇchÇs.

Äa

ne change pas ! fit Baley.

Une fourchette et deux tranches de pain complet de levure apparurent, dans une cavitÇ situÇe devant chacune des deux places, lÇgärement au-dessus de la table.

Si cela vous fait plaisir, dit R. Daneel Ö voix basse, vous pouvez manger ma ration.

Sur le moment, Baley fut scandalisÇ; puis, rÇagissant, il grommela :

- Cela ne se fait pas ! Allons, mangez

Il absorba sa nourriture de bon appÇtit, mais sans l'agrÇment habituel que procure la dÇtente du repas. De temps Ö autre, il jetait un regard furtif vers R. Daneel, qui mastiquait en remuant ses mÉchoires avec prÇcision, avec trop de prÇcision d'ailleurs, car cela manquait de naturel.

quelle Çtrange chose! Maintenant qu'il Çtait sñr d'avoir affaire Ö un vÇritable robot, Baley remarquait une quantitÇ de petits

dÇtails qui le lui prouvaient encore mieux. Par exemple, quand R. Daneel avalait, on ne voyait pas sa pomme d'Adam bouger.

Et cependant le dÇtective n'en Çprouvait plus autant de gàne. S'habituait-il

donc, en fait, Ö cette crÇature ?

Et voici qu'il se remit Ö penser aux thÇories 195

et aux plans du Dr Fastolfe. Si vraiment certains New-Yorkais partaient pour de nouveaux mondes afin d'y Çdifier une nouvelle civilisation, siBentley,

par exemple, son propre fils, quittait ainsi

la Terre un jour, arriverait-il Ö travailler et Ö vivre en compagnie de robots sans en àtre gànÇ ? Pourquoi pas, puisque les Spaciens

vivaient eux-màmes de cette façon-lÖ?...

- Elijah! murmura R. Daneel. Est-ce mal ÇlevÇ

d'observer son voisin de table pendant qu'il mange ?

- C'est träs mal ÇlevÇ, en effet, de le regarder directement manger. Äa tombe sous le sens, voyons!

Chacun de nous a droit Ö ce que l'on respecte sa vie privÇe. Cela n'empàche pas de se parler, mais on ne se dÇvisage pas les uns les autres au cours du repas.

- Compris! Alors, pouvez-vous me dire pourquoi je compte autour de nous huit personnes qui nous observent attentivement, et màme de träs präs ?

Baley posa sa fourchette sur la table ; il jeta un regard autour de lui, comme pour chercher la saliäre, et murmura :

- Je ne vois rien d'anormal.

Mais il le dit sans conviction. Pour lui, tous les convives n'Çtaient qu'une foule d'inconnus mÇlangÇs au hasard. Or, quand R.

Daneel tourna vers lui son regard impersonnel, Baley eut l'impression pÇnible que ce n'Çtaient pas des yeux bruns qu'il avait devant lui, mais des appareils de dÇtection, capables de juger, avec la prÇcision d'une photographie, et en quelques secondes, de quoi se composait tout le panorama environnant.

- Je suis tout Ö fait certain de ce que j'avance, dit R. Daneel calmement.

196

Et bien, qu'importe, apräs tout ? Ce sont des gens mal ÇlevÇs, mais ça ne prouve rien d'autre.

- Je ne sais pas, Elijah. Mais croyez-vous que ce soit par pure coãncidence que six des hommes qui nous observent se soient trouvÇs hier soir dans le magasin de chaussures ?...

CHAPITRE FUITE SUR LES TAPIS ROULANTS.

Baley serra convulsivement sa fourchette.

En àtes-vous bien sñr ? demanda-t-il automatiquement.

Mais Ö peine avait-il posÇ la question qu'il en comprit la futilitÇ : on ne demande pas Ö une machine Ö calculer si elle est sñre de l'exactitude du rÇsultat qu'elle fournit, et cela, màme si -la machine a des bras et des jambes !

- Absolument sñr, rÇpliqua R. Daneel.

- Sont-ils tout präs de nous ?

- Non, pas träs präs, ils sont dispersÇs dans la salle.

Alors, ça va

Baley se remit Ö manger, maniant machinalement sa fourchette; derriäre le masque de son long visage renfrognÇ, son cerveau Çtait en Çbullition.

A supposer que l'incident du magasin de chaussures ait ÇtÇ provoquÇ par un groupe de fanatiques

antirobot, et que l'affaire n'ait pas ÇtÇ un mouvement spontanÇ, comme on aurait pu le croire, ce groupe d'agitateurs pouvait fort bien comprendre des hommes 199

ayant ÇtudiÇ les robots, avec l'ardeur qu'engendre une opposition farouche dans ce cas, l'un d'eux pouvait avoir dÇcelÇ la vÇritable nature de R. Daneel. C'Çtait une ÇventualitÇ que le commissaire principal avait envisagÇe, et Baley ne put s'empàcher d'àtre ÇtonnÇ de la justesse d'une telle

prÇcision, de la part de son chef : Enderby faisait parfois montre d'une perspicacitÇ vraiment surprenante !...

Partant de ce principe, les ÇvÇnements s'expliquaient alors logiquement.

L'incident de la veille avait pris de court les conspirateurs, qui, insuffisamment organisÇs, s'Çtaient trouvÇs hors d'Çtat de rÇagir; mais ils avaient dñ Çlaborer un plan Ö exÇcuter dans l'avenir immÇdiat

S'ils savaient reconnaåtre un robot comme R. Daneel, Ö plus forte raison devaient-ils àtre fixÇs sur les fonctions qu'exerçait Baley. Or, pour qu'un dÇtective circulÉt en compagnie d'un robot humanoãde, il fallait que ce policier fñt quelqu'un de träs important, et"Baley n'eut aucune peine Ö reconstituer le raisonnement de ses mystÇrieux adversaires.

Il en dÇduisit qu'ils avaient dñ placer des espions aux alentours de l'Hìtel de Ville, pour surveiller ses agissements et ceux de R. Daneel; peut-àtre màme disposaient-ils de complices au sein màme des services officiels et dans l'administration de la CitÇ.

Rien d'Çtonnant donc Ö ce que les deux policiers aient ÇtÇ suivis au cours des derniäres vingt-quatre heures; la seule chose qui avait dñ dÇrouter un peu leurs poursuivants, c'Çtait la longue durÇe de la visite Ö Spacetown, et de l'entretien que Baley avait eu avec le robot sur l'autoroute.

Cependant R. Daneel, ayant achevÇ son repas, demeurait 200

tranquillement assis Ö sa place, ses mains

sans dÇfaut placÇes sur le rebord de la table.

- Ne croyez-vous pas que nous devrions faire

quelque chose ? demanda-t-il.

- Ici, dans le restaurant, nous ne risquons rien, dit Baley. Laissez-moi l'initiative, je vous prie.

Il regarda autour de lui, et ce fut comme s'il voyait un restaurant communautaire pour la premiäre fois.

que de gens! Des centaines, des milliers !... Il avait lu un jour, dans une Çtude sur les restaurants de la ville, que leur capacitÇ moyenne Çtait de deux mille deux cents couverts. Mais celui-ci Çtait plus important. Si jamais quelqu'un venait Ö crier Æ Robot! Ø que se passerait-il? Baley n'osa pas se le figurer, mais il se convainquit rapidement qu'une telle ÇventualitÇ Çtait invraisemblable.

Sans doute, une Çmeute soudaine pouvait Çclater n'importe oî, aussi bien au restaurant que dans les avenues ou les ascenseurs de la ville; peut-àtre màme l'atmosphäre du restaurant Çtait-elle plus propice Ö des dÇsordres, parce

que les gens s'y laissaient

facilement aller Ö leurs instincts, et s'y extÇriorisaient plus qu'ailleurs; il

ne fallait pas grand-chose pour qu'une discussion y dÇgÇnÇrÉt en bagarre.

Mais faire Çclater expräs une Çmeute dans un restaurant Çtait une toute autre

histoire, car les conspirateurs se trouveraient eux-màmes pris comme dans une nasse au milieu de cette salle pleine de monde. Däs que l'on commencerait Ö se servir de la vaisselle comme de projectiles, et Ö renverser les tables, nul ne pourrait plus s'enfuir. Une grave Çmeute, dans de telles conditions, risquerait de causer des centaines de morts,

parmi lesquels les responsables

201

eux-màmes auraient de fortes chances de se trouver.

Non. Une Çmeute bien fomentÇe ne pourrait rÇussir que dans les avenues de la

CitÇ, et de prÇfÇrence

en un point de passage relativement Çtroit. quand une foule perd la tàte et est prise de panique, cela devient contagieux, et ceux qui gardent la tàte froide ont alors le temps d'en profiter pour disparaåtre rapidement; les agitateurs trouvent facilement, pour s'enfuir, une voie adjacente qu un chemin conduisant aux tapis roulants.

Baley se sentit pris au piäge. Il devait y avoir dehors d'autres espions qui les attendaient, les suivraient, et provoqueraient

des troubles, au moment et Ö l'endroit qu'ils estimeraient favorables.

- Pourquoi ne pas les arràter ? demanda R. Daneel.

- Äa ne ferait que dÇclencher plus vite nos ennuis, grommela Baley. Vous avez

bien repÇrÇ leurs physionomies, Daneel ? Vous ne les oublierez pas ?

Je suis incapable d'oublier quoi que ce soit.

Eh bien, nous leur mettrons le grappin dessus plus tard. Pour l'instant, nous allons passer entre les mailles de leur filet. Suivez-moi, et faites exactement la màme chose que moi!

Il se leva, retourna soigneusement son assiette et la plaça sur le plateau mobile qui l'avait auparavant fait surgir au milieu

de la table; de màme,

il posa sa fourchette dans le logement prÇvu Ö cet effet. R. Daneel, qui l'avait regardÇ faire, exÇcuta les màmes gestes, et, en un instant, assiettes et fourchettes sales disparurent

automatiquement.

- Ils se lävent aussi, dit R. Daneel.

202

Bon. J'ai l'impression qu'ils ne vont pas beaucoup s'approcher de nous.

Pas

ici, en tout cas.

Ils suivirent de nouveau une longue file de gens se dirigeant vers la sortie, et passärent devant la machine enregistreuse, dont le cliquetis incessant symbolisait l'Çnorme quantitÇ de repas distribuÇs.

Baley, jetant un regard en arriäre, vers la salle bruyante et lÇgärement enfumÇe, se remÇmora soudain, avec une prÇcision qui l'Çtonna lui-màme, une visite du Zoo qu'il avait faite avec son fils, huit ans

auparavant ( bon sang, que le temps passait vite! ... ).

C'Çtait la premiäre fois que Ben y allait, et cela l'avait impressionnÇ, car il n'avait encore jamais vu de chat ni de chien en chair et en os. Ce qui l'avait enthousiasmÇ plus que tout, c'Çtait la voliäre; et Baley, qui l'avait pourtant vue une douzaine de fois dÇjÖ, n'avait pas davantage rÇsistÇ Ö la fascination du spectacle. On ne peut nier qu'il y ait en effet quelque chose de saisissant dans le vol d'un oiseau que l'on contemple pour la premiäre fois. Or, ce jour-lÖ, Baley et son fils avaient assistÇ au repas des oiseaux; un employÇ remplissait une longue auge davoine ÇcrasÇe; si les hommes avaient pris l'habitude de se nourrir d'aliments

synthÇtiques Ö base

de levure, les oiseaux, plus conservateurs, continuaient Ö ne vouloir manger

que de vraies graines.

Les oiseaux voletaient donc par centaines, et, aile contre aile, ils venaient s'aligner sur l'auge, en pÇpiant de façon assourdissante. Telle Çtait l'image

qui vint Ö l'esprit de Baley, au moment de quitter le restaurant communautaire. Oui, des -oiseaux rangÇs sur leur auge!..

C'Çtait

bien ça! Et cette constatation le dÇgoñta, au point qu'il se demanda s'il n'y aurait pas moyen de vivre autrement, mieux que 203

cela ?... Mais qu'y avait-il donc de dÇfectueux dans ce mode d'existence ? Jamais encore cela ne lui Çtait venu Ö l'esprit...

- Pràt, Daneel ? demanda-t-il brusquement.

- Pràt, Elijah.

- Eh bien, en route

Ils sortirent du restaurant, et Baley se dit que, dÇsormais, leur salut allait uniquement dÇpendre de son astuce et de son adresse.

Il y a un jeu que les jeunes adorent pratiquer et qu'ils nomment la Æ course aux tapis roulants Ø.

Ses rägles varient de ville en ville, mais le principe demeure Çternellement le màme, en sorte qu'un garçon de San Francisco n'aura

aucune peine Ö participer Ö une partie qui se joue au Caire. Il consiste en ceci : un Æ meneur Ø doit se rendre d'un point A Ö un point B, en utilisant le rÇseau des tapis roulants, de telle façon qu'il rÇussisse Ö distancer le plus grand nombre possible de camarades qui lui donnent la chasse. Un meneur qui arrive tout seul au but est vraiment adroit, et le poursuivant qui parvient Ö ne jamais perdre le meneur ne l'est pas moins.

On pratique d'habitude ce jeu pendant les heures d'affluence de fin d'apräs-midi, quand une foule de gens se dÇplace et rend la partie plus risquÇe et plus difficile. Le meneur part avec une lÇgäre avance,sur un tapis roulant accÇlÇrateur; il fait de son

mieux pour agir de la façon la plus inattendue, et reste par exemple träs longtemps sur le màme tapis, avant de bondir sur un autre, dans une direction diffÇrente; il passe alors träs vite d'un tapis au tapis

suivant, puis s'arràte tout d'un coup.

Malheur au poursuivant qui se laisse imprudemment 204

entraåner trop loin! Avant de s'àtre aperçu

de son erreur, il se trouvera, Ö moins d'àtre extràmement habile, bien au-delÖ

du meneur, ou au contraire, träs en deçÖ. Le meneur, s'il est intelligent, en

profitera aussitìt pour filer dans une autre direction.

Une tactique qui accroåt dix fois la difficultÇ du jeu consiste Ö prendre place sur les tapis roulants secondaires, ou sur l'express,

mais Ö les quitter aussitìt de l'autre cìtÇ. On admet que les Çviter complätement est aussi peu sportif que les utiliser trop frÇquemment.

L'intÇràt d'un tel jeu est difficile Ö comprendre pour un adulte, surtout pour quelqu'un n'ayant jamais ÇtÇ lui-màme, dans son adolescence, un adepte de ce sport. Les joueurs sont malmenÇs par les voyageurs, dont ils troublent les dÇplacements en les trouvant sur le parcours de leur course. La police est träs sÇväre pour eux, et leurs parents les punissent. On dÇnonce leur activitÇ comme troublant

l'ordre public, aussi bien dans les Çcoles qu'au cinÇma. Il ne se passe d'ailleurs pas d'annÇe sans que quatre ou cinq jeunes gens trouvent la mort dans des accidents causÇs par ce jeu, tandis que des douzaines d'autres garçons y sont blessÇs, et que d'innocents passants se voient soudain placÇs, par la faute de ces jeunes, dans des situations plus ou moins tragiques.

Et cependant on n'a jamais pu trouver le moyen de supprimer ce sport, ni de mettre les Çquipes qui s'y livrent hors d'Çtat de le pratiquer. Plus il devient dangereux, plus ses

adeptes sont sñrs de conquÇrir le plus prÇcieux des prix, Ö savoir la gloriole

qu'ils en tirent aux yeux de leurs camarades. Tout 205

le monde admet qu'un champion a le droit de se pavaner, et quant aux meneurs connus pour leur adresse, ils font aisÇment figure de coq de village.

Ainsi, par exemple, Elijah Baley se rappelait avec une rÇelle satisfaction, màme Ö son Ége, que jadis il avait ÇtÇ classÇ parmi les meilleurs coureurs de tapis roulant. Un jour, il avait semÇ vingt poursuivants dans une course mÇmorable, pendant laquelle,

Ö trois reprises, il avait traversÇ l'express ; en deux heures de poursuite sans rÇpit, il Çtait parvenu, sans faiblir, Ö disperser certains des meilleurs joueurs de son quartier, et Ö atteindre seul le but.

Et, pendant des mois, on avait parlÇ de cette performance.

Maintenant qu'il avait dÇpassÇ la quarantaine, il y avait plus de vingt ans qu'il ne se livrait plus Ö ce genre de jeu, mais il se souvenait de certaines astuces. Ce qu'il avait perdu en agilitÇ, il le compensait par son expÇrience.

Et puis, il Çtait un policier, et nul mieux que lui ne connaissait la ville,

sinon peut-àtre quelque collägue encore plus expÇrimentÇ; bref, pour Baley, le

dÇdale de ces avenues

aux murailles d'acier n'avait pour ainsi dire pas de secret.

Il sortit du restaurant d'un pas alerte mais pas trop rapide. A tout moment, il s'attendait Ö entendre pousser derriäre lui les

cris de : Æ Robot ! Robot ! Ø Ce dÇbut de leur fuite Çtait, Ö son avis, le moment le plus risquÇ, et il compta ses pas avant de sentir sous ses pieds le premier mouvement du tapis accÇlÇrateur. Il s'arràta un instant, et laissa R. Daneel venir tranquillement Ö sa hauteur.

- Sont-ils toujours derriäre nous, Daneel ? murmura-t-il.

206

- Oui. Ils se rapprochent.

- Äa ne va pas durer ! dit Baley, träs sñr de lui.

Il jeta un regard vers les tapis normaux qui s'Çtendaient de chaque cìtÇ de l'accÇlÇrateur; ils Çtaient chargÇs de passants, qui disparurent de plus en plus vite derriäre lui, Ö mesure qu'il accÇlÇrait son allure. Certes, il utilisait presque quotidiennement les tapis roulants pour ses dÇplacements, mais

il s'amusa Ö calculer qu'il n'avait pas pliÇ les genoux pour y faire une course depuis plus de sept mille jours. Et, soudain repris par l'ardente et familiäre joie que lui procurait jadis ce sport, il sentit sa respiration devenir plus rapide. En cet instant, il oublia complätement qu'un jour, ayant surpris son fils Ben en train de faire une telle course, il l'avait chapitrÇ pendant des heures, et menacÇ de le signaler Ö la police.

D'un pas rapide et lÇger, il accÇlÇra jusqu'Ö atteindre une vitesse double de

celle dite Æ de sÇcuritÇ Ø,

et se pencha de plus en plus en avant, pour lutter contre la rÇsistance de l'air. Il fit semblant de vouloir sauter sur un tapis

roulant secondaire progressant dans le màme sens, mais, tout d'un coup, il bondit sur celui qui allait en sens inverse, se màla Ö la foule qui l'encombrait, et passa un instant plus tard sur le tapis dÇcÇlÇrateur, ralentissant jusqu'Ö

une vitesse de vingt kilomätres Ö l'heure environ.

Combien en reste-t-il derriäre nous, Daneel ?

demanda-t-il au robot, qui, sans aucun signe d'essoufflement ni de difficultÇ,

Çtait revenu Ö sa hauteur.

- Un seul, Elijah.

- Il devait, lui aussi, àtre un bon coureur dans son jeune temps !... Mais il ne va pas tenir longtemps 207

De plus en plus sñr de lui, il eut l'impression de se retrouver au temps de sa jeunesse ; la sensation que procurait ce sport Çtait faite en partie du plaisir d'accomplir une sorte

de rite mystique auquel

la foule ne participait pas; il s'y ajoutait la joie.grisante du vent qui vous

fouettait le visage et vous

sifflait dans les cheveux; enfin la certitude de courir un certain danger rendait la chose d'autant plus passionnante.

- On appelle cela le changement de sens, dit-il Ö voix basse.

Il reprit sa marche Ö grandes enjambÇes et passa sur un tapis voisin, qu'utilisaient de nombreux voyageurs; il se glissa parmi

eux, et, restant un long,

moment sur le màme tapis, il parvint sans trop de mal Ö se faufiler parmi la foule, dÇpassant ainsi des centaines de gens, et se rapprochant insensiblement du bord du tapis.

Tout d'un coup, sans avoir marquÇ le moindre temps d'arràt, il fit un bond de cìtÇ et sauta sur le tapis accÇlÇrateur voisin; le mouvement fut si brusque qu'il eut de lÖ peine Ö conserver son Çquilibre, et sentit une douleur

dans les muscles de ses cuisses. Il actionna aussitìt les manettes d'accÇlÇration, et un instant plus tard, il filait Ö une vitesse de soixante-dix kilomätres -Ö l'heure.

- Et maintenant, Daneel ? demanda-t-il au robot, toujours derriäre lui.

- Il est encore lÖ, rÇpliqua l'autre calmement.

Baley pinça les lävres. S'il en Çtait ainsi, il fallait alors opÇrer sur l'express; cela exigeait un gros entraånement, et peut-àtre n'en serait-il plus capable...

Regardant rapidement autour de lui, pour situer sa position, il vit passer comme un Çclair la rue 208

B. 22. Il fit un petit calcul, puis d'un saut prit place sur l'express. Les hommes et les femmes qui l'occupaient, manifestement peu satisfaits de se dÇplacer ainsi, se monträrent indignÇs quand Baley et R. Daneel, faisant irruption parmi eux, jouärent des coudes pour s'efforcer de gagner l'autre bord du tapis.

- Eh lÖ!Faites donc attention!glapit une femme, en retenant non sans peine son chapeau qu'elle manqua perdre.

- Excusez -moi bredouilla Baley, Ö court de souffle.

Ayant rÇussi Ö gagner l'autre cìtÇ de l'express, il sauta de nouveau sur le tapis voisin; mais, au dernier moment, un voyageur, furieux d'avoir ÇtÇ bousculÇ, lui lança un coup de poing dans le dos, ce qui le fit trÇbucher. Il fit un effort dÇsespÇrÇ pour retrouver son Çquilibre, car, pris de panique, il eut soudain la vision de ce qui allait se passer, s'il n'y parvenait pas : en tombant, il risquait de faire tomber d'autres gens, qui s'Çcrouleraient comme un chÉteau de cartes, et ces sortes de Æ marmelades de voyageurs Ø, assez frÇquentes sur les tapis roulants, avaient toujours pour

rÇsultat d'envoyer des douzaines de blessÇs Ö l'hìpital, avec des membres cassÇs. La diffÇrence de vitesse des deux tapis ne fit pourtant qu'accentuer son dÇsÇquilibre, et il s'effondra, d'abord sur les

genoux, ensuite sur le cìtÇ.

Mais, instantanÇment, le bras de Daneel le saisit, et il se vit relevÇ avec une force et une aisance bien supÇrieures Ö celles d'un homme.

Merci, bredouilla-t-il.

Il n'eut certes pas le temps d'en dire plus, car il repartit aussitìt sur le tapis dÇcÇlÇrateur, dont 209

le parcours compliquÇ le mena Ö un carrefour; lÖ, deux tapis express de sens opposÇs se croisaient et correspondaient avec des tapis roulants secondaires.

Sans ralentir un instant son allure, il sauta sur un tapis accÇlÇrateur, et de lÖ, de nouveau, sur l'express.

- Est-il toujours avec nous, Daneel?

- Il n'y a personne en vue, Elijah.

- Bon! Mais quel coureur de tapis roulant vous auriez fait, Daneel! Allons, maintenant, en route !

Ils repassärent Ö toute vitesse sur un autre tapis secondaire, et de lÖ sur un tapis dÇcÇlÇrateur, qui les mena jusqu'Ö une porte dont les imposantes dimensions indiquaient, sans erreur possible, l'entrÇe

d'un bÉtiment officiel. D'ailleurs, une sentinelle se leva Ö leur approche, et Baley se fit aussitìt reconnaåtre.

- Police! dit-il.

Et le factionnaire les laissa instantanÇment passer.

- C'est une centrale d'Çnergie, dit Baley. De cette façon, on perdra dÇfinitivement notre trace.

Il avait dÇjÖ visitÇ souvent des centrales d'Çnergie, y compris celle-lÖ, mais, l'habitude qu'il avait de ce genre d'Çtablissements n'attÇnuait pas pour autant le sentiment pÇnible qui

ne manquait jamais de l'oppresser quand il s'y trouvait; c'Çtait une sorte d'angoisse, encore. accrue par le souvenir de la situation prÇpondÇrante que son päre avait jadis occupÇe dans une telle centrale. Mais il y avait longtemps de cela !...

Au centre de l'usine, on n'entendait que le ronflement des Çnormes gÇnÇrateurs

cachÇs dans les profondeurs du sol-; l'air sentait fort l'ozone, et l'immense

salle Çtait entourÇe de lignes lumineuses rouges, dont la menace silencieuse

signifiait que nul

210

ne devait les franchir sans àtre protÇgÇ par des vàtements spÇciaux. quelque part, au sein de la centrale ( Baley ignorait exactement oî ), on consommait

chaque jour une livre de matiäre atomique que l'on dÇsintÇgrait. Et, apräs chacune de ces dÇsintÇgrations, les rÇsidus de l'opÇration, que l'on appelait

les Æ cendres chaudes Ø, Çtaient chassÇs par de puissantes souffleries dans des

tuyaux de plomb, qui

aboutissaient, vingt kilomätres au large de l'ocÇan, Ö des fosses amÇnagÇes Ö mille mätres de profondeur sous les eaux. Baley s'Çtait souvent demandÇ

ce qui se passerait quand ces fosses seraient pleines.

Se tournant vers R. Daneel, il lui dit, assez brusquement :

- Ne vous approchez pas des signaux rouges!

Puis, ayant rÇflÇchi, il ajouta, un peu confus : Mais, apräs tout, cela ne vous gàne peut-àtre pas...

- Est-ce une question de radioactivitÇ ? demanda Daneel.

- oui.

- Alors, il faut que j'y fasse attention. Les rayons gamma dÇtruisent en effet le dÇlicat Çquilibre d'un cerveau positronique. Si je m'y trouvais exposÇ, ils me feraient beaucoup plus de mal qu'Ö vous, et bien plus rapidement.

- Voulez-vous dire qu'ils pourraient vous tuer ?

- Il faudrait alors me doter d'un nouveau cerveau positronique. Or, comme il ne peut en exister deux identiques, il s'ensuit que je deviendrais dans ce cas un nouvel individu. Le Daneel Ö qui vous parlez actuellement serait, Ö proprement parler, mort.

Baley le regarda d'un air sceptique.

211

- J'ignorais complätement cela, dit-il. Grimpons lÖ-haut !

- On n'insiste jamais sur ce point. Ce que-Spacetown dÇsire faire connaåtre,

c'est l'utilitÇ de robots

tels que moi, et non pas nos dÇfectuositÇs.

- Alors, pourquoi m'en faites-vous part ?

- Parce que, dit R. Daneel en regardant Baley bien en face, vous àtes mon associÇ, Elijah, et il est bon que vous connaissiez mes faiblesses et mes lacunes.

Baley se racla la gorge, et ne trouva rien Ö ajouter.

Un peu plus tard, il indiqua au robot une sortie proche, et lui dit :

- Par ici ! Nous sommes Ö cinq cents mätres de l'appartement.

C'Çtait un logement träs modeste, un des plus ordinaires que l'on pñt trouver : il se composait d'une petite chambre Ö deux lits, comportant pour tout mobilier deux fauteuils repliables, et d'un cabinet.

Un rÇcepteur de tÇlÇvision Çtait encastrÇ dans un des panneaux, mais l'appareil ne pouvait àtre manoeuvrÇ Ö volontÇ; il transmettait Ö heures fixes un

programme donnÇ et fonctionnait automatiquement Ö ces heures-lÖ, qu'on le voulñt ou non. Il n'y avait ni lavabo - màme sans eau courante ni prise

de courant pour faire de la cuisine, voire pour chauffer de l'eau. Un petit vide-ordures occupait un coin de la piäce; il Çtait raccordÇ Ö un tuyau affreux qui contribuait Ö donner Ö l'ensemble un aspect fort dÇplaisant. Baley, Ö la vue de ce logis, haussa les Çpaules.

- Nous y voilÖ ! Enfin... c'est supportable

R. Daneel marcha droit au vide-ordures sur un 212

geste qu'il fit, sa chemise s'ouvrit en deux, rÇvÇlant un buste Ö la peau douce, et apparemment musclÇ.

- qu'est-ce que vous faites ? lui demanda Baley.

- Je me dÇbarrasse de la nourriture que j'ai absorbÇe. Si je la gardais en moi,

elle se gÉterait, et

je sentirais mauvais.

Il plaça soigneusement deux doigts en des points dÇterminÇs de sa poitrine, exerça une bräve mais Çnergique pression, et aussitìt son buste s'ouvrit de haut en bas. Il enfonça alors sa main droite Ö

l'intÇrieur d'une masse mÇtallique brillante; il en retira un petit sac en tissu mince et translucide, Ö moitiÇ plein; il l'ouvrit, tandis que Baley, horrifiÇ, l'observait ; puis,

apräs quelque hÇsitation, il dit au dÇtective

- Ces aliments sont d'une propretÇ absolue. Je ne salive pas et ne mÉche pas non plus. La nourriture que j'absorbe est attirÇe

dans ce sac par succion, et elle est encore consommable.

Merci, rÇpondit doucement Baley. Je n'ai pas faim. DÇbarrassez-vous-en, tout simplement.

Baley estima que le sac Çtait en matiäre plastique au fluorocarbone, car les aliments ne collaient pas apräs; et le robot n'eut aucun mal Ö les faire glisser du sac dans le conduit du vide-ordures.

Æ Il n'empàche que voilÖ une excellente nourriture gaspillÇe! Ø se dit Baley, en s'asseyant sur l'un des lits, et en ìtant sa chemise.

Je propose, ajouta-t-il tout haut, que demain matin nous partions de bonne heure.

Avez-vous une raison particuliäre pour cela ?

Nos bons amis ne connaissent pas encore cet

appartement, tout au moins je l'espäre. En partant tìt, nous courrons moins de risques. Et quand nous 213

serons Ö l'Hìtel de Ville, il vous faudra dÇcider si notre association est encore praticable et utile.

- Vous croyez qu'elle ne l'est plus ?

- Vous devez bien comprendre, dit Baley en

haussant les Çpaules, que nous ne pouvons pas nous livrer tous les jours Ö des acrobaties comme celles de ce soir.

- Mais il me semble que...

R. Daneel ne put achever sa phrase : une lampe rouge vif venait de s'allumer au-dessus de la porte.

Baley se leva sans bruit et saisit son revolver. Le signal rouge, qui s'Çtait Çteint, se ralluma, et le dÇtective, s'approchant Ö pas de loup de la porte, tourna un commutateur; il actionna ainsi un Çcran translucide, qui permettait de voir de l'intÇrieur vers l'extÇrieur de la piäce. L'appareil. ne fonctionnait pas träs bien; il Çtait trop petit et usagÇ, et l'image qu'il donnait n'Çtait pas nette; mais elle l'Çtait bien assez pour permettre.Ö Baley de reconnaåtre, debout devant la porte, son fils Ben.

Ce qui suivit fut rapide, et màme un peu brutal.

Baley ouvrit brusquement la porte, saisit Ben par le poignet au moment oî celui-ci allait, pour la troisiäme fois, actionner le

signal, et le tira dans la

piäce. Le garçon, ahuri et effrayÇ de cet accueil, s'adossa, un peu essoufflÇ, contre un mur, et frotta longuement son poignet meurtri, avant de s'Çcrier :

- Mais voyons, papa, pourquoi me bouscules-tu comme ça?

Baley ne lui rÇpondit pas tout de suite; apräs avoir refermÇ la porte, il continua Ö regarder par l'Çcran translucide, et il lui sembla que le couloir Çtait vide.

As-tu remarquÇ quelqu'un, lÖ dehors, Ben ? fit-il.

214

Non. Ecoute, papa, je suis juste venu voir comment tu allais.

- Pourquoi n'irais-je pas bien ?

- Je n'en sais rien, moi! C'est maman. Elle pleurait et faisait un tas d'histoires; elle a dit qu'il fallait que je te trouve, et que, si je n'y allais

pas, elle irait elle-màme, mais que, dans ce cas, il pouvait arriver n'importe quoi. Alors, elle m'a obligÇ Ö filer, papa.

Bon. Comment m'as-tu trouvÇ ? Ta märe savait-elle oî j'Çtais ?

Non. J'ai tÇlÇphonÇ Ö ton bureau.

Et ils t'ont donnÇ le renseignement ?

Le ton vÇhÇment de Baley effraya son fils, qui rÇpondit Ö voix basse :

- Bien sñr! Ils ne devaient pas le faire ?

Baley et Daneel se regardärent, et le dÇtective, se levant pesamment, demanda Ö son fils :

- Oî est-elle en ce moment, ta märe ? Dans l'appartement ?

- Non. Nous avons dånÇ chez grand-märe, et nous y sommes restÇs. C'est lÖ que je dois revenir tout Ö l'heure, si tu n'as pas besoin de moi, papa.

- Tu vas rester ici, Ben.

Daneel, avez-vous remarquÇ oî se trouve le tÇlÇphone public de l'Çtage?

- Oui, dit le robot. Avez-vous l'intention de sortir pour vous en servir ?

- J'y suis bien obligÇ. Il faut que je parle Ö Jessie.

- Ne croyez-vous pas qu'il vaudrait mieux laisser Ben tÇlÇphoner? Pour vous, c'est plus risquÇ que pour lui, et il est moins prÇcieux.

Baley eut tout d'abord envie de se mettre en coläre mais, comprenant aussitìt que ce serait stupide, il rÇpondit calmement 215

- Vous ne pouvez pas comprendre, Daneel. Nous autres hommÇs, nous n'avons pas l'habitude d'en-voyer nos enfants Ö notre place, quand il s'agit d'accomplir un acte dangereux, màme au cas oî il semblerait logique de le faire.

Un acte dangereux? s'Çcria Ben, ravi de se

trouver màlÇ Ö une aventure passionnante. Oh!

papa, qu'est-ce qui se passe ?

- Rien, Ben. Rien qui te regarde, en tout cas.

Alors, couche-toi. Je veux te trouver au lit quand je vais rentrer. Tu m'entends ?

- Oh! zut. Tu pourrais tout de màme me mettre au courant! Je ne le dirai Ö personne !

- Non. Au lit ! Allons, ouste!...

- Oh! quelle barbe

Däs qu'il fut dans la cabine tÇlÇphonique, Baley se plaça de façon Ö pouvoir, le cas ÇchÇant, se servir sur-le-champ de son arme. Il commença par donner au microphone son numÇro d'identification policiäre, et attendit un instant ; ce dÇlai permit Ö une machine Ö contrìler, situÇe Ö

vingt kilomätres, de s'assurer que la communication serait immÇdiate.

L'opÇration ne dura comme prÇvu que träs peu de temps, car un dÇtective devait pouvoir demander pour les besoins de son service un nombre illimitÇ de communications. Däs qu'il eut la rÇponse du contrìle, il demanda le numÇro de sa belle-märe. Un petit Çcran situÇ au pied de l'appareil s'Çclaira alors, et le visage de la märe de Jessie apparut.

Passez-moi Jessie, dit-il Ö voix basse.

Sa femme devait l'attendre car, Ö son tour, elle apparut instantanÇment. Baley la regarda un instant, puis il actionna une manette pour assombrir l'Çcran.

216

Bon, Jessie. Ben est ici. Alors, qu'est-ce qui ne va pas ?

Tout en parlant, il ne cessait de regarder autour de lui si personne n'approchait.

Comment vas-tu ? N'as-tu pas d'ennuis ? rÇpliquÖ sa femme.

Tu peux constater toi-màme que je vais träs

bien, Jessie. Et maintenant, fais-moi le plaisir de cesser toutes ces histoires !

- Oh! Lije, je me suis tellement tourmentÇe!

- A quel sujet ? rÇpliqua-t-il sächement.

- Tu le sais bien! Ton ami...

- Eh bien ?

- Je te l'ai dit hier soir. Äa va mal tourner

- Non. Tu dis des bàtises. Je garde Ben ici cette nuit, et toi, va te coucher! Bonsoir, ma chÇrie !

Il coupa la communication et respira profondÇment avant de quitter la cabine.

Son visage Çtait dÇcomposÇ, tant il avait peur. quand il rentra chez lui, il trouva Ben debout au milieu de la piäce le jeune homme avait retirÇ d'un de ses yeux la lentille correctrice, et l'avait soigneusement placÇe dans une coupe, pour la nettoyer. L'autre lentille Çtait encore dans son autre oeil.

Dis donc, papa, s'Çcria le garçon, il n'y a donc pas d'eau dans cet endroit ? M. Olivaw dit que je ne peux pas aller aux Toilettes.

Il a raison. Je ne veux pas que tu y ailles.

Remets ça dans ton oeil ; pour une nuit, tu peux träs bien les garder; ça ne t'empàchera pas de dormir.

Ah, bon!fit Ben, qui obÇit et grimpa dans un des deux lits. Oh, lÖ, lÖ!ajouta-t-il. quel matelas!

217

- Je pense que cela ne vous gànera pas de passer la nuit assis ? demanda Baley Ö R. Daneel.

- Non, bien sñr! Mais dites-moi, Elijah, puis-je vous poser une question ? Les curieux petits verres que votre fils vient de mettre dans ses yeux m'ont intriguÇ. Est-ce que tous les Terriens en portent ?

- Non, rÇpliqua Baley, d'un air distrait. quelquesuns seulement. Ainsi moi, je

n'en ai pas.

- A quoi servent-ils ?

Mais Baley Çtait bien trop absorbÇ par ses propres pensÇes pour rÇpondre, et ces pensÇes n'avaient rien d'agrÇable.

Apräs avoir Çteint la lumiäre, il demeura longtemps ÇveillÇ. Tout präs de lui,

la respiration de Ben se fit plus profonde et plus rÇguliäre, mais un peu rauque; le garçon dormait paisiblement. De l'autre cìtÇ de son lit, Baley aperçut vaguement R. Daneel assis sur une chaise, face Ö la porte, dans une immobilitÇ impressionnante.

Il finit par s'endormir, et bientìt il eut un cauchemar. Il ràva que Jessie

tombait dans la salle de dÇsintÇgration atomique d'une centrale d'Çnergie nuclÇaire. Elle tombait, tombait, tombait toujours, comme dans un puits colossal. Elle hurlait, et tendait les bras vers lui, mais

il ne pouvait que se tenir,

pÇtrifiÇ, au-delÖ d'une ligne rouge, et regarder fixement la silhouette contorsionnÇe de sa femme, qui

S'enfonçait dans les profondeurs du puits, et finissait par y disparaåtre.

Et

l'horreur de ce ràve venait

surtout de ce que cette effroyable chute de Jessie, c'Çtait lui, son Çpoux, qui l'avait provoquÇe; c'Çtait lui qui avait poussÇ sa femme dans le vide...

12

CHAPITRE AVIS D'UN EXPERT

Elijah Baley leva les yeux vers le commissaire Enderby, quand celui-ci passa

devant son bureau, et il le salua d'un signe de tàte empreint d'une certaine

lassitude. Le commissaire principal regarda la pendule et grommela Vous n'allez tout de màme pas me dire que

vous avez passÇ la nuit ici

- Je n'en ai aucunement l'intention.

- Pas d'ennuis, cette nuit ? reprit Enderby Ö voix basse.

Baley secoua nÇgativement la tàte.

J'ai rÇflÇchi- poursuivit le commissaire, que je n'ai peut-àtre pas attachÇ assez d'importance Ö

l'ÇventualitÇ d'une Çmeute. Si je peux faire quelque chose...

Oh! je vous en prie, monsieur le commissaire!

rÇpliqua Baley d'un ton sec. Vous savez träs bien que, s'il y avait quelque chose Ö craindre, je vous en aviserais. quant Ö hier soir, je n'ai pas eu le moindre ennui.

Parfait !

Le commissaire principal continua son chemin et 219

disparut derriäre la porte de son bureau personnel, symbole du haut rang qu'il occupait. Et Baley, le regardant avec quelque envie, se dit :

Æ Lui, au moins, il a dormi, cette nuit Ø

Il se pencha sur un rapport d'activitÇs banales et routiniäres, qu'il rÇdigeait pour masquer le rÇel emploi du temps des deux derniäres journÇes; mais les mots que sa main traçait machinalement dansaient

devant ses yeux, et il ne rÇussit pas Ö se concentrer sur ce travail. Soudain, il se rendit compte que quelqu'un se tenait präs de sa table.

- qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-il en levant la tàte vers R. Sammy.

Æ Garçon de courses automatique! songea-t-il. Äa rapporte d'àtre commissaire principal! Ø

Le commissaire vous demande, Lije, fit le robot, toujours souriant. Il a dit : tout de suite!

Je viens de le voir, fit Baley en faisant signe au messager de s'en aller. Dis-lui que je viendrai tout Ö l'heure.

- Il a dit : tout de suite! rÇpÇta R. Sammy.

- C'est bon, c'est bon! Fous le camp!

Mais le robot resta plantÇ sur place, et redit pour la troisiäme fois Le commissaire veut vous voir tout de suite, Lije. Il a dit : tout de suite!

Mille tonnerres! gronda Baley. J'y vais, j'y vais Se levant brusquement, il gagna Ö grandes enjambÇes le bureau de son chef, suivi du robot silencieux,

et, däs qu'il fut entrÇ, il dÇclara - Il faut donc, monsieur le commissaire, que

je vous le demande une fois de plus ne m'envoyez plus chercher par cette machine!

220

Mais Enderby se borna Ö rÇpondre

Asseyez-vous, Lije. Asseyez-vous

Baley s'exÇcuta et regarda droit devant lui, fixement. Apräs tout, peut-

àtre

avait-il mal jugÇ le pauvre vieux Julius, car celui-ci pouvait fort bien ne pas avoir dormi non plus : il avait en effet l'air träs contrariÇ. Il tapota un papier qui se trouvait sur son bureau.

J'ai lÖ, dit-il, un raport concernant une communication confidentielle que vous avez eue hier

avec un certain A. Gerrigel, Ö Washington.

- C'est exact, monsieur le commissaire.

- On ne m'a naturellement pas rendu compte

de votre entretien, puisqu'il n'a pu àtre contrìlÇ. De quoi s'agissait-il ?

- De renseignements dont j'ai besoin.

- C'est un spÇcialiste en Robotique, n'est-ce pas ?

- En effet.

Le commissaire fit la moue avançant sa lävre infÇrieure comme un enfant boudeur.

Mais qu'est-ce qui vous tracasse ? quel genre de renseignement cherchez-vous Ö obtenir ?

Je ne saurais exactement vous le dire, monsieur le commissaire. Mais j'ai la

conviction que, dans une enquàte comme celle-lÖ, il pourrait m'àtre utile de possÇder une documentation plus compläte sur les robots.

Baley se refusa Ö lui en dire davantage. Il entendait garder pour lui ses intentions, et ne pas en dÇmordre.

Ce n'est pas mon avis, Lije, pas du tout. Je crois que vous avez eu tort de faire cette dÇmarche.

Et pourquoi donc, monsieur le commissaire ?

221

- Moins il y aura de gens au courant, mieux cela vaudra.

- Je lui en dirai le moins possible, naturellement.

- Je persiste Ö penser que vous avez tort.

Baley sentit l'exaspÇration le gagner, et, perdant patience, il rÇtorqua :

- Me donnez-vous l'ordre de ne pas voir ce savant ?

- Non, non. Faites comme il vous plaira, puisque vous àtes responsable de l'enquàte. Seulement...

- Seulement quoi ?

- Oh rien !... fit Enderby en hochant la tàte. En attendant oî est-il ?... Vous savez qui je veux dire ?...

Certes, Baley le savait ! Il rÇpondit :

Daneel est encore en train d'examiner nos fichiers.

Le commissaire principal demeura un long moment silencieux, puis il dit

- Nous ne faisons guäre de progräs, vous savez !

- Nous n'en avons encore fait aucun ; mais ça peut changer...

Alors, c'est parfait! murmura Enderby.

Mais Baley ne lui trouva pas du tout la physionomie d'un homme satisfait.

quand le dÇtective revint Ö sa table de travail, R.

Daneel l'y attendait.

Eh bien, demanda-t-il rudement au robot,

qu'est-ce que vous avez trouvÇ, vous ?

J'ai complÇtÇ mes premiäres recherches, un

peu trop hÉtives, Elijah; grÉce Ö votre fichier, j'ai pu identifier deux des gens qui nous ont poursuivis hier soir, et qui, par surcroåt, se trouvaient l'autre jour dans le magasin de chaussures.

- Voyons cela

222

R. Daneel posa devant Baley deux petites cartes, pas plus grandes que des timbres-poste; elles Çtaient couvertes de minuscules points correspondant Ö un code. Puis le robot sortit de sa poche un petit appareil portatif Ö

dÇcoder, et

il plaça l'une des cartes dans un logement appropriÇ. Les points possÇdaient

des propriÇtÇs Çlectriques particuliäres, au point de vue de leur conductibilitÇ; quand on faisait passer un champ magnÇtique Ö travers la carte, celui-ci se trouvait considÇrablement troublÇ; les perturbations ainsi obtenues avaient pour rÇsultat de faire apparaåtre une sÇrie de mots sur

un petit Çcran lumineux

situÇ Ö la base de l'appareil ; ces mots, une fois dÇcodÇs, reprÇsentaient un

long rapport. Mais nul ne

pouvait en comprendre le sens s'il n'Çtait pas en possession du code officiel de la police.

Baley, rompu Ö ce genre de documents, les parcourut rapidement. La premiäre

fiche concernait un certain Francis Clousarr. Deux ans plus tìt, alors ÉgÇ

de trente-trois ans, il avait ÇtÇ arràtÇ pour incitation Ö l'Çmeute; il travaillait dans les usines de levure; on possÇdait son adresse et ses antÇcÇdents familiaux; quant Ö son signalement,

rien n'y manquait cheveux, yeux, signes distinctifs, degrÇ d'instruction, profil psycho-analytique, aspect physique, emplois occupÇs et rÇfÇrences des photos enregistrÇes au fichier des malfaiteurs.

- Vous avez vÇrifiÇ les photos ? demanda Baley.

- Oui, Elijah.

Le second suspect se nommait Paul Gerhard. Baley jeta un coup d'oeil Ö la fiche le concernant et dit

- Tout cela ne vaut rien du tout !

- Je suis certain du contraire, rÇpliqua R. Daneel.

S'il existe rÇellement, parmi les Terriens, une organisation 223

subversive capable d'avoir prÇparÇ et exÇcutÇ le crime au sujet duquel nous enquàtons, ces deux hommes en font partie. Les fiches sont formelles.

Alors,

ne devrions-nous pas interroger ces suspects ?

- Nous n'en tirerons rien.

- Ils Çtaient tous deux dans le magasin de chaussures et au restaurant.

Ils ne

pourront le nier.

- Se trouver lÖ-bas ne constituait pas un dÇlit, et ils pourront fort bien dire qu'ils n'y Çtaient pas.

Rien de plus simple! Comment leur prouverons-nous qu'ils mentent ?

- Je les ai vus.

- Ce n'est pas une preuve, rÇpliqua Baley durement. Si jamais l'affaire venait

devant les tribunaux, il n'y aurait pas un juge qui consentirait Ö vous croire capable de reconnaåtre deux visages dans une foule d'un million de personnes.

- Il est pourtant Çvident que je le peux.

- Bien sñr. Mais essayez donc de dire Ö un tribunal qui vous àtes!

InstantanÇment, votre tÇmoignage

deviendra sans valeur. Les robots ne sont pas admis Ö la barre des prÇtoires terriens.

- Je constate, Elijah, que vous avez changÇ d'avis.

- que voulez-vous dire ?

- Hier, au restaurant, vous avez dit qu'il Çtait inutile de les arràter, car, du moment que je me rappellerais toujours leurs visages, nous pourrions leur Æ mettre le grappin dessus Ø, quand bon nous semblerait.

- Eh bien, je n'avais pas assez rÇflÇchi. J'Çtais stupide. C'est impossible.

- Ne pourrions-nous pas tenter de crÇer un choc 224

psychique, en les interrogeant sans qu'ils sachent que nous n'avons pas de preuve lÇgale de leur culpabilitÇ ?

Ecoutez, rÇpliqua Baley, j'attends le docteur Gerrigel, de Washington. Il sera ici dans une demiheure. Je ne voudrais rien

faire avant de l'avoir vu.

Äa vous ennuie ?

J'attendrai, dit R. Daneel.

Anthony Gerri gel Çtait un homme de taille

moyenne, de mise soignÇe et d'une extràme politesse; on n'aurait jamais cru, en le voyant, que l'on se trouvait en prÇsence d'un des plus Çminents savants en Robotique que la Terre possÇdÉt. Il arriva plus de vingt minutes en retard au rendez-vous et s'en excusa beaucoup. Baley, que

sa nervositÇ rendait fort peu aimable, cacha mal son mÇcontentement, et rÇpondit aux excuses par un haussement d'Çpaules bourru. Il confirma aussitìt des ordres prÇcÇdemment donnÇs, pour que l'on måt

Ö sa disposition la salle D, rÇservÇe aux entretiens secrets, et rÇpÇta que, sous aucun prÇtexte, on ne devait les dÇranger pendant une heure. Puis il conduisit le Dr Gerrigel et R. Daneel, par un long corridor suivi d'une rampe assez raide, jusqu'Ö une piäce qu'il avait choisie pour recevoir son visiteur; c'Çtait un vaste bureau spÇcialement insonorisÇ, et Ö l'abri de toute dÇtection radio-Çlectrique.

Däs qu'il y eut pÇnÇtrÇ, il vÇrifia avec le plus grand soin la parfaite ÇtanchÇitÇ des murs, du plancher et du plafond, Çcoutant d'un air grave le träs faible bruissement d'un petit pulsomätre qu'il tenait dans sa main; le moindre arràt de ces pulsations aurait en effet signifiÇ un dÇfaut dans l'isolement absolu de la piäce; il vÇrifia avec une attention particuliäre 225

la porte, et fut satisfait de ne trouver aucune dÇfectuositÇ dans l'installation.

Le Dr Gerrigel sourit lÇgärement, ce qui ne devait pas lui arriver souvent, semblait-il. Il Çtait vàtu avec tant de correction que cela devait rÇpondre Ö une manie. Il avait des cheveux grisonnants et plaquÇs en arriäre, un visage rose et rasÇ de präs, et il se tenait assis si droit sur sa chaise qu'il Çvoquait ainsi l'attitude d'un enfant chapitrÇ pendant des annÇes par une märe intraitable; sa colonne vertÇbrale semblait bloquÇe pour toujours.

- Vos prÇcautions font de notre entretien quelque chose de singuliärement impressionnant, monsieur Baley! dit-il.

Il s'agit en effet d'une conversation träs importante, docteur, rÇpliqua le

dÇtective. J'ai besoin de renseignements sur les robots, et je crois que vous àtes seul, sans doute, capable de me les fournir. Tout ce que nous allons

dire ici est naturellement ultra-confidentiel, et la CitÇ vous demande de l'oublier däs que nous nous sÇparerons.

Il jeta un coup d'oeil Ö sa montre et Gerrigel cessa de sourire : il Çtait visiblement ennuyÇ de n'avoir pas ÇtÇ exact au rendez-vous.

Permettez-moi de vous expliquer pourquoi je

suis en retard, dit-il. Je n'ai pas voulu prendre l'avion, car j'ai le mal de l'air.

C'est vraiment dommage! grommela Baley.

Il mit de cìtÇ le pulsomätre, non sans avoir veillÇ

une derniäre fois qu'il fonctionnait bien, et qu'il ne pouvait y avoir eu d'erreur dans le contrìle de la piäce qu'il venait d'effectuer; puis il s'assit.

- A vrai dire, reprit le savant, ce n'est pas exactement du mal de l'air que

je souffre, mais d'agoraphobie,

226

qui n'a rien d'anormal, bien que gànante. Alors, j'ai pris l'express.

Baley fut soudain träs intÇressÇ.

- De l'agoraphobie ? rÇpÇta-t-il comme en Çcho.

- Oh! le mot est plus impressionnant que ce qu'il veut dire! rÇpliqua Gerrigel. C'est tout simplement une sensation dÇsagrÇable que beaucoup de gens Çprouvent en avion. Avez-vous dÇjÖ volÇ, monsieur Baley ?

- Oui, plusieurs fois.

- Alors, vous devez savoir ce que je veux dire.

C'est la sensation de n'avoir rien que du vide autour de soi, et de n'àtre sÇparÇ de l'air ambiant que par un centimätre de cloison mÇtallique. C'est träs

pÇnible.

- Ainsi donc, vous avez pris l'express ?

Oui.

- De Washington Ö New York, c'est rudement long!

Oh! je le prends souvent! Depuis qu'on a

percÇ le tunnel de Baltimore Ö Philadelphie, c'est un voyage träs facile.

C'Çtait exact, et Baley, qui n'avait pas encore fait le parcours, ne douta pas qu'il en fñt ainsi. Au cours des deux derniers siäcles, Washington, Philadelphie, Baltimore et New York avaient pris une telle extension que les quatre CitÇs se

touchaient presque les

unes les autres. La rÇgion des quatre CitÇs, telle Çtait devenue la dÇnomination presque officielle par laquelle on dÇsignait toute cette partie de la cìte Atlantique de l'AmÇrique, et beaucoup de gens Çtaient d'avis qu'il y aurait intÇràt Ö rÇunir les administrations des quatre villes en

une unique Super-CitÇ.

Baley, quant Ö lui, dÇsapprouvait ce projet. Il estimait 227

qu'Ö elle seule New York devenait trop vaste pour n'àtre gÇrÇe que par un gouvernement centralisÇ. Une agglomÇration encore

bien plus colossale, comprenant plus de cinquante millions d'Émes, s'effondrerait

sous son propre poids.

- L'ennui, reprit le savant, c'est que J'ai ratÇ la correspondance de Chester Ö Philadelphie, ce qui m'a fait perdre du temps. Et puis, en arrivant, j'ai eu un peu de mal Ö obtenir une chambre, ce qui a achevÇ de me mettre en retard.

- Ne vous faites pas de souci Ö ce sujet, docteur.

Ce que vous venez de me dire est fort intÇressant. A propos de votre aversion pour l'aviation, que diriez-vous de sortir de la ville,

Ö pied ?

- Je ne vois pas pourquoi vous me posez cette question, rÇpliqua Gerrigel, qui parut träs surpris et un peu inquiet.

- Oh ! c'est une demande purement thÇorique!

Je n'ai pas du tout l'intention de vous emmener ainsi dans la campagne, mais je voulais savoir ce que vous pensiez d'une telle ÇventualitÇ.

Je la trouve fort dÇplaisante.

Imaginez que vous soyez obligÇ de quitter la ville en pleine nuit, et de traverser la campagne, Ö

pied, sur une distance d'un ou deux kilomätres qu'en diriez-vous

Je ne crois pas... je ne crois pas qu'on arriverait Ö me persuader de le faire.

- quelle que soit l'importance du motif de ce dÇplacement ?

- S'il s'agissait de sauver ma vie ou celle de ma famille, peut-àtre me risquerais-je Ö le tenter... Mais, ajouta-t-il, gànÇ, puis-je vous demander la raison de ces questions, monsieur Baley ?

228

Je vais vous la donner. Un crime grave a ÇtÇ

commis, un crime particuliärement troublant. Je ne suis pas autorisÇ Ö vous en donner les dÇtails. Toutefois, certaines personnes

prÇtendent que l'assassin,

pour exÇcuter son coup, a fait exactement ce que nous venons de dire : il aurait traversÇ seul, Ö pied, et de nuit, la campagne. C'est pourquoi je vous demande quelle sorte d'homme pourrait accomplir un tel acte.

- Pour ma part, dit le Dr Gerrigel, je n'en connais aucun. J'en suis certain.

Bien entendu, parmi des millions d'individus, je suppose que l'on pourrait trouver quelques exceptions.

- Mais vous ne pensez pas qu'un àtre humain

normal puisse faire une chose pareille ?

- Non, certainement pas.

- En fait, on peut donc dire que, s'il existe une autre explication de ce crime, une explication plausible, il faut l'Çtudier.

Le Dr Gerrigel eut l'air encore plus mal Ö l'aise, et demeura figÇ sur son siäge, en gardant, jointes sur ses genoux, ses mains mÇticuleusement soignÇes.

Une autre explication vous est-elle venue Ö l'esprit ? dit-il.

Oui. J'ai pensÇ qu'un robot, par exemple, n'aurait aucune peine Ö

traverser

ainsi seul la campagne.

Le Dr Gerrigel se leva d'un bond, et s'Çcria

- Voyons, monsieur Baley, quelle idÇe!

- qu'a-t-elle donc d'anormal ?

- Vous prÇtendez qu'un robot pourrait avoir commis ce meurtre ?

- Pourquoi pas ?

- Un assassinat ? Celui d'un homme ?

229

Oui. Asseyez-vous, je vous prie, docteur!

Le savant obtempÇra et rÇpliqua

Monsieur Baley, votre hypothäse implique deux actes distincts : la traversÇe Ö pied de la campagne et l'assassinat. Un àtre humain pourrait facilement commettre le second, mais n'accomplirait pas le premier sans grande difficultÇ.

En revanche, un robot pourrait aisÇment traverser la campagne, mais il lui serait absolument impossible de tuer quelqu'un. Si donc vous tentez de remplacer une thäse invraisemblable par une autre impossible...

- Impossible est un terme terriblement catÇgorique, docteur !

Voyons, monsieur Baley, vous connaissez bien sur, la Premiäre Loi de la Robotique ?

- Je peux màme vous la citer : Æ Un robot ne peut porter atteinte Ö un àtre humain ni, restant passif, laisser cet àtre humain exposÇ au danger. Ø

Mais, voulez-vous me dire, ajouta-t-il aussitìt, en tendant vers le savant un

impÇrieux index, qu'est-ce

qui empàche la construction de robots non conformes Ö la Premiäre Loi ? En quoi

celle-ci serait-elle

inviolable et sacrÇe ?

Le Dr Gerrigel parut dÇconcertÇ, et se borna Ö bredouiller

- Oh! monsieur Baley!...

- Eh bien, qu'avez-vous Ö rÇpondre ?

- Si vous avez quelques notions de Robotique, monsieur Baley, vous devez savoir que construire un cerveau positronique exige un travail gigantesque, tant au point de vue mathÇmatique qu'Çlectronique.

- J'en ai, en effet, une idÇe assez prÇcise, dit le dÇtective.

Il avait visitÇ, pour les besoins de son service, une 230

usine de fabrication de robots et s'en souvenait träs bien. Il avait vu la bibliothäque des livres filmÇs, dont chaque ouvrage, fort long, contenait l'analyse mathÇmatique d'un seul type de

cerveau positronique. Il

fallait plus d'une heure en moyenne pour examiner un seul de ces exemplaires, si condensÇes que fussent les formules symboliques dont il Çtait plein. Et l'on n'avait jamais affaire Ö deux cerveaux semblables, màme s'ils avaient ÇtÇ conçus Ö partir de donnÇes rigoureusement identiques. Ce fait, avait-on expliquÇ

Ö Baley, Çtait la consÇquence du principe d'Incertitude, ÇnoncÇ par Heisenberg;

et il impliquait l'obligation d'ajouter Ö chaque ouvrage des appendices, eux-màmes sujets Ö modifications. Oh, c'Çtait un travail formidable, et Baley n'en disconvenait pas!...

- Eh bien, dans ce cas, reprit le Dr Gerrigel, vous devez comprendre que dresser les plans d'un nouveau type de cerveau positronique, màme s'il ne

s'agit que d'y apporter des modifications relativement peu importantes, n'est

pas l'affaire d'une nuit de travail. Cela exige lÇ concours de tout le service

des recherches d'une usine normale, pendant un minimum d'une annÇe. Et encore,

cette somme Çnorme de travail serait loin de suffire, si l'on ne bÇnÇficiait

pas d'un grand nombre d'ÇlÇments de base, aujourd'hui standardisÇs, qui s'appliquent Ö la crÇation de tout cerveau positronique, quel qu'il soit. Ces ÇlÇments de base sont eux-màmes

la consÇquence pratique des trois Lois fondamentales de la Robotique.

La premiäre, vous venez de la citer vous-màme. La seconde dÇclare que Æ un robot doit obÇir aux ordres donnÇs par les àtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Premiäre Loi. Ø Enfin la troisiäme prÇcise que Æ un robot doit protÇger 231

son existence, dans la mesure oî cette protection n'est pas en contradiction avec la Premiäre ou la Deuxiäme Loi Ø. Comprenez-vous bien ce que cela signifie, monsieur Baley ?

A ce moment R. Daneel, qui avait suivi l'entretien avec la plus grande attention, intervint

Si vous me le permettez, Elijah, dit-il, j'aimerais voir si j'ai bien suivi la pensÇe du Dr Gerrigel. Je crois que ce que vous avez en tàte, docteur, c'est ceci : si l'on tentait de construire un robot dont le cerveau positronique ne serait pas basÇ -sur les trois Lois fondamentales, il faudrait commencer par Çlaborer une nouvelle loi fondamentale, et cela seul exigerait des annÇes de travail.

Le savant eut l'air träs reconnaissant de cette remarque et rÇpliqua C'est en effet, et träs exactement exprimÇ, ce que je voulais dire, monsieur...

Baley attendit quelques secondes avant de prÇsenter avec circonspection-son

associÇ

Je ne vous ai pas encore prÇsentÇ mon collägue Daneel Olivaw, docteur.

EnchantÇ, monsieur Olivaw, fit le visiteur qui tendit la main et serra sans sourciller celle du robot. A mon avis, reprit-il

aussitìt, il faudrait au moins cinquante ans de recherches pour mettre au point une nouvelle Loi fondamentale, destinÇe Ö

crÇer un cerveau positronique affranchi des obligations contenues dans les trois Lois actuelles, et pour construire des robots de ce genre aussi perfectionnÇs que ceux utilisÇs de nos jours.

Et cela n'a jamais ÇtÇ tentÇ ni accompli par personne, docteur ? demanda Baley. VoilÖ pourtant des centaines, des milliers d'annÇes, que l'on construit 232

des robots ! Et, pendant tout ce temps, il ne s'est trouvÇ personne, ni individu ni collectivitÇ, pour entreprendre une telle Çtude rÇpartie sur cinquante annÇes ?

- Il aurait certainement pu s'en trouver, mais un tel travail-n'a jamais tentÇ qui que ce fñt.

- J'ai peine Ö le croire, car la curiositÇ humaine est sans limite.

- Elle ne va pas jusque-lÖ, monsieur Baley. La race humaine, croyez-moi, garde un träs puissant complexe : celui de Frankenstein.

- qu'est-ce que c'est que ça ?

- C'est le nom du hÇros d'un roman del'Epoque MÇdiÇvale, qui construisit un robot, lequel se retourna contre son crÇateur.

Le nom est restÇ comme un symbole. Je n'ai pas lu personnellement le roman, mais peu importe. Ce que

je peux vous expliquer, c'est pourquoi il ne peut àtre question de construire

un robot non conforme Ö la Premiäre Loi.

Et il n'existe aucune autre Loi fondamentale Ö

l'Çtude, dans cet esprit ?

- Aucune, Ö ce que je sache ! Et j'ose dire, ajouta le savant, avec un sourire un peu prÇtentieux, que mes connaissances en la matiäre sont assez Çtendues.

Et un robot conforme Ö la Premiäre Loi est incapable de tuer un homme ?

Absolument incapable. Il faudrait que ce soit par accident, ou, Ö la rigueur, pour sauver la vie d'au moins deux autres hommes. Mais, dans les deux cas, le potentiel positronique dont le robot est dotÇ

dÇtruirait irrÇmÇdiablement son cerveau.

C'est entendu, dit Baley. Tout ce que vous venez de m'expliquer reprÇsente la situation sur Terre, n'est-ce pas 233

- Oui, bien sñr.

- Et dans les Mondes ExtÇrieurs, en est-il de màme ?

Le Dr Gerrigel sembla perdre un peu de son assurance.

Oh! mon cher monsieur Baley, rÇpliqua-t-il, je ne saurais rien affirmer Ö ce sujet par expÇrience personnelle ! Mais j'ai la conviction que, si l'on avait dressÇ les plans d'un cerveau positronique non conforme aux trois Lois fondamentales, nous en aurions entendu parler.

Croyez-vous ? Alors laissez-moi suivre une autre idÇe qui me vient, docteur. J'espäre que vous n'y voyez pas d'objection ?

Non, pas du tout, fit le savant, dont le regard intriguÇ allait de Baley Ö R. Daneel. Apräs tout, s'il s'agit d'une affaire aussi importante que vous l'avez dit, je suis heureux de vous aider dans la mesure de mes moyens.

- Merci, docteur. Ce que je voulais vous demander maintenant, c'est pourquoi

on construit des robots humanoãdes. Toute ma vie, je les ai acceptÇs comme quelque chose de nominal, mais voici qu'il me vient Ö l'esprit que j'ignore la raison màme de leur existence. Pourquoi un robot doit-il avoir une tàte et quatre membres ? Pourquoi doit-il avoir plus ou moins l'aspect d'un homme ?

Vous voulez dire : pourquoi n'est-il pas simplement une machine, comme les autres ?

Exactement : pourquoi pas ?

Vraiment, monsieur Baley, rÇpondit l'autre,

vous àtes nÇ trop tard ! Le dÇbut de la littÇrature, ayant eu pour objet les robots, abonde en discussions sur ce point, et les polÇmiques qui ont eu lieu

234

alors ont ÇtÇ quelque peu effrayantes. Si vous dÇsirez consulter une excellente analyse des controverses entre fonctionnalistes et antifonctionnalistes, je vous conseille l'Histoire de la Robotique de Hanford. Elle contient un minimum de mathÇmatiques, et je crois qu'elle vous intÇressera.

- J'y jetterai un coup d'oeil, fit Baley patiemment.

Mais ne pourriez-vous me rÇsumer un peu la question ?

- C'est le point de vue Çconomique qui a prÇvalu et a inspirÇ les dÇcisions. Voyons, monsieur Baley !

Supposez que vous ayez Ö exploiter une ferme

auriez-vous envie d'acheter un tracteur Ö cerveau positronique, une herse, une

moissonneuse, un semoir,

une machine Ö traire, une automobile, etc., tous ces engins Çtant Çgalement dotÇs d'un cerveau positronique ? Ou bien ne prÇfÇreriez-vous pas avoir du matÇriel sans cerveau, et le faire manoeuvrer par

un seul robot positronique ? Je dois vous prÇvenir que la seconde solution, reprÇsente une dÇpense cinquante ou cent fois moins grande

que la premiäre.

Bon! Mais pourquoi donner au robot une forme humaine ?

- Parce que la forme humaine est, dans toute la nature, celle qui donne le meilleur rendement. Nous ne sommes pas des animaux spÇcialisÇs, monsieur Baley, sauf au point de vue de notre systäme nerveux, et dans quelques autres

domaines. Si vous dÇsirez construire un àtre mÇcanique, capable d'accomplir un

träs grand nombre de mouvements, de

gestes et d'actes, sans se tromper, vous ne pouvez mieux faire qu'imiter la forme humaine. Ainsi, par exemple, une automobile est construite de maniäre que ses organes de contrìle puissent àtre saisis et 235

manipulÇs aisÇment par des pieds et des mains d'homme, d'une certaine dimension, et d'une certaine forme : ces pieds et ces

mains sont fixÇs au corps par des membres d'une longueur dÇterminÇe et par des

articulations bien dÇfinies. Les objets, màme les plus simples, comme les chaises,

les tables, les couteaux, ou les fourchettes, ont ÇtÇ conçus en fonction des dimensions humaines et pour àtre maniÇs le plus facilement possible par l'homme. Il s'ensuit que l'on trouve plus pratique de donner aux robots une forme humaine que de rÇformer radicalement les principes selon lesquels nos objets usuels ont ÇtÇ crÇÇs.

- Je comprends parfaitement ce raisonnement, qui se tient en effet, docteur. Mais n'est-il pas vrai que les spÇcialistes en Robotique des Mondes ExtÇrieurs construisent des robots

beaucoup plus humanoãdes que les nìtres ?

- Je crois que c'est exact.

- Pourraient-ils construire un robot tellement humanoãde que, dans des conditions normales, on le prendrait pour un homme ?