ISAAC ASIMOV
NIVEAUA Oeuvres.
FONDATION.
SECONDE FONDATION.
FONDATION ET EMPIRE.
FONDATION FOUDROYêE.
LES CAVERNES D'ACIER.
FACE AUX FEUX DU SOLEIL.
LES ROBOTS.
UN DêFILê DE ROBOTS.
LES COURANTS DE L'ESPACE.
UNE BOUFFêE DE MORT.
CAILLOUX DANS LE CIEL.
LA FIN DE L'êTERNITê.
HISTOIRES MYSTêRIEUSES.
qUAND LES TENEBRES VIENDRONT.
L'AMOUR, VOUS CONNAISSEZ?.
LES DIEUX EUX-MEMES.
LA MERE DES MONDES.
CHRONO-MINETS.
NOEL SUR GANYMEDE.
DANGEREUSES CALLISTO.
TYRANN.
LA VOIE MARTIENNE.
L'AVENIR COMMENCE DEMAIN.
JUSqU'A LA qUATRIEME GêNêRATION.
CHER JUPITER.
CIVILISATIONS EXTRATERRESTRES.
LA CONqUETE DU SAVOIR.
FLUTE, FLUTE, ET FLUTES.
L'HOMME BICENTENAIRE.
MUTATIONS.
NIGHT FALL ( 3 vol. ).
TROUS NOIRS.
LES ROBOTS DE L'AUBE - 1.
LES ROBOTS DE L'AUBE - 2.
LE VOYAGE FANTASTIqUE.
LES ROBOTS ET L'EMPIRE - 1.
LES ROBOTS ET L'EMPIRE - 2.
ESPACE VITAL.
ASIMOV PARALLELE.
LE ROBOT qUI REVAIT.
LA CITê DES ROBOTS D'ISAAC ASIMOV.
L'UNIVERS DE LA SCIENCE.
ISAAC ASIMOV
TRADUIT DE L'AMêRICAIN
PAR JACqUES BRêCARD
êDITIONS J'Ai LU
Ce roman a paru sous le titre original
THE CAVES OF STEEL
( 9 ) lux Asimov, 1953, 1954
Pour la traduction française
êditions Hachette. 1956
CHAPITRE ENTRETIEN AVEC UN COMMISSAIRE
Lije Baley venait d'atteindre son bureau quand il se rendit compte que R. Sammy l'observait, et que, manifestement, il l'avait attendu.
Les traits austäres de son visage allongÇ se durcirent.
- qu'est-ce que tu veux ? fit-il.
- Le patron vous demande, Lije. Tout de suite.
Däs votre arrivÇe.
- Entendu !
R. Sammy demeura plantÇ Ö sa place.
- J'ai dit : entendu ! rÇpÇta Baley. Fous le camp !
R. Sammy pivota sur les talons, et s'en fut vaquer Ö ses occupations; et Baley, fort irritÇ, se demanda, une fois de plus, pourquoi ces occupations-lÖ ne pouvaient pas àtre confiÇes Ö un homme.
Pendant un instant, il examina avec soin le contenu de sa blague Ö tabac, et fit un petit calcul mental : Ö raison de deux pipes par jour, il atteindrait tout juste la date de la prochaine distribution.
Il sortit alors de derriäre sa balustrade ( depuis deux ans, il avait droit Ö un bureau d'angle, entourÇ
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de balustrades ) et traversa dans toute sa longueur l'immense salle.
Comme il passait devant Simpson, celui-ci interrompit un instant les observations auxquelles il se livrait, sur une enregistreuse automatique au mercure, et lui dit :
- Le patron te demande, Lije.
- Je sais. R. Sammy m'a prÇvenu.
Un ruban couvert d'inscriptions serrÇes en langage chiffrÇ sortait sans arrät des organes vitaux de l'enregistreuse; ce petit appareil recherchait et analysait
ses Æ souvenirs Ø, afin de fournir le renseignement demandÇ, qui Çtait obtenu grÉce Ö d'infinies vibrations produites sur la brillante surface du mercure.
- Moi, reprit Simpson, je flanquerais mon pied au derriäre de R. Sammy, si je n'avais pas peur de me casser une jambe ! Tu sais, l'autre soir, j'ai rencontrÇ
Vince Barrett...
- Ah oui?...
- Il cherche Ö rÇcupÇrer son job, ou n'importe quelle autre place dans le Service. Pauvre gosset Il est dÇsespÇrÇ ! Mais que voulais-tu que, moi, je lui dise ?... R. Sammy l'a remplacÇ, et fait exactement son boulot : un point c'est tout ! Et pendant ce temps-lÖ, Vince fait marcher un tapis roulant dans une des fermes productrices de levure. Pourtant, c'Çtait un gosse brillant, ce petit-lÖ, et tout le monde l'aimait bien !
Baley haussa les Çpaules et rÇpliqua, plus sächement qu'il ne l'aurait voulu :
- Oh ! tu sais, nous en sommes tous lÖ, plus ou moins.
Le patron avait droit Ö un bureau privÇ. Sur la porte en verre dÇpoli, on pouvait lire JuLius ENDERBY.
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C'Çtait Çcrit en jolies lettres, gravÇes avec soin dans le verre; et, juste en dessous, luisait l'inscription COMMISSAIRE PRINCIPAL DE POLICE DE NEW YORK.
Baley entra et dit :
- Vous m'avez fait demander, monsieur le commissaire ?
Enderby leva la tàte vers son visiteur. Il portait des lunettes, car il avait les yeux trop sensibles pour que l'on pñt y adapter des lentilles normales adhÇrant Ö
la pupille. Il fallait d'abord s'habituer Ö voir ces lunettes, pour pouvoir,
ensuite, apprÇcier exactement
le visage de l'homme - lequel manquait tout Ö fait de distinction. Baley, pour sa part, inclinait fort Ö
penser que le commissaire tenait Ö ses lunettes parce qu'elles confÇraient Ö sa physionomie plus de caractäre; quant aux pupilles de
son chef, il les soupçonnait sÇrieusement de ne pas àtre aussi sensibles qu'on le prÇtendait.
Le commissaire avait l'air extràmement nerveux.
Il tira sur ses poignets de chemise, s'adossa Ö son fauteuil, et dit, trop cordialement :
- Asseyez-vous, Lije. Asseyez-vous!
Lije s'exÇcuta, träs raide, et attendit.
- Et comment va Jessie ? dit Enderby. Et votre fils
- Bien, rÇpondit Baley sans chaleur, tout Ö fait bien. Et votre famille ?
- Bien, fit Enderby, comme un Çcho, tout Ö fait bien.
Æ C'est un faux dÇpart, se dit Baley; il y a quelque chose d'anormal dans son visage! Ø Et, tout haut, il ajouta Monsieur le commissaire, je vous serais reconnaissant de ne pas m'envoyer chercher par R. SammY.
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- Mon Dieu, Lije, vous savez bien ce que je pense Ö ce sujet! Mais on me l'a imposÇ : il faut donc que je l'utilise pour certaines besognes.
- C'est fort dÇsagrÇable, monsieur le commissaire! Ainsi, il vient de m'avertir que vous me demandiez, et puis il est restÇ debout, plantÇ lÖ; vous
savez ce que c'est. Et il a fallu que je lui dise de s'en aller, sans quoi il n'aurait pas bougÇ!
- Oh ! c'est ma faute, Lije ! Je lui ai donnÇ l'ordre de vous transmettre un
message, mais j'ai oubliÇ
de lui prÇciser qu'aussitìt sa mission remplie il devrait revenir Ö sa place.
Baley soupira, et les petites rides que l'on remarquait au coin de ses beaux
yeux brun foncÇ s'accentuärent.
- quoi qu'il en soit, dit-il, vous m'avez fait demander...
- Oui, Lije, rÇpliqua le commissaire, et ce n'est pas pour quelque chose de facile, je vous le garantis !
Il se leva, pivota sur ses talons, et fit quelques pas jusqu'au mur qui se trouvait derriäre son bureau; puis il appuya sur un bouton Ö peine visible,
et aussitìt une partie du panneau devint transparente.
Baley cligna des yeux, sous l'irruption inattendue de lumiäre grise qui inonda la piäce.
Le commissaire sourit :
- J'ai fait installer ça spÇcialement l'an dernier, Lije, dit-il. Je crois que je ne vous l'avais pas encore montrÇ. Approchez et jetez un coup d'oeil. Dans le temps jadis, toutes les piäces des maisons Çtaient 8
ainsi ÇquipÇes. On appelait ça des Æ fenàtres Ø. Vous le saviez ?
Baley n'ignorait pas ce dÇtail, car il avait lu beaucoup d'ouvrages historiques.
- J'en ai entendu parler, dit-il.
- Alors, venez ici !
Baley hÇsita un peu, mais finit par s'exÇcuter. Il trouva un peu indÇcent d'exposer ainsi une piäce privÇe aux regards du monde extÇrieur. DÇcidÇment, il y avait des moments oî le commissaire poussait par trop loin sa passion bien connue de l'Çpoque mÇdiÇvale : c'en devenait stupide!... C'Çtait tout comme
ses lunettes... Ah! mais oui! VoilÖ ce qui lui changeait le visage !
C'Çtait
cela qui lui donnait l'air anormal !
- Excusez-moi, monsieur le commissaire, dit-il.
Mais il me semble que vous portez de nouvelles lunettes, n'est-ce pas ?
Le commissaire, lÇgärement surpris, le dÇvisagea un instant sans rÇpondre ; puis il ìta ses lunettes, les examina, et regarda de nouveau Baley. Sans ses verres, sa figure semblait encore plus ronde et son menton un peu plus massif. Et, du coup, son regard devenait plus vague, car il ne parvenait plus Ö distinguer nettement les objets
Il remit ses verres sur son nez et, d'un ton träs agacÇ, il rÇpondit enfin
- Oui, j'ai cassÇ les autres il y a trois jours ; et avec tout ce que j'ai sur les bras, je n'ai pu les remplacer que ce matin.
Je
dois vous dire, Lije, que ces
trois derniäres journÇes ont ÇtÇ infernales.
- A cause des lunettes ?
- Et d'autres choses aussi... J'en prends l'habitude !
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Il se tourna vers la fenàtre, et Baley, l'imitant, ne put cacher son Çtonnement Ö la vue de la pluie qui tombait du ciel. Il demeura un long moment immobile Ö la contempler, tandis que le commissaire l'observait avec une sorte de fiertÇ, comme s'il avait lui-màme crÇÇ le phÇnomäne auquel il lui donnait le priviläge d'assister.
- C'est la troisiäme fois, ce mois-ci, que j'ai pu voir tomber la pluie, dit Enderby. C'est träs remarquable, n'est-ce pas ?
MalgrÇ lui, Baley dut s'avouer que c'Çtait impressionnant.
Au cours de ses quarante-deux annÇes
d'existence, il avait rarement vu pleuvoir, ou contemplÇ
la nature, dans ses diverses manifestations.
- Pour moi, rÇplique-t-il, quand je vois tomber toute cette eau sur la ville, ça me paraåt vraiment du gaspillage : on devrait s'arranger pour en limiter la chute dans les rÇservoirs d'alimentation.
- Ah ! vous, Lije, vous àtes un moderne, et c'est d'ailleurs la cause de vos soucis. A l'Çpoque mÇdiÇvale, les gens vivaient en plein air, non seulement ceux qui exploitaient des fermes, mais Çgalement les citoyens des villes, màme ceux de New York. quand la pluie tombait, ils ne trouvaient pas que c'Çtait du gaspillage d'eau. Ils s'en rÇjouissaient, comme de toutes les manifestations de la nature, car ils vivaient dans une sorte de communion intime avec elle.
Æ C'Çtait une existence plus saine et meilleure, croyez-moi! Tous les ennuis que nous vaut la vie moderne sont dus Ö ce qu'il y a divorce entre la nature et nous. quand vous en aurez le temps, vous devriez lire des ouvrages d'histoire sur l'Age du Charbon.
Baley, effectivement, en avait lu. Il avait entendu 10
bien des gens se lamenter sur la crÇation de la pile atomique. Il avait lui-màme maudit souvent cette invention, quand les ÇvÇnements avaient mal tournÇ,
ou quand il Çtait fatiguÇ. Mais, tout au long de l'histoire de l'humanitÇ, l'homme n'a jamais cessÇ de
gÇmir ainsi : c'est inhÇrent Ö sa nature. A l'Age du Charbon, les gens vitupÇraient l'invention de la machine Ö vapeur. Dans une des
piäces de Shakespeare,
un de ses personnages maudit le jour oî l'on dÇcouvrit la poudre Ö canon.
De
màme, dans quelque mille
ans, les gens jugeraient nÇfaste l'invention du cerveau positronique...
Mais Lije n'aimait pas se laisser aller Ö des rÇflexions de ce genre; elles le
dÇprimaient. Au diable, tout cela !
Ecoutez, Julius, dit-il...
Pendant les heures de service, il n'avait pas l'habitude de s'entretenir familiärement avec le commissaire, en dÇpit de l'insistance avec laquelle celui-ci l'appelait par son petit nom. Mais, ce jour-lÖ, sans trop savoir pourquoi, il Çprouva, pour une fois, le besoin de lui rendre la pareille.
Ecoutez, Julius, vous me parlez de tout, sauf de la raison pour laquelle vous m'avez fait venir, et cela me tracasse. De quoi s'agit-il ?
- J'y arrive, j'y arrive ! rÇpondit le commissaire.
Mais laissez-moi vous exposer la chose Ö ma façon.
Car il s'agit de sÇrieux ennuis.
Oh ! je m'en doute bien ! qu'est-ce qui n'est pas une source d'embàtements sur cette sacrÇe planäte ?
Avez-vous encore plus de difficultÇs avec les R ?
- Dans une certaine mesure, oui, Lije. A vrai dire, j'en suis Ö me demander jusqu'Ö quel point le vieux monde pourra continuer Ö supporter les Çpreuves 11
qui lui sont imposÇes. quand j'ai fait installer cette fenàtre, ce n'Çtait pas seulement pour voir le ciel de temps Ö autre ; c'Çtait pour voir la ville. Je la contemple souvent, et je me demande ce qu'elle va devenir, au cours du Prochain siäcle!
Ces remarques mÇlancoliques dÇplurent vivement Ö Baley, mais il ne se lassa pas de regarder par la fenàtre, avec une sorte de fascination. En dÇpit du mauvais temps qui diminuait sensiblement la visibilitÇ, la ville offrait un spectacle sans Pareil. Les services de la police occupaient la partie supÇrieure du City Hall Building, lequel s'Çlevait dans le ciel Ö une träs grande hauteur. Vues de la fenàtre du commissaire principal, les tours des
gratte-ciel voisins jouaient le rìle de parents pauvres, et l'on distinguait
leurs sommets. On eñt dit de gros doigts pointÇs vers la voñte des cieux. Les murs Çtaient nus, sans caractäre. C'Çtaient autant de
ruches contenant l'immenses essaims humains.
- A un certain point de vue, dit le commissaire, je regrette qu'il pleuve, car nous ne pouvons apercevoir Spacetown '1.
Baley jeta un regard vers l'ouest, mais, comme venait de l'indiquer Enderby, la vue, de ce cìtÇ-lÖ, Çtait bouchÇe. Les tours de New York s'estompaient dans un nuage de pluie, et l'horizon prÇsentait l'aspect d'un mur blanchÉtre.
- Je sais de quoi Spacetown a l'air, rÇplique Baley.
- J'aime assez la vue que l'on en a d'ici, reprit son chef. On peut juste la distinguer -dans l'espace compris entre les deux parties du quartier de Brunswick. C'est une vaste agglomÇration de dìmes relati vement
1. Space espace. Town la ville. ( N. D. T. ) 12
bas. Ce qui nous diffÇrencie de nos voisins, c'est PrÇcisÇment que nos immeubles sont ÇlevÇs et serrÇs les uns contre les autres. Chez eux, au contraire, chaque famille a sa
propre maisons dont le toit
est arrondi, et, entre chacun de ces dìmes, il y a du'terrain. Avez-vous jamais eu l'occasion de vous entretenir avec un des Spaciens, Lije ?
quelquefois, oui, rÇpondit Baley, patiemment.
Il y a un mois environ, j'ai parlÇ Ö l'un d'eux, ici màme.
- En effet, je m'en souviens maintenant. Si je me laissais aller Ö philosopher sur eux et nous, je dirais que nous avons des conceptions diffÇrentes de l'existence.
Baley commençait Ö se sentir un peu mal Ö l'aise; il savait que plus le commissaire prenait de prÇcautions Pour exposer une affaire, plus celle-ci promettait d'àtre grave. Toutefois, jouant le jeu, il rÇpondit :
D'accord. Mais quoi de surprenant Ö cela ? Vous ne Pouvez tout de màme pas Çparpiller huit millions de Personnes dans un petit espace, en affectant Ö
chaque famille une maisonnette! Les gens de Spacetown ont de la place : tant
mieux pour eux! Il n'y
a qu'Ö les laisser vivre comme bon leur semble!
Le Commissaire revint s'asseoir Ö son bureau, et dÇvisagea sans sourciller son collaborateur. Celui-ci fut gànÇ par les lunettes d'Enderby, qui dÇformaient un peu sonregard.
Tout le monde n'admet pas avec autant de tolÇrance que vous, dit-il, les diffÇrences de culture dont vous venez de parler. Ce que je dis lÖ
s'applique
autant Ö New York quÖ Spacetown.
- Bon ! fit Baley. Et qu'est-ce que ça fait ?
- Äa fait quil y a trois jours un Spacien est mort.
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Il y arrivait quand màme ! La commissure des
fines lävres de Baley se plissa träs lÇgärement, sans pour cela modifier l'expression naturellement triste de son visage.
- C'est vraiment dommage, dit-il. Il a dñ attraper un microbe, j'imagine, ou quelque chose de contagieux...
ou prendre froid, peut-àtre !
Le commissaire parut choquÇ d'une telle supposition :
- qu'allez-vous donc chercher ? fit-il.
Baley ne prit pas la peine de dÇvelopper plus avant son hypothäse. La prÇcision avec laquelle les Spaciens avaient rÇussi Ö Çliminer toute maladie de leur communautÇ
Çtait bien connue; et l'on savait mieux
encore avec quel soin ils Çvitaient, autant que possible, les contacts avec les habitants de la Terre, tous plus ou moins porteurs de germes contagieux. Au surplus, ce n'Çtait certes pas le moment de se montrer sarcastique avec le commissaire. Aussi Baley
rÇpondit-il tranquillement :
- Oh ! j'ai dit ça sans intention particuliäre. Alors, de quoi est-il mort ? fit-il en regardant par la fenàtre.
- Il est mort d'une charge d'explosif qui lui a fait sauter la poitrine.
Baley ne se retourna pas, mais son dos se raidit, et, Ö son tour, il rÇpliqua :
- qu'est-ce que vous me racontez lÖ ?
- Je vous raconte un meurtre, dit doucement le commissaire. Et vous, un dÇtective, vous savez mieux que personne ce que c'est !
cette fois, Baley se retourna.
Mais c'est incroyable ! Un Spacien ? Et il y a trois jours de cela ?
oui.
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- Mais qui a pu faire ça, et comment ?
- Les Spaciens disent que c'est un Terrien.
- Impossible !
- Pourquoi pas ? Vous n'aimez pas les Spaciens, et moi non plus. qui sur la Terre les encaisse ? Personne. quelqu'un les aura
dÇtestÇs un peu trop, voilÖ tout !
Je l'admets. Cependant...
Il y a eu l'incendie des usines de Los Angeles.
Il y a eu la destruction des R de Berlin. Il y a eu les Çmeutes de Shangaã...
C'est exact.
Tout ça indique un mÇcontentement croissant, qui peut fort bien avoir donnÇ naissance Ö une sorte d'organisation secräte.
Je ne vous suis pas, monsieur le commissaire, dit Baley. Seriez-vous par hasard en train de me mettre Ö l'Çpreuve, pour quelque raison que j'ignore ?
- En voilÖ une idÇe! s'Çcria Enderby, sincärement dÇconcertÇ.
Mais Baley reprit, ne le quittant pas des yeux
- Ainsi donc, il y a trois jours un Spacien a ÇtÇ
assassinÇ, et ses compatriotes pensent que le meurtrier est un Terrien.
Jusqu'Ö
ce moment prÇcis, fit-il
en tapant du doigt sur le bureau, rien n'a transpirÇ
de ce crime. C'est bien cela, n'est-ce pas ? Eh bien, monsieur le commissaire, cette histoire est invraisemblable! Äa, alors!
Mais
si c'Çtait rÇellement vrai,
une affaire comme celle-lÖ entraånerait la disparition de New York de la planäte : elle nous ferait tous sauter!
. - Non, Lije, rÇpliqua le commissaire en hochant la tàte. Ce n'est pas si simple que cela. Ecoutez-moi.
VoilÖ trois jours que je n'arràte pas de circuler. J'ai 15
eu de longs entretiens avec le maire, je suis allÇ moimàme Ö Spacetown, j'ai
ÇtÇ Ö Washington confÇrer avec le Service des recherches terrestres.
- Ah! Et qu'est-ce qu'on en dit, au S.R.T. ?
- Ils disent que c'est notre affaire,... Elle s'est produite Ö l'intÇrieur des
limites de la ville, et Spacetown dÇpend de la juridiction de New York.
- Sans doute, mais avec des droits d'extra-territorialitÇ.
- Je sais, et j'y arrive, prÇcisÇment.
Le regard d'Enderby Çvita celui, träs perçant, de Baley. On eñt dit que soudain les rìles s'Çtaient renversÇs, et que le commissaire Çtait devenu le subordonnÇ du dÇtective. quant Ö celui-ci, il semblait, par son attitude, trouver le fait tout naturel.
- Eh bien ! dit-il tranquillement, les Spaciens n'ont qu'Ö se dÇbrouiller !
- Doucement, Lije ! plaida Enderby- Ne me bousculez pas. J'essaie de vous exposer le probläme, en amis que nous sommes. Et d'abord, il faut que vous sachiez exactement dans quelle position je me trouve.
Car j'Çtais prÇcisÇment lÖ-bas quand on a appris la nouvelle. J'avais rendez-vous avec lui, avec Roj Nemennuh Sarton. -
- La victime ?
- Oui, la victime, rÇpondit le commissaire d'une voix sinistre. Cinq minutes de plus, et c'est moi qui, en personne, aurais dÇcouvert le corps. Vous imaginez ce que s'aurait ÇtÇ ? Mais telle que la chose s'est passÇe, elle a dÇjÖ ÇtÇ suffisamment brutale, bon sang! Au moment màme oî j'arrivais, ils m'ont mis au courant, et ce fut le point de dÇpart d'un cauchemar qui a durÇ trois jours. Avec cela, tout Çtait trouble autour de moi, puisque je ne disposais pas d'un 16
instant pour faire remplacer mes sacrÇes lunettes.
En tout cas, cette histoire-lÖ ne m'arrivera plus de sitìt! J'en ai commandÇ trois paires.
Baley se reprÇsenta l'ÇvÇnement, tel qu'il avait dñ
se produire. Il s'imagina les hautes et ÇlÇgantes silhoueites des Spaciens s'avançant vers le commissaire, et lui annonçant le drame, du ton positif et
dÇpourvu de toute Çmotion qui leur Çtait habituel.
Julius avait dî ìter ses lunettes et les essuyer; mais, sous le coup de la nouvelle, il les avait laissÇes tomber; il en avait inÇvitablement contemplÇ ensuite les
morceaux brisÇs, en marmottant d'inintelligibles paroles entre ses grosses lävres; et Baley Çtait bien convaincu que, pendant cinq minutes au moins, le
commissaire avait àtÇ beaucoup plus prÇoccupÇ par la perte de ses lunettes que par le meurtre.
- Oui, reprit Enderby, je suis dans une position impossible. Comme vous venez de le rappeler, Spacetown jouit de l'extra-territorialitÇ. Ils peuvent donc
insister pour mener eux-màmes leur enquàte, et faire Ö leur gouvernement n'importe quel rapport sur l'affaire. Les Mondes ExtÇrieurs
pourraient se baser lÖ-dessus pour nous rÇclamer d'importantes indemnitÇs.
Et vous voyez d'ici comment notre population rÇagirait !
- Si la Maison-Blanche consentait Ö payer la
moindre de ces indemnitÇs, elle se suiciderait politiquement.
- Elle commettrait un autre genre de suicide en ne payant pas.
- Oh ! fit Baley, vous n'avez pas besoin de me faire un dessin !
Il Çtait encore tout enfant, lorsque les croisÇs des Mondes ExtÇrieurs 17
avaient, pour la derniäre fois, atterri et dÇbarquÇ leurs troupes Ö
Washington, New York et Moscou, Pour se faire remettre ce qu'ils estimaient àtre leur dñ.
- Alors, dit EnderbY, toute la question est lÖ
payer ou ne pas payer. Et le seul moyen d'en sortir, c'est de trouver nous-màmes l'assassin, et de le livrer aux Spaciens. Äa ne dÇpend que de nous.
pourquoi donc ne pas passer tout le dossier au S.R.T. ? Màme en tenant compte du point de vue lÇgal, selon lequel c'est notre juridiction qui est en cause, il faut considÇrer la question des relations interstellaires...
Le S.R.T. refusera toujours d'y fourrer son nez.
.
Ils ont bien trop peur de s'y brñler. Non ! Nous ne pouvons pas y couper : c'est pour nos pieds!
Redressant la tàte, il fixa longuement du regard son subordonnÇ, et, pesant ses mots, il ajouta :
- Et c'est une sale histoire, Lije. C'est une histoire qui peut nous coñter nos situations, Ö tous, tant que nous sommes !
- Allons donc ! s'Çcria Baley. Il faudrait nous remplacer tous, et c'est impossible, car on ne trouvera pas en assez grand nombre des gens spÇcialisÇs comme nous!
- Si, dit le commissaire. Ils existent : Les R !
- quoi ?
- R. Sammy n'est qu'un dÇbut. Il fait le mÇtier de garçon de courses. Il y en a d'autres qui surveillent les tapis roulants express. CrÇ nom de nom, mon vieux ! Je connais Spacetown un peu mieux que vous, et je sais ce qu'on y fait ! Il y a des R qui peuvent bàtement exÇcuter votre travail et le mien. On peut nous dÇclasser, mettez-vous bien ça dans la 18
tàte!Et, Ö notre Ége, nous retrouver en chìmage, vous voyez ça d'ici !
Je vois ce que c'est, en effet, grommela Baley.
Je suis dÇsolÇ, Lije, reprit le commissaire principal, träs dÇprimÇ. Mais il
fallait vous dire la vÇritÇ
Baley acquiesça d'un signe de tàte, et s'efforça de ne pas penser Ö son päre. Bien entendu, Enderby connaissait toute l'histoire.
Mais voyons!dit-il. quand cette question de
remplacement a-t-elle commencÇ Ö venir sur le tapis ?
Allons, Lije, rÇplique Enderby, ne faites pas l'innocent!Vous savez bien que ça n'a jamais cessÇ !
VoilÖ vingt-deux ans que ça dure! Äa remonte au jour oî les Spaciens sont venus ici, vous ne l'ignorez pas!Seulement, aujourd'hui, ça commence Ö atteindre des couches sociales plus ÇlevÇes, voilÖ tout!Si
nous ne sommes pas capables de mener cette enquäte Ö bien, ça nous coîtera cher
: ce sera une Çtape de plus - et quelle Çtape!- que nous aurons parcourue sur le chemin nous conduisant au chìmage; et bientìt nous n'aurons
plus, et pour cause, Ö nous prÇoccuper de nos cotisations mensuelles Ö
la Caisse des retraites, c'est moi qui vous le dis! En revanche, Lije, si nous menons l'enquàte avec succäs, cela aura pour effet de
repousser, dans un avenir
lointain, le jour fatal que je viens d'Çvoquer. De plus, ce serait pour vous, personnellement, une occasion inespÇrÇe de percer.
- Pour moi?
- Oui, car c'est vous que j'ai l'intention de dÇsigner pour mener l'enquàte, Lije.
- Mais voyons, monsieur le commissaire, ce n'est pas possible!Je ne suis encore que de la catÇgorie 19
C. 5, et je n'ai pas droit Ö une Mission de cette envergure...
- Mais vous dÇsirez passer dans la catÇgorie C. 6, pas vrai ?
quelle question!Baley connaissait les avantages affÇrents Ö la catÇgorie C. 6 : place assise, aux heures de pointe, dans les transports express, et pas seulement entre dix et seize heures ; droit Ö une plus grande variÇtÇ de plats sur les menus des cuisines
communautaires; peut-àtre màme un logement amÇliorÇ, et, de temps en temps, une
place rÇservÇe pour Jessie au solarium...
- Bien sñr que je le dÇsire! rÇpliqua-t-il. Pourquoi pas ? Mais si je n'arrive pas Ö dÇbrouiller l'affaire, qu'est-ce que je vais
prendre !
- Pourquoi ne rÇussiriez-vous pas, Lije ? dit Enderby d'une voix enjìleuse. Vous en avez toutes les capacitÇs. Vous àtes l'un de mes meilleurs dÇtectives.
- N'empàche que, dans mon service, j'ai une demidouzaine de collägues plus anciens que moi et de
catÇgorie supÇrieure. Pourquoi les Çliminer ainsi Ö priori" ?
La rÇaction de Baley prouvait, sans qu'il eît besoin de l'exprimer plus clairement, qu'il n'Çtait pas dupe pour que le commissaire dÇrogeÉt Ö ce point aux rägles de la hiÇrarchie, il fallait que l'affaire fît vÇritablement exceptionnelle et grave. - Pour des raisons, Lije, rÇpondit Enderby en joignant les mains. Pour moi, vous le savez, vous n'àtes pas seulement un de mes collaborateurs. Nous sommes deux amis, et je n'oublie pas le temps oî nous Çtions au colläge ensemble. Parfois, j'ai peutàtre l'air de ne pas m'en
souvenir, mais c'est uniquement dñ aux nÇcessitÇs du service et de la hiÇrarchie
20
: vous savez bien ce que c'est que d'àtre commissaire principal. Il n'en est pas moins vrai que
je reste votre ami. Or, je le rÇpäte, cette enquàte-lÖ
reprÇsente, pour celui qui va en àtre officiellement chargÇ, une chance formidable, et je veux que ce soit vous qui en bÇnÇficiiez.
- Bon, fit Baley, sans aucun enthousiasme. VoilÖ
donc la premiäre raison. Et la seconde ?
- La seconde, c'est que je pense que vous àtes mon ami autant que je suis le vìtre : alors, j'ai un service Ö vous demander, au titre d'ami et non de chef.
- quel service ?
- Je dÇsire que vous preniez, pour mener votre enquàte, un associÇ spacien : Spacetown l'a exigÇ.
C'est la condition qu'ils ont posÇe pour ne pas rendre compte de l'assassinat Ö leur gouvernement, et pour nous laisser seuls dÇbrouiller l'affaire. Un de leurs agents devra, d'un bout Ö l'autre, assister Ö
toute l'enquàte.
- Autant dire qu'ils n'ont aucune confiance en nous.
- Il y a Çvidemment de ça, Lije. Mais il faut reconnaåtre que, si l'enquàte est mal menÇe, de nombreux
fonctionnaires spaciens responsables seront
blÉmÇs par leur gouvernement. Ils ont donc intÇràt Ö ce que tout se passe correctement, et je leur accorde le bÇnÇfice du doute, Lije. Je suis, pour ce
motif, disposÇ Ö croire que leurs intentions sont bonnes.
- Oh! mais, pour ma part, je n'en doute pas un instant, monsieur le commissaire! Et c'est bien cela qui me tracasse le plus, d'ailleurs !
21
Enderby se refusa Ö relever la remarque et poursuivit :
- Alors, Lije, àtes-vous pràt Ö accepter de prendre avec vous un associÇ spacien ?
- Vous me le demandez comme un service personnel ?
- Oui. Je vous prie de prendre en main l'enquàte, dans les conditions exigÇes par Spacetown.
- Eh bien, c'est d'accord, monsieur le commissaire.
- Merci, Lije. Il va falloir qu'il habite avec vous.
- Ah! non, alors! Je ne marche plus!
- Allons, allons, Lije! Vous avez un grand appartement, voyons : trois piäces, avec un seul enfant !
Vous pouvez donc träs bien l'installer chez vous. Il ne vous dÇrangera pas !... Pas le moins du monde, je vous assure! Et c'est indispensable.
- Jessie va avoir horreur de ça ! J'en suis sñr.
- Vous lui expliquerez ! rÇpliqua le commissaire avec tant d'ardeur et d'insistance que, derriäre ses lunettes, ses yeux semblärent deux cavitÇs sombres enfoncÇes dans leurs orbites. Vous lui direz que vous faites cela par amitiÇ pour moi, et que, si tout marche bien, je m'engage, aussitìt apräs, Ö user de tout mon crÇdit pour vous faire sauter une catÇgorie, et obtenir pour vous une promotion Ö la classe C. 7.
Vous entendez, Lije, C. 7!...
- Entendu monsieur le commissaire. J'accepte le marchÇ.
Baley se leva Ö moitiÇ, mais quelque chose dans la physionomie d'Enderby lui montra que tout n'Çtait pas dit.
- Y a-t-il d'autres conditions ? demanda-t-il en se rasseyant.
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Oui, fit Enderby en baissant lentement la tàte.
Il s'agit du nom de votre associÇ.
- Oh! peu importe! dit Baley. que ce soit Pierre, Jacques, ou Paul...
- C'est-Ö-dire... murmura le commissaire. Enfin...
les Spaciens font,... ils ont de drìles d'idÇes, Lije. En fait, l'associÇ qu'ils vous destinent n'est pas,... n'est pas...
Baley Çcarquilla les yeux et s'Çcria
- Un instant, je vous prie !... Vous ne prÇtendez pas ?...
- Si, Lije ... C'est bien ça !... Il le faut, Lije Il le faut absolument!... Il n'y a pas d'autre moyen de nous en tirer!...
- Et vous avez la prÇtention que je mette dans mon appartement un,... une chose pareille ?
Je vous le demande, comme Ö un ami, Lije.
Non!... Non!
Ecoutez-moi, Lije. Vous savez bien que, pour une affaire pareille, je ne peux faire confiance Ö personne. Ai-je besoin d'entrer dans tous les dÇtails ?
Nous sommes absolument contraints de travailler, la main dans la main, avec les Spaciens, dans cette enquàte. Il faut que nous rÇussissions, si nous voulons
empàcher les flottes aÇriennes des Mondes ExtÇrieurs de venir rÇclamer au Monde Terrestre de nouvelles indemnitÇs. Mais nous ne pouvons rÇussir par le seul jeu de nos vieilles mÇthodes. On va donc vous associer Ö un de leurs R. Si c'est lui qui trouve la solution de l'Çnigme, nous sommes fichus, -
j'entends :
nous, services de police. Vous comprenez ce que je veux dire, n'est-ce pas ? Vous voyez donc combien votre tÉche va àtre dÇlicate : il faut que vous travailliez avec lui, en plein
accord, mais que vous veilliez
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Ö ce que ce soit vous et non lui qui trouviez la solution du probläme qui vous
est posÇ. Est-ce bien clair ?
- En d'autres termes, je dois coopÇrer cent pour cent avec lui, ou lui couper le cou. De la main droite je lui taperai dans le dos, et de la gauche je me tiendrai prät Ö le poignarder.
C'est bien ça ?
- que pouvons-nous faire d'autre ? Il n'y a pas d'autre solution.
- Je ne sais pas du tout comment Jessie va prendre la chose, fit Baley, indÇcis.,
- Je lui parlerai, si vous le dÇsirez.
- Non, monsieur le commissaire. Inutile !... Et, ajouta-t-il en poussant un profond soupir, comment s'appelle mon associÇ?
- R. Daneel Olivaw.
- Oh ! fit tristement Baley. Ce n'est plus la peine, dÇsormais, d'user d'euphÇmismes, monsieur le commissaire! J'accepte la corvÇe.
Alors, allons-y carrÇment, et appelons les choses par leur nom!Je suis donc associÇ Ö Robot Daneel Olivaw !
2
CHAPITRE VOYAGE EN TAPIS ROULANT EXPRESS
Il y avait comme toujours foule sur le tapis roulant express; les voyageurs
debout se tenaient sur la bande infÇrieure, et ceux qui avaient droit aux places assises montaient sur l'impÇriale. Un flot mince et continu de gens s'Çchappait de l'express Pour passer sur les tapis de Æ dÇcÇlÇration Ø, et de lÖ garait les tapis roulants secondaires ou les escaliers mÇcaniques, qui conduisaient, sous d'innombrables arches et par autant de ponts, au dÇdale sans
fin des divers quartiers de la ville. Un autre flot humain, non moins continu, progressait en sens inverse, de la ville vers l'express, en passant par des
tapis accÇlÇrateurs.
De tous cìtÇs des lumiäres Çtincelaient; les murs et les plafonds, tous lumineux, semblaient irradier d'une phosphorescence non dÇnuÇe de fraicheur ; partout des placards aveuglants
attiraient l'attention, et, telles de gros vers luisants, les indications se
succÇdaient, crues et impÇratives : DIRECTION DE Æ JERSEY Ø
- POUR LA NAVETTE Æ D'EAST RIVER Ø SUIVEZ LES FLECHES - DIRECTION DE
Æ LONG ISLAND Ø PRENDRE L'êTAGE SUPêRIEUR.
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Mais ce qui dominait cet ensemble, c'Çtait un bruit formidable, insÇparable de la vie màme, le colossal brouhaha de millions de gens parlant, riant, toussant, criant, murmurant, et respirant.
Æ Tiens ! se dit Baley. On ne voit indiquÇe nulle part la direction de Spacetown ! Ø
Il sauta de tapis roulant en tapis roulant, avec l'aisance et l'adresse acquises au cours d'une vie entiäre passÇe Ö ce genre d'exercice. Les enfants
apprenaient Ö sauter d'un tapis sur l'autre däs qu'ils commençaient Ö
marcher.
C'est Ö peine si Baley sentait
l'accÇlÇration progressive du tapis, et il avait une telle habitude de ce mode de transport qu'il ne se rendait màme plus compte que, instinctivement, il se penchait en avant pour compenser la force qui l'entraånait. Il ne lui fallut
pas trente secondes pour
atteindre le tapis roulant Ö cent kilomätres Ö l'eure, lequel lui permit de sauter sur la plate-forme Ö balustrades et Ö parois vitrÇes qui s'intitulait l'express.
Mais il n'y avait toujours pas de poteaux indicateurs mentionnant Spacetown. Apräs tout, cela s'expliquait.
A quoi bon indiquer ce chemin-lÖ? Si l'on
avait affaire Ö Spacetown, on savait sñrement comment y aller. Et si l'on n'en connaissait pas l'itinÇraire, il Çtait parfaitement inutile de s'y rendre.
quand Spacetown avait ÇtÇ fondÇe, quelque vingt-cinq ans auparavant, on avait d'abord inclinÇ Ö en faire un centre d'attraction, et d'innombrables foules de New Yorkais s'Çtaient rendues lÖ-bas.
Mais les Spaciens n'avaient pas mis longtemps Ö
stopper cette invasion. Poliment ( ils Çtaient toujours polis ), mais fermement, ils dressärent entre eux et la grande ville une barriäre fort difficile Ö franchir, 26
formÇe d'une combinaison des services de contrìle de l'immigration et de l'inspection des douanes. quand donc on avait affaire Ö Spacetown, on Çtait tenu de fournir toutes indications d'identitÇ dÇsirables ; on devait, de plus, consentir Ö une fouille intÇgrale, Ö
un examen mÇdical approfondi, et Ö une dÇsinfection compläte.
Bien entendu, ces mesures suscitärent un vif mÇcontentement, plus vif màme qu'elles ne le justifiaient,
et il en rÇsulta un sÇrieux coup d'arràt dans le programme de modernisation de
New York. Baley gardait un souvenir vivace des Çmeutes dites de la Barriäre. Il
y avait participÇ lui-màme, dans la foule,
se suspendant -aux balustrades de l'express, envahissant les impÇriales, au mÇpris des räglements qui rÇservaient Ö certaines personnes privilÇgiÇes les
places assises; il avait parcouru pendant des heures les tapis roulants, sautant
de l'un Ö l'autre au risque de
se rompre le cou et pendant deux jours, il Çtait demeurÇ avec les Çmeutiers devant la Barriäre de Spacetown, hurlant des slogans, et dÇmolissant le matÇriel de la ville, simplement pour soulager sa rage.
S'il voulait s'en donner la peine, Baley pouvait encore chanter par coeur les
airs populaires de cette
Çpoque-lÖ. Il y avait entre autres : L'homme est issu de la Terre, entends-tu ? un vieux chant du pays, au refrain lancinant.
L'homme est issu de la Terre, entends-tu
C'est sa märe nourriciäre, entends-tu
Spaciens va-t'en, disparais
De la Terre qui te hait !
Sale Spaciens entends-tu?
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Il y avait des centaines de strophes du màme genre, quelques-unes spirituelles, lÖ plupart stupides, beaucoup obscänes. Mais chacune d'elles se terminait par:
Æ Sale Spacien, entends-tu ? Ø Futile riposte, consistant Ö rejeter Ö la figure
des Spaciens l'insulte par
laquelle ils avaient le plus profondÇment blessÇ'les New Yorkais : leur insistance Ö traiter les habitants de la Terre comme des àtres pourris par les maladies.
Il va sans dire que les Spaciens ne partirent pas.
Ils n'eurent màme pas besoin de mettre en jeu leurs armes offensives. Il y avait belle lurette que les flottes dÇmodÇes des Puissances Terrestres avaient appris qu'approcher d'un vaisseau aÇrien du Monde ExtÇrieur, c'Çtait courir au suicide
Les avions terrestres qui s'Çtaient aventurÇs dans la zone rÇservÇe de Spacetown, aux premiers temps de son Çtablissement, avaient purement et simplement disparu. Tout au plus en avait-on retrouvÇ'quelque minuscule dÇbris d'aile, ayant fini par retomber sur la Terre.
quant aux armes terrestres, aucune foule, si dÇchaånÇe fñt-elle, ne perdrait
jamais la tàte au point
d'oublier l'effet des disrupteurs subÇthÇriques portatifs, utilisÇs contre les
Terriens dans les guerres du siäcle prÇcÇdent.
Ainsi donc les Spaciens se tenaient isolÇs derriäre leur barriäre, produit de leur puissance scientifique, et les Terriens ne disposaient d'aucune mÇthode leur permettant d'espÇrer qu'un jour ils pourraient dÇtruire cette barriäre.
Pendant
toute la pÇriode des Çmeutes, les Spaciens attendirent sans broncher, jusqu'Ö ce
que les autoritÇs de la ville fussent parvenues Ö calmer la foule, en utilisant
des gaz somnifäres et vomitifs.
Pendant quelque temps, les pÇnitenciers regorgärent de meneurs, de mÇcontents,
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et de gens arràtÇs uniquement Parce qu'il en fallait dans les prisons... Mais, träs rapidement, ils furent tous relÉchÇs.
Puis, au bout d'un certain temps, les Spaciens assouplirent progressivement
leurs mesures restrictives. Ils supprimärent la barriäre, et passÇrent un accord avec les services de police de New York, qui s'engagärent Ö faire respecter les lois isolationnistes de Spacetown et Ö qui ils assurärent aide et protection.
Enfin, dÇcision plus importante que toutes les autres, la visite mÇdicale obligatoire devint beaucoup moins draconienne.
Mais maintenant, se dit Baley, les ÇvÇnements pouvaient suivre un cours tout diffÇrent. Si les Spaciens
croyaient sÇrieusement qu'un -Terrien avait rÇussi Ö
pÇnÇtrer dans Spacetown pour y commettre un meurtre, il n'y aurait rien d'impossible Ö ce qu'ils dÇcident
de rÇtablir la barriäre : et ça, ce serait un coup dur.
Il se hissa sur la plate-forme de l'express, se fraya un chemin parmi les voyageurs debout, et gagna le petit escalier en spirale qui menait Ö l'impÇriale; lÖ, il s'assit, mais sans mettre dans le ruban de son chapeau sa carte de circulation; il ne l'arbora qu'apräs
avoir dÇpassÇ le dernier quartier de l'arrondissement de l'Hudson. En effet, aucune personne appartenant Ö la catÇgorie C. 5 n'avait droit aux places assises, pour les parcours Ö l'intÇrieur d'une zone limitÇe Ö l'est par Long Island et Ö l'ouest par l'Hudson. Sans doute, il y avait, Ö cette heure-lÖ, beaucoup de places assises disponibles, mais si un des contrìleurs l'avait vu, il l'aurait automatiquement expulsÇ de l'express.
Les gens deviennent de jour en jour plus agacÇs par le systäme de classement de la population en catÇgories distinctes, plus ou moins privilÇgiÇes. Et, en
29
toute honnàtetÇ, Baley devait s'avouer qu'il partageait entiärement le sentiment des masses populaires
sur ce point. Il affectait d'ailleurs, non sans satisfaction, de se considÇrer comme un homme du peuple.
Le dossier de chaque siäge Çtait surmontÇ d'un paravent aux lignes courbes et
aÇrodynamiques, contre
lequel l'air glissait en faisant entendre un sifflement caractÇristique. Cela rendait toute conversation quasi impossible, mais, quand on y Çtait habituÇ, cela n'empàchait pas de rÇflÇchir.
La plupart des Terriens Çtaient, Ö des degrÇs divers, imprÇgnÇs de civilisation mÇdiÇvale. En fait, rien n'Çtait plus facile que de rester fidäle Ö ce genre d'idÇe, si l'on se bornait Ö considÇrer la Terre comme le seul et unique monde, et non pas comme un
monde perdu au milieu de cinquante autres - et le plus mal loti d'ailleurs...
Tout Ö coup, Baley tourna vivement la tàte vers la droite, en entendant une femme pousser un cri perçant. Elle avait laissÇ
tomber
son sac Ö main, et il aperçut, le temps d'un &clair, le petit objet rouge qui se dÇtachait -sur le fond gris du tapis roulant.
Sans doute un voyageur pressÇ, quittant l'express, avait-il dî l'accrocher au passage et le faire tomber sur le tapis dÇcÇlÇrateur : toujours est-il que la propriÇtaire du sac filait Ö
toute vitesse loin de son bien.
Baley fit une petite grimace du coin de sa bouche.
Si la femme -avait eu assez de prÇsence d'esprit, elle aurait dî passer tout de suite sur le tapis dÇcÇlÇrateur le plus lent de tous,
et elle aurait pu retrouver son sac, Ö la condition que d'autres voyageurs ne
s'en soient pas emparÇs ou ne l'aient pas envoyÇ
rouler dans une autre direction. De toute maniäre, il ne saurait jamais ce qu'elle avait dÇcidÇ de faire 30
dÇjÖ l'endroit oî s'Çtait produit l'incident disparaissait dans le lointain. Il
y avait d'ailleurs de fortes chances pour qu'elle n'eñt pas bougÇ. Les statistiques
prouvaient qu'en moyenne toutes les trois minutes quelqu'un laissait tomber, en un point quelconque de la voie, un objet qu'il ne retrouvait pas. C'est pourquoi le bureau des objets trouvÇs Çtait une entreprise considÇrable : il ne
reprÇsentait, en fait, qu'une
des nombreuses complications de la vie moderne.
Et Baley ne put s'empàcher de s'avouer qu'au temps jadis la vie Çtait plus simple. Tout Çtait moins compliquÇ; et C'Çtait pour cela que beaucoup de gens prÇconisaient le retour aux moeurs des temps mÇdiÇvaux. On les appelait des mÇdiÇvalistes. Le MÇdiÇvalisme se prÇsentait sous diffÇrents aspects pour un àtre dÇpourvu d'imagination, comme Juliu;
Enderby. cela signifiait la conservation d'usages archaãques, tels que des lunettes et des fenàtres; pour
Baley cela se rÇsumait Ö des Çtudes historiques, et tout particuliärement Ö celles ayant pour objet l'Çvolution des coutumes populaires.
Il se laissa aller Ö mÇditer sur la ville, cette citÇ
de New York oî il vivait et oî il avait trouvÇ sa raison d'àtre. Elle Çtait la plus importante de toutes les villes d'AmÇrique, Ö l'exception de LOS Angeles, et sa population n'Çtait dÇpassÇe, - sur la Terre, que Par celle de ShangaI. Or, elle n'avait pas trois cents ans d'Ége.
Bien entendu, il y avait eu, autrefois, sur ce màme territoire gÇographiquement dÇlimitÇ, une agglomÇration urbaine que l'on appelait New York City. Ce
rassemblement primitif de population avait existÇ
pendant trois mille, et non pas trois cents ans. Mais, en ces temps-lÖ, on ne pouvait appeler cela une ville.
31
Il n'y avait pas alors de villes au sens moderne du terme. On trouvait, ÇparpillÇes sur la Terre par milliers, des agglomÇrations, d'importance plus ou moins grande, Ö ciel ouvert, et ressemblant un peu aux dìmes spaciens, mais träs diffÇrentes de ceux-ci tout de màme. Ces agglomÇrations-lÖ ne comprenaient que rarement un million d'habitants, et la plus importante de toutes atteignait Ö peine dix millions. Du point de vue de la civilisation moderne, elles avaient ÇtÇ incapables de faire efficacement face aux problämes Çconomiques nÇs de leur dÇveloppement.
Or, l'accroissement constant de leur population avait obligÇ les Terriens Ö rechercher une organisation rÇellement efficace. Tant que cette population n'avait pas dÇpassÇ le chiffre de deux, puis trois, màme cinq milliards d'habitants, la planäte avait rÇussi Ö la faire vivre en abaissant progressivement le standard de vie de chacun. Mais quand elle atteignit huit milliards, il devint clair qu'une demi-famine la menaçait inÇvitablement. Däs lors, il fallut envisager des changements radicaux dans les principes
fondamentaux de la civilisation moderne, et cela d'autant plus que les Mondes ExtÇrieurs ( qui, mille ans plus tìt, n'avaient ÇtÇ que de simples colonies de la Terre ) devenaient d'annÇe en annÇe plus hostiles Ö
toute immigration de Terriens sur leurs territoires.
On aboutit ainsi Ö la formation progressive des grandes villes. Pour que celles-ci fussent efficacement organisÇes, elles devaient àtre träs grandes. On l'avait dÇjÖ compris d'ailleurs, Ö l'Çpoque mÇdiÇvale, mais d'une façon confuse. Les petites entreprises et l'artisanat local cÇdärent la place Ö de grosses fabriques, et celles-ci finirent par se grouper en industries continentales.
32
La notion d'efficacitÇ et de rendement ne pouvait àtre mieux illustrÇe que par la comparaison de cent mille familles vivant dans cent mille diverses maisons, avec cent mille familles occupant un bloc prÇvu
Ö cet effet dans une citÇ moderne; au lieu d'une collection de livres filmÇs
pour chaque famille, dans
chaque maison, on crÇait dans le bloc une cinÇmathäque accessible Ö tous ; de
màme pour la tÇlÇvision
et la radio. Poussant plus avant la concentration des moyens, on avait mis un terme Ö la folle multiplication des cuisines et des salles de bains, pour les remplacer par des restaurants et des salles de douches
communautaires Ö grand rendement.
Ce fut ainsi que, petit Ö petit, les villages, les bourgs, et les petites villes du temps jadis disparurent, absorbÇs par les grandes citÇs modernes. Les
premiäres consÇquences de la guerre atomique ne firent que ralentir un peu cette concentration. Mais däs qu'on eut trouvÇ les mÇthodes de construction capables de rÇsister aux effets des bombes atomiques, l'Çdification des grandes
villes s'accÇlÇra.
Cette nouvelle civilisation urbaine permit d'obtenir une rÇpartition optimum de la nourriture, et entraåna l'utilisation croissante" de levures et d'aliments hydroponiques. La ville de
New York s'Çtendit sur un territoire de trois mille kilomätres carrÇs, et le
dernier recensement faisait ressortir sa population Ö plus de vingt millions. La Terre comprenait environ huit cents villes- semblables, dont la population moyenne Çtait de dix millions.
Chacune de ces villes devint un ensemble quasi autonome qui parvint Ö se suffire Ö peu präs Ö lui-màme
sur le plan Çconomique. Et toutes se couvrirent de toits hermÇtiques, s'entourärent de murs infranchissables, 33
et se tapirent dans les profondeurs du sol.
Chacune devint une cave d'acier, une formidable caverne aux innombrables compartiments de bÇton et de mÇtal.
La citÇ ainsi conçue Çtait scientifiquement ÇdifiÇe.
L'Çnorme complexe des organes administratifs en occupait le centre. Puis venaient, tout autour, les vastes secteurs rÇsidentiels soigneusement orientÇs les uns par rapport aux autres, et reliÇs par tous les tapis roulants, conduisant eux-màmes Ö Æ l'express Ø.
Dans la pÇriphÇrie se trouvaient les fabriques de toutes espäces, les installations productrices d'aliments Ö base d'hydroponiques et de levures, et les
centrales d'Çnergie. Et, au milieu de tout cet enchevàtrement, serpentait un prodigieux rÇseau de conduites
d'eau, d'Çgouts, de lignes de transport de force, et de voies de communications qui desservaient une quantitÇ d'Çcoles, de prisons et de magasins.
On n'en pouvait douter : la CitÇ moderne reprÇsentait le chef-d'oeuvre accompli par l'homme pour
s'adapter au milieu dans lequel il lui fallait vivre et dont il devait se rendre maåtre. Il n'Çtait plus question de voyager dans l'espace, ni de coloniser les cinquante Mondes ExtÇrieurs, qui jouissaient maintenant d'une indÇpendance jalousement dÇfendue, mais uniquement de vivre dans la CitÇ.
On ne trouvait pratiquement plus un Terrien vivant en dehors de ces immenses villes. Car, dehors, c'Çtait le dÇsert Ö ciel ouvert, ce ciel que peu d'hommes pouvaient dÇsormais contempler avec sÇrÇnitÇ. Certes,
toute cette Çtendue de territoires sauvages Çtait nÇcessaire aux Terriens, car elle contenait l'eau dont
ils ne pouvaient se passer, le charbon et le bois, derniäres matiäres premiäres d'oî l'on tirait les matiäres 34
plastiques, et cette levure dont le besoin ne cessait jamais de croåtre. ( Les sources de pÇtrole Çtaient depuis longtemps taries, mais certaines levures riches en huile le remplaçaient fort bien. ) Les
rÇgions comprises entre les villes contenaient encore de nombreux minerais, et on en exploitait le sol, plus intensÇment que la plupart des citadins ne le savaient, pour la culture et l'Çlevage. Le rendement en Çtait mÇdiocre, mais laviande de boeuf ou de porc et les cÇrÇales se vendaient toujours comme denrÇes de luxe et servaient aux exportations.
Mais on n'avait besoin que d'un träs petit nombre d'hommes pour exploiter les mines et les fermes, ou faire venir l'eau dans les CitÇs : les robots exÇcutaient ce genre de travail mieux que les hommes, et
ils causaient beaucoup moins de soucis.
Oui, des robots! C'Çtait bien lÖ l'Çnorme ironie du sort! C'Çtait sur la Terre que le cerveau positronique avait ÇtÇ inventÇ
et
que les robots avaient pour
la premiäre fois ÇtÇ utilisÇs Ö la production. Oui, sur la Terre et non dans les Mondes ExtÇrieurs!Mais cela n'empàchait pas ceux-ci d'affirmer que les robots Çtaient les produits de leurs propres civilisations.
Dans une certaine mesure, on devait Çvidemment reconnaåtre aux Mondes ExtÇrieurs le mÇrite d'avoir rÇussi Ö pousser l'organisation Çconomique par robots Ö!un haut degrÇ de perfection. Sur la Terre,
l'activitÇ des robots avait toujours ÇtÇ limitÇe Ö l'exploitation des mines et
des fermes; mais, depuis un
quart de siäcle, sous l'influence croissante des Spaciens, les robots avaient
fini par s'infiltrer lentement
Ö l'intÇrieur màme des villes.
Les CitÇs modernes Çtaient d'excellents ouvrages.
Tout le monde, Ö l'exception des tenants du MÇdiÇvalisme, 35
savait fort bien qu'on ne pouvait raisonnablement les remplacer par aucun autre systäme. Leur
seule faiblesse : elles ne conserveraient pas toujours leurs exceptionnelles qualitÇs. La population terrestre continuait Ö
croåtre,
et un jour viendrait, tìt ou tard, oî, malgrÇ tous leurs efforts, les grandes
villes ne pourraient plus fournir Ö chacun de leurs ressortissants le minimum
vital de calories indispensable pour subsister.
Or, cet Çtat de choses se trouvait considÇrablement aggravÇ par la proximitÇ des Spaciens, descendants des premiers Çmigrants venus de la Terre. Ils vivaient dans l'opulence, grÉce aux mesures qu'ils avaient prises, d'une part pour limiter les naissances, d'autre part pour gÇnÇraliser l'usage des robots. Ils se montraient froidement rÇsolus
Ö conserver jalousement
leurs confortables conditions d'existence, dues Ö la faible densitÇ de leur population. Il Çtait Çvident que le meilleur moyen de conserver leurs avantages Çtait de maintenir Ö un niveau träs bas le rythme des naissances, et d'empàcher toute immigration des Terriens...
Spacetown en vue !
Une rÇaction de son subconscient avertit Baley que l'express approchait du quartier de Newark. Or, il savait que, s'il demeurait Ö sa place, il se trouverait bientìt emportÇ
Ö
toute vitesse en direction du
sud-ouest, vers le quartier de Trenton, oî l'express virait pour passer en plein centre de la rÇgion, fort chaude et sentant le moisi, oî l'on produisait la levure.
C'Çtait une question de temps, qu'il fallait soigneusement calculer. Il en fallait beaucoup pour descendre l'escalier en spirale, pour se frayer un chemin
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sur la plate-forme infÇrieure, parmi les voyageurs debout et toujours grommelant, pour se glisser le long de la balustrade jusqu'Ö la sortie, enfin pour sauter sur le tapis dÇcÇlÇrateur.
. quand il eut achevÇ d'exÇcuter toutes ces manoeuvres, il se trouva juste Ö
hauteur de la sortie qu'il
comptait atteindre. Or, pas un instant, il n'avait agi ni progressÇ consciemment; et s'il avait eu pleine conscience de ce qu'il faisait, sans doute aurait-il manquÇ la correspondance.
Sans transition, il se vit dans une solitude presque compläte ; en effet, il n'y avait, en plus de lui, sur le quai de sortie du tapis roulant, qu'un agent de police en uniforme, et, compte tenu du bourdonnement incessant de l'express, un
silence presque pÇnible rÇgnait dans ce secteur.
L'agent, qui Çtait lÖ, en faction, s'avança vers Baley, et celui-ci, d'un geste nerveux, lui montra son insigne de dÇtective, cousu sous le revers de son veston : aussitìt, le policier lui
fit, de la main, signe de passer.
Baley s'avança donc dans un couloir qui se rÇtrÇcissait progressivement, et comportait de nombreux tournants Ö angle aigu. De toute Çvidence, ces sinuositÇs
Çtaient voulues, et destinÇes Ö empàcher les
foules de Terriens de s'y amasser, pour foncer en force contre Spacetown.
Baley se rÇjouissait de ce qui avait ÇtÇ convenu entre Enderby et les autoritÇs de Spacetown, Ö savoir qu'il rencontrerait son
associÇ en territoire newyorkais. Il n'avait en effet aucune envie de subir un
examen mÇdical, quelle que fñt la politesse rÇputÇe avec laquelle on y procÇdait.
Un Spacien se tenait juste devant une succession de portes, quil fallait franchir pour accÇder Ö l'air 37
libre et aux dìmes de Spacetown. Il Çtait habillÇ selon la meilleure mode terrestre : son pantalon, bien
ajustÇ Ö la taille, Çtait-assez large du bas et comportait une bande de couleur
le long de la couture de chaque jambe; il portait une chemise ordinaire en Textron, Ö col ouvert et fermeture Çclair, et froncÇe aux poignets. NÇanmoins c'Çtait un Spacien. Au premier coup d'oeil, on constatait une träs lÇgäre, mais
nette diffÇrence entre son aspect et celui d'un Terrien. Attitude gÇnÇrale, port de tàte, visage aux traits trop impassibles et aux pommettes saillantes,
cheveux plaquÇs en arriäre, sans raie, et luisant comme du bronze : tout cela le distinguait incontestablement.
Baley s'avança vers lui non sans raideur, et lui dit, d'une voix monocorde :
- Je suis le dÇtective Elijah Baley, de la police de New York - catÇgorie C. 5.
Il tira de sa poche quelques documents, et reprit
- J'ai ordre de rencontrer R. Daneel Olivaw Ö
l'entrÇe de Spacetown. Je suis un peu en avance, fit-il en regardant sa montre. Puis-je demander que l'on annonce mon arrivÇe ?
Il ne put se dÇfendre d'un frisson qui lui parcourut tout le corps. Certes, il Çtait maintenant habituÇ aux robots de modäles terrestres, et il savait qu'il devait s'attendre Ö trouver une sensible diffÇrence avec un robot de type spacien. Cependant il n'en avait jamais encore rencontrÇ, et c'Çtait devenu une banalitÇ Ö
New York que d'entendre colporter, de bouche: Ö
oreille, d'horribles histoires sur les robots effrayants et formidables, vÇritables surhommes, que les Mondes ExtÇrieurs utilisaient dans leurs domaines lointains et scintillants. Et voici que Baley ne put s'empàcher de grincer des dents.
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Le Spacien, qui l'avait poliment ÇcoutÇ, rÇpliqua
- Ce ne sera pas nÇcessaire. Je vous attendais.
Baley, automatiquement, leva la main droite, mais la laissa aussitìt retomber. En màme temps, sa mÉchoire infÇrieure s'affaissa
lÇgärement, et son visage
s'allonges encore. Il ne put rÇussir Ö prononcer un mot : il lui sembla que sa langue s'Çtait soudain paralysÇe.
- Je me prÇsente donc, dit le Spacien. Je suis R.
Daneel Olivaw.
- Vraiment ? Est-ce que je me trompe ? Je croyais pourtant que la premiäre initiale de votre nom...
- Tout Ö fait exact. Je suis un robot. Ne vous a-t-on pas prÇvenu ?
- Si, je l'ai ÇtÇ.
Baley passa machinalement une main humide dans ses cheveux, puis il la tendit Ö son interlocuteur, en rÇpliquant :
- Excusez-moi, monsieur Olivaw. Je ne sais pas Ö quoi je pensais. Bonjour. Je suis donc Elijah Baley, votre associÇ.
Parfait
La main du robot serra celle du dÇtective, exerçant sur elle une douce et progressive pression, comme il est d'usage entre amis, puis se retira.
Cependant, reprit-il, il me semble dÇceler. en vous un certain trouble. Puis-je vous demander d'àtre franc avec moi ? Dans une association comme la nìtre, on n'est jamais trop prÇcis, et il ne faut rien se cacher. C'est pourquoi, dans notre monde, les associÇs s'appellent toujours
par leur petit nom. Jose
croire que cela n'est pas contraire Ö vos propres habitudes ?
C'est que,... rÇpondit Baley d'un ton navrÇ, c'est 39
que... vous comprenez... vous n'avez pas l'air d'un robot !...
- Et cela vous contrarie ?
- Cela ne devrait pas, j'imagine, Da,... Daneel. Est-ce quils sont tous comme
vous dans votre monde ?
- Il y a des diffÇrences individuelles, Elijah, comme parmi les hommes.
- C'est que... nos propres robots... eh bien... on peut träs bien les reconnaåtre. Mais vous, vous avez l'air d'un vrai Spacien.
- Ah! je comprends!Vous vous attendiez Ö trouver un modäle plutìt grossier,
et vous àtes surpris.
Et cependant n'est-il pas logique que nos dirigeants aient dÇcidÇ d'utiliser un robot rÇpondant Ö des caractÇristiques humanoãdes
träs prononcÇes, dans un
cas pareil, oî il est indispensable d'Çviter des incidents fÉcheux ? Ne trouvez-vous pas cela juste ?
Certes, c'Çtait fort juste : un robot, facilement reconnaissable et circulant
en ville, ne tarderait pas Ö avoir de gros ennuis.
- Oui, rÇpondit donc Baley.
Eh bien, dans ces conditions, allons-y Elijah !
Ils se dirigärent vers l'express. Non seulement Daneel n'eut aucune peine Ö
se servir du tapis accÇlÇrateur, mais il en usa avec une adresse digne d'un vieil habituÇ. Baley, qui avait commencÇ par rÇduire son allure, finit par l'augmenter presque exagÇrÇment.
Mais le robot le suivit si aisÇment que le dÇtective finit par se demander si son partenaire ne faisait pas expräs de ralentir son allure. Il atteignit donc, aussi vite qu'il le put, l'interminable file du tapis roulant express, et bondit dessus d'un mouvement si vif qu'il en Çtait vraiment imprudent or, le robot 40
en fit autant, sans manifester la moindre gàne. Baley Çtait rouge et essouflÇ. Il avala sa salive et dit
- Je vais rester en bas avec vous.
- En bas ? rÇplique le robot, apparemment indiffÇrent au bruit et aux trÇpidations de l'express.
Serais-je mal informÇ ? On m'avait dit que la catÇgorie C. 5 donnait droit Ö
une place assise Ö l'impÇriale, dans certaines conditions.
- Vous avez raison. Moi, je peux monter lÖ-haut, mais pas vous.
- Et pourquoi donc ne puis-je y monter avec vous ?
- Parce qu'il faut àtre classÇ en catÇgorie C. 5.
- Je le sais.
- Eh bien, vous ne faites pas partie de cette catÇgorie-lÖ.
La conversation devenait difficile; la plate-forme infÇrieure comportait moins de pare-brise que l'impÇriale, en sorte que le sifflement de l'air Çtait beaucoup plus bruyant; par ailleurs, Baley tenait naturellement Ö ne pas Çlever la voix.
Pourquoi ne pourrais-je pas faire partie de cette catÇgorie C. 5 ? dit le robot. Je suis votre associÇ; par consÇquent, nous devons tous les deux àtre sur le màme plan. On m'a remis ceci.
Ce disant, il sortit d'une poche intÇrieure de sa chemise une carte d'identitÇ rÇglementaire, au nom de Daneel Olivaw, sans la fatidique initiale R ; il n'y manquait aucun des cachets obligatoires, et la catÇgorie qui y figurait Çtait C.
5.
- C'est bon, dit Baley, d'un ton bourru. Montons !
quand il se fut assis, Baley regarda droit devant lui; il Çtait träs mÇcontent de lui-màme et n'aimait pas sentir ce robot assis Ö cìtÇ de lui. En un si bref 41
laps de temps, il avait dÇjÖ commis deux erreurs ; tout d'abord, il n'avait pas su reconnaåtre que R.
Daneel Çtait un robot ; en second lieu, il n'avait pas devinÇ que la logique la plus ÇlÇmentaire exigeait que l'on remåt Ö R. Daneel une carte de C. 5.
Sa faiblesse - il s'en rendait bien compte - c'Çtait de ne pas àtre intÇgralement le parfait dÇtective rÇpondant Ö l'idÇe que le public se faisait de cette
fonction. Il n'Çtait pas immunisÇ contre toute surprise. Il ne pouvait constamment demeurer imperturbable. Il y avait toujours une limite Ö sa facultÇ
d'adaptation; enfin, sa comprÇhension des problämes qui lui Çtaient soumis n'Çtait pas toujours aussi rapide que l'Çclair. Tout cela, il le savait depuis fort
longtemps, mais jamais encore il n'avait dÇplorÇ ces lacunes et ces imperfections, inhÇrentes Ö la nature humaine. Or, ce qui maintenant les lui rendait pÇnibles, c'Çtait de constater
que, selon toutes les apparences, R. Daneel Olivaw personnifiait vÇritablement
ce type idÇal du dÇtective. C'Çtait, en fait, pour lui une nÇcessitÇ inhÇrente Ö sa qualitÇ de robìt.
Baley, däs lors, commença Ö se trouver des excuses.
Il Çtait habituÇ aux robots du genre de R. Sammy, celui dont on se servait au bureau. Il S'attendait Ö
trouver une crÇature dont la peau Çtait faite de matiäre plastique, luisante et
blanchÉtre, presque livide.
Il pensait trouver un regard figÇ, exprimant en toute occasion une bonne humeur peu naturelle et sans vie. Il avait prÇvu que ce robot aurait des gestes saccades et lÇgärement hÇsitants...
Mais rien de tout cela ne s'Çtait produit - R. Daneel ne rÇpondait Ö
aucune de
ces caractÇristiques.
Baley se risqua Ö jeter un coup doeil en coin vers son voisin. InstantanÇment R. Daneel se tourna aussi, 42
son regard croisa celui de Baley, et il fit gravement un petit signe de tàte. Lorsqu'il parlait, ses lävres remuaient naturellement, et ne restaient pas tout le temps entrouvertes comme celles des robots terrestres. Baley avait màme pu apercevoir de temps Ö autre bouger sa langue...
Æ Comment diable peut-il rester assis avec un tel calme ? se dit Baley. Tout ceci doit àtre complätement nouveau pour lui : le
bruit, les lumiäres, la foule... Ø
Il se leva, passa brusquement devant R. Daneel, et luã dit
- Suivez-moi !
Ils sautärent Ö bas de l'express, sur le tapis dÇcÇlÇrateur, et Baley se demanda soudain :
qu'est-ce que je vais dire Ö Jessie ?
Sa rencontre avec le robot avait chassÇ de son esprit cette pensÇe; mais voilÖ qu'elle lui revenait, pressante et douloureuse, tandis qu'ils approchaient rapidement, sur le tapis roulant secondaire, du centre màme du quartier de BronxIl crut bon de donner au robot quelques explications.
Tout ce que vous voyez lÖ, Daneel, dit-il, C'est une seule et unique construction, qui englobe toute la CitÇ. La ville de New York tout entiäre consiste en un seul Çdifice, dans lequel vivent vingt millions d'individus. L'express fonctionne sans jamais s'arràter, nuit et jour, Ö la vitesse de cent kilomätres Ö l'heure; il s'Çtend sur une longueur de quatre cents
kilomätres, et il y a des centaines de kilomätres de tapis roulants secondaires.
Æ Dans un instant, se dit-il, je vais lui dire combien de tonnes de produits Ö
base de levure on consomme
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par jour Ö New York, et combien de mätres
cubes d'eau nous buvons, ainsi que le nombre de mÇgawatts-heure produits par les piles atomiques. Ø
- On m'a en effet informÇ de cela, dit R. Daneel, et les instructions que j'ai
reçues comportent d'autres renseignements du màme genre.
Æ Par consÇquent, se dit Baley, il est au courant de ce qui concerne la nourriture, la boisson et l'Çnergie Çlectrique. Il n'y a
pas de doute! Pourquoi vouloir en remontrer Ö un robot ?... Ø
Ils se trouvaient dans la 182iäme Rue Est, et il ne leur restait plus que deux cents mätres Ö parcourir pour atteindre les ascenseurs qui desservaient d'immenses blocs de ciment et d'acier contenant d'innombrables logements, y compris le sien.
Il Çtait sur le point de dire : Æ Par ici!Ø quand il se heurta Ö un rassemblement qui se tenait devant la porte brillamment ÇclairÇe d'un magasin de dÇtail, comme il y en avait beaucoup au rez-de-chaussÇe des immeubles d'habitation. Usant automatiquement du ton autoritaire propre Ö sa profession, il demanda :
- qu'est-ce qui se passe donc ici ?
- Du diable si je le sais! rÇpondit un homme, debout sur la pointe des pieds.
Je suis comme vous; j'arrive Ö l'instant.
- Moi, je vais vous le dire, fit un autre, fort excitÇ.
On vient de remplacer dans le magasin certains employÇs par ces salauds de robots.
Alors je crois que les autres employÇs vont les dÇmolir. Oh, lÖ, lÖ! Ce, que jaimerais leur donner un coup de main!...
Baley jeta un regard inquiet Ö Daneel, mais si celuici avait compris ou màme
entendu les paroles de l'homme, il ne le montra pas.
44
Baley fonça dans la foule, en criant
- Laissez-moi passer! Laissez-moi passer! Police !
On lui fit place, et il entendit derriäre lui :
- Mettez-les en morceaux! Cassez-les comme du verre, piäce par piäce!...
quelqu'un rit, mais Baley, lui, n'en avait aucune envie. Certes, la CitÇ reprÇsentait le summum des perfectionnements, au point de vue de l'organisation et du rendement. Mais elle impliquait une collaboration volontaire de ses habitants Ö L'oeuvre commune;
elle exigeait d'eux leur acceptation d'une existence conforme Ö des rägles strictes, et soumise Ö un sÇväre contrìle scientifique. Or, il arrivait parfois que des ressentiments longtemps contenus finissent par exploser; Baley ne se rappelait
que trop bien les Çmeutes de la Barriäre!...
Il ne manquait Çvidemment pas de raisons pour motiver un soulävement de masse contre les robots.
La gÇnÇralisation de leur emploi entrainerait automatiquement le dÇclassement
d'un nombre correspondant d'hommes, ce qui signifierait pour ceux-ci la perspective du chìmage, c'est-Ö-dire la portion congrue du strict minimum
vital. Apräs une vie entiäre
de travail, comment ces gens, frustrÇs du bÇnÇfice de leur travail, ne verraient-ils pas dans les robots la cause de leurs maux ? Il n'Çtait que trop normal de les voir dÇcidÇs Ö dÇmolir ces concurrents sans Éme.
On ne pouvait pas, en effet, avoir de prise sur une formule du genre Æ la politique du gouvernement Ø, ni sur un slogan tel que Æ le travail du robot augmente la production Ø.
Mais
on pouvait cogner sur le robot lui-màme. Le gouvernement appelait ces troubles
45
les douleurs de l'enfantement. Il dÇplorait de tels faits, se dÇclarait dÇsolÇ,
mais assurait la population qu'apräs une
indispensable pÇriode d'adaptation une nouvelle et meilleure existence commencerait pour tout le monde.
En attendant, le dÇclassement d'un nombre croissant d'individus avait pour cause directe l'extension du mouvement mÇdiÇvaliste. quand les gens sont malheureux et perdent tout espoir de voir venir la fin de leurs tourments, ils passent aisÇment de l'amertume, nÇe. de la spoliation, Ö la fureur vengeresse et
destructrice. Il ne faut alors que quelques minutes pour transformer l'hostilitÇ latente d'une foule en une fulgurante orgie de sang et de ruines.
Baley, parfaitement conscient de ce danger, se rua farouchement vers la porte du magasin.
3
CHAPITRE INCIDENT DANS UN MAGASIN
Il y avait beaucoup moins de monde dans le magasin que dans la rue. Le directeur, prudent et prÇvoyant, avait rapidement verrouillÇ sa porte, empàchant ainsi les fauteurs -de troubles d'entrer chez lui.
Du màme coup, il empàchait ceux qui avaient crÇÇ
l'incident de s'en aller ; mais c'Çtait lÖ un inconvÇnient moins grave...
Baley ouvrit la porte en se servant de son passe-partout de policier. A sa vive
surprise, il constata
que R. Daneel Çtait toujours sur ses talons, et qu'il remettait en poche un autre passe-partout qu'il possÇdait; or, Baley dut convenir que cet objet-lÖ Çtait
plus petit, mieux fait et plus pratique que celui en usage dans les services de la police new-yorkaise.
Le bottier vint Ö eux, fort agitÇ, et leur dit d'une voix forte
Messieurs, c'est la Ville qui m'a imposÇ ces employÇs. Je suis absolument dans
mon droit.
Trois robots se tenaient, raides comme des piquets, au fond du magasin. Six personnes Çtaient rÇunies präs de la porte; c'Çtaient toutes des femmes.
47
- Bon ! dit Baley, sächement. Alors, qu'est-ce qui ne va pas, et pourquoi tout ce chÖrivari-?
Une des femmes lui rÇpondit, d'une voix de tàte Je suis venue ici acheter des chaussures. Pourquoi ne serais-je pas servie par
un vendeur convenable ? N'ai-je donc pas l'air respectable ?
La façon extravagante dont elle Çtait habillÇe, et surtout coiffÇe, rendait sa question superflue ; et, si rouge de coläre qu'elle fñt, on n'en constatait pas moins qu'elle Çtait exagÇrÇment fardÇe.
- Je ne demande pas mieux que de m'occuper
d'elle moi-màme, rÇpliqua le bottier, mais je ne peux pas servir toutes les clientes. Il n'y a rien Ö reprocher Ö mes hommes, monsieur l'inspecteur. Ce sont des employÇs de magasins dñment enregistrÇs; je"
Possäde leurs spÇcifications graphiques et leurs bons de garantie.
- Ah, ah! s'Çcria la femme en ricanant, tournÇe vers les autres. Non mais, Çcoutez-le donc! Il les appelle ses employÇs!
qu'est-ce que vous en dites ?
Vous àtes fou, ma parole!Ce ne sont pas des
hommes que vous employez. Ce sont des ROBOTS, hurla-t-elle en dÇtachant avec soin les derniäres syllabes.
Et, pour le cas oî vous ne le sauriez pas, je vais vous dire ce qu'ils font : ils volent aux hommes leur place.
C'est pour ça que le gouvernement les protäge. Ils travaillent pour rien, et Ö cause de ça, des familles entiäres sont obligÇes de vivre dans des baraques, et de manger de la bouillie de levure pour toute nourriture. VoilÖ Ö quoi en sont
rÇduites les familles honorables de gens qui ont passÇ leur vie Ö
travailler
dur. Si c'Çtait moi qui commandais, je vous garantis qu'il ne resterait pas un robot Ö New York!On les casserait tous !
48
Pendant ce temps, les autres femmes parlaient toutes Ö la fois, et, dans la rue, la foule s'agitait de plus en plus. Baley Çprouva une sensation pÇnible, brutale màme, du fait qu'en de telles circonstances R. Daneel Olivaw se tenait tout contre lui. Il examina un instant les robots; ils Çtaient de construction terrestre, et il fallait bien reconnaåtre qu'il s'agissait
de modäles relativement peu onÇreux. C'Çtaient des robots ordinaires, destinÇs Ö ne savoir qu'un petit nombre de choses simples, telles que les diffÇrentes catÇgories de chaussures, leurs prix, les tailles disponibles dans chaque modäle, les variations des stocks,
etc. Tout cela, ils le savaient sans doute mieux que les humains eux-màmes,. du fait qu'ils n'avaient aucune autre prÇoccupation extÇrieure; de mäme, ils
Çtaient certainement capables d'enregistrer des commandes Ö livrer la semaine
suivante, et de prendre les mesures d'un pied.
Individuellement, ils Çtaient inoffensifs, mais, groupÇs, ils reprÇsentaient
un terrible danger.
Baley sympathisa avec la femme bien plus sincärement qu'il ne s'en serait cru
capable la veille... ou plutìt non... deux heures auparavant. Conscient de la proximitÇ immÇdiate de R. Daneel, il se demanda si celui-ci ne pourrait pas remplacer purement et simplement un dÇtective ordinaire de catÇgorie C. 5...
Et, songeant Ö cette ÇventualitÇ, Baley se reprÇsenta les baraques dont avait parlÇ la femme, il eut sur la langue le goñt de la bouillie de levure, et il se souvint de son päre.
Son päre Çtait un savant spÇcialisÇ dans la physique nuclÇaire, et il avait accÇdÇ aux plus hautes fonctions dans sa profession. Mais, un jour, un accident s'Çtait produit Ö la centrale d'Çnergie atomique, et son päre 49
en avait ÇtÇ rendu responsable. On l'avait dÇclassÇ.
Baley n'avait jamais su les dÇtails exacts du drame, car, Ö l'Çpoque, il n'avait qu'un an. Mais il se souvenait bien des baraques oî
il avait passÇ son enfance,
et de cette existence communautaire dans des conditions tout juste supportables
Il n'avait aucun souvenir de sa märe, car elle n'avait pas survÇcu longtemps Ö
cette ruine ; mais il se rappelait bien son
päre, un homme au visage bouffi et morose, qui parfois parlait du passÇ
d'une
voix rauque et saccadÇe.
Lije avait sept ans quand son päre, toujours dÇclassÇ, Çtait mort Ö son tour.
Le jeune Baley et ses deux soeurs aånÇes furent admis Ö l'orphelinat de la ville, car le fräre de leur märe, l'oncle Boris, Çtait trop pauvre pour les prendre Ö sa charge. Alors, la vie avait continuÇ ainsi, träs pÇnible, car c'Çtait dur d'aller Ö l'Çcole et de s'instruire sans bÇnÇficier de l'aide et des priviläges paternels. Et voilÖ qu'il se trouvait au milieu d'une Çmeute naissante, et obligÇ
de par ses fonctions, de faire taire des gens dont le seul tort consistait, apräs tout, Ö craindre pour eux et pour les leurs ce dÇclassement qu'il redoutait pour lui-màme...
D'une voix qu'il s'efforça de garder calme, il dit Ö la femme
- Allons, madame, ne faites pas de scandale, je vous en prie, Ces employÇs ne vous feront aucun mal.
- Bien sñr, qu'ils ne m'en ont pas fait! rÇtorqua-t-elle de sa voix de soprano.
Et il n'y a pas de danger qu'ils m'en fassent, pour sñr ! Vous vous figurez peutàtre que je vais me laisser toucher par leurs doigts glacÇs et luisants ? Je suis venue ici, m'attendant Ö
ce qu'on me traite comme un àtre humain. Je suis 50
une libre citoyenne de cette ville, et j'ai le droit d'àtre servie par des àtres humains normaux, comme moi- Et d'ailleurs, j'ai deux enfants qui m'attendent Ö la maison pour dÇjeuner. Ils ne peuvent aller sans moi Ö la cuisine communautaire, comme s'ils Çtaient des orphelins!Il faut que je sorte d'ici!
Eh bien, rÇpliqua Baley, qui commençait Ö perdre son calme, si vous vous Çtiez
laissÇ servir sans faire d'histoires, il y a longtemps que vous seriez dehors. Toutes ces discussions ne servent Ö rien. Allons, maintenant, venez !
- Äa, c'est le bouquet!cria la femme, indignÇe.
Vous vous figurez peut-àtre que vous pouvez me parler comme si j'Çtais une traånÇe ? Mais il est peut-àtre temps, aussi, que le gouvernement comprenne que
les robots ne sont pas les seuls gens dignes d'intÇràt.
Moi, je suis une femme qui travaille dur, et j'ai des droits !...
Elle continua sur ce ton sans que rien ne pñt l'arràter. Baley se sentit ÇpuisÇ et dÇpassÇ par les ÇvÇnements. Il ne voyait pas comment en sortir, car,
màme si la femme consentait maintenant Ö se faire servir comme on le lui avait offert, la foule qui stationnait devant la porte pouvait fort bien faire du grabuge. Elle devait s'Çlever maintenant Ö une centaine de personnes et, depuis
l'entrÇe des dÇtectives dans le magasin, elle avait doublÇ.
que fait-on habituellement en pareil cas ? demanda soudain R. Daneel Olivaw.
Baley faillit sursauter et rÇpliqua
Tout d'abord, c'est un cas tout Ö fait exceptionnel.
Bon. Mais que dit la loi ?
Les R. ont ÇtÇ affectÇs Ö ce magasin par les 51
autoritÇs de la ville. Ce sont des employÇs enregistrÇs. Il n'y a rien d'illÇgal dans leur prÇsence ici,
Ils s'Çtaient entretenus Ö mi-voix. Baley s'efforçant de garder une attitude officielle et menaçante. En revanche, le visage d'Olivaw
demeurait impassible et inexpressif.
- S'il en est ainsi, dit R. Daneel, vous n'avez qu'Ö
ordonner Ö la femme de se laisser servir ou de s'en aller.
- C'est Ö une foule que nous avons affaire, grommela Baley entre ses dents, et
non Ö une seule femme.
Nous ne pouvons parer le coup qu'en appelant du renfort pour disperser ces gens.
- On ne doit tout de màme pas avoir besoin de plus d'un officier de police pour faire respecter la loi par un groupe de citoyens, dit Daneel.
Il tourna vers le bottier son large visage, et lui ordonna
- Ouvrez la porte du magasin, je vous prie !
Baley tendit le bras, dans l'intention de saisir R.
Daneel par l'Çpaule et de le faire se retourner. Mais il renonça aussitìt Ö son projet, en songeant que, si, en un tel instant, deux reprÇsentants de la loi se disputaient en public, cela supprimerait du coup toute chance de parvenir Ö un räglement Ö l'amiable de l'incident. Cependant le bottier, fort mÇcontent, se tourna vers Baley, mais celui-ci Çvita son regard.
Au nom de la loi monsieur, rÇpÇta alors R. Daneel, imperturbable, je vous ordonne d'ouvrir cette porte.
C'est bien, rÇtorque l'homme, furieux. Mais je vous prÇviens que je tiendrai la ville pour responsable de tous les dommages qui pourraient survenir. Je 52
vous prie de prendre acte que j'agis sous la contrainte !
Ceci dit, il ouvrit, et une foule d'hommes et de femmes envahit le magasin, en poussant des cris joyeux : pour eux, c'Çtait une victoire.
Baley avait entendu parler d'Çmeutes de ce genre, et il avait màme assistÇ Ö l'une d'elles. Il avait vu des robots saisis par une douzaine de mains, se laissant emporter sans.
rÇsistance, et passant de bras
en bras. Les hommes tiraient sur cette imitation mÇtallique de l'homme; ils s'efforçÇent d'en tordre les membres; ils se servaient de marteaux, de couteaux, de ciseaux Ö froid, et
finalement ils rÇduisaient
les misÇrables objets en un tas de ferraille et de fils de fer. En un rien de temps, des cerveaux positroniques de grand prix, les chefs-doeuvre les plus compliquÇs que l'homme eñt encore inventÇs, avaient ÇtÇ
ainsi lancÇs de main en main, comme des ballons de rugby, et rÇduits en mille morceaux. Puis, quand l'esprit de destruction avait ainsi commencÇ joyeusement Ö se donner libre cours, les foules se tournaient invariablement vers tout ce qui pouvait àtre
dÇmoli.
Les robots employÇs dans le magasin de chaussures ne Pouvaient Çvidemment rien savoir de ces prÇcÇdents. NÇanmoins, quand la foule pÇnÇtra dans la piäce, ils se serrärent dans un coin et levärent les mains devant leurs visages, comme s'ils tentaient bàtement de les cacher.
La
femme qui avait dÇclenchÇ
toute l'affaire, effrayÇe de la voir prendre des proportions bien plus importantes qu'elle ne l'avait prÇvu,
s'efforça d'enrayer le flot, en bredouillant des Æ Allons! Allons! Ø inintelligible. Son chapeau bascula sur son visage et ses
cris se perdirent dans la cohue, cependant que le bottier hurlait 53
Arràtez-les, inspecteur!Arràtez-les !
Ce fut alors que R. Daneel parla. Sans effort apparent, il Çleva la voix sensiblement plus haut qu'une voix humaine nominale
-Halte! dit-il. Ou je tire sur le premier qui bouge !
quelqu'un cria dans les derniers rangs : Æ Descendez-le! Ø Mais nul ne bougea.
R. Daneel grimpa avec aisance sur une chaise, et de lÖ, sur un des comptoirs. Le magasin Çtait ÇclairÇ
Ö la lumiäre molÇculaire polarisÇe, laquelle donnait au visage du robot spacien un aspect irrÇel, que Baley trouva màme surnaturel.
La foule fit tout Ö coup silence, et R. Daneel, la dominant, sans bouger, donnait Ö la fois une impression de calme et de puissance extraordinaires. Il reprit, sächement ,
- Vous àtes en train de vous dire : ce type-lÖ essaie de nous intimider, mais
il n'a pas d'arme dangereuse; il nous menace avec un jouet. Si nous lui tombons tous dessus, nous le maitriserons facilement, et, au pire, un ou deux
d'entre nous risqueront
un mauvais coup, dont ils se remettront vite, d'ailleurs. Mais l'essentiel, c'est d'atteindre notre but, qui
est de montrer que nous nous moquons de la loi et des räglements.
Sa voix n'Çtait pas dure ni colÇreuse, mais il en Çmanait une Çtonnante autoritÇ. Tout cela fut dit du ton de quelqu'un habituÇ Ö commander et sîr d'àtre obÇi. Il poursuivit :
- Eh bien, vous vous trompez. L'arme dont je diçpose n'est pas un jouet, loin
de lÖ. C'est un explosif,
et des plus meurtriers. Je suis dÇcidÇ Ö m'en servir, et je vous avertis que je ne tirerai pas en l'air. Avant 54
que vous soyez arrivÇs jusqu'Ö moi, j'aurai tuÇ beaucoup, et probablement màme
le plus grand nombre d'entre vous. Je vous parle sÇrieusement, et je ne crois pas que j'aie l'air de plaisanter, n'est-ce pas ?
Dans la rue, aux abords du magasin, des gens remuärent, mais plus personne ne franchit la porte.
quelques nouveaux venus s'arràtaient par curiositÇ, mais beaucoup se hÉtärent de partir. A quelques pas de R. Daneel, les assistants les plus proches de lui retinrent leur respiration et s'efforcärent de ne pas cÇder Ö la pression de ceux qui, derriäre, les poussaient en avant.
Ce fut la femme au chapeau qui rompit le pesant silence dont l'apostrophe de R. Daneel Olivaw avait ÇtÇ suivie. Elle hurla
Il va nous tuer!Moi, je n'ai rien fait! Oh!
laissez-moi sortir !
Elle fit demi-tour, mais se trouva nez Ö nez avec un mur vivant. Elle s'effondra Ö genoux. Les derniers rangs de la foule silencieuse commencärent Ö battre en retraite. R. Daneel sauta alors Ö bas du comptoir et dÇclara :
- Je vais de ce pas gagner la porte, et vous prie de vous retirer devant moi. Je tirerai sur quiconque se permettra de me toucher. quand j'aurai atteint la porte, je tirerai sur quiconque stationnera ici sans motif. quant Ö cette femme...
Non, non ! hurla celle qui avait causÇ tout ce dÇsordre. Je viens de vous dire que je n'ai rien fait!
Je n'avais aucune mauvaise intention. Je ne veux màme pas de chaussures ! Je ne veux que rentrer chez moi!
Cette femme, reprit sans se troubler Daneel, va rester ici, et on va la servir !
55
Il fit un pas en avant, et la foule le regarda, muette.
quant Ö Baley, fermant les yeux, il se dit
Æ Ce n'est pas ma faute ! Non, vraiment, je n'y suis pour rien! Il va y avoir un ou màme plusieurs meurtres, et ce sera la pire des histoires. Mais voilÖ
ce que c'est de m'avoir imposÇ un robot comme associÇ, et de lui avoir donnÇ
un statut lÇgal, Çquivalent au mien! Ø
Mais cela ne lui servit de rien, car il ne parvint pas Ö se convaincre lui-màme. Il aurait fort bien pu arràter R. Daneel däs que celui-ci avait commencÇ Ö
intervenir, et appeler du renfort par tÇlÇphone. Au lieu de cela, il avait laissÇ le robot prendre la responsabilitÇ d'agir, et il
en avait lÉchement ressenti
un soulagement. Mais quand il en vint Ö s'avouer que R. Daneel Çtait tout simplement en train de maåtriser la situation, il fut soudain submergÇ d'un immense dÇgoñt de lui-màme. Un ROBOT dominant des hommes : quelle abjection !
Il ne perçut aucun bruit anormal, ni hurlements, ni jurons, ni grognements, ni plaintes, ni cris. Alors, il ouvrit les yeux : la foule se dispersait.
Le directeur du magasin, calmÇ, remit de l'ordre dans son vàtement froissÇ ainsi que dans sa coiffure, tout en grommelant d'inintelligibles et colÇreuses menaces Ö l'adresse des partants.
Le sifflement aigu d'un car de police se-fit entendre, et le vÇhicule s'arràta devant la porte.
- Il est bien temps!murmura Baley. Maintenant que tout est fini !...
- Oh ! inspecteur ! fit le bottier en le tirant par la manche. Laissez tomber tout ça maintenant, voulez-vous ?
D'accord, rÇpliqua Baley.
56
Il n'eut pas de peine Ö se dÇbarrasser des policiers.
Ils Çtaient venus appelÇs par des gens qui avaient cru bon de signaler le rassemblement anormal d'une foule dans la rue. Ils ignoraient tout de l'incident, et constatärent que la rue Çtait libre et tranquille. R. Daneel se tint Ö
l'Çcart
et ne manifesta aucun intÇràt pour les explications que Baley donna Ö ses collägues,
minimisant l'affaire et passant complätement sous silence l'intervention de son compagnon.
Mais quand tout fut terminÇ, Baley attira R. Daneel dans un coin de la rue et lui dit
- Ecoutez-moi bien, Daneel! Je dÇsire que vous compreniez que je ne cherche pas du tout Ö tirer la couverture Ö moi!
- Tirer la.couverture Ö,vous ? Est-ce lÖ une expression courante dans le langage des Terriens ?
- Je n'ai pas signalÇ votre participation Ö l'affaire.
- Je ne connais pas toutes vos coutumes. Dans mon monde, on a l'habitude de rendre toujours compte de tout, mais il se peut que, chez vous, on procäde autrement. Peu importe, d'ailleurs. L'essentiel, c'est que nous ayons
pu empàcher une rÇvolte d'Çclater, n'est-il pas vrai ?
- Ah!vous trouvez ? rÇplique Baley, qui, malgrÇ
sa coläre et l'obligation de parler Ö voix basse, s'efforça de prendre un ton
aussi Çnergique que possible.
Eh bien, n'oubliez jamais ce que je vais vous dire ne vous avisez pas de recommencer ce petit jeu-lÖ!
- Je ne vous suis pas, rÇpliqua R. Daneel, sincärement ÇtonnÇ. Ne dois-je plus jamais
faire respecter la loi ? Alors, Ö quoi est-ce que je sers ?
- Ne vous avisez plus de menacer un àtre humain de votre arme : voilÖ ce que je veux dire !
Je ne m'en serais servi sous aucun prÇtexte, 57
Elijah, et vous le savez fort bien. Je suis incapable de faire du mal Ö un àtre humain. Mais, -comme vous l'avez vu, je n'ai pas eu Ö tirer; je n'ai jamais pensÇ
que j'y serais contraint.
- que vous n'ayez pas eu Ö tirer, c'est une pure question de chance! Eh bien, ne courez pas cette chance une autre fois!J'aurais pu, tout aussi bien que vous, menacer cette foule d'une arme : j'en avais une sur moi. Mais je ne suis pas autorisÇ Ö m'en servir de cette façon-lÖ, et vous non plus, d'ailleurs.
Il aurait mieux valu appeler du renfort que de jouer au hÇros, croyez-moi!
R. Daneel rÇflÇchit un long moment et hocha la tàte.
- Mon cher associÇ, rÇpliqua-t-il, je vois que vous vous trompez. Parmi les caractÇristiques principales.
des Terriens, qui sont ÇnumÇrÇes dans mes notes, il est prÇcisÇ que, contrairement aux peuples des Mondes ExtÇrieurs, les Terriens
sont, däs leur naissance, ÇlevÇs dans le respect de l'autoritÇ. C'est sans doute
une consÇquence de votre mode d'existence. Il est certain, puisque je viens moi-màme de le prouver, qu'un seul homme, reprÇsentant avec suffisamment de fermetÇ l'autoritÇ lÇgale, a amplement suffi pour rÇtablir l'ordre. Votre propre dÇsir d'appeler du renfort a ÇtÇ la manifestation presque instinctive d'un
penchant Ö vous dÇcharger de vos responsabilitÇs entre les mains d'une autoritÇ supÇrieure. Dans mon propre monde, je dois admettre que je n'aurais jamais dñ agir comme je l'ai fait tout Ö l'heure.
- Il n'empàche, rÇplique Baley, rouge de coläre, que si ces gens avaient dÇcouvert que vous Çtiez un robot...
- J'Çtais sñr que cela n'arriverait pas.
58
- Eh bien, en tout cas, rappelez-vous que vous ETES un robot, rien de plus qu'un robot, tout simplement, comme les vendeurs du
bottier!
- Mais c'est l'Çvidence màme!
- Et vous n'avez RIEN, vous m'entendez, RIIEN d'un àtre humain !
Baley se sentit, malgrÇ lui, poussÇ Ö se montrer cruel. R. Daneel eut l'air de rÇflÇchir un peu, puis il rÇpondit :
- La diffÇrence entre l'àtre humain et le robot n'est peut-àtre pas aussi significative que celle qui oppose l'intelligence Ö la bàtise...
- Cela peut àtre le cas dans votre monde, mais ce n'est pas exact sur la Terre, dit Baley.
Il jeta un coup d'oeil Ö sa montre et eut peine Ö
croire qu'il Çtait en retard d'une heure et quart. Il avait la gorge säche, et se sentait hors de lui, Ö la pensÇe que R. Daneel avait gagnÇ la premiäre manche, et cela au moment prÇcis
oî Baley lui-màme s'Çtait montrÇ impuissant.
Il songea Ö Vince Barrett, le jeune garçon de courses que R. Sammy avait remplacÇ au bureau.
Pourquoi R. Daneel ne remplacerait-il pas de màme Elijah Baley ? Mille tonnerres! quand son päre avait ÇtÇ dÇclassÇ, c'Çtait au moins Ö cause d'un accident grave, qui avait entraånÇ la mort de plusieurs personnes. Peut-àtre màme, avait-il ÇtÇ rÇellement responsable... Baley n'en avait jamais rien su.
Mais si
son päre avait-ÇtÇ liquidÇ pour faire place Ö un physicien mÇcanique, pour cette seule et unique raison, il n'aurait pas pu s'y opposer.
- Allons-nous-en! dit-il sächement. Il faut que je vous amäne Ö la maison.
Je crois, rÇpliqua R. Daneel, sans changer de 59
sujet, qu'il ne convient pas de faire des diffÇrences entre l'intelligence...
- Äa suffit ! coupa Baley en Çlevant la voix. L'incident est clos. Jessie nous attend !
Il se dirigea vers une cabine publique proche et ajouta :
- Je crois qu'il vaut mieux que je l'avertisse de notre arrivÇe.
- Jessie ?...
- Oui. C'est ma femme! fit Baley, qui se dit Ö lui-màme Æ Eh bien, je suis de
bonne humeur, pour la mettre au courant! Ø
4
CHAPITRE PRêSENTATION A UNE FAMILLE
C'Çtait Ö cause de son nom que Jessie Baley avait pour la premiäre fois attirÇ l'attention de celui qui devait devenir son Çpoux. Il l'avait rencontrÇe Ö une soirÇe de rÇveillon de Noâl de leur quartier, au moment oî ils se servaient en
màme temps du punch.
Il avait achevÇ son stage d'instruction dans les services de police d'Etat, et
venait d'àtre nommÇ dÇtective Ö New York. Il habitait alors une des alcìves rÇservÇes aux cÇlibataires dans le dortoir n¯ 122 A.
Cette alcìve, d'ailleurs, n'Çtait pas un logement dÇsagrÇable.
Il lui avait offert son verre de punch, et elle s'Çtait prÇsentÇe : Je m'appelle Jessie,... Jessie Navodny. Je ne vous connais pas.
Et moi, je m'appelle Baley,... Lije Baley, avait-il rÇpondu. Je viens d'arriver dans ce quartier.
Ils burent donc ensemble, et machinalement, il lui sourit. Il Çprouva tout de suite pour elle de la sympathie, la trouvant pleine
d'entrain et d'un commerce agrÇable ; aussi resta-t-il präs d'elle, d'autant plus
que, nouveau -dans le quartier, il ne connaissait personne ; 61
il n'y a rien d'agrÇable en effet Ö se trouver seul dans un coin et Ö regarder des groupes qui s'amusent entre amis. Plus tard, dans la soirÇe, quand l'alcool aurait dÇliÇ les langues, l'ambiance serait meilleure. Ils restärent Ö proximitÇ du vaste rÇcipient qui contenait le punch, et Lije en profita pour observer avec intÇràt les assistants qui venaient se servir.
- J'ai aidÇ Ö faire le punch, dit Jessie. Je peux vous certifier qu'il est bon. En voulez-vous encore ?
S'apercevant que son verre Çtait vide, il sourit et accepta.
Le visage de la jeune fille Çtait ovale, mais pas prÇcisÇment joli, en raison
de la grosseur du nez. Elle
Çtait de mise modeste et avait des cheveux chÉtains et bouclÇs, qui formaient sur son front une petite frange. Elle prit, elle aussi, un second verre de punch avec lui, et il se sentit plus dÇtendu.
- Ainsi, vous vous appelez Jessie ? dit-il. C'est un joli nom. Voyez-vous une objection Ö ce que je vous appelle ainsi ?
- Sñrement pas, puisque vous me le demandez.
Savez-vous de quel prÇnom il est le diminutif ?
- De Jessica ?
- Vous ne devinerez jamais.
- J'avoue que je donne ma langue au chat.
- Eh bien, fit-elle en riant d'un air espiägle, c'est JÇzabel...
C'est Ö ce moment-lÖ que son intÇràt pour elle s'Çtait soudain accru. Il avait posÇ son verre, et demandÇ, träs surpris :
- Non, vraiment ?
- SÇrieusement. Je ne plaisante pas. C'est JÇzabel.
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Cela figure sur toutes mes piäces d'identitÇ. Mes parents aimaient ce nom-lÖ.
Elle Çtait träs fiäre de s'appeler ainsi, et cependant nul ne ressemblait moins qu'elle Ö une JÇzabel.
- C'est que, reprit Baley, fort sÇrieux, moi, je m'appelle Elie ', figurez-vous.
Mais elle ne vit dans ce fait rien d'Çtonnant.
- Or, fit-il, Elie fut l'ennemi mortel de JÇzabel.
- Ah, oui ?
- Oui, bien sñr. C'est dans la Bible.
- Eh bien, je l'ignorais. Oh! que c'est drìle! Mais j'espäre que cela ne veut pas dire que vous devrez toute votre vie àtre mon ennemi mortel!
Däs leur premiäre rencontre, il n'y eut pas de risque qu'un tel danger les menaçÉt. Tout d'abord, ce fut la coãncidence de leurs noms qui incita Baley Ö s'intÇresser plus particuliärement Ö elle. Mais ensuite, il en vint Ö
apprÇcier sa bonne humeur, sa sensibilitÇ, et finalement il la trouva jolie; ce
qu'il aima le plus en elle ce fut son entrain. Lui qui considÇrait la vie d'un oeil plutìt sceptique, il avait besoin de cet antidote. Mais Jessie ne sembla jamais trouver antipathique son long visage,
toujours empreint de gravitÇ.
- Et puis apräs ? s'Çcriait-elle. qu'est-ce que ça peut bien faire, si vous avez l'air d'un affreux citron ?
Moi, je sais que vous n'en àtes pas un. Et si vous passiez votre temps Ö rire comme moi, nous finirions par Çclater, tous les deux! Restez donc comme vous àtes, Lije, et aidez-moi Ö garder les pieds par terre!
quant Ö elle, elle l'aida Ö ne pas sombrer. Il fit une demande pour un petit appartement pour deux 1. Elijah, Elie. ( N.d.T. )
63
personnes et obtint la permission de figurer sur la liste des prochains candidats autorisÇs Ö se marier.
Däs qu'il reçut le papier, il le montra Ö Jessie et lui dit :
- Voulez-vous m'aider Ö sortir du dortoir des cÇlibataires, Jessie ? Je ne m'y
plais pas.
Ce n'Çtait peut-àtre pas une demande en mariage träs romantique, mais elle plut Ö Jessie.
Au cours de leur vie conjugale, Baley ne vit qu'une seule fois sa femme perdre complätement sa bonne humeur habituelle, et ce fut Çgalement Ö cause de son nom. Cela se passa pendant la premiäre annÇe de leur mariage, et leur enfant n'Çtait pas encore nÇ ; en fait, ce fut au dÇbut màme de la grossesse de Jessie. Leurs caractÇristiques physiques, leurs valeurs gÇnÇtiques scientifiquement dÇterminÇes, et la
situation de fonctionnaire de Baley leur donnaient droit Ö deux enfants, dont le premier pouvait àtre conçu däs leur premiäre annÇe de mariage. Et Lije se dit par la suite que, si Jessie avait ainsi cÇdÇ, contrairement Ö son habitude, Ö une crise de dÇpression,
cela tenait sans doute Ö son Çtat.
Jessie avait un peu boudÇ ce jour-lÖ, en reprochant Ö son mari de rentrer trop tard du bureau
- C'est gànant de dåner chaque soir toute seule au restaurant communautaire.
Baley Çtait fatiguÇ et Çnerver par une dure journÇe de travail.
Pourquoi donc est-ce gànant ? rÇpliqua-t-il. Tu peux träs bien y rencontrer quelques cÇlibataires sympathiques.
Bien sñr! Est-ce que tu te figures, par hasard, Lije Baley, que je ne suis pas capable de plaire aux gens ?
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Peut-àtre Çtait-il exceptionnellement las; ou bien ressentait-il avec une amertume particuliäre la promotion Ö une classe supÇrieure d'un de ses camarades d'Çcole, Julius Enderby, alors que luimàme,
Baley, marquait le pas; peut-àtre aussi commençait-il Ö trouver agaçante la manie
qu'avait Jessie de vouloir prendre des attitudes correspondant au nom qu'elle
portait, attendu qu'elle n'avait pas et n'aurait jamais l'air d'une JÇzabel. Toujours est-il qu'il lui rÇpondit d'un ton mordant :
Je suis convaincu que tu es capable de plaire, mais je ne crois pas que tu l'essaieras et je le regrette. Je voudrais qu'une
fois pour toutes tu oublies
ce diable de prÇnom, et que tu sois, tout simplement, toi-màme.
- Je serai ce qui me plaåt.
- Jouer les JÇzabel ne te -mänera Ö rien, mon petit.
Et si tu veux savoir la vÇritÇ, laisse-moi te dire que ton nom ne signifie pas du tout ce que tu t'imagines.
La JÇzabel de la Bible Çtait une Çpouse fidÇle, et une femme de grande vertu, Ö en juger par ses actes.
L'Histoire ne lui pràte pas d'amants, elle ne crÇait pas de scandales, et sa conduite n'eut rien d'immoral.
Jessie, fort en coläre, le dÇvisagea durement Ce n'est pas vrai. Je me souviens träs bien de la phrase : Æ Une JÇzabel somptueusement parÇe. Ø Je sais ce que ça veut dire !
C'est possible, mais Çcoute-moi bien. Apräs la mort du roi Ahab, mari de JÇzabel, son fils, JÇhoram, lui succÇda. Or, l'un des gÇnÇraux de son armÇe, nommÇ JÇhu, se rÇvolta contre lui, et l'assassina. Puis JÇhu galopa d'une traite jusqu'Ö Jesreel oî la vieille reine-märe, JÇzabel, rÇsidait. Elle l'entendit venir, et comprit qu'il avait l'intention de l'assassiner. Avec 65
autant de fiertÇ que de courage, elle se maquilla et revàtit ses plus beaux atours, de façon qu'il se trouvÉt en prÇsence d'une reine majestueuse, pràte Ö le
dÇfier. Il ne l'en fit pas moins prÇcipiter du haut d'une fenàtre du palais, et l'histoire rapporte qu'elle eut une mort digne. Et voilÖ Ö quoi les gens font allusion quand ils parlent,
gÇnÇralement sans savoir de
quoi il s'agit, du maquillage de JÇzabel.
Le lendemain soir, Jessie dÇclara, d'une petite voix pointue :
- J'ai lu la Bible, Lije...
- Ah oui ? rÇpondit-il, sans comprendre tout de suite oî elle voulait en venir.
- Les chapitres concernant JÇzabel.
- Oh ! Jessie, excuse-moi si je t'ai blessÇe. Je plaisantais 1
- Non, non! fit-elle en l'empàchant de la prendre par la taille.
Elle s'assit, froide et guindÇe sur le divan, et maintint entre eux une certaine distance.
- C'est une bonne chose, reprit-elle, de savoir la vÇritÇ. Je n'aime pas qu'on me trompe en profitant de mon ignorance. Alors j'ai lu ce qui la concerne. C'Çtait une mÇchante femme, Lije.
Ce sont ses ennemis qui ont rÇdigÇ ces textes-lÖ! Nous ne connaissons pas sa
propre version des ÇvÇnements.
Elle a tuÇ tous les prophätes dont elle a pu s'emparer!...
- C'est du moins ce qu'on a racontÇ...
Baley chercha dans sa poche un morceau de chewing-gum. A cette Çpoque-lÖ, il
en mÉchait souvent,
mais, quelques annÇes plus tard, il renonça Ö cette habitude; en effet, Jessie lui dÇclara un jour qu'avec 66
sa longue figure et ses grands yeux tristes, il avait l'air, en mastiquant ainsi, d'une vieille vache qui a trouvÇ dans sa mangeoire une mauvaise herbe, qu'elle ne peut ni avaler ni cracher.
- En tout cas, reprit-il, si tu veux que je te donne le point de vue de JÇzabel elle-màme, je crois pouvoir t'indiquer un certain
nombre d'arguments qui
plaident en sa faveur. Ainsi, par exemple, elle demeurait fidäle Ö la religion
de ses ancàtres, lesquels
avaient occupÇ le pays bien avant l'arrivÇe des HÇbreux. Ceux-ci avaient leur Dieu, et, de plus, ce Dieu
Çtait exclusif. Enfin, non contents de l'adorer eux-màmes, ils voulaient le faire adorer par tous les
peuples voisins. Or, JÇzabel entendait demeurer fidäle aux croyances de ses ancàtres : c'Çtait un esprit
conservateur. Si la nouvelle foi relevait de concepts moraux plus ÇlevÇs, il faut bien reconnaåtre que l'ancienne offrait de plus intenses Çmotions. Le fait que
JÇzabel ait mis Ö mort des pràtres de JÇhovah n'a rien d'extraordinaire; en agissant ainsi, elle Çtait bien de son Çpoque, car, en ce temps-lÖ, c'Çtait la mÇthode de prosÇlytisme couramment utilisÇe. Si tu as lu le Premier Livre des Rois, tu dois te rappeler que le prophäte Elie, dont je porte le nom, a mis un jour 850 prophätes de Baal au dÇfi de faire descendre le feu du ciel; ils n'y ont en-effet pas rÇussi; Elie a donc triomphÇ et, sur-le-champ, il a ordonnÇ Ö la foule des assistants de mettre Ö mort les 850 Baalites, ce qui fut fait.
Jessie se mordit les lävres et rÇpliqua
- Et que dis-tu de l'histoire de la vigne de Naboth, Lije ? VoilÖ un homme qui ne gànait personne, mais qui refusait de vendre sa vigne au roi. Alors, JÇzabel s'est arrangÇe pour que de faux tÇmoins viennent 67
accuser Naboth d'avoir profÇrÇ des blasphämes, ou quelque chose de ce genre.
- Il est Çcrit qu'il avait blasphÇmÇ contre Dieu et contre son roi, dit Baley.
- Oui ; alors, on a confisquÇ ses biens, apräs l'avoir mis Ö mort.
- On a eu tort. Bien entendu, de nos jours, on aurait trouvÇ träs facilement une solution Ö l'affaire Naboth. Si la ville, ou un des Etats de l'Epoque MÇdiÇvale, avait eu besoin du
domaine appartenant Ö Naboth, un tribunal aurait prononcÇ son expropriÑtion; il
l'aurait màme expulsÇ au besoin, en lui accordant l'indemnitÇ qu'il aurait jugÇe
Çquitable. Mais le roi Ahab ne disposait pas de solution de ce genre.
Et cependant, celle que choisit JÇzabel fut mauvaise.
Sa seule excuse fut quAhab, malade, se tourmentait beaucoup au sujet de cette propriÇtÇ; c'est pourquoi sa femme fit passer son amour conjugal avant le respect des biens de Naboth. Je
maintiens donc ce que je t'ai dÇjÖ dit d'elle. Elle Çtait le modäle màme de la fidäle Çpouse...
Jessie, le visage empourprÇ de coläre, se rejeta en arriäre et s'Çcria :
- Tu me dis ça par pure mÇchancetÇ et par rancune !
Complätement stupÇfait, et n'y comprenant rien, il rÇpliqua qu'est-ce qui te prend ? Et qu'est-ce que j'ai fait pour que tu me parles ainsi ?
Mais elle ne lui dit pas un mot de plus, quitta sur-le-champ l'appartement et passa la soirÇe et la moitiÇ de la nuit dans les salles de spectacle, allant avec une sorte de frÇnÇsie de l'une Ö l'autre, et utilisant Ö cet effet tous les tickets d'entrÇe auxquels elle
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avait droit pour une pÇriode de deux mois, ainsi d'ailleurs que ceux de son mari! quand elle rentra chez
elle, aupräs d'un Çpoux toujours ÇveillÇ, elle ne trouva rien d'autre Ö lui dire.
Ce fut plus tard, beaucoup plus tard, que Baley comprit que, ce soir-lÖ, il avait complätement dÇtruit quelque chose de träs important dans la vie intÇrieure de Jessie. Pour elle,
pendant des annÇes, ce
nom de JÇzabel avait symbolisÇ le gÇnie de l'intrigue et du mal, et un peu compensÇ, Ö ses yeux, l'austÇritÇ d'une jeunesse vÇcue dans un milieu exagÇrÇment collet montÇ. Elle en avait ÇprouvÇ une sorte de joie perverse, et adorÇ le parfum lÇgärement licencieux qui en Çmanait.
Mais Ö partir de cette inoubliable discussion, ce parfum ne se fit plus jamais sentir; jamais plus elle ne prononça son vÇritable nom, pas plus devant Lije que devant leurs amis, et pour autant que son mari pñt l'imaginer, elle renonça Ö vouloir s'identifier Ö
JÇzabel. Elle fut dÇsormais Jessie et signa son courrier de ce nom-lÖ.
A mesure que les jours passaient, elle se remit Ö
parler Ö son mari, et, apräs une ou deux semaines, leur intimitÇ redevint celle du passÇ; certes, il leur arriva encore de se disputer, mais aucune de leurs querelles n'atteignit un tel degrÇ d'intensitÇ.
Elle ne fit qu'une seule fois, et indirectement, allusion Ö cet Çpineux sujet.
Elle Çtait dans son huitiäme mois de grossesse. Elle venait de cesser ses fonctions d'assistante diÇtÇticienne aux cuisines communautaires A/23, et disposait de loisirs inhabituels,
pendant lesquels elle se prÇparait Ö la naissance de son enfant.
que dirais-tu de Bentley ? dit-elle un soir.
69
- Excuse-moi, chÇrie, rÇplique-t-il, en levant les yeux d'un dossier qu'il Çtudiait. ( Avec une bouche de plus Ö nourrir, l'arràt de la paie de Jessie, et peu de chances de se voir lui-màme passer prochainement de la classe des employÇs Ö celle des cadres, il lui fallait exÇcuter chez lui du travail supplÇmentaire. ) De quoi parles-tu ?
- Je veux dire que, si c'est un garçon, que penserais-tu de Bentley comme prÇnom ?
Baley fit un peu la moue et dit :
- Bentley Baley ?... Ne trouves-tu pas que les deux noms se ressemblent beaucoup ?
- Je ne sais pas... C'est une idÇe que j'ai eue! D'ailleurs le petit pourra,
plus tard, se choisir lui-màme
un surnom si cela lui convient.
- Eh bien, si cela te plaåt, moi, je suis d'accord.
- Tu en es bien sñr ? Peut-etre prÇfäres-tu l'appeler Elie ?
- Pour qu'il y ajoute Junior ? Je ne trouve pas que ce soit une bonne solution. S'il en a envie, il pourra lui-màme appeler plus tard son fils Elie.
- Evidemment! rÇpliqua-t-elle. Mais,... mais il y a un autre inconvÇnient.
- Ah!fit-il apräs un bref silence. Lequel ?
Elle ne le regarda pas dans les yeux, mais lui dit, avec une intention non dissimulÇe
Bentley n'est pas un prÇnom biblique, n'est-ce pas ?
- Non, dit-il, certainement pas.
- Alors, c'est parfait. Je ne veux pas de prÇnom biblique.
Jamais plus, depuis lors, Jessie ne fit la moindre allusion Ö ce genre de sujet, et, le soir oî son mari ramena chez lui le robot Daneel Olivaw, il y avait 70
plus de dix-huit ans qu'ils Çtaient mariÇs, et leur fils Bentley, dont le surnom restait encore Ö trouver, venait d'atteindre sa seiziäme annÇe.
Baley s'arràta devant la grande porte Ö deux battants, sur laquelle brillaient
en grosses lettres les mots : TOILETTES - HOMMES ; tandis qu'en dessous figurait, en lettres moins importantes, l'inscription : SUBDIVISIONS IA - iE. Enfin, juste au-dessous de la serrure, il Çtait indiquÇ en petits caractäres : Æ En cas de perte de la clef, prÇvenir aussitìt 27/101/51. Ø
Un homme les dÇpassa rapidement, introduisit
dans la serrure une petite clef en aluminium, et pÇnÇtra dans la salle. Il ferma la porte derriäre lui et
ne chercha pas Ö la maintenir ouverte pour Baley; s'il l'avait fait, celui-ci en eñt ÇtÇ gravement offensÇ.
En effet, l'usage Çtait fermement Çtabli, entre hommes, de s'ignorer systÇmatiquement les uns les autres,
Ö l'intÇrieur et aux abords des Toilettes. Mais Baley se rappelait qu'une des premiäres confidences de son Çpouse avait ÇtÇ de lui rÇvÇler que, dans les Toilettes de femmes, la coutume Çtait toute diffÇrente.
C'est ainsi qu'il lui arrivait frÇquemment de dire :
- Ce matin, j'ai rencontrÇ dans les Toilettes telle ou telle amie, qui m'a racontÇ telle ou telle chose.
Tant et si bien que, le jour oî Bale bÇnÇficia enfin de l'avancement espÇrÇ, lequel lui donna droit Ö un lavabo Ö eau courante dans son appartement, les relations de Jessie avec le voisinage en pÉtirent.
Baley, incapable de masquer complätement son embarras, dit Ö son compagnon :
- Attendez-moi ici, Daneel, je vous prie.
- Avez-vous l'intention de faire votre toilette ? demanda R. Daneel.
Æ Au diable le robot se dit Baley. Puisqu'on l'a 71
informÇ de tout ce qui se trouve Ö l'intÇrieur de notre ville d'acier, on aurait pu aussi bien-lui enseigner les bonnes maniäres!
Si jamais il se permet de poser ce genre de question Ö quelqu'un d'autre, c'est moi qui en serai responsable!Ø
- Oui, ajouta-t-il tout haut. Je vais prendre une douche. Le soir, il y a trop de monde, et j'y perds du temps. Si je me lave maintenant, cela nous permettra de disposer de toute
notre soirÇe.
- Je comprends, rÇpondit R. Daneel, sans se dÇpartir le moins du monde de son
calme. Mais, dites-moi,
est-il conforme aux usages que je reste dehors ?
- Je ne vois vraiment pas pourquoi vous y entreriez, puisque vous n'en avez
aucun besoin.
- Ah! je vois ce que vous voulez dire. Oui, Çvidemment... Pourtant, Elie, moi
aussi, j'ai les mains sales, et il faut que je les lave !
Il montra ses paumes, qu'il tendit devant lui. Elles Çtaient roses et potelÇes, et leur peau se plissait träs naturellement. Elles portaient tous les signes du travail le plus mÇticuleux,
le plus perfectionnÇ; et Baley
les trouva aussi propres qu'il Çtait dÇsirable.
- Il y a un lavabo dans l'appartement, vous savez, rÇpondit-il.
Il dit cela sans y attacher d'importance : Ö quoi bon se vanter devant un robot ? Mais celui-ci rÇpliqua Je vous remercie pour votre amabilitÇ, mais j'estime que, d'une maniäre gÇnÇrale, il vaudrait mieux que je me serve de ces Toilettes. Si je dois vivre quelque temps avec vous autres Terriens, je crois qu'il faut que j'adopte le plus grand nombre possible de vos coutumes et de vos maniäres de faire.
Eh bien, alors, venez !
72
L'animation joyeuse de cette piäce brillamment ÇclairÇe formait un contraste frappant avec l'agitation fÇbrile de la ville;
mais, cette fois-ci, Baley n'en
eut màme pas conscience. Il murmura Ö Daneel :
- Äa va me prendre environ une demi-heure. Attendez-moi lÖ !
Il avait dÇjÖ fait quelques pas, quand il revint pour ajouter :
- Et surtout ne parlez Ö personne, ne regardez personne!Pas un mot, pas un geste!C'est l'usage!
Il jeta autour de lui un regard craintif, pour s'assurer que leur conversation
n'avait pas ÇtÇ remarquÇe
et ne suscitait pas de rÇactions scandalisÇes. Heureusement personne ne se trouvait lÖ et, apräs tout, ce
n'Çtait encore que l'antichambre des Toilettes.
Il se hÉta, Ö travers les douches communes, jusqu'aux cabines personnelles. Il
y avait maintenant cinq ans qu'on lui en avait affectÇ une : elle Çtait assez spacieuse pour contenir une douche, une petite buanderie, et quelques autres appareils sanitaires.
Elle comportait màme un petit Çcran de tÇlÇvision.
Æ C'est une sorte d'annexe de l'appartement Ø, avait-il dit, en plaisantant, quand on lui avait affectÇ
cette douche privÇe. Mais maintenant, il lui arrivait souvent de se demander comment il supporterait de se trouver ramenÇ aux conditions infiniment plus spartiates des douches communes, si jamais il venait Ö perdre son priviläge...
Il pressa le bouton actionnant la douche, et le tableau du compteur s'Çclaira
aussitìt. quelque temps plus tard, quand il revint trouver R. Daneel qui l'attendait patiemment, il s'Çtait nettoyÇ des pieds -Ö la tàte, -portait des sous-vàtements träs propres, une chemise impeccable, et se sentait beaucoup mieux.
73
- Pas d'ennuis ? demanda-t-il, däs qu'ils eurent franchi la sortie.
- Aucun, Elijah, rÇpondit R. Daneel,
Jessie les attendait sur le pas de la porte et souriait nerveusement. Baley l'embrassa et lui dit, entre ses dents :
- Jessie, je te prÇsente un de mes collägues, Daneel Olivaw, Ö qui l'on m'a
associÇ pour une importante enquàte.
Jessie tendit la main Ö R. Daneel, qui la prit et la relÉcha. Apräs avoir un instant consultÇ Lije du regard, elle se tourna vers R.
Daneel, et lui dit timidement
- Ne voulez-vous pas vous asseoir, monsieur Olivaw ? Il faut que je rägle avec
mon mari quelques petits problämes domestiques. J'en ai juste pour une minute. J'espäre que vous nous excuserez...
Elle entraåna Baley dans la piäce voisine, et, däs qu'il en eut refermÇ la porte, elle murmura en hÉte :
- Tu n'es pas blessÇ, mon chÇri ? J'ai ÇtÇ si inquiäte, depuis le communiquÇ de
la radio !
- quel communiquÇ?
- La radio a annoncÇ, il y a une heure, qu'une tentative d'Çmeute avait eu lieu dans un magasin de chaussures, et que deux dÇtectives Çtaient parvenus Ö l'enrayer. Je savais que tu ramenais ton nouvel associÇ Ö la maison, et ce bottier se trouvait juste dans le quartier oî je pensais que tu passerais en rentrant; alors, je me suis dit que, Ö la radio, on essaie toujours de minimiser les incidents, et que...
- Allons, allons, Jessie!coupa Baley. Tu vois que je suis en parfait Çtat.
Elle se ressaisit, non sans -peine, et ajouta, un peu troublÇe: 74
- Ton associÇ n'est pas de ta division, n'est-ce pas ?
Non, fit Baley, d'un ton lamentable. Il est... complätement Çtranger Ö mon service, et màme Ö New York.
- Comment dois-je le traiter ?
- Comme n'importe quel autre collägue, voilÖ tout !...
Il lui rÇpondit ces mots avec si peu de conviction qu'elle le dÇvisagea brusquement, en murmurant
- qu'est-ce qui ne va pas ?
- Tout va träs bien ! Allons, chÇrie, retournons au salon sinon cela va commencer Ö paraåtre bizarre Lije Baley se demanda soudain si l'organisation de l'appartement n'allait pas àtre dÇlicate Ö rÇgler. Jusqu'Ö cet instant màme,
il ne s'Çtait pas fait de souci Ö ce sujet. En fait, il avait toujours ÇprouvÇ
une certaine fiertÇ de ses trois piäces ; le salon, par exemple, Çtait vaste et
mesurait cinq mätres sur six. Il y
avait un placard dans chaque chambre; une des principales canalisations d'air passait Ö proximitÇ
immÇdiate. Il en rÇsultait de temps en temps un petit vrombissement, mais cela
offrait, en revanche, les
immenses avantages d'une tempÇrature admirablement contrìlÇe, et d'un air bien
conditionnÇ. De plus,
ce logement se trouvait tout präs des Toilettes, ce qui, bien entendu, Çtait träs pratique.
Mais, en voyant assis, chez lui, cette crÇature provenant d'un Monde ExtÇrieur, Baley ne fut plus aussi
satisfait de sa demeure; elle lui parut mÇdiocre, et il lui sembla qu'ils y Çtaient Ö l'Çtroit.
Cependant, Jessie lui demanda, en affectant une gaietÇ pas träs naturelle
75
- Avez-vous dånÇ, monsieur Olivaw et toi, Lije ?
- Ah! tu fais bien d'en parler! rÇpliqua-t-il vivement. Car je voulais justement te dire que Daneel
ne prendra pas ses repas avec nous. Mais moi, je mangerai volontiers quelque chose.
Jessie accepta sans difficultÇ la chose; en effet, les rations alimentaires, fort peu abondantes, Çtaient soumises Ö un contrìle tellement strict que, entre gens
bien ÇlevÇs, il Çtait d'usage de refuser toute hospitalitÇ. C'est pourquoi elle
dit au nouveau venu :
- J'espäre, monsieur Olivaw, que vous voudrez bien nous excuser de dåner. Lije, Bentley et moi, nous prenons en gÇnÇral nos repas au restaurant communautaire. C'est plus pratique,
il y a plus de choix,
et, tout Ö fait entre nous, je vous avoue que les rations y sont plus fortes.
Mais comme Lije a träs bien rÇussi au bureau, on lui a accordÇ un statut träs
avantageux, et nous avons le droit de dåner trois fois par semaine chez nous, si nous le dÇsirons. VoilÖ pourquoi je m'Çtais dit que, vu
les circonstances exceptionnelles, et si cela vous avait fait plaisir, nous aurions pu prendre ici tous ensemble notre repas, ce soir... Mais j'avoue que j'ai scrupule Ö user de ce genre de priviläge, que je considäre un peu anti-social.
Baley, dÇsireux de couper court Ö ces commentaires, tambourina avec ses
-doigts sur le bras de son fauteuil et dit
Eh bien, moi, j'ai faim, Jessie.
Cependant R. Daneel rÇpliqua
- Serait-ce manquer aux usages de votre ville, madame, que de vous demander la permission de vous appeler par votre petit nom ?
- Mais bien sñr que non!rÇpondit-elle en rabattant une table pliÇe contre le
mur, et en installant un
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chauffe-plats dans la cavitÇ amÇnagÇe Ö cet effet en son milieu. Faites comme vous l'entendez et appelez-moi, Jessie,... hum,...
Daneel
Ce disant, elle rit sous cape, mais son mari se sentit exaspÇrÇ. La situation
devenait rapidement plus pÇnible. Jessie traitait R. Daneel en homme. Cette diable de machine allait faire l'objet des bavardages des femmes, lorsque celles-ci se rencontreraient aux Toilettes. Apräs tout, le personnage avait assez bon aspect, malgrÇ ses maniäres quelque peu mÇcaniques, et n'importe qui aurait pu constater que Jessie apprÇciait son attitude träs
dÇfÇrente.
quant Ö Baley, il se demanda quelle impression Jessie avait faite sur R. Daneel. En dix-huit annÇes, elle n'avait guäre changÇ, ou du moins telle Çtait l'opinion de son Çpoux. Elle s'Çtait alourdie, et sa silhouette ne donnait plus, comme jadis, une impression de vigueur; elle avait quelques rides, en particulier aux coins de sa bouche, et ses joues Çtaient un peu flasques. Elle se coiffait maintenant avec moins de fantaisie, et ses cheveux avaient sensiblement pÉli.
Mais lÖ n'Çtait pas la question, et Baley, prÇoccupÇ
de la situation, songea aux femmes des Mondes ExtÇrieurs, telles, en tout cas,
que les documentaires cinÇmatographiques les prÇsentaient; elles Çtaient, comme les hommes, grandes, minces, et ÇlancÇes, et c'Çtait certainement Ö ce type de femme que R. Daneel devait àtre habituÇ.
Pourtant, il ne semblait aucunement dÇconcertÇ, ni par la conversation ni par l'aspect de Jessie. Continuant Ö discuter de leurs noms, il dit Ö la jeune femme :
- Etes-vous bien sñre que je doive vous appeler 77
ainsi ? Jessie me semble un diminutif familier, dont l'usage est peut-àtre rÇservÇ Ö vos intimes, et il serait sans doute plus correct de vous appeler par votre prÇnom ?
Jessie, qui Çtait en train de retirer d'un papier en cellophane la ration du dåner, affecta de s'absorber dans sa tÉche, et rÇpondit d'une voix plus dure : Non, simplement Jessie. Tout le monde m'appelle ainsi; je n'ai pas d'autre nom.
Eh bien, entendu, Jessie!
La porte s'ouvrit et un jeune homme pÇnÇtra avec prÇcaution dans l'appartement. Il aperçut presque aussitìt R. Daneel, et, ne sachant que penser, il demanda Papa ?
Je vous prÇsente mon fils, Bentley, dit Lije d'un ton peu enthousiaste. Ben, ce monsieur est mon confräre, Daneel Olivaw.
- Ah! c'est ton associÇ, papa ? EnchantÇ, monsieur Olivaw! Mais, dis-moi, papa, ajouta le garçon
dont les yeux brillaient de curiositÇ, qu'est-ce qui s'est donc passÇ dans ce magasin de chaussures ? La radio...
Ne pose donc pas tout le temps des questions, Ben! rÇpliqua durement Baley.
Bentley fit la moue et regarda sa märe, qui lui fit signe de se mettre Ö table, en lui disant
- As-tu fait ce que je t'ai dit, Bentley ?
Ce disant, elle lui passa tendrement la main dans les cheveux, qu'il avait aussi bruns que ceux de son päre. Il Çtait presque aussi grand que lui, mais pour le reste, il tenait surtout de sa märe ; il avait le màme visage ovale, les yeux couleur de noisette, et 78
le màme penchant Ö prendre toujours la vie du bon cìtÇ.
- Bien sñr, maman, rÇpondit le garçon, en se penchant un peu pour regarder ce
que contenaient les deux plats d'oî s'Çchappaient quelques senteurs parfumÇes.
qu'est-ce qu'on a Ö manger ? Pas encore du
veau synthÇtique, j'espäre ! S'pas, maman?
- Il n'y a rien Ö dire du veau qu'on nous livre, rÇpliqua Jessie en pinçant les lävres. Et tu vas me faire le plaisir de manger ce qu'on te donne, sans faire de commentaires!
De toute Çvidence, c'Çtait, une fois encore, du veau synthÇtique Baley prit place Ö table; lui aussi, il aurait certainement prÇfÇrÇ un autre
menu, car le veau synthÇtique avait non seulement une forte saveur mais encore un arriäre-goñt prononcÇ. Mais Jessie lui avait, peu auparavant, expliquÇ comment se posait pour elle le probläme de leur alimentation.
- Comprends-moi bien, Lije, lui avait-elle dit. Je ne peux absolument pas faire autrement. Je vis du matin au soir dans ce quartier, et je ne peux pas m'y crÇer des ennemis, sinon l'existence deviendrait infernale. On sait que j'Çtais assistante diÇtÇticienne et si, chaque semaine, j'emportais un steak ou du poulet, alors qu'Ö notre Çtage personne d'autre que nous, pour ainsi dire, n'a le droit de prendre ses repas chez soi, màme le dimanche, tout le monde raconterait que, aux cuisines, il y a des combinaisons pas rÇguliäres. On ne cesserait pas de bavarder sur nous et je ne pourrais plus sortir de chez moi, ni màme aller aux Toilettes, sans àtre assaillie de questions : je n'aurais plus
la paix. Tels qu'ils sont, le
veau et les lÇgumes synthÇtiques sont d'excellents 79
aliments. Ils reprÇsentent une nourriture parfaitement ÇquilibrÇe, qui s'absorbe et s'assimile sans
perte; ils sont en effet pleins de vitamines, de sels minÇraux, et de tout ce qui est nÇcessaire Ö n'importe quel organisme.
quant au
poulet, nous pouvons en avoir tant que nous voudrons en dånant le mardi au restaurant communautaire.
Baley avait cÇdÇ sans difficultÇ, car il savait que Jessie disait vrai : le premier probläme que posait l'existence Ö New York, c'Çtait de rÇduire au minimum les causes de friction
avec la foule de gens qui vous environnaient de tous cìtÇs. Mais convaincre Bentley Çtait chose plus dÇlicate. En effet, il rÇpliqua Mais j'y pense, maman ! Je n'ai qu'Ö prendre un ticket de papa et aller dåner au restaurant communautaire! Äa ne prendra pas
plus de temps.
Mais Jessie secoua vigoureusement la tàte, et lUi dit d'un ton rÇprobateur :
- Non, non, Bentley! Tu me surprends beaucoup.
qu'est-ce que les gens diraient, s'ils te voyaient ÖttablÇ tout seul au restaurant ? Ils penseraient que
cela t'ennuie de dåner avec tes parents, ou que ceux-ci t'ont chassÇ de l'appartement!
- Oh! fit le garçon. Apräs tout, ça ne les regarde pas!
- Assez, Bentley! jeta Lije, non sans nervositÇ.
Fais ce que ta märe te dit et tais-toi.
Bentley haussa les Çpaules et ne cacha pas son dÇpit.
Soudain, Ö l'autre bout de la piäce, R. Daneel demanda : Ne trouverez-vous pas indiscret, tous les trois, 80
que je jette un coup d'oeil Ö ces livres filmÇs, que vous avez lÖ ?
- Mais c'est tout naturel ! s'Çcria Bentley, en se levant aussitìt de table, et en manifestant le plus vif intÇràt. Ils sont Ö moi; j'ai obtenu au colläge une autorisation spÇciale pour les emporter de la bibliothäque. Je vais vous passer
mon appareil de lecture.
Il est träs bon : c'est papa qui me l'a donnÇ pour ma fàte.
Il l'apporta Ö R. Daneel et lui demanda
- Est-ce que les robots vous intÇressent, monsieur Olivaw ?
Baley laissa tomber sa cuiller et se baissa pour la ramasser.
Oui, Bentley, rÇpondit R. Daneel. Ils m'intÇressent beaucoup.
- Alors, vous allez aimer ces livres filmÇs, car ils ont tous pour sujet les robots. J'ai une dissertation Ö
faire lÖ-dessus et c'est pour ça que je me documente; c'est un sujet träs compliquÇ, ajouta-t-il d'un air important.
Personnellement,
moi, je n'aime pas les robots.
- Assieds-toi, Bentley, lui cria son päre, navrÇ.
N'ennuie pas M. Olivaw.
- Oh! il ne m'ennuie pas du tout, Elijah!J'aimerais te parler de ce probläme
une autre fois, Bentley,
ajouta-t-il. Mais, ce soir, ton päre et moi, nous serons träs occupÇs.
- Merci beaucoup, monsieur Olivaw! dit Bentley en reprenant place Ö table.
Il jeta vers sa märe un regard boudeur, et se mit en devoir d'attaquer la nourriture rose et friable dÇnommÇe veau synthÇtique.
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Et Baley songea Ö ces Æ occupations Ø, auxquelles R. Daneel venait de faire allusion. D'un seul coup,il se souvint de sa mission
et du Spacien assassinÇ Ö Spacetown.
Depuis plusieurs heures, il avait ÇtÇ
tellement absorbÇ par ses prÇoccupations personnelles qu'il en avait oubliÇ
le
meurtre.
CHAPITRE ANALYSe D'UN MEURTRE
Jessie prit congÇ d'eux. Elle portait un chapeau träs simple et une jaquette en kÇratofibre.
- Excusez-moi de vous quitter, monsieur Olivaw, dit-elle, mais je sais que vous avez beaucoup Ö parler tous les deux.
Elle poussa son fils devant elle vers la porte.
quand comptes-tu rentrer, Jessie ? demanda Baley.
- Eh bien... fit-elle en hÇsitant un peu. quand dÇsires-tu me voir revenir ?
Oh ! ce n'est pas la peine de passer la nuit dehors! Reviens comme d'habitude,
vers minuit.
Il jeta un regard interrogateur Ö R. Daneel, qui acquiesça d'un signe de tàte
et dit Ö Jessie :
- Je suis dÇsolÇ de vous faire partir, Jessie.
- Oh! ne vous tracassez pas pour ça, monsieur Olivaw! rÇpliqua-t-elle. Ce n'est pas Ö cause de vous que je sors; j'ai toutes les semaines une rÇunion de jeunes filles dont je m'occupe, et elle a justement lieu ce soir. Allons, viens, Ben!
Mais le garçon ne voulait rien entendre, et il maugrÇa 83
- Je voudrais bien savoir pourquoi il faut que j'y aille! Je ne les dÇrangerai pas si je reste! Ah, la barbe !
- Allons, ça suffit maintenant!Fais ce que je te dis !
- Alors, emmäne-moi au moins avec toi!
- Non. Moi, je vais avec des amies, et toi, tu vas retrouver,...
La porte se referma sur eux.
Le moment fatidique Çtait enfin venu, ce moment que Baley n'avait cessÇ de retarder; il avait commencÇ par vouloir examiner le
robot et se rendre compte de ce qu'il Çtait; puis il y avait eu le retour Ö l'appartement, et enfin le dåner. Mais, maintenant que tout Çtait terminÇ, il n'y avait plus moyen de retarder l'ÇchÇance. Il fallait enfin aborder le probläme du meurtre, des complications interstellaires,
et de tout ce qui pouvait en rÇsulter pour lui-màme, soit un avancement, soit une disgrÉce. Le pire, c'Çtait qu'il ne voyait aucun autre moyen d'attaquer le probläme qu'en cherchant une
aide aupräs du robot luimeme. Il tambourina nerveusement sur la table, que Jessie n'avait pas repliÇe contre le mur.
- Sommes-nous sñrs de ne pas àtre entendus ? dit R. Daneel.
Baley le regarda, träs surpris, et rÇpliqua
Personne ne se permettrait de chercher Ö voir ou Ö entendre ce qui se passe dans l'appartement d'autrui !
- Ah!On n'a donc pas l'habitude d'Çcouter aux portes ?
- Non, Daneel. Cela ne se fait pas... pas plus qu'on ne regarde dans l'assiette des gens quand ils mangent...
84
- Pas plus qu'on ne commet d'assassinats ?
- Comment?
- Oui. C'est contraire Ö vos usages de tuer, n'est-ce pas, Elijah ?
Baley sentit la coläre le gagner.
- Ecoutez-moi bien, R. Daneel! dit-il en insistant sur le Æ R Ø. Si nous devons mener cette enquàte en associÇs, je vous prierai de renoncer Ö l'arrogance habituelle des Spaciens. Vous n'avez pas ÇtÇ conçu pour ça, souvenez-vous-en!
- Excusez-moi de vous avoir blessÇ, Elijah, car je n'en avais nullement l'intention. Je voulais seulement remarquer que, si les
àtres humains sont parfois capables, contrairement aux usages, de tuer, sans
doute peuvent-ils aussi se laisser aller Ö des manquements moins importants,
tels que celui d'Çcouter aux portes.
- L'appartement est parfaitement insonorisÇ, rÇpliqua Baley, qui continuait Ö
froncer des sourcils.
Vous n'avez rien entendu de ce qui se passe dans les appartements voisins, n'est-ce pas ? Eh bien, ils ne nous entendront pas plus. D'autre part, pourquoi quelqu'un se douterait-il qu'un entretien important se dÇroule en ce moment sous mon toit ?
- Il ne faut jamais sous-estimer l'adversaire, Lije.
- Eh bien, commençons! dit Baley en haussant
les Çpaules. Mes renseignements sont sommaires, en sìrte que je n'ai pas d'idÇes prÇconçues. Je sais qu'un -homme rÇpondant au nom de Roj Nemennuh Sarton, citoyen de la planäte Aurore et rÇsidant provisoirement Ö
Spacetown, a
ÇtÇ assassinÇ par un ou des inconnus. J'ai cru comprendre que les Spaciens estiment qu'il ne s'agit pas lÖ d'un ÇvÇnement isolÇ. Est-ce bien cela ?
85
- Exactement.
- On fait donc, Ö Spacetown, un rapport entre ce meurtre et certaines tentatives, exÇcutÇes rÇcemment, dans le but de saboter les projets patronnÇs par les Spaciens; le principal de ces projets vise Ö l'Çtablissement Ö New York d'une
sociÇtÇ nouvelle composÇe
moitiÇ d'àtres humains et moitiÇ de robots, sur le modäle dÇjÖ existant dans les Mondes ExtÇrieurs; et Spacetown prÇtend que -le meurtre commis sur son territoire est L'oeuvre d'un groupe terroriste bien organisÇ.
- Oui, c'est bien cela.
- Bon. Alors, pour commencer, je pose la question suivante : la thäse de Spacetown est-elle nÇcessairement exacte ? Pourquoi l'assassinat ne pourraitil
pas avoir ÇtÇ L'oeuvre d'un fanatique isolÇ ? Il y a sur la Terre une forte tendance anti-robot, mais vous ne trouverez pas de partis organisÇs qui prÇconisent de tels actes de violence.
- Pas ouvertement, sans doute.
- Si màme il existe une organisation secräte dont le but est de dÇtruire les robots et les ateliers qui les construisent, ces gens ne seraient pas assez stupides pour ne pas comprendre. que la pire des erreurs Ö
commettre serait d'assassiner un Spacien. Pour moi, il semble beaucoup plus vraisemblable de penser que c'est un dÇsÇquilibrÇ qui a fait le coup.
Apräs avoir ÇcoutÇ soigneusement, R. Daneel, rÇpliqua
- A mon avis, il y a un fort pourcentage de probabilitÇs contre la thäse du
criminel isolÇ et fanatique. La victime a ÇtÇ trop bien choisie, et l'heure du
crime trop bien calculÇe, pour qu'on puisse attribuer 86
le meurtre Ö d'autres auteurs qu'Ö un groupe de terroristes ayant soigneusement
prÇparÇ leur coup.
- Il faut, pour que vous disiez cela, que vous soyez en possession de plus de renseignements que je n'en ai moi-màme. Alors, sortez-les!
- Vous usez d'expressions un peu obscures pour moi, mais je crois que je vous ai tout de -màme compris. Il va falloir que je vous explique un peu certains ÇlÇments-du probläme. Tout d'abord, je dois vous dire que, vu de Spacetown, l'Çtat des relations avec la Terre est fort peu satisfaisant.
- Je dirai qu'elles sont tendues, murmura Baley.
- Je crois savoir qu'au moment de la fondation de Spacetown, mes compatriotes ont, pour la plupart, tenu pour assurÇ que les Terriens Çtaient dÇcidÇs Ö
adopter le principe des sociÇtÇs intÇgrÇes, dont l'application a donnÇ de si
bons rÇsultats dans les Mondes ExtÇrieurs. Màme apräs les premiäres Çmeutes, nous
avons pensÇ qu'il s'agissait seulement d'une
rÇaction provisoire des Terriens, surpris et choquÇs par la nouveautÇ de cette conception. Mais la suite des ÇvÇnements a prouvÇ que tel n'Çtait pas le cas.
MalgrÇ la coopÇration effective du gouvernement de la Terre et de ceux de vos villes, la rÇsistance aux idÇes nouvelles n'a jamais cessÇ, et les progräs rÇalisÇs ont ÇtÇ träs lents.
Naturellement, cet Çtat de
choses a causÇ de graves soucis Ö notre peuple.
- Par pur altruisme, j'imagine, dit Baley.
- Pas seulement pour cela, rÇpliqua R. Daneel, mais vous àtes bien bon d'attribuer Ö ces prÇoccupations des motifs respectables. En fait, nous avons
tous la conviction qu'un Monde Terrestre peuplÇ
d'individus en bonne santÇ, et scientifiquement modernisÇ, serait d'un grand
bienfait pour la Galaxie
87.
tout entiäre. C'est en tout cas ce que les habitants de Spacetown croient fermement, mais je dois admettre que, dans divers Mondes
ExtÇrieurs, il se manifeste de fortes oppositions Ö ces opinions.
- Comment donc ? Y aurait-il dÇsaccord entre Spaciens ?
- Sans aucun doute. Certains pensent qu'une
Terre modernisÇe deviendrait dangereuse et impÇrialiste. C'est en