partir

de la Grande RÇvolte qui avait rendu ceux-ci indÇpendants de la planäte-märe.

Il existait Çvidemment une littÇrature filmÇe et romancÇe qui mettait en vedette des personnages des Mondes ExtÇrieurs, toujours les màmes. On y trouvait

un magnat venant visiter la Terre, et se montrant invariablement colÇreux et excentrique; ou encore une belle hÇritiäre, ne manquant pas d'àtre sÇduite par les charmes du Terrien, et noyant dans un amour ardent le dÇdain qu'elle professait pour tout ce qui Çtait issu de la Terre; ou enfin le rival spacien, aussi arrogant que mÇchant, mais toujours vouÇ Ö la dÇfaite. Certes, ces tableaux-lÖ

n'avaient aucune valeur, du simple fait qu'ils faisaient abstraction des vÇritÇs

les plus ÇlÇmentaires et les mieux connues, Ö savoir en particulier que jamais les Spaciens ne pÇnÇtraient dans les citÇs terrestres, et qu'aucune femme spacienne,n'avait pratiquement

rendu visite Ö la Terre.

Et, pour la premiäre fois de sa vie, Baley se sentit pÇnÇtrÇ d'une Çtrange curiositÇ. En quoi consistait vraiment l'existence des Spaciens ? Il lui fallut faire un effort pour ramener sa pensÇe au probläme-qu'il avait mission de rÇsoudre.

- Je crois, dit-il, que je vois oî vous voulez en venir. Votre Dr Sarton envisageait de convertir les populations de la Terre Ö sa nouvelle combinaison C/Fe, en la leur prÇsentant sous un angle nouveau et prometteur. Nos milieux conservateurs qui se dÇnomment eux-màmes MÇdiÇvalistes, ont ÇtÇ troublÇs

93

par ces rÇvÇlations. Ils ont eu peur que Sarton rÇussisse, et c'est pour cela

qu'ils l'ont tuÇ. Telle est donc la raison qui vous incite Ö voir dans ce meurtre

L'oeuvre d'un complot organisÇ, et non d'un fanatique isolÇ. C'est bien ça ?

- C'est en effet Ö peu präs ainsi que je vois la chose, Elijah.

Baley, songeur, siffla- en sourdine, tout en tapotant lÇgärement sur la table, de ses longs doigts souples.

Puis il hocha la tàte :

- Non, fit-il. Äa ne colle pas. Äa ne peut pas coller!

- Excusez-moi, mais je ne vous comprends pas !...

- J'essaie de me reprÇsenter la chose. Un Terrien entre tranquillement dans Spacetown, il va droit chez le Dr Sarton, il le tue, et il s'en va comme il Çtait venu. Eh bien, je ne vois pas cela. L'entrÇe de Spacetown est, bien entendu, gardÇe ?

- En effet, dit R. Daneel. Je crois pouvoir affirmer qu'aucun Terrien ne peut

franchir subrepticement l'entrÇe du territoire.

- Alors, vous voilÖ bien avancÇ !

- Nous serions certainement dans une troublante impasse, Elijah, s'il n'y avait, pour venir de New York Ö Spacetown, que le chemin de l'express.

Baley, songeur, observa attentivement son associÇ.

Je ne vous suis pas, dit-il. Il n'y a pas d'autre voie de communication entre les deux villes que celle-lÖ, voyons !

- Il n'y en a pas d'autre directe, en effet, rÇpondit R. Daneel, qui, apräs avoir un moment gardÇ le silence, ajouta : Vous ne voyez

toujours pas oî je veux en venir, n'est-ce pas ?

94

Absolument pas. Je me demande Ö quoi vous faites allusion.

Eh bien, sans vouloir vous offenser, je vais tÉcher de m'expliquer. Voudriez-vous me donner du papier et un crayon ?... Merci. Alors, suivez-moi bien, Elijah. Je trace ici un large cercle qui va reprÇsenter la ville de New York ;

Puis, en voici un autre

plus petit, que je dessine tangent au premier, et qui figurera Spacetown. Au point de tangence des deux circonfÇrences, je trace une fläche que je dÇsigne sous le nom de barriäre. Ne voyez-vous aucun autre moyen de faire Communiquer les deux cercles ?

- Non, bien sñr!Il n'en existe pas!

- Dans une certaine mesure, dit le robot, je suis content de vous entendre parler ainsi, car cela confirme ce que l'on m'a appris

sur la mentalitÇ des

Terriens et leur mÇthode de raisonnement. Cependant, si la barriäre est l'unique point de contact

direct entre les deux zones, il n'en est pas moins vrai que New York et Spacetown donnent, l'une et l'autre, et dans toutes les directions, sur la campagne. Il est donc possible Ö

un Terrien de quitter la

ville par une de ces nombreuses sorties existantes, et de gagner Spacetown par la campagne, sans qu'aucune barriäre ne l'arràte.

- Par la campagne ?

- oui.

- Vous prÇtendez que l'assassin aurait traversÇ seul la campagne ?

- Pourquoi pas ?

- A pied?

- Sans aucun doute. C'est le meilleur moyen de ne pas àtre dÇcouvert. Le meurtre a eu lieu dans les 95

premiäres heures de la matinÇe, et le trajet a dñ àtre parcouru avant l'aube.

- Impossible! s'Çcria Baley. Il n'y a pas, dans tout New York, un seul homme qui se risquerait Ö quitter seul la ville.

- Je vous accorde qu'en temps ordinaire cela peut paraåtre invraisemblable. Nous autres Spaciens, nous sommes au courant de cet Çtat de choses, et c'est pourquoi nous ne montons la garde qu'Ö la barriäre.

Màme au moment de la grande Çmeute, vos compatriotes ont attaquÇ uniquement la

barriäre, mais pas un seul n'a quittÇ la ville.

- Et alors ?

- Mais maintenant nous sommes en prÇsence

d'une situation exceptionnelle. Il ne s'agit pas de la ruÇe aveugle d'une foule cherchant Ö briser une rÇsistance; nous avons affaire

Ö un petit groupe de

gens qui, de propos dÇlibÇrÇ, tentent de frapper en un point non gardÇ. C'est ce qui explique qu'un Terrien ait pu, comme vous l'avez -dit tout Ö l'heure, pÇnÇtrer dans Spacetown, aller droit Ö la demeure

de sa victime, la tuer, et s'en aller. Le meurtrier est entrÇ par un point absolument dÇsert de notre territoire.

C'est trop invraisemblable!rÇpÇta Baley en secouant la tàte. Vos compatriotes ont-ils essayÇ de

trouver des ÇlÇments prÇcis permettant de servir de base Ö une telle thÇorie ?

Oui. Votre chef Çtait chez nous, presque au moment oî le crime a eu lieu.

- Je sais. Il m'a mis au courant.

- Ce fait est une preuve supplÇmentaire du soin que l'on a apportÇ Ö choisir l'heure du meurtre. Le commissaire principal travaillait depuis longtemps 96

avec le Dr Sarton ; c'est avec lui que notre grand savant avait ÇlaborÇ un plan selon lequel certains accords devaient àtre conclus entre nos villes, afin d'introduire petit Ö petit chez vous des robots tels que moi. Le rendez-vous prÇvu pour le jour du crime avait prÇcisÇment pour objet la discussion de ce

plan; naturellement, le meurtre a arràtÇ, provisoirement du moins, la mise en

oeuvre de ces projets;

et la prÇsence de votre chef dans Spacetown, Ö ce moment màme, a rendu toute la situation plus difficile et plus embarrassante,

non seulement pour les Terriens, mais Çgalement pour les Spaciens. Mais ce n'est pas cela que j'avais commencÇ Ö vous raconter.

quand le commissaire principal est arrivÇ, nous lui avons dit : Æ L'assassin a dñ venir en traversant la campagne. Ø Et, tout comme vous, il nous a rÇpondu: Æ Impossible! Ø ou peut-àtre : Æ Impensable! Ø Comme vous pouvez l'imaginer, il

Çtait bouleversÇ, et peutàtre son Çmotion l'a-t-elle empàchÇ de saisir le point

essentiel. quoi qu'il en soit, nous avons exigÇ qu'il procäde, presque sur-le-champ, Ö toutes les vÇrifications susceptibles de nous

Çclairer sur la valeur de cette hypothäse.

Baley songea aux lunettes cassÇes du commissaire, Çt, au milieu màme de ses sombres pensÇes, il ne put se dÇfendre d'un lÇger sourire. Pauvre Julius! Oui, cela ne pouvait faire de doute, il devait àtre bouleversÇ! Bien entendu, Enderby n'avait pas trouvÇ le moindre moyen d'expliquer la situation aux orgueilleux Spaciens, car ceux-ci

considÇraient toute dÇfectuositÇ physique comme une tare particuliärement choquante,. inhÇrente Ö la race des Terriens, et due au fait que celle-ci n'Çtait pas gÇnÇtiquement sÇlectionnÇe. Au surplus, toute

explication donnÇe dans

97

ce domaine lui aurait aussitìt fait perdre la face, et le commissaire principal Julius Enderby ne pouvait Ö aucun prix se permettre cela. Aussi bien, les Terriens devaient se tenir les

coudes Ö tous points de vue, et Baley se promit de ne rien rÇvÇler au robot sur la myopie d'Enderby.

Cependant, R. Daneel reprit son exposÇ

- L'une apräs l'autre, toutes les sorties de la ville ont ÇtÇ inspectÇes. Savez-vous combien il y en a, Elijah ?

Baley secoua la tàte, et dit, au hasard

- Une vingtaine ?...

- Cinq cent deux.

- quoi ?

- Primitivement, il y en avait beaucoup plus, mais il n'en subsiste que cinq cent deux utilisables. Votre ville a grandi lentement, Elijah! Jadis, elle Çtait Ö

ciel ouvert, et les gens passaient librement de la citÇ Ö la campagne.

- Bien sñr ! Je sais tout cela.

- Eh bien, quand New York est pour la premiäre fois devenue une ville fermÇe, on a laissÇ subsister beaucoup d'issues, et il en reste aujourd'hui. cinq cent deux. Toutes les autres ont ÇtÇ soit condamnÇes, soit dÇtruites, POur faire place Ö des constructions. Je ne tiens pas compte, naturellement, des terrains d'atterrissage des avions de transport.

Alors, qu'est-il rÇsultÇ de cette inspection des sorties ?

Rien. Aucune de ces issues n'est gardÇe. Nous n'avons trouvÇ aucun fonctionnaire qui en fñt officiellement chargÇ, et personne n'a voulu prendre la

moindre responsabilitÇ Ö ce sujet. On eñt dit que nul ne connaissait màme l'existence de ces issues. On 98

peut donc affirmer que n'importe qui a pu sortir par une de ces portes, quand et comme il l'a voulu, et rentrer de màme, sans que nul ne puisse jamais dÇceler cette fugue.

qu'a-t-on trouvÇ d'autre ? L'arme du crime

avait disparu, j'imagine ?...

- Oh, oui

- Aucun autre indice utilisable ?

- Aucun. Nous avons examinÇ Ö fond les abords de la frontiäre du territoire de Spacetown. Les robots travaillant dans les fermes

ne peuvent apporter le moindre tÇmoignage; ils ne sont guäre plus que des machines Ö exploiter les fermes, Ö peine des humanoãdes; et il n'y avait aucun àtre humain dans ces parages.

- Hum! fit Baley. Alors, quoi ?

- Comme nous avons ÇchouÇ Ö un bout de la ligne, Ö Spacetown, il faut essayer

de rÇussir Ö l'autre bout, Ö New York. Nous allons donc avoir pour tÉche de dÇcouvrir tous les groupes qui fomentent de l'agitation, et de dÇpister toutes les organisations subversives.

- Combien de temps avez-vous l'intention de consacrer Ö cette enquàte ?

demanda Baley.

- Aussi peu que possible, mais autant qu'il le faudra.

- Eh bien, reprit Baley, pensif, je paierais cher pour que vous ayez un autre associÇ que moi dans cette pagaille

- Moi pas, dit R. Daneel. Le commissaire principal nous a fait le plus grand

Çloge de votre loyautÇ et de vos capacitÇs.

Il est vraiment trop bon!rÇpliqua Lije ironiquement, tout en se disant Æ

Pauvre Julius Il a

99

du remords Ö mon Çgard, et il se donne du mal... Ø

- Nous ne nous en sommes pas rapportÇs entiärement Ö lui, reprit le robot.

Nous

avons examinÇ

votre dossier. Vous vous àtes ouvertement opposÇ Ö

l'usage des robots dans votre service.

- Oh, oh! Et vous avez une objection Ö formuler lÖ-dessus ?

- Pas la moindre. Il est bien Çvident que vous avez le droit d'avoir une opinion. Mais votre prise de position nous a contraints Ö Çtudier de träs präs votre profil psychologique. Et nous savons que, malgrÇ votre profonde antipathie pour les robots, vous

travaillerez avec l'un d'eux si vous considÇrez que tel est votre devoir. Vous avez un sens extraordinairement ÇlevÇ de la loyautÇ, et

vous àtes extràmement respectueux de l'autoritÇ lÇgale. C'est exactement ce qu'il nous faut, et le commissaire Enderby vous a bien jugÇ.

- Vous n'Çprouvez aucun ressentiment, du fait de mon antipathie pour les robots ?

- Du moment qu'elle ne vous empàche pas de travailler avec moi, ni de m'aider

Ö accomplir la tÉche que l'on m'a assignÇe, quelle importance peut-elle avoir ?

Baley en resta interloquÇ, et il rÇpliqua, agressivement A la bonne heure! J'ai donc passÇ avec succäs l'examen! Eh bien, parlons un peu de vous, maintenant!qu'est-ce qui vous qualifie pour faire le mÇtier de dÇtective ?

- Je ne vous comprends pas.

- Vous avez ÇtÇ dessinÇ et construit pour rassembler des renseignements.

Vous

100

àtes un sosie d'homme, chargÇ de fournir aux Spaciens des ÇlÇments prÇcis sur la

vie des Terriens.

- N'est-ce pas un bon dÇbut, pour un enquàteur, Elijah, que de rassembler des

renseignements ?

- Un dÇbut, peut-àtre. Mais une enquàte exige bien autre chose que cela ?

J'en suis convaincu. Et c'est pourquoi on a procÇdÇ Ö un rÇglage spÇcial de

mes circuits.

- Ah ?... Je serais vraiment curieux d'en connaåtre les dÇtails, Daneel.

- Rien de plus facile. Je puis vous dire, par exemple, qu'on a particuliärement renforcÇ, dans mes

organes moteurs, le dÇsir de la justice.

- La justice ! s'Çcria Baley.

Sa rÇaction fut tout d'abord ironique, mais elle fit aussitìt place Ö une extràme mÇfiance, qu'il ne se donna màme pas la peine de dÇguiser.

A ce moment, R. Daneel se retourna vivement sur sa chaise et regarda vers la porte.

- quelqu'un vient! dit-il.

C'Çtait exact, car la porte s'ouvrit, et Jessie, pÉle et les lävres pincÇes, entra, Ö la vive surprise de Baley.

- Par exemple, Jessie, s'Çcria-t-il. qu'est-ce qui ne va pas ?

Elle s'arràta sur le seuil, et Çvita le regard de son mari.

- Je m'excuse, murmura-t-elle. Il fallait que je rentre...

- Et oî est Bentley ?

- Il va passer la nuit au Foyer du jeune homme.

- Pourquoi donc ? Je ne t'avais pas dit de faire ça!

Tu m'avais dit que ton associÇ coucherait ici, 101

et j'ai pensÇ qu'il aurait besoin de la chambre de Bentley.

- Ce n'Çtait pas nÇcessaire, Jessie, dit R. Daneel.

Elle leva les yeux vers lui et le dÇvisagea longuement. Baley baissa la tàte

et contempla ses ongles ;

il sentit un irrÇsistible malaise l'envahir, Ö la pensÇe de ce qui allait suivre, de ce qu'il ne pouvait d'aucune maniäre empàcher.

Dans le silence oppressant qui suivit, le sang lui monta au visage, ses tempes

battirent träs fort, et finalement il entendit, lointaine et comme tamisÇe par

d'Çpaisses couches d'isolant, la voix de sa femme qui disait :

- Je crois que vous àtes un robot, Daneel.

Et R. Daneel lui rÇpondit, toujours aussi calmement : Je le suis, en effet, Jessie.

6

CHAPITRE MURMURES DANS UNE CHAMBRE A COUCHER

Sur les sommets les plus ÇlevÇs de quelques immeubles - les plus luxueux -

de

la citÇ, se trouvent les solariums naturels; ils sont recouverts d'un toit de quartz qui interdit Ö l'air d'y pÇnÇtrer librement, mais laisse passer

les rayons du soleil, et un

second toit mÇtallique et mobile permet de les fermer entiärement Ö la lumiäre

du jour. C'est lÖ que les femmes et les filles des principaux dirigeants de la ville peuvent venir se bronzer. C'est lÖ, et lÖ seulement que, chaque soir,

se produit un fait exceptionnel : la nuit tombe.

Dans le reste de la ville ( y compris les solariums de lumiäre artificielle, oî des millions d'individus peuvent, pendant des pÇriodes strictement limitÇes, s'exposer de temps en temps

aux feux de lampes Ö arcs ), il n'y a que des cycles arbitraires d'heures.

L'activitÇ de la citÇ pourrait facilement se poursuivre, soit au rÇgime de trois tranches de huit heures, soit Ö celui de quatre tranches de six heures,

qu'il fasse Æ nuit Ø ou Æ jour Ø. La lumiäre, comme le travail,,pourrait ne jamais cesser. Il y a d'ailleurs en permanence des rÇformateurs qui, 103

pÇriodiquement, prÇconisent ce mode d'existence, dans l'intÇràt de l'Çconomie et du rendement. Mais leurs propositions ne sont jamais acceptÇes.

La plupart des anciennes habitudes auxquelles Çtait attachÇe la sociÇtÇ terrestre avait dñ àtre sacrifiÇe, dans l'intÇràt de cette Çconomie et de ce rendement : ainsi en avait-il ÇtÇ de l'espace vital, de l'intimitÇ du foyer et màme d'une bonne partie de la libertÇ d'action. C'Çtaient pourtant lÖ

les fruits d'une civilisation dix fois millÇnaire.

En revanche, l'habitude qu'a prise l'homme de dormir la nuit est aussi vieille

que l'humanitÇ : un million d'annÇes sans doute. Il n'est donc pas facile d'y

renoncer. Aussi, quoique la venue du soir ne soit pas visible, les lumiäres des appartements s'Çteignent Ö

mesure que la soirÇe s'avance, et le pouls de la CitÇ

semble presque cesser de battre. Certes, aucun phÇnomäne cosmique ne permet de

distinguer minuit de

midi, dans les avenues entiärement closes de l'immense ville; et cependant la

population observe scrupuleusement les divisions arbitraires que lui imposent

silencieusement les aiguilles de la montre. Et, quand vient la Æ nuit Ø, l'express se vide, le vacarme de la vie cesse, et l'immense foule qui circulait dans les colossales artäres disparait : New York repose, invisible au sein de la Terre, et ses habitants dorment.

Cependant Elijah Baley ne dormait pas. Il Çtait sans doute couchÇ dans son lit, et aucune lumiäre ne brillait dans son appartement, mais cela ne suffisait pas Ö faire venir le

sommeil. Jessie Çtait Çtendue präs de lui, immobile dans l'ombre. Il ne l'avait

ni entendue ni sentie faire le moindre mouvement.

Enfin, de l'autre cìtÇ du mur, R. Daneel Olivaw se 104

tenait... Comment ? Baley se le demanda Çtait-il debout, assis ou couchÇ ?...

Il murmura : Æ Jessie ! Ø et rÇpÇta peu apräs : Æ Jessie ! Ø

Elle remua lÇgärement sous le drap, et rÇpondit :

- qu'est-ce que tu veux ?

- Jessie, ne rends pas ma tÉche encore plus difficile !

- Tu aurais au moins pu me prÇvenir!

- Comment l'aurais-je fait ? J'en avais l'intention, mais je ne disposais d'aucun moyen... Jessie

- Chut !...

Baley baissa de nouveau la voix

- Comment as-tu dÇcouvert la vÇritÇ ? Ne veux-tu pas le dire ?

Elle se tourna vers lui. MalgrÇ l'obscuritÇ, il sentit le regard de sa femme

posÇ sur lui.

Lije, fit-elle d'une voix Ö peine plus audible qu'un souffle d'air, peut-elle nous entendre?... cette... chose... ?

- Pas si nous parlons träs bas.

- qu'est-ce que tu en sais ? Peut-àtre a-t-il des oreilles spÇciales pour entendre les moindres sons.

Les robots spaciens peuvent faire toutes sortes de choses!...

Baley le savait bien. La propagande prorobot ne cessait jamais d'insister sur les miraculeuses capacitÇs des robots spaciens,

leur endurance, le dÇveloppement extraordinaire de leurs sens, et les cent moyens nouveaux par lesquels ils Çtaient en mesure d'aider l'humanitÇ. Personnellement, Baley estimait que cet argument -lÖ se dÇtruisait lui-màme; car les Terriens, haãssaient les robots d'autant plus qu'ils les sentaient supÇrieurs Ö eux dans bien des domaines.

105

- Ce n'est pas le cas pour R. Daneel, rÇplique-t-il.

On en a fait un àtre humain; on a voulu qu'il soit acceptÇ et reconnu ici comme tel, et c'est pourquoi il n'a que des sens humains normaux.

- Comment le sais-tu ?

- S'il avait des sens extraordinairement dÇveloppÇs, il courrait un grand danger, en risquant de se

trahir. Il en ferait trop, il en saurait trop.

- Tu as peut-àtre raison...

De nouveau le silence s'appesantit entre eux. Une longue minute s'Çcoula, puis Baley fit une nouvelle tentative.

- Jessie, si tu voulais simplement laisser les choses suivre leur cours, jusqu'Ö ce que... jusqu'Ö ce...

- Ecoute, chÇrie, ce n'est pas chic d'àtre fÉchÇe contre moi !

- FÉchÇe ? Oh! Lije, que tu es donc bàte! Je ne suis pas fÉchÇe. J'ai peur. Je suis terrifiÇe!, Elle eut comme un sanglot, et agrippa le col de pyjama de son Çpoux. Ils restärent un instant enlacÇs,

et la peine croissante de Baley se changea en un souci indÇfinissable.

- Mais pourquoi donc, Jessie ? Il n'y a aucune raison pour que tu aies peur. Il est inoffensif, je te le jure !

- Ne peux-tu te dÇbarrasser de lui, Lije ?

- Tu sais bien que non! C'est une affaire officielle. Comment pourrais-je dÇsobÇir aux ordres que j'ai reçus ?

- quel genre d'affaire, Lije ? Dis-le-moi !

- Vraiment, Jessie, tu me surprends !

Il tendit la main vers la joue de sa femme et la caressa; elle Çtait mouillÇe, et il lui essuya soigneusement les yeux, avec la

manche de son pyjama.

106

- Ecoute, lui dit-il tendrement, tu fais l'enfant

- Dis-leur, Ö ton service, qu'ils dÇsignent quelqu'un d'autre pour cette affaire, quelle qu'elle soit.

Je t'en prie, Lije !

- Jessie, rÇpliqua-t-il plus rudement, tu es la femme d'un policier depuis trot longtemps pour ne pas savoir qu'une mission est une mission...

- Et pourquoi est-ce Ö toi qu'on l'a confiÇe ?

- C'est Julius Enderby...

- Ah! fit-elle en se raidissant dans ses bras. J'aurais dñ m'en douter!

Pourquoi ne peux-tu pas dire Ö Enderby que, pour une fois, il fasse faire cette

corvÇe par quelqu'un d'autre ? Tu es beaucoup trop complaisant, Lije, et voilÖ le rÇsultat...

- Bon, bon ! murmura-t-il, cherchant Ö l'apaiser.

Elle se tut, et frissonna. Baley se dit qu'elle ne comprendrait jamais. Julius Enderby avait ÇtÇ un sujet de discussion depuis leurs fiançailles. Enderby Çtait en avance sur Baley de deux classes Ö l'Çcole d'administration de la ville; ils s'Çtaient liÇs. quand Baley avait passÇ le concours et subi les tests, ainsi que la neuroanalyse pour dÇterminer son aptitude au mÇtier de policier, il avait de nouveau trouvÇ devant lui Julius Enderby qui

Çtait dÇjÖ passÇ dÇtective.

Baley avait suivi Enderby, mais Ö une distance toujours plus grande. Ce n'Çtait la faute de personne en particulier. Baley possÇdait bien assez de connaissances et sa puissance au travail Çtait grande;

mais il lui manquait quelque chose que Enderby avait au plus haut point : le don de s'adapter aux rouages compliquÇs de la machine administrative.

C'Çtait un homme nÇ pour Çvoluer dans une hiÇrarchie, 107

et qui se sentait naturellement Ö l'aise dans une bureaucratie.

Le commissaire principal n'avait rien d'un grand esprit, et Baley le savait bien. Il avait des manies presque enfantines, telles ses crises intermittentes de MÇdiÇvalisme outrancier. Mais il savait se montrer souple avec les gens; il

n'offensait personne,

recevait avec le sourire les ordres qu'on lui donnait, et commandait avec un judicieux mÇlange de gentillesse et de fermetÇ. Il trouvait màme le moyen de

s'entendre avec les Spaciens; peut-àtre se montrait-il trop obsÇquieux Ö leur Çgard. Baley, quant Ö lui, n'aurait jamais pu discuter

avec eux une demi-journÇe

sans finir par se sentir exaspÇrÇ; il en Çtait bien convaincu, quoiqu'il ne les eñt pour ainsi dire pas frÇquentÇs. En tout cas, les Spaciens avaient confiance en Julius Enderby, et

cela rendait ce fonctionnaire extràmement prÇcieux pour la ville.

Ce fut ainsi que, dans une administration civile oî la souplesse et l'amabilitÇ valaient mieux que de hautes compÇtences individuelles, Enderby gravit rapidement les Çchelons de la hiÇrarchie, et se trouva commissaire principal quand Baley piÇtinait encore dans la catÇgorie C. 5. Baley n'en concevait pas d'amertume, mais il Çtait trop sensible pour ne pas dÇplorer un tel Çtat de choses. quant Ö Enderby, il n'oubliait pas leur ancienne amitiÇ, et, Ö sa maniäre parfois bizarre, il tentait souvent de compenser ses succäs, en faisant de son mieux pour aider Baley.

La mission qu'il lui avait confiÇe, en lui adjoignant R. Daneel pour associÇ, en Çtait un exemple. C'Çtait une tÉche rude et dÇplaisante, mais on ne pouvait douter qu'elle pouvait engendrer pour le dÇtective un avancement sensationnel. Le commissaire principal 108

aurait fort bien pu charger quelqu'un d'autre de cette enquàte. Ce qu'il avait dit le matin màme, au sujet du service personnel qu'il sollicitait, dÇguisait un peu le fait, mais

celui-ci n'en demeurait pas moins patent.

Or, Jessie ne voyait pas les choses sous cet angle.

En maintes occasions semblables, elle lui avait dÇjÖ dit :

- Tout ça vient de ta stupide manie de vouloir toujours àtre loyal. Je suis fatiguÇe d'entendre tout le monde chanter tes louanges Ö cause de ton merveilleux sens du devoir.

Pense

donc un peu Ö toi, de temps en temps! J'ai remarquÇ que, quand on parle de nos dirigeants, il n'est jamais question de la loyautÇ dont ils font preuve

...

Cependant Baley demeurait träs ÇveillÇ dans son lit, et laissait Jessie se calmer. Il avait besoin de rÇflÇchir. Il lui fallait

s'assurer de la justesse de certains soupçons qu'il commençait Ö avoir.

Classant l'un apräs l'autre bon nombre de petits faits, il en venait lentement Ö Çlaborer une thäse.

Soudain Jessie remua lÇgärement, et, mettant ses lävres tout contre l'oreille de son mari, elle murmura :

- Lije ? Pourquoi ne donnes-tu pas ta dÇmission ?

- Ne dis pas de bàtises !

- Pourquoi pas ? reprit-elle, insistant ardemment.

De cette façon, tu peux te dÇbarrasser de cet horrible robot. Tu n'as qu'Ö

aller trouver Enderby, et lui dire que tu en as assez.

- Non, rÇpliqua-t-il froidement. Je ne peux pas dÇmissionner au milieu d'une importante enquàte.

Il m'est impossible de remettre le dossier Ö la disposition 109

de mes chefs quand bon me semble. Si j'agissais ainsi, je serais immÇdiatement

dÇclassÇ avec un motif grave.

- Eh bien, tant pis ! Tu referas ton chemin. Tu en es parfaitement capable, Lije! Il y a une douzaine de postes, dans l'administration, que tu remplirais träs bien.

- L'administration ne reprend jamais des gens que l'on a dÇclassÇs pour motif grave. Je serais irrÇmÇdiablement rÇduit Ö

faire un travail manuel, et

toi aussi, ne l'oublie pas. Bentley perdrait tous les avantages que ma fonction lui vaut actuellement, et ceux dont il bÇnÇficiera plus tard comme fils de fonctionnaire. Jessie, tu ne sais pas ce que cela signifie!

- J'ai lu certains articles sur ce sujet : mais je ne crains pas les consÇquences d'une telle dÇcision.

- Tu es folle. Tu es complätement folle!

Baley ne put s'empàcher de frissonner. Une image fulgurante et familiäre passa devant ses yeux, l'image de son päre, s'acheminant, de dÇchÇance en dÇchÇance, vers la mort.

Jessie soupira profondÇment, et, dans une rÇaction violente, Baley cessa de se prÇoccuper d'elle pour penser dÇsespÇrÇment Ö la thÇorie qu'il essayait de mettre au point. D'un ton sec, il lui dit :

- Jessie, il faut absolument que tu me dises comment tu as dÇcouvert que Daneel Çtait un robot.

qu'est-ce qui t'a amenÇe Ö penser cela ?

Elle commença Ö rÇpondre : Æ Eh bien... Ø, mais s'arràta net. C'Çtait la troisiäme fois qu'elle tentait de s'expliquer et qu'elle y renonçait. Il serra fortement dans la sienne la main de son Çpouse, et reprit

d'un ton träs pressant

110

Voyons, Jessie, je t'en prie! Dis-moi ce qui t'effraie !

- J'ai simplement devinÇ, rÇpondit-elle.

- Non, Jessie. Rien ne pouvait te le faire deviner.

quand tu as quittÇ l'appartement, tu ne pensais pas que Daneel Çtait un robot, n'est-ce pas ?

- Non... non... Mais j'ai rÇflÇchi...

- Allons, Jessie, parle! que s'est-il passÇ ?

- Eh bien... Tu comprends, Lije, les filles bavardaient dans les Toilettes.

Tu

sais comme elles sont.

Elles parlent de n'importe quoi...

- Ah, les femmes ! dit Baley.

- Oh ! d'ailleurs, les màmes bruits courent dans toute la ville. C'est inÇvitable.

- Dans toute la ville ?...

Baley sentit brusquement qu'il Çtait sur la bonne piste : une autre piäce du puzzle venait de trouver sa place, et il entrevit le succäs.

- Oui, reprit Jessie ; en tout cas, j'en ai bien l'impression. Elles ont racontÇ qu'on parlait d'un robot spacien qui se promenait librement dans la ville ; il a absolument l'air d'un homme et on le soupçonne de travailler pour la police. Alors, on m'a posÇ des questions Ö ce sujet. Elles m'ont demandÇ

en riant : Æ Est-ce que votre Lije ne sait rien Ö ce sujet, Jessie ? Ø Moi aussi, j'ai ri, et je leur ai dit : Æ Ne faites pas les idiotes!Ø Nous sommes ensuite allÇes au spectacle, et je me suis mise Ö penser Ö

ton associÇ. Tu te rappelles qu'un jour tu as rapportÇ Ö la maison des photographies que Julius Enderby avait prises Ö Spacetown, pour me montrer de

quoi les Spaciens avaient l'air. Eh bien, je me suis dit : Æ. C'est tout Ö fait Ö cela que Daneel ressemble!

Oh! mon Dieu, quelqu'un a dñ le reconnaåtre dans le magasin de chaussures, et Lije Çtait avec lui!Ø

Alors, j'ai prÇtextÇ une migraine, et je me suis -sauvÇe...

- Bon! fit Baley. Eh bien, maintenant, assez de divagations, Jessie! Reprends-toi, et dis-moi de quoi tu as peur. Tu ne peux pas avoir peur de Daneel lui-màme : tu lui as parfaitement fait face, quand tu es

rentrÇe. Alors...

Il se tut, et s'assit dans son lit, Çcarquillant en vain les yeux dans l'obscuritÇ. Sentant sa femme bouger contre lui, il tendit la main vers elle, cherchant son visage, et pressa

sa paume contre les lävres de Jessie. Sous cette Çtreinte, la jeune femme se souleva ; elle lui saisit le poignet, et le tordit violemment; mais il se

pencha vers elle et accentua encore sa pression. Puis, brusquement, il la lÉcha, et

elle se mit Ö pleurer.

- Excuse-moi, murmura-t-il, d'un ton bourru.

J'Çcoutais.

Il se leva, et passa des pantoufles chaudes en Plastofilm.

- Oî vas-tu, Lije ? Ne me quitte pas !

- Reste tranquille! Je vais jusqu'Ö la porte, simplement.

Il fit, en glissant presque sans bruit, le tour du lit, et alla entrouvrir la porte donnant sur le salon; il attendit un long moment, et rien ne se produisit.

L'appartement Çtait si tranquille qu'il pouvait entendre le lÇger sifflement de

la respiration de Jessie.

Plus encore, il sentit battre dans ses oreilles le rythme monotone de son pouls.

Passant la main dans l'entrebÉillement de la porte, il chercha Ö tÉtons le commutateur Çlectrique du lustre du salon, et l'ayant trouvÇ, il l'actionna d'une 112

lÇgäre pression. Le plafond s'Çclaira faiblement, si peu que la partie infÇrieure de la piäce demeura dans la pÇnombre. Baley y vit cependant assez pour constater que la porte de l'appartement Çtait fermÇe, et que le salon Çtait absolument calme. Il Çteignit lÖ lumiäre et revint Ö son lit. Il savait tout ce qu'il dÇsirait savoir. Les morceaux du puzzle s'adaptaient de mieux en mieux les uns aux autres. La thäse prenait vÇritablement forme.

- Oh! Lije, gÇmit Jessie. qu'est-ce qui ne va pas ?

- Tout va bien, Jessie. Tout va träs bien. Il n'est pas lÖ.

- Le robot ? Veux-tu dire qu'il est parti ?... Pour de bon ?

- Non, non. Il va revenir. Et, avant qu'il rentre, rÇponds-moi.

- A quoi veux-tu que je rÇponde ?

- De quoi as-tu peur ?

Elle ne dit rien, et Baley insista fortement.

- Tu as dit que tu Çtais terrifiÇe.

- Par lui.

- Non. Nous avons discutÇ ce point. Tu n'as pas eu peur de lui, et d'ailleurs, tu sais fort bien qu'un robot ne peut faire aucun mal Ö un àtre humain.

- Je me suis dit, finit-elle par rÇpondre träs lentement, que, si tout le monde

apprend qu'il est un robot, il y aura une Çmeute et nous serons tuÇs.

- Pourquoi nous tuerait-on ?

- Tu sais bien ce que c'est qu'une Çmeute

- On ne sait màme pas oî le robot se trouve!...

alors ?

- On pourrait le dÇcouvrir.

- Et c'est cela que tu crains, une Çmeute ?

- Eh bien...

113

Chut ! fit-il en la rejetant sur l'oreiller. Il est rentrÇ, murmura-t-il Ö l'oreille de Jessie. Alors, Çcoutemoi et ne dis pas un

mot. Tout va träs bien. Il va

s'en aller demain matin, et il ne reviendra pas. Et il n'y aura pas d'Çmeute. Il ne se passera rien du tout.

En disant ces paroles, il se sentit presque satisfait, presque complätement satisfait. Il sentit en tout cas qu'il allait pouvoir dormir. Il se rÇpÇta, tranquillement : Æ Pas d'Çmeute.

. Rien !... Ø Et, juste avant

de sombrer dÇfinitivement dans le sommeil, il se dit encore : Æ Pas màme d'enquàte sur le meurtre, pas màme cela!... Tout le probläme est rÇsolu!... Ø

Et il s'endormit.

7

CHAPITRE VISITE A SPACETOWN

Le commissaire principal Julius Enderby essuya ses lunettes avec un tendre soin, puis il les posa dÇlicatement sur son nez.

Æ C'est un excellent truc ! se dit Baley. Äa vous occupe, pendant qu'on rÇflÇchit Ö ce qu'on va dire !

Et puis ce n'est pas coñteux, comme de fumer... Ø

Cette pensÇe l'incita Ö sortir de sa poche sa pipe et Ö fouiller dans le fond de sa blague pour y puiser quelques pincÇes de sa maigre ration de grossier tabac. Le tabac Çtait une des rares denrÇes de luxe que les Terriens cultivaient encore, et l'on pouvait prÇvoir qu'Ö bräve ÇchÇance on renoncerait aussi Ö ce genre de culture. Au cours de son existence, Baley n'avait jamais cessÇ d'en voir les prix monter et les rations diminuer d'annÇe en annÇe.

Enderby, ayant ajustÇ ses lunettes, tourna un commutateur placÇ en un coin de

sa table, ce qui eut

pour effet de rendre la porte de son bureau translucide, mais uniquement de l'intÇrieur vers l'extÇrieur de la piäce.

- Pour -l'instant, oî est-il ? demanda-t-il.

- Il m'a dit qu'il dÇsirait visiter notre organisation, 115

et j'ai laissÇ Jack Tobin lui faire les honneurs de la maison.

Baley alluma sa pipe; elle comportait un couvercle qu'il referma soigneusement

: le commissaire principal, comme la plupart des non-fumeurs, n'aimait pas beaucoup l'odeur du tabac, il reprit :

- J'espäre que vous ne lui avez pas dit que Daneel Çtait un robot !

- Bien sñr que non

Enderby, pas du tout dÇtendu, ne cessa de manipuler mÖchinalement le calendrier automatique de son bureau.

- Est-ce que ça marche ? demanda-t-il.

- C'est plutìt pÇnible!

- Je suis dÇsolÇ, Lije...

- Vous auriez tout de màme pu me prÇvenir, dit Baley d'une voix dure, qu'il avait tout Ö fait l'air d'un homme.

- Comment, je ne l'avais pas fait ? rÇpliqua le commissaire en prenant l'air surpris. Mais pourtant!

ajouta-t-il soudain vÇhÇment, vous deviez vous en douter! Je ne vous aurais pas demandÇ de le loger, s'il avait ressemblÇ Ö R. Sammy, voyons!

- Je comprends votre pensÇe, monsieur le commissaire. Mais, moi, je n'avais

encore jamais vu ces robots-lÖ, tandis que vous, vous les connaissez depuis longtemps. Je ne savais màme pas que l'on pouvait en construire de pareils. Je regrette seulement que vous ne m'ayez pas prÇcisÇ le fait; c'est tout.

- Ecoutez, Lije, je m'en excuse. J'aurais dñ vous prÇvenir, en effet, et vous avez raison. Cela tient Ö ce que cette enquàte et toute cette affaire me mettent tellement sur des charbons ardents que, la plupart du temps, je ne suis pas dans mon assiette. En tout 116

cas, ce Daneel est un robot d'un type nouveau, qu'on n'a pas encore achevÇ d'expÇrimenter; il en est encore Ö la pÇriode des essais.

- C'est ce qu'il m'a expliquÇ.

- Ah! vraiment ?

Baley se raidit un peu, et serrant les dents sur son tuyau de pipe, il dit, sans avoir l'air d'y attacher d'importance :

- R. Daneel a organisÇ pour moi une visite Ö Spacetown.

- A Spacetown! s'Çcria Enderby, soudain indignÇ.

- Oui. Logiquement, c'est la principale dÇmarche que je dois maintenant faire. Il faut que je voie les lieux du crime et que je pose quelques questions.

- Je ne crois pas du tout que ce soit une bonne idÇe, rÇpliqua le commissaire, en secouant Çnergiquement la tàte.

Nous avons examinÇ le terrain de

fond en comble; je ne vois donc pas ce que vous Pourriez y trouver de nouveau. Et puis, ce sont des gens si Çtranges, Lije! Il faut y aller en gants blancs.

On ne peut les manier qu'avec beaucoup de formes, et vous n'en avez pas l'expÇrience!

Il porta Ö son front une main potelÇe et ajouta d'un ton Çtrangement passionnÇ

Je les hais

Baley ne put s'empàcher de laisser percer quelque hostilitÇ dans sa rÇponse.

- Bon sang de bon sang, monsieur le commissaire ! Puisque ce robot est venu

ici, je ne vois pas pourquoi je n'irais pas lÖ-bas!

C'est dÇjÖ assez dÇsagrÇable de partager avec lui la responsabilitÇ de

l'enquàte, et je ne veux pas par surcroåt me trouver en position d'infÇrioritÇ. Mais, bien entendu, si vous ne me jugez pas capable de mener l'enquàte...

117

- Mais non, Lije, ce n'est pas cela. Vous n'àtes pas en cause. Ce sont les Spaciens qui m'inquiätent.

Vous ne savez pas ce qu'ils sont !

- Eh bien, alors, rÇpliqua Baley en fronçant les sourcils, pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi, monsieur le commissaire ?

Ce disant, il tambourina nÇgligemment de ses doigts sur son genou. Le commissaire Çcarquilla les yeux, et rÇpliqua :

- Non, Lije. Je n'irai pas lÖ-bas. Ne me demandez pas cela !

Il parut chercher Ö rattraper ses mots, trop vite ÇchappÇs, et ajouta, plus calmement, avec un sourire forcÇ :

- J'ai un travail fou ici, vous savez, et je me suis laissÇ mettre en retard.

Baley le regarda un long moment, puis, songeur, il lui dit :

- S'il en est ainsi, voici ce que je propose : quand je serai lÖ-bas, vous vous mettrez en communication avec Spacetown par tÇlÇvision; juste un instant,

vous comprenez,. pour le" cas oî j'aurais besoin d'aide.

- Eh bien... oui; ça, je crois que je peux le faire, rÇpondit Enderby sans enthousiasme.

Bon ! fit Baley, qui, jetant un coup d'oeil Ö la pendule accrochÇe au mur, se leva. Je resterai donc en contact avec vous.

En quittant le bureau, Baley laissa une seconde la porte entrouverte et jeta un regard en arriäre il put ainsi voir que son chef baissait la tàte et l'enfouissait dans le creux

de son coude, posÇ sur sa

table; le dÇtective crut màme entendre un sanglot ÇtouffÇ. Il en reçut un coup si violent que, s'Çtant assis sur un coin de table, dans la salle voisine, il resta un instant sans bouger, ignorant l'employÇ qui, apräs lui avoir dit un bonjour machinal, se remit Ö travailler. Il dÇtacha le couvercle de sa pipe, et renversant celle-ci, vida dans un cendrier un peu de

poussiäre grise. Il la contempla d'un air morose, referma sa pipe et la remit en poche : encore une ration disparue pour toujours!...

Il rÇflÇchit Ö ce qui venait de se passer. Dans un sens, Enderby ne l'avait pas surpris. Baley s'Çtait attendu Ö voir son chef s'opposer Ö ce qu'il se rendåt Ö Spacetown ; il l'avait

en effet toujours entendu

insister sur les difficultÇs que suscitaient les relations avec les Spaciens,

et sur le danger que l'on

courrait si on laissait des nÇgociateurs non expÇrimentÇs discuter avec ces gens-lÖ de questions importantes.

Il n'avait pas pensÇ cependant que le commissaire principal cÇderait si facilement. Il s'Çtait dit que son chef aurait au moins insistÇ pour l'accompagner.

L'abondance du travail en retard Çtait un prÇtexte sans valeur, vu l'importance du probläme Ö rÇsoudre. Au reste, Baley ne dÇsirait pas du tout qu'Enderby vånt avec lui. Il avait prÇcisÇment obtenu ce

qu'il voulait : il entendait que son chef assistÉt, le cas ÇchÇant, aux discussions de l'enquàte, par le moyen de la tÇlÇvision Ö trois dimensions, ce qui lui permettrait d'en àtre tÇmoin en toute sÇcuritÇ.

La sÇcuritÇ! C'Çtait lÖ le mot clef. Baley aurait certainement besoin d'un tÇmoin que l'on ne pñt pas

Çliminer d'une seconde Ö l'autre. Il le lui faudrait, ne fñt-ce que pour garantir et sauvegarder sa propre sÇcuritÇ. Or, le commissaire principal avait acceptÇ

ce plan sur-le-champ et Baley, songeant au sanglot 119

qu'il avait entendu - ou cru entendre - se dit que son chef Çtait vraiment empàtrÇ dans cette affaire jusqu'au cou...

Une voix trop bien connue, et non moins dÇplaisante, se fit entendre soudain

derriäre son Çpaule

et le fit sursauter :

- qu'est-ce que tu me veux encore ? demanda-t-il, furieux.

Le sourire stupide de R. Sammy demeura figÇ sur son visage.

- Jack m'a priÇ de vous dire que Daneel est pràt, Lije.

- C'est bon. Maintenant, fous le camp !

Il regarda en fronçant les sourcils le robot qui s'en allait. Rien ne l'exaspÇrait plus que d'entendre cet assemblage d'organes mÇtalliques l'appeler ainsi par son petit nom. Il s'en Çtait plaint au commissaire, lors de la mise en service de R. Sammy, mais

Enderby avait rÇpliquÇ en haussant les Çpaules :

- On ne peut pas faire autrement, Lije. Le public a insistÇ pour que les robots que nous fabriquons soient conçus de telle façon qu'ils agissent toujours sous l'impulsion des intentions les plus amicales.

Leurs circuits ont ÇtÇ calculÇs dans cet esprit. Vous devez donc admettre que R. Sammy a pour vous

le maximum de sympathie, et comprendre qu'il ne peut vous appeler que par le nom le plus amical, Ö savoir votre petit nom...

Des circuits amicaux!... C'Çtait la loi; aucun robot, quelle que fñt son utilisation, ne devait àtre capable, en quelque circonstance que ce fñt, de faire du mal Ö un àtre humain. C'Çtait l'axiome de base de toute la Robotique, cette science qui avait, däs sa crÇation, proclamÇ Æ Un robot ne

peut porter atteinte

120

Ö un àtre humain ni, restant passif, laisser cet àtre humain exposÇ au danger. Ø

On n'avait jamais construit de cerveau positronique sans que ce principe eñt

ÇtÇ si profondÇment

intÇgrÇ dans ses circuits fondamentaux qu'aucun dÇtraquement de ses organes ne

pñt se concevoir dans

ce domaine. Il n'y avait donc pas besoin de circuits amicaux spÇciaux!Et cependant le commissaire principal avait raison : la mÇfiance des Terriens Ö l'Çgard

des robots Çtait quelque chose d'absolument irraisonnÇ, et c'est pourquoi il

avait fallu les doter de

circuits amicaux, si bien qu'un robot devait toujours sourire. Il en Çtait en

tout cas ainsi sur Terre.

Mais R. Daneel, lui, ne souriait jamais.

Baley soupira profondÇment, et, se relevant, il se dit : Æ Et maintenant, Spacetown, prochaine et peutàtre derniäre Çtape ! Ø

Les services de police de la ville, ainsi que certains hauts fonctionnaires,

disposaient encore de vÇhicules individuels pour circuler dans les avenues et dans certains tunnels souterrains, ouverts autrefois au trafic, mais interdits maintenant aux piÇtons.

Les groupement libÇraux.ne cessaient jamais de demander que ces routes carrossables fussent transformÇes en terrains de jeux pour les enfants, ou amÇnagÇes en boutiques, ou encore utilisÇes pour augmenter le rÇseau des tapis roulants secondaires et celui de l'express.

Mais les impÇratives exigences de la sÇcuritÇ civique demeuraient inflexibles.

Il Çtait en effet essentiel de prÇvoir des incendies trop importants pour qu'on pñt les maåtriser par les moyens habituels, des ruptures massives de courant ou de ventilation, et 121

surtout de graves Çmeutes; et, en vue de telles ÇventualitÇs, il fallait que

les forces de l'ordre de la CitÇ

pussent àtre dirigÇes en hÉte vers les points nÇvralgiques. Pour cela, il n'existait et ne pouvait exister

aucun autre mode d'acheminement de troupes que les autoroutes.

Baley avait dÇjÖ circulÇ dans ces tunnels Ö maintes reprises, mais, chaque fois, le vide de ces espaces

lui avait paru choquant et dÇprimant. Ils semblaient àtre Ö des milliers de kilomätres de la vie ardente et chaude de New York. Tels de longs serpents sinistres et aveugles, ces routes

se dÇroulärent sous ses yeux, tandis qu'il conduisait la voiture de police; Ö

tout moment, elles s'ouvraient sur de nouvelles avenues, Ö mesure qu'elles s'incurvaient dans telle ou telle direction; et, sans qu'il eñt besoin de se

retourner, il savait que, derriäre lui, un autre long et sombre serpent se dÇroulait de màme et disparaissait au loin. L'autoroute Çtait bien ÇclairÇe, mais cette lumiäre ne signifiait rien dans un tel silence et un tel vide.

R. Daneel ne fit rien pour rompre ce silence ; il regardait droit devant lui, aussi indiffÇrent au vide de l'autoroute qu'Ö la cohue de l'express. En l'espace d'un Çclair, et tandis que la siräne de la voiture hurlait sinistrement, ils bondirent hors de l'autoroute pour gagner, par une

rampe incurvÇe, la chaussÇe carrossable d'une avenue de la ville. Des chaussÇes

carrossables continuaient en effet Ö àtre entretenues dans les principales artäres, et demeuraient

un des rares vestiges du passÇ. Car il n'y avait plus de vÇhicules automobiles, Ö l'exception des voitures de police, de pompiers ou de quelques camions du service de la voirie. Aussi les piÇtons en usaient-ils 122

en toute tranquillitÇ, de sorte que l'arrivÇe inopinÇe de la voiture mugissante les fit s'Çcarter avec autant de hÉte que d'indignation. Baley se sentit respirer plus librement däs qu'il entendit autour de lui le bruit familier de la foule; mais cela ne dura guäre, car moins de deux cents mätres plus loin, il quitta l'avenue pour s'engager dans les couloirs Ö nouveau dÇserts qui Menaient Ö Spacetown.

On les attendait Ö la barriäre. De toute Çvidence, les factionnaires du poste de garde connaissaient R. Daneel, car, tout humains qu'ils fussent, ils lui firent un petit signe d'amitiÇ, sans prendre le moins du monde un air de supÇrioritÇ.

L'un des gardiens s'approcha de Baley et le salua avec une courtoisie toute militaire, dont la perfection n'excluait pas la froideur. Il Çtait grand et avait

l'air grave, mais son physique ne rÇpondait pas aussi parfaitement que celui de R. Daneel Ö la dÇfinition du Spacien.

- Votre carte d'identitÇ, s'il vous plaåt, monsieur, dit-il.

Le document fut examinÇ rapidement, mais avec soin. Baley remarqua que l'homme portait des gants couleur chair, et que, dans chaque narine, se trouvait un petit filtre Ö

peine

visible.

Le factionnaire salua de nouveau et lui rendit la carte; puis il lui dit :

- Il y a ici des Toilettes oî vous pouvez prendre une douche.

Baley eut envie de refuser l'offre, car il n'avait aucun besoin de se laver, mais, comme la sentinelle regagnait sa place, R. Daneel intervint

Il est d'usage, mon cher Elijah, dit-il en tirant son associÇ par la manche, que les citoyens de New 123

York prennent une douche avant de pÇnÇtrer dans Spacetown. Je me permets de vous le signaler, car je sais que vous ne dÇsirez pas compliquer les choses, ni pour vous ni pour nous, par manque d'information sur nos coutumes. C'est Çgalement dans cet esprit que je dois vous prier de prendre toutes vos prÇcautions au point de vue hygiÇnique, car, Ö l'intÇrieur de Spacetown, vous

ne disposerez pas de water-closet.

- Pas de water-closet ? s'Çcria Baley, scandalisÇ.

Mais c'est inimaginable !

- Je veux dire, bien entendu, qu'il n'y en a pas Ö la disposition des citoyens de New York.

Baley ne put cacher son indignation.

- Je suis dÇsolÇ, reprit Daneel, mais il s'agit d'un räglement qui ne comporte aucune exception.

Sans rÇpliquer un mot, Baley entra donc dans les Toilettes, et sentit, plus qu'il ne le vit, R. Daneel qui y pÇnÇtrait derriäre lui.

Æ qu'est-ce qu'il veut ? se dit-il. Me contrìler, sans doute, et s'assurer que je me libäre des microbes de la ville! Ø

Pendant un instant, il eut peine Ö maåtriser son exaspÇration, et il n'y parvint qu'en se dÇlectant par avance Ö l'idÇe du coup qu'il allait bientìt porter Ö Spacetown; il s'en rÇjouit tellement qu'il en vint Ö considÇrer comme nÇgligeable le risque qu'il courait lui-màme.

Les Toilettes Çtaient de petites dimensions, mais bien agencÇes, et d'une propretÇ si mÇticuleuse qu'on pouvait les qualifier d'antiseptiques. L'air avait une odeur que Baley, un peu dÇconcertÇ tout d'abord, reconnut bientìt

124

Æ C'est de l'ozone! se dit-il. La piäce est soumise Ö l'action de rayons ultra-violets! Ø

Un Çcran s'alluma puis s'Çteignit tour Ö tour et Ö

plusieurs reprises; quand il demeura dÇfinitivement allumÇ, Baley put y lire l'indication suivante :

- Le visiteur est priÇ d'enlever tous ses vàtements, y compris ses souliers, et de les placer dans la cavitÇ

ci-dessous.

Baley s'exÇcuta. Il dÇgrafa son ceinturon et son baudrier, et quand il se fut dÇshabillÇ, il les remit sur son corps nu; le revolver qui y Çtait accrochÇ

pesait lourd, et la sensation Çtait fort dÇsagrÇable.

Avec un bruit sec, le tiroir dans lequel il avait placÇ ses vàtements fut tirÇ vers l'extÇrieur. Le panneau lumineux s'Çteignit,

puis se ralluma, et une

nouvelle inscription y parut :

Æ Le visiteur est priÇ de satisfaire Ö ses besoins hygiÇniques, puis de passer sous la douche en suivant le chemin indiquÇ par la

fläche. Ø

Baley eut l'impression qu'il n'Çtait plus qu'une piäce de machine, manoeuvrÇe Ö distance par un bras invisible sur une chaåne de montage.

Son premier geste en entrant dans la petite cabine de douche, fut de veiller Ö

ce que son Çtuirevolver ne laissÉt pas pÇnÇtrer d'eau; il tint fermement sa main serrÇe contre le rabat de l'Çtui ; il savait, pour en avoir fait l'expÇrience au cours de nombreux exercices, qu'il pouvait cependant tirer son

arme et s'en servir en moins de cinq secondes.

Il n'y avait au mur ni crochet ni patäre oî la suspendre, et comme Baley ne vit màme pas oî se trouvait apparemment la douche, il alla placer le revolver dans le coin le plus ÇloignÇ de l'entrÇe de la cabine.

125

A ce moment, l'Çcran lumineux s'Çclaira de nouveau pour signaler : Æ Le visiteur est priÇ d'ouvrir les bras perpendiculairement Ö son corps, et

de se tenir au centre du

cercle tracÇ sur le sol, les pieds orientÇs dans la position indiquÇe. Ø

Däs qu'il eut placÇ ses pieds dans les petites cavitÇs prÇvues Ö cet effet,

l'Çcran s'Çteignit, et instantanÇment une poussiäre d'eau Ö grande pression jaillit, chaude et piquante, du plafond, du plancher et des quatre murs - Ö la fois; elle fouetta son corps de tous cìtÇs, et il sentit màme qu'elle giclait sous la plante de ses pieds. Cela dura environ une minute, pendant laquelle, sous l'action combinÇe de la chaleur et de la pression du jet, sa peau rougit violemment, tandis que ses poumons parvenaient difficilement Ö respirer dans cette vapeur. Puis, pendant une autre minute, la douche fut moins violente et plus fraåche; enfin, un courant d'air chaud l'enveloppa, et le laissa non seulement sec, mais avec une

rÇelle impression de bien-àtre.

Il ramassa son arme et son ceinturon, et s'aperçut qu'eux aussi Çtaient chauds et secs. Il les remit et sortit de la douche juste pour voir R. Daneel qui Çmergeait d'une cabine voisine.

Æ Bien sñr! se dit-il. R. Daneel n'est pas un citoyen de New York, mais il rapporte ici des microbes de la ville Ø

Par la force de l'habitude, Baley dÇtourna automatiquement les yeux; puis il

se dit que, apräs tout,

les coutumes de R. Daneel n'Çtaient pas les màmes que celles des New-Yorkais, et il se contraignit Ö

regarder un instant le robot. Ses lävres ne purent alors rÇprimer un lÇger sourire la ressemblance 126

de R. Daneel avec un àtre humain ne se limitait pas Ö son visage et Ö ses mains ; on avait pris la peine de l'Çtendre Ö toutes les parties de son corps, et cela de la façon la plus parfaite.

Baley continua d'avancer de quelques pas dans la direction qu'il n'avait pas cessÇ de suivre depuis son entrÇe dans les Toilettes, et c'est ainsi qu'il retrouva un peu plus loin ses vàtements soigneusement pliÇs, qui l'attendaient,

rÇpandant une odeur chaude et propre.

Un nouvel Çcran lumineux s'alluma, et l'indication suivante apparut :

Æ Le visiteur est priÇ de se rhabiller, puis de placer son doigt dans l'alvÇole ci-contre. Ø

Baley, se conformant Ö la Prescription,. posa le bout de son index sur une surface laiteuse et particuliärement propre.

Aussitìt, il sentit une vive piqñre Ö son doigt et, relevant en hÉte celui-ci, il constata

qu'une petite goutte de sang y perlait; mais

une seconde plus tard, elle disparut. Il secoua son doigt et le pressa, sans rÇussir Ö le faire saigner de nouveau.

Il Çtait clair que l'on analysait son sang, et, Ö cette pensÇe, il ne put se dÇfendre d'une lÇgäre inquiÇtude; il Çtait certes habituÇ Ö subir pÇriodiquement des examens mÇdicaux, mais il fut convaincu que les mÇdecins de la police new-yorkaise y avaient procÇdÇ

de façon moins compläte que ces fabricants

de robots n'allaient le faire : peut-àtre màme ces derniers savaient-ils mieux s'y prendre !... Et Baley n'Çtait pas certain de dÇsirer qu'un examen approfondi rÇvÇlÉt exactement son

Çtat de santÇ...

Il attendit un moment qui lui sembla long, puis l'Çcran se ralluma, et il y lut

127

Æ Le visiteur est priÇ d'avancer. Ø

Poussant un soupir de soulagement, il fit quelques pas qui l'amenärent sous un portail; mais lÖ, deux barres d'acier se rabattirent soudain devant lui, barrant le passage, et, sur

un autre Çcran lumineux, les

mots suivants apparurent :

Æ Le visiteur est priÇ de ne pas aller plus loin. Ø

- qu'est-ce que ça signifie ? s'Çcria-t-il, oubliant dans sa coläre qu'il se trouvait encore dans les Toilettes.

A ce moment, la voix de R. Daneel murmura, tout präs de son oreille :

- Des dÇtecteurs spÇciaux ont dî, je pense, dÇceler que vous àtes armÇ, Elijah

Avez-vous votre revolver dans l'Çtui ?

Baley, cramoisi, se retourna, et il eut de la peine Ö s'exprimer, tant il Çtait furieux.

- Evidemment! finit-il par rÇtorquer d'une voix rauque. Un policier doit toujours avoir son arme sur lui, ou Ö portÇe immÇdiate de sa main, qu'il soit ou non en service.

C'Çtait la premiäre fois, depuis l'Ége de dix ans, qu'il lui arrivait de parler dans les Toilettes. A cette Çpoque, il l'avait fait en prÇsence de son oncle Boris, et s'avait ÇtÇ pour se plaindre, parce qu'il s'Çtait tordu un doigt de pied. Mais quand ils Çtaient rentrÇs chez eux, l'oncle Boris

lui avait donnÇ une fessÇe

pour le punir de ce manquement aux bonnes maniäres...

- Aucun visiteur ne peut pÇnÇtrer armÇ -dans Spacetown, rÇpliqua R. Daneel. C'est la rägle, et votre chef, le commissaire principal, s'y soumet Ö chacune de ses visites, Elijah.

En toute autre circonstance, Baley aurait tournÇ

128

les talons et plantÇ lÖ Spacetown et son robot. Mais, en cet instant màme, il n'avait qu'un dÇsir, celui de mener Ö bien son plan, grÉce auquel il comptait prendre une revanche Çclatante, qui compenserait toutes ces humiliations.

Æ VoilÖ donc, se dit-il, en quoi consiste cette discräte inspection, qui a remplacÇ les fouilles dÇtaillÇes d'autrefois!Rien d'Çtonnant, vraiment, Ö

ce

que les gens en aient ÇtÇ indignÇs et se soient rÇvoltÇs, quand on a commencÇ Ö appliquer ici ces mÇthodes!Ø

Furieux, il dÇtacha de son ceinturon son Çtui-revolver. R. Daneel le lui prit

des mains, le plaça

dans une cavitÇ du mur, et, montrant une petite plaque mÇtallique situÇe juste au-dessus, il dit : Veuillez appuyer avec votre pouce sur cette plaque, Elijah. Seul, votre propre

pouce pourra rouvrir ce tiroir, quand nous ressortirons.

Baley, ainsi dÇsarmÇ, se sentit bien plus nu qu'il ne l'avait ÇtÇ sous la douche. Les barres d'acier s'Çtant relevÇes, il franchit le passage et sortit enfin des Toilettes.

Celles-ci donnaient sur un couloir, mais Baley y dÇcela aussitìt quelque chose d'anormal. D'une part, la lumiäre qu'il aperçut au bout du corridor n'Çtait pas celle Ö laquelle il Çtait habituÇ; d'autre part, il sentit sur son visage un souffle d'air, comme si une voiture venait de passer präs de lui. R. Daneel parut se rendre compte que son compagnon n'Çtait pas Ö son aise et lui dit

A partir de maintenant, Elijah, vous serez constamment Ö l'air libre, et non

plus dans un air conditionnÇ.

Baley Çprouva un lÇger vertige, et il se demanda 129

pourquoi les Spaciens, si stricts dans leur examen d'un corps humain provenant de la CitÇ, respiraient cependant un air nÇcessairement impur. Il pinça ses narines, comme pour mieux filtrer ainsi cet air dangereux. Mais R. Daneel reprit :

- Je suis convaincu, Elijah, que vous allez constater que l'air libre n'a rien

de dÇlÇtäre, et n'est pas du tout mauvais pour votre santÇ.

- Bon! rÇpliqua Baley, laconiquement.

Cependant ces courants d'air lui fouettaient dÇsagrÇablement le visage; ils

n'Çtaient sans doute pas violents, mais ils avaient quelque chose d'impalpable

qui le troubla. Ce qui survint ensuite fut bien pire : Ö l'extrÇmitÇ du couloir, le ciel bleu parut, et, au moment oî ils sortirent, une clartÇ intense et blanche les inonda. Baley avait

dÇjÖ vu la lumiäre solaire, car son service l'avait un jour obligÇ Ö se rendre dans un solarium naturel; mais lÖ, une carapace de verre tamisait les

rayons et transformait

l'Çnergie màme du soleil en une clartÇ moins aveuglante. A l'air libre, c'Çtait

tout diffÇrent, et le dÇtective tourna automatiquement ses regards vers l'astre

mais il lui fallut bientìt renoncer Ö le contempler, car ses yeux s'embuärent de larmes et il dut les fermer Ö demi.

Comme un Spacien s'avançait vers lui, Baley ne put tout d'abord rÇprimer une rÇaction faite de MÇfiance et d'inquiÇtude.

Mais

R. Daneel, pressant le pas, alla au-devant du nouveau venu, le salua, lui serra la main, et le Spacien, se tournant vers Baley, lui dit :

- Voulez-vous m'accompagner, je vous prie, monsieur ? Je suis le Dr Han Fastolfe..

quand ils eurent pÇnÇtrÇ dans l'une des maisons 130

au toit bombÇ en forme de dìme, les choses s'amÇliorärent. Baley ne put que s'Çbahir Ö la vue des piäces aux vastes dimensions, qui prouvaient combien on se

souciait peu, Ö Spacetown, de mÇnager

L'espace vital de chaque demeure; mais il fut heureux de constater que l'air y

Çtait Ö nouveau conditionnÇ.

- J'ai idÇe, lui dit le Dr Fastolfe, en s'asseyant et en croisant ses longues jambes, que vous prÇfÇrez au souffle du vent l'air conditionnÇ auquel vous àtes habituÇ.

L'homme paraissait sincärement aimable. Son front Çtait finement ridÇ, et sa peau paraissait un peu flasque sous les yeux et sous le menton. Il avait peu de cheveux, mais ceux-ci n'Çtaient pas grisonnants; quant Ö ses grandes oreilles, lÇgärement dÇcollÇes, elles lui donnaient un aspect bon enfant et cordial qui plut au dÇtective.

Le matin màme, avant de quitter son domicile, Baley avait jetÇ de nouveau un coup d'oeil aux photographies qu'Enderby avait

prises Ö Spacetown. R. Danell venait d'organiser leur visite, et Baley avait

voulu se prÇparer Ö rencontrer des Spaciens en chair et en os. Ce ne pouvait àtre que träs diffÇrent des entretiens qu'il avait eus, Ö

plusieurs reprises, avec ces

gens-lÖ, par tÇlÇphone tÇlÇvisÇ. Ces photographies montraient, en gÇnÇral, des Spaciens de màme type que ceux dont parlaient les livres filmÇs des bibliothäques : des hommes de haute taille, au visage colorÇ, Ö l'air grave, mais ayant bel aspect. R.

Daneel

Olivaw en Çtait un reprÇsentant caractÇristique.

A mesure qu'ils examinaient ces instantanÇs, Daneel. avait nommÇ Ö Baley les

Spaciens qu'ils reprÇsentaient; et tout Ö coup, Baley s'Çtait ÇcriÇ

131

- Tiens! mais vous voilÖ, n'est-ce pas?

- Non, avait rÇpondu Daneel. Ce n'est pas moi, mais celui qui m'a inventÇ, le Dr Sarton.

Il avait dit cela sans Çmotion, et Baley avait rÇpliquÇ d'un ton ironique :

- Ah! c'est donc ça! Lui aussi, il vous a crÇÇ Ö son image !...

Mais Daneel n'avait pas relevÇ la plaisanterie, et, Ö la vÇritÇ, Baley s'y attendait : la Bible n'Çtait en effet diffusÇe parmi les Mondes ExtÇrieurs que dans une träs faible mesure.

Et maintenant que Baley examinait son interlocuteur, il constata que le Dr Han

Fastolfe Çtait un homme dont les traits diffÇraient träs sensiblement de ceux des Spaciens : ce fait lui plut beaucoup.

- Ne voulez-vous pas vous restaurer un peu ? demanda Fastolfe.

Ce disant, il montra du doigt la table qui les sÇparait, Daneel et lui du dÇtective. Elle ne portait qu'un rÇcipient contenant quelques boules de couleurs variÇes. Baley fut un peu

surpris : il avait cru

que cette coupe servait d'ornement. Mais R. Daneel lui expliqua de quoi il s'agissait :

- Ce sont des fruits naturels cultivÇs sur la planäte Aurore. Je vous conseille de goñter celui-ci. Äa

s'appelle une pomme, et on trouve gÇnÇralement son gout agrÇable.

Fastolfe eut un sourire et dit

R. Daneel ne parle Çvidemment pas par expÇriençe, mais il a tout Ö fait raison

Baley porta la pomme Ö sa bouche. Elle avait une surface rouge et verte. Elle Çtait franche au toucher, et il s'en dÇgageait un parfum lÇger mais agrÇable.

132

Il mordit dedans sans effort, et l'aciditÇ inattendue de la pulpe lui fit mal aux dents.

Il la mÉcha dÇlicatement. Les citoyens de New York consommaient, bien entendu, des denrÇes naturelles, chaque fois que les

rations en comportaient.

Baley lui-màme avait souvent mangÇ de la viande naturelle et du pain. Mais ce genre de nourriture avait toujours subi une prÇparation ; elle avait ÇtÇ

ou cuite, ou moulue, ou fondue, ou mÇlangÇe. Les fruits, par exemple, Çtaient consommÇs sous forme de sauces ou de conserves. Ce que Baley tenait dans sa main devait provenir tout droit du sol impur d'une planäte.

Æ J'espäre qu'au moins ils l'ont bien nettoyÇe Ø, se dit-il.

Et de nouveau il s'Çtonna des anomalies qui caractÇrisaient les notions des

Spaciens en matiäre de propretÇ.

Cependant, Fastolfe lui dit

- Permettez-moi de me prÇsenter d'une façon un peu plus prÇcise. Je suis chargÇ, Ö Spacetown, de l'enquàte sur l'assassinat du Dr Sarton, tout comme le commissaire principal Enderby la dirige Ö New York. Si je peux vous aider de quelque maniäre que ce soit, je suis pràt Ö le faire. Nous sommes aussi dÇsireux que vous de voir l'affaire se terminer tranquillement, et d'empàcher

le retour d'incidents de ce genre dans l'avenir.

Je vous remercie, docteur Fastolfe, rÇpondit Baley. Soyez certain que j'apprÇcie Ö sa valeur votre attitude.

Mais en lui-màme, il se dit que cet Çchange de politesses suffisait. Il mordit au centre de la pomme, et de petits grains ovales, et de couleur foncÇe, emplirent 133

sa bouche. Il les cracha aussitìt, et ils tombärent Ö terre. L'un d'eux aurait màme touchÇ la

jambe de Fastolfe, si le Spacien ne l'avait pas retirÇe en hÉte.

Baley rougit, et voulut les ramasser, mais Fastolfe lui dit träs aimablement

- Cela n'a aucune importance, monsieur Baley.

Laissez-les donc, je vous en prie.

Baley se redressa, et reposa doucement le trognon de pomme sur la table. Il eut l'impression, assez dÇsagrÇable, qu'apräs son dÇpart on ferait disparaåtre, non seulement les petits grains, mais encore

la coupe de fruits, qui serait emportÇe et jetÇe hors de Spacetown; quant Ö la piäce, on la dÇsinfecterait avec du viricide...

Il masqua son embarras en brusquant les choses.

- Je me permets de vous demander que le commissaire principal Enderby assiste Ö

notre entretien par tÇlÇphone tÇlÇvisÇ.

- Rien n'est plus facile, rÇpondit Fastolfe en haussant les sourcils.

Daneel,

voulez-vous Çtablir la communication ?

Baley, träs tendu et mal Ö l'aise, attendit qu'un large Çcran situÇ dans un coin de la piäce s'allumÉt; en quelques secondes, on y vit paraåtre la silhouette du commissaire Enderby assis Ö son bureau. Däs lors, le dÇtective se sentit beaucoup mieux, et ce fut avec une sorte de tendresse qu'il retrouva le visage familier de son chef. Mieux encore, il n'eut plus qu'un dÇsir, celui de rentrer sain et sauf dans ce bureau,

ou, Ö dÇfaut, en n'importe quel autre endroit de la CitÇ, pourvu qu'il y fñt avec Enderby. Il se sentit màme pràt Ö accepter qu'on le logeÖt dans un des 134

quartiers les plus discrÇditÇs du secteur des usines Ö levure.

Du moment qu'il disposait d'un tÇmoin, Baley n'avait plus aucune raison de tergiverser.

Je crois, dÇclara-t-il donc, que je peux expliquer la mystÇrieuse disparition du Dr Sarton.

Tout en observant de präs ses interlocuteurs, il vit, du coin de L'oeil, Enderby se lever d'un bond et rattraper au vol ses lunettes; mais en se tenant debout, le commissaire avait la tàte hors du champ de la tÇlÇvision; il se rassit donc, montrant un visage cramoisi, et ne dit pas un mot.

De son cìtÇ, le Dr Fastolfe semblait tout aussi bouleversÇ, mais s'efforçant de ne pas le montrer, il garda la tàte penchÇe. Seul, R. Daneel demeura impassible.

Voulez-vous dire, demanda Fastolfe, que vous avez dÇcouvert le meurtrier ?

- Non, dit Baley. Je veux dire qu'il n'y a pas eu de meurtre.

- quoi ? s'Çcria Enderby.

- Un instant, je vous prie, monsieur le commissaire principal, dit Fastolfe en

levant la main. Par

consÇquent, monsieur Baley, ajouta-t-il, en regardant le dÇtective bien en face, vous prÇtendez que le Dr Sarton est toujours vivant ?

- Oui, monsieur, et je crois savoir oî il se trouve.

- Ah? Oî ça?

- Ici màme! dÇclara Baley, en tendant fermement le bras vers R. Daneel Olivaw.

8

CHAPITRE DISCUSSION AU SUJET D'UN ROBOT

Sur le moment, Baley eut surtout conscience que son pouls battait träs fort. Il lui sembla qu'il vivait une minute exceptionnelle, oî le temps suspendait sa course. Si R. Daneel ne manifestait aucune Çmotion, en revanche, Han Fastolfe ne cacha pas une stupÇfaction empreinte d'ironie.

Ce fut la rÇaction du commissaire Julius Enderby qui frappa le plus Baley. L'Çcran de tÇlÇvision ne reproduisait pas de façon rigoureusement exacte son visage; il y avait toujours un peu de flottement dans ses traits; on voyait bien qu'il suivait ardemment l'entretien, mais le manque de nettetÇ de l'image et les lunettes du commissaire empàchärent Baley de saisir le regard de son chef.

Æ Eh lÖ, Julius, se dit-il. Ne vous effondrez pas !

J'ai besoin de vous!Ø

Il ne pensait vraiment pas que, cÇdant Ö un mouvement d'humeur, Fastolfe se

livrerait Ö quelque

geste inconsidÇrÇ. Au cours de ses nombreuses lectures, il avait appris que les

Spaciens n'avaient pas

de religion, et remplaçaient celle-ci par un rationalisme froid et flegmatique,

ÇrigÇ en dogme philosophique.

137

Convaincu que c'Çtait vrai, il comptait lÖ-dessus : ces gens-lÖ ne manqueraient pas d'agir lentement, en se basant uniquement sur leur raisonnement.

S'il avait ÇtÇ seul avec eux, pour leur dire ce qu'il venait de dÇclarer, il ne serait jamais revenu Ö New York; il en Çtait convaincu, car on l'aurait froidement supprimÇ, conformÇment

aux conclusions d'un

raisonnement; la vie d'un citoyen new-yorkais n'aurait pas pesÇ lourd en regard

du succäs d'un plan

mñrement calculÇ. On aurait fait des excuses au commissaire Enderby, on lui aurait màme montrÇ

sans doute le cadavre de son dÇtective, et, en hochant la tàte, on lui aurait encore parlÇ d'une conspiration montÇe par les Terriens.

Le brave Julius l'aurait cru ; il Çtait ainsi fait ; s'il haãssait les Spaciens, c'Çtait surtout par peur, et il n'aurait jamais osÇ

leur dire qu'il ne les croyait pas.

C'Çtait bien pour cette raison qu'il fallait absolument qu'Enderby fñt tÇmoin

du dÇroulement de

l'enquàte, et surtout qu'il y assistÉt Ö distance, de façon qu'aucune Æ mesure de sÇcuritÇ Ø prise par les Spaciens ne pñt l'atteindre... Or, voici que le commissaire principal s'Çcria d'une voix rauque :

- Vous vous trompez complätement, Lije! J'ai vu moi-màme le cadavre du Dr Sarton.

- Vous avez vu les dÇbris informes de quelque chose qu'on vous a dÇsignÇ comme Çtant le cadavre du Dr Sarton, rÇpliqua audacieusement Baley, en songeant aux lunettes cassÇes du commissaire, circonstance singuliärement propice au plan des Spa-ciens.

- Non, non, Lije, dit Enderby. Je connaissais bien 138

le Dr Sarton, et sa täte Çtait intacte. C'Çtait bien lui.

Il porta la main Ö ses lunettes, comme pour mieux prouver que sa mÇmoire Çtait fidäle, et il ajouta

- Je l'ai examinÇ de präs, de träs präs !

- Et que pensez-vous de celui-ci, monsieur le commissaire ? demanda Baley en

dÇsignant R. Daneel. Ne

ressemble-t-il pas Ö s'y mÇprendre au Dr Sarton ?

- Oui, sans doute, comme une statue ressemble Ö son modäle.

- Un àtre humain peut parfaitement se composer une attitude inexpressive, monsieur le commissaire. Supposez que ce soit un robot dont vous avez vu les restes. Vous me dites que vous les avez examinÇs de träs präs. Avez-vous

regardÇ d'assez präs

pour voir si la surface carbonisÇe, Ö l'endroit oî le projectile est entrÇ, Çtait vraiment un tissu organique humain, ou la couche d'un produit qui avait brñlÇ, en màme temps que le mÇtal des organes du robot fondait ?

Enderby parut scandalisÇ et dÇclara

- Votre question est positivement ridicule, Lije!

Baley se tourna alors vers le Spacien et lui demanda :

- Consentez-vous Ö faire procÇder Ö l'exhumation du corps, aux fins d'autopsie, Dr Fastolfe ?

- Normalement, rÇpondit en souriant celui-ci, je n'aurais rien Ö objecter Ö votre proposition, monsieur Baley. Mais l'ennui, c'est que nous n'enterrons pas nos morts. Nous les incinÇrons toujours.

- C'est, en l'occurrence, träs avantageux!dit Baley.

Mais voyons! reprit Fastolfe. Dites-moi donc, 139

monsieur Baley, comment àtes-vous parvenu Ö cette conclusion vraiment Çtonnante ?

Æ Il ne cäde pas, se dit Baley. Il va crÉner tant qu'il pourra! Ø

- Oh! c'est bien simple! dÇclara-t-il. Pour imiter un robot, il ne suffit pas de se composer un visage impassible et de s'exprimer en un langage conventionnel. Votre faiblesse, Ö

vous autres hommes des Mondes ExtÇrieurs, c'est que vous avez trop l'habitude

des robots. Vous en àtes arrivÇs Ö les considÇrer presque comme des àtres humains, et vous ne savez meme plus reconnaåtre en quoi ils diffärent de nous.

Mais, sur Terre, il n'en est pas de màme. Nous, nous savons träs bien ce qu'est un robot. Ainsi, par exemple, R. Daneel est beaucoup trop humain pour qu'on le prenne pour un robot. Däs mon premier contact avec lui, j'ai senti que j'avais affaire Ö un Spacien. J'ai dñ faire un gros effort pour admettre comme vÇridiques ses dÇclarations touchant sa qualitÇ de robot. Et maintenant

je comprends träs bien ma rÇaction premiäre, puisque effectivement il est un Spacien et non pas un robot.

A ce moment R. Daneel intervint lui-màme, sans se montrer aucunement blessÇ de faire ainsi l'objet de la discussion.

- Je vous ai dÇjÖ expliquÇ, mon cher associÇ, que j'ai ÇtÇ construit pour prendre provisoirement place parmi les Terriens. C'est donc Ö dessein que l'on m'a donnÇ une ressemblance aussi compläte avec les hommes.

- Màme au point de vous doter, au prix de grands efforts, d'organes prÇtendus humains, qui habituellement sont toujours recouverts de vàtements, et qui, pour un robot, ne peuvent servir Ö rien ?

140

Comment donc l'avez-vous dÇcouvert ? demanda Enderby.

- Je n'ai pas pu ne pas le remarquer, rÇpliqua Baley en rougissant,... dans les Toilettes...

Enderby parut profondÇment choquÇ; mais Fastolfe riposta aussitìt : Vous devez sîrement comprendre que, si l'on

dÇsire utiliser un robot ressemblant vraiment Ö un homme, cette ressemblance doit àtre compläte. Etant donnÇ le but que nous cherchons Ö atteindre, mieux vaut ne rien faire du tout que prendre des demimesures.

- Puis-je fumer ? demanda brusquement Baley.

Trois pipes dans la màme journÇe constituaient une extravagance ridicule; mais, dans le tourbillon de cette discussion qu'il avait tÇmÇrairement engagÇe, il avait besoin de la

dÇtente que lui procurait le tabac. Apräs tout, il Çtait en train de clouer le

bec Ö ces Spaciens, et de les obliger Ö ravaler leurs mensonges. Mais Fastolfe lui rÇpondit :

- Veuillez m'excuser, mais je prÇfÇrerais que vous ne fumiez pas.

Cette Æ prÇfÇrence Ø, Baley sentit qu'elle avait la force d'un ordre. Il remit donc en poche sa pipe, qu'il avait tirÇe, comptant sur une autorisation automatique.

Æ Bien sñr! se dit-il amärement. Enderby ne m'a pas averti, parce qu'il ne fume pas; mais c'est Çvident, tout se tient; dans

leurs Mondes ExtÇrieurs,

on ne fume pas, on ne boit pas, on n'a aucun des vices humains ! Rien d'Çtonnant Ö ce qu'ils acceptent des robots dans leur sacrÇe sociÇtÇ! Comment

donc R. Daneel l'appelait-il ?... Ah! oui : la sociÇtÇ

C/Fe ... Ce n'est pas surprenant que R. Daneel puisse 141

faire le robot aussi bien ! Ce sont tous des robots, ces gens-lÖ Ø

Reprenant la discussion, il rÇpondit Ö Fastolfe

- La ressemblance trop compläte n'est qu'un des points que je dÇsirais signaler, parmi beaucoup d'autres. Hier, tandis que je

le ramenais chez moi, il y eut presque une Çmeute dans mon quartier.

Il marqua un temps; il ne pouvait se rÇsoudre Ö dire soit R. Daneel, soit le Dr Sarton...

- C'est lui qui y a mis fin, et il y est parvenu en menaçant de son arme les gens qui voulaient fomenter l'Çmeute.

- Äa alors!s'Çcria Enderby violemment. Le rapport de police a dit que c'Çtait vous !

- Je le sais, monsieur le commissaire, dit Baley.

Mais ce rapport a ÇtÇ rÇdigÇ d'apräs les renseignements que J'ai moi-màme fournis. Comme vous pouvez le comprendre, je n'ai pas voulu que l'on raconte

qu'un robot avait menacÇ des hommes et des femmes de leur tirer dessus !

- Non, non !... Evidemment pas !

Enderby Çtait visiblement horrifiÇ. Il se pencha en avant pour examiner quelque chose qui se trouvait hors du champ de tÇlÇvision. Baley devina facilement ce que c'Çtait. Le commissaire devait vÇrifier que la communication ne pouvait pas àtre interceptÇe.

ConsidÇrez-vous ce fait comme un argument Ö

l'appui de votre thäse ? demanda Fastolfe.

Sans aucun doute. La premiäre loi fondamentale de la Robotique dÇclare qu'un

robot ne peut porter atteinte Ö un àtre humain.

- Mais R. Daneel n'a fait de mal Ö personne !

- C'est vrai. Il m'a màme dit ensuite que, en aucune 142

circonstance, il n'aurait tirÇ. Et cependant je n'ai jamais entendu parler d'un robot capable de violer l'esprit de la premiäre loi au point de menacer

un homme de lui tirer dessus, màme s'il n'avait aucunement l'intention de le

faire.

Je vois ce que vous voulez dire. Etes-vous expert en Robotique, monsieur Baley ?

- Non, monsieur. Mais j'ai suivi des cours de Robotique, et d'analyse positronique. Je ne suis pas complätement ignare !...

- C'est parfait, dit aimablement Fastolfe. Mais moi, voyez-vous, je suis expert en Robotique, et j'e Peux vous assurer que l'essence màme de l'esprit d'un robot consiste en une interprÇtation absolument Positive de l'univers ambiant. Le robot ne connaåt rien de l'esprit de la premiäre loi, il n'en connaåt que la lettre. Les robots träs simples que vous utilisez sur Terre ont sans doute ÇtÇ conçus, non seulement d'apräs la premiäre loi, mais selon des principes supplÇmentaires Si restrictifs qu'en fait ils sont vraisemblablement incapables de menacer un àtre humain. Mais un type de robot aussi perfectionnÇ

que R. Daneel reprÇsente tout autre chose. Si je ne me trompe, dans la circonstance que vous venez d'Çvoquer, la menace de Daneel a ÇtÇ nÇcessaire pour empàcher une Çmeute d'Çclater. Elle a donc eu pour objet d'Çviter que des àtres humains subissent un dommage. Par consÇquent il a obÇi Ö la premiäre loi, et non pas agi Ö l'encontre de celle-ci.

Baley se crispa intÇrieurement, mais, n'en laissant rien paraåtre, il parvint Ö garder un calme imperturbable. La partie serait dure Ö jouer, mais il battrait le Spacien Ö son propre jeu.

Vous aurez beau tenter de contredire chacun de 143

mes arguments, rÇpliqua-t-il, vous n'empàcherez pas qu'ils se tiennent et s'enchaånent les uns aux autres.

Hier soir, en discutant sur le prÇtendu meurtre avec ce soi-disant robot, je l'ai entendu me dÇclarer qu'on avait fait de lui un dÇtective, en dotant ses circuits positroniques d'une aspiration nouvelle; il s'agit, m'a-t-il dit, d'un besoin permanent et absolu de justice.

- Je m'en porte garant, dit Fastolfe. Cette opÇration a eu lieu il y a trois

jours, et c'est moi-màme qui l'ai contrìlÇe.

- Un besoin de justice ? La justice, docteur Fastolfe, est quelque chose d'abstrait, et ce terme-lÖ ne

peut àtre utilisÇ que par un àtre humain.

- Si vous dÇfinissez le mot justice de façon Ö en faire une abstraction, si vous dites qu'elle consiste Ö donner Ö chacun son dñ, Ö faire prÇvaloir le droit, ou quoi que ce soit de ce genre, je suis d'accord avec vous, monsieur Baley. Dans l'Çtat actuel de nos connaissances scientifiques, on ne peut inculquer Ö

un cerveau positronique une comprÇhension humaine de donnÇes abstraites.

- Vous donc, expert en Robotique, vous admettez cela ?

- Certainement. Pour moi, la seule question qui se pose, c'est de savoir ce que R. Daneel voulait dire en usant du terme Æ justice Ø.

- Si j'en juge d'apräs le dÇbut de votre entretien, il attribuait Ö ce mot la màme signification que vous ou moi lui donnons, c'est-Ö-dire un sens qu'aucun robot ne peut concevoir.

- Mais pourquoi donc, monsieur Baley, ne lui demandez-vous pas tout simplement de vous dÇfinir ce qu'il entend par ce terme ?

144

Baley sentit un peu de son assurance l'abandonner; se tournant vers R. Daneel il lui dit

- Eh bien ?

- Oui, Elijah ?

- Comment dÇfinissez-vous la justice ?

- La justice, Elijah, c'est ce qui existe quand toutes les lois sont respectÇes.

VoilÖ une excellente dÇfinition, monsieur Baley !

dit Fastolfe, en approuvant d'un signe de tàte la rÇponse de R. Daneel. On ne

peut demander mieux Ö

un robot. Or, le dÇsir de voir toutes les lois respectÇes a prÇcisÇment ÇtÇ

inculquÇ Ö R. Daneel. Pour

lui, la justice est un terme träs concret, du moment qu'il signifie le respect des lois, lesquelles sont supposÇes àtre träs clairement et spÇcifiquement ÇnoncÇes. Rien d'abstrait dans tout cela. Un àtre

humain peut reconnaåtre que, sur la base d'un code moral abstrait, certaines lois peuvent àtre mauvaises, et que, dans ce cas, les appliquer constitue une injustice. qu'en dites-vous, R.

Daneel ?

- Une loi injuste, rÇpondit tranquillement celui-ci, est un contresens.

- VoilÖ comment raisonne un robot, monsieur

Baley. C'est vous dire que vous ne devez pas confondre votre conception de la

justice avec celle de R. Daneel.

Baley se tourna brusquement vers R. Daneel, et lui dit :

- Vous àtes sorti de mon appartement, hier soir!

- En effet, rÇpliqua le robot. Si j'ai troublÇ votre sommeil, je m'en excuse.

- OU àtes-vous allÇ ?

- Dans les Toilettes des hommes.

Baley fut un peu dÇconcertÇ. Cette rÇponse correspondait 145

bien Ö ce qu'il avait lui-màme pensÇ, mais

il ne s'attendait pas Ö ce que R. Daneel reconnñt le fait. Il sentit qu'il perdait encore un peu de son assurance, mais il n'en poursuivit pas moins fermement sa dÇmonstration. Le commissaire principal suivait intensÇment la controverse, et, derriäre ses lunettes, ses yeux ne cessaient d'observer tour Ö tour les trois participants. Baley ne pouvait plus reculer, et, quels que fussent les arguments qu'on lui opposerait, il lui fallait s'accrocher Ö sa thäse.

- En arrivant chez moi, reprit-il, il a insistÇ pour pÇnÇtrer avec moi dans les Toilettes. La raison qu'il m'a alors donnÇe ne valait pas grand-chose. Or, pendant la nuit, il est sorti

de chez moi pour retourner

dans les Toilettes, comme il vient de le reconnaåtre.

En tant qu'homme, j'ose dire qu'il avait toutes les raisons et tous les droits d'agir ainsi : c'est l'Çvidence màme. Mais en tant

que robot, ce dÇplacement

ne signifiait rien. On ne peut donc qu'en conclure que Daneel est un homme.

Fastolfe fit un signe d'acquiescement, mais ne parut nullement dÇmontÇ.

- Träs intÇressant, fit-il. Mais pourquoi ne pas demander Ö Daneel ce qu'il est allÇ faire hier soir dans ces Toilettes ?

Le commissaire Enderby se pencha en avant et intervint

- Je vous en prie, docteur Fastolfe! Ce n'est vraiment pas convenable!...

Ne vous tracassez pas, monsieur le commissaire principal! rÇpliqua le Spacien, dont les lävres pincÇes esquissärent un sourire

qui, cette fois, n'avait

rien de plaisant. Je suis certain que la rÇponse de 146

Daneel n'offusquera ni votre pudeur ni celle de monsieur Baley. qu'avez vous Ö

nous dire, Daneel ?

- Hier soir, rÇpondit celui-ci, quand Jessie, la femme d'Elijah, a quittÇ l'appartement, elle m'a tÇmoignÇ beaucoup de sympathie, et il Çtait Çvident

qu'elle n'avait aucune raison de ne pas me croire un àtre humain normal. quand elle est rentrÇe dans l'appartement, un peu plus tard, elle savait que j'Çtais un robot. J'en ai automatiquement dÇduit qu'elle avait appris la chose dehors, et que ma conversation avec Elijah avait ÇtÇ interceptÇe. Le secret de ma vÇritable nature n'avait pas pu àtre dÇcouvert autrement. Elijah m'avait assurÇ

que l'appartement Çtait

parfaitement insonorisÇ. Nous avons parlÇ Ö voix basse, et on ne pouvait nous entendre en Çcoutant Ö la porte. Or, Elijah est connu Ö New York pour àtre dÇtective. Si donc il existe dans la CitÇ un groupe de conspirateurs assez bien organisÇ pour avoir prÇparÇ et exÇcutÇ l'assassinat du Dr Sarton, ces gens-lÖ peuvent träs bien savoir que l'on a chargÇ

Elijah de l'enquàte sur ce crime. Däs lors, j'ai estimÇ

non seulement possible mais probable qu'ils aient placÇ dans l'appartement un microphone, permettant d'Çcouter ce qui s'y disait. quand Elijah et Jessie se sont couchÇs, j'ai donc fouillÇ autant que j'ai pu l'appartement, mais je n'ai trouvÇ aucun fil conducteur, aucun microphone.

Cela compliquait encore le probläme. Pour pouvoir dÇtecter Ö distance un tel entretien, il fallait disposer d'un matÇriel compliquÇ. L'analyse de la

situation m'a amenÇ aux

conclusions suivantes : Le seul endroit oî un NewYorkais peut faire Ö peu präs

n'importe quoi sans

àtre dÇrangÇ ni interrogÇ, c'est dans les Toilettes; on peut träs bien y installer un dÇtecteur de son Ö

147

distance. L'usage selon lequel nul ne doit s'occuper d'autrui dans les Toilettes interdit Ö quiconque de remarquer l'installation d'un tel matÇriel. Comme les Toilettes se trouvent tout präs de l'appartement d'Elijah, la puissance du dÇtecteur Çlectronique n'avait

pas besoin d'àtre grande, et l'on pouvait utiliser un modäle pas plus encombrant qu'une valise. J'ai donc ÇtÇ dans les Toilettes pour perquisitionner.

- Et qu'avez-vous trouvÇ ? demanda vivement Baley.

- Rien, Elijah. Pas trace de dÇtecteur de son.

- Eh bien, monsieur Baley, dit Fastolfe, qu'en dites-vous ? Cette explication vous semble-t-elle plausible ?

- Plausible en elle-màme, sans doute, rÇpliqua Baley dont les doutes venaient de se dissiper, mais elle est fort loin de contredire ma thäse. Car ce qu'il ne sait pas, c'est que ma femme m'a dit oî et quand elle a appris la chose. Elle a appris-que Daneel Çtait un robot peu apräs nous avoir quittÇs, et Ö ce moment le bruit courait dÇjÖ

en

ville, depuis plusieurs

heures. Par consÇquent ce ne peut pas àtre Ö la suite d'un espionnage de notre entretien qu'on a dÇcouvert la prÇsence d'un robot spacien en ville.

- NÇanmoins, rÇpÇta Fastolfe, j'estime que la visite de Daneel aux Toilettes,

hier soir, est clairement expliquÇe.

- Peut-àtre, rÇtorqua Baley avec feu, mais ce qui n'est pas expliquÇ, c'est oî, quand et comment, on a dÇcouvert la vÇritÇ! Comment ces bruits ont-ils pu àtre lancÇs en ville ? Autant que je sache, nous n'Çtions que deux personnes au courant de cette enquàte : le commissaire Enderby et moi-màme, et nous n'en avons parlÇ Ö personne. Monsieur le commissaire 148

principal, quelqu'un d'autre que nous, dans

nos services, a-t-il ÇtÇ mis dans le secret ?

- Non, dit Enderby, qui sembla inquiet. Personne.

Pas màme le maire. Rien que nous et le Dr Fastolfe.

- Et lui, dit Baley, montrant Daneel Olivaw.

- Moi ? fit celui-ci.

- Pourquoi pas ?

- J'ai ÇtÇ constamment avec vous.

- C'est faux! s'Çcria Baley, farouchement. Avant d'entrer chez moi, j'ai passÇ plus d'une demi-heure dans les Toilettes, et, pendant ce temps, nous n'avons plus ÇtÇ en contact, vous et moi. C'est Ö ce moment que vous vous àtes mis en communication avec vos complices en ville.

- quels complices ? demanda le Dr Fastolfe.

- quels complices ? s'Çcria presque simultanÇment Enderby.

Baley se leva et se tourna vers l'Çcran du tÇlÇphone tÇlÇvisÇ.

- Monsieur le commissaire principal, fit-il gravement, je vous demande de m'Çcouter träs attentivement, et de me dire si mon raisonnement ne se

tient pas parfaitement. Un assassinat est commis, et, par une Çtrange coãncidence, il survient juste au moment OU vous pÇnÇtrez dans Spacetown pour rendre visite Ö la victime. On vous

montre les restes

de quelque chose que l'on prÇtend àtre un homme, mais, depuis, le cadavre a disparu et ne peut donc faire l'objet d'une autopsie. Les Spaciens affirment que le meurtre a ÇtÇ commis par un Terrien ; or, Æ cette accusation prÇsuppose qu'un New-Yorkais a pu quitter la ville, et se rendre, seul, de nuit, Ö Spacetown, Ö travers la campagne; et vous savez träs

bien que cette supposition est absolument invraisemblable.

149

que se passe-t-il alors ? On envoie en ville un prÇtendu robot, et on insiste beaucoup -pour vous l'envoyer. Le premier acte de ce robot en arrivant ici est de menacer des hommes, des femmes, et de leur tirer dessus. Son second acte consiste Ö rÇpandre le bruit qu'un robot spacien circule librement dans la citÇ; et, en

fait, la rumeur publique

a ÇtÇ si prÇcise qu'on a màme annoncÇ que ce robot travaille avec la police de New York. Cela signifie que, d'ici peu, on saura que c'Çtait lui qui se trouvait dans le magasin de chaussures. Il est träs possible qu'Ö l'heure actuelle, la rumeur publique en

circule dans les quartiers des usines de levure et dans les centrales hydroponiques...

- Mais voyons, gronda Enderby, ce que vous dites lÖ est insensÇ!C'est impossible, Lije !

- Non, non, ce n'est pas impossible!C'est au contraire exactement ce qui se passe, monsieur le commissaire principal!Ne voyez-vous donc pas

l'opÇration ? Il y a en ville une conspiration, c'est bien d'accord!Mais elle est fomentÇe par Spacetown!Les Spaciens veulent annoncer un meurtre, ils veulent des Çmeutes, ils veulent que nous les attaquions,

et plus les choses s'envenimeront, mieux

cela vaudra, car cela servira de prÇtexte aux flottes aÇriennes des Mondes ExtÇrieurs pour nous tomber dessus et occuper les villes de la Terre.

- Vous semblez oublier, rÇpliqua doucement Fastolfe, qu'il y a vingt-cinq ans

nous avions une excellente excuse pour agir ainsi, lors des Çmeutes de la Barriäre.

- A ce moment-lÖ, s'Çcria Baley dont le coeur battait Ö coups prÇcipitÇs, vous

n'Çtiez pas pràts. Mais maintenant vous l'àtes.

150

- Vous nous pràtez lÖ des plans träs compliquÇs, monsieur Baley, dit Fastolfe. Si nous dÇsirions occuper la Terre, nous pourrions le faire beaucoup plus simplement que cela.

- Ce n'est pas certain, docteur Fastolfe. Votre soidisant robot m'a dÇclarÇ

lui-màme que l'opinion publique n'est pas chez vous unanime, quant Ö la politique Ö suivre Ö l'Çgard de la Terre. Et je crois que pour une fois, il a dit la vÇritÇ. Il se peut fort bien qu'une occupation non motivÇe de la Terre ne serait pas populaire dans vos Mondes, et dans ce cas, vous avez besoin de crÇer un incident, un gros incident montÇ par des agents provocateurs.

- Par exemple un meurtre, n'est-ce pas ? C'est cela que vous prÇtendez ? Mais vous admettrez que ce serait un simulacre de meurtre, et vous ne supposeriez tout de màme pas que nous assassinerions nous-màmes un de nos compatriotes pour le plaisir de crÇer cet incident ?

- Vous avez construit un robot Ö l'image du-Dr Sarton, vous l'avez dÇtruit, et vous avez montrÇ ses restes au commissaire Enderby.

- Apräs quoi, dit Fastolfe, ayant utilisÇ R. Daneel pour reprÇsenter le Dr Sarton dans le faux meurtre, nous utilisons le Dr Sarton pour personnifier R. Daneel dans la fausse enquàte ?

- C'est exactement cela. Et je vous fais cette dÇclaration en prÇsence d'un

tÇmoin qui n'est pas dans

cette piäce en chair et en os, que vous ne pouvez donc pas supprimer, et dont la qualitÇ est telle que son tÇmoignage sera acceptÇ et cru par les gouvernements de la ville et de Washington. Nous serons

dÇsormais en garde contre vos agissements, maintenant que nous connaissons vos

intentions. Et notre

151

gouvernement pourra, au besoin, s'adresser directement Ö votre peuple et lui exposer la situation telle qu'elle est. Pour ma part, je doute fort qu'une telle piraterie interstellaire soit admise.

- Mon cher monsieur Baley, rÇpliqua Fastolfe en secouant tristement la täte, permettez-moi de vous dire que vous dÇraisonnez complätement. Vraiment, vous nous attribuez d'incroyables idÇes!Voyons, supposez maintenant, supposez

tout simplement, que R. Daneel soit rÇellement R. Daneel. Supposez qu'il soit

vraiment un robot.

Æ Il en rÇsultera tout naturellement que le cadavre examinÇ par le commissaire Enderby Çtait bien celui du Dr Sarton. Vous ne pourriez raisonnablement plus prÇtendre que ce corps dÇchiquetÇ Çtait celui d'un autre robot : en effet, le commissaire Enderby a assistÇ Ö la construction de R

Daneel et il peut se porter garant qu'il n'en existe qu'un seul exemplaire.

- Oh ! rÇpliqua Baley, si vous en arrivez lÖ, le commissaire principal ne m'en voudra pas de dire qu'il n'est pas un expert en Robotique, et, pour ma part, je ne trouverais rien d'Çtonnant Ö ce que vous ayez construit des douzaines de robots comme R. Daneel !

- Ne nous Çcartons pas du sujet, monsieur Baley, je vous prie. que direz-vous,

si R. Daneel est

vraiment un robot ? Tout votre raisonnement ne vat-il pas aussitìt s'effondrer

quelle autre base pourrez-vous donner Ö ce complot interstellaire, aussi mÇlodramatique qu'invraisemblable, auquel vous croyez ?...

- S'il est un robot!Mais, moi, je vous dis que c'est un homme!

- Vous n'avez cependant pas ÇtudiÇ Ö fond la

152

question, monsieur Baley. Pour Çtablir la diffÇrence entre un robot, màme le plus humanoãde des robots, et un àtre humain, il n'est pas nÇcessaire de se creuser la tàte ni de se livrer Ö des dÇductions compliquÇes et hasardeuses, sur les actes ou les paroles de ce robot. Il suffit par exemple d'essayer de le piquer avec une Çpingle. Avez-vous essayÇ de piquer R. Daneel, monsieur Baley ?

- quoi ? fit le dÇtective, bouche bÇe.

- Eh bien oui!L'expÇrience est facile Ö faire. il y en a d'ailleurs d'autres moins simples. Sa peau et ses cheveux ont l'air naturel, mais les avez-vous examinÇs Ö la loupe ?

D'autre

part, il semble respirer,

surtout quand il se sert d'air pour parler; mais, avez-vous remarquÇ que son souffle est irrÇgulier, et que des minutes entiäres peuvent s'Çcouler sans qu'il respire ? Vous auriez màme pu recueillir de l'air qu'il expire et mesurer la proportion de gaz carbonique qu'il contient. Vous auriez pu essayer de lui faire une prise de sang, de lui tÉter le pouls, d'Çcouter battre son coeur. Vous me comprenez, monsieur Baley ?...

- Tout cela, ce sont det phrases, rÇpliqua Baley, fort mal Ö l'aise. Mais je ne suis pas disposÇ Ö me laisser bluffer, docteur Fastolfe. J'aurais pu Çvidemment tenter l'une de ces

expÇriences; mais vous imaginez-vous que ce prÇtendu robot m'aurait laissÇ

le

piquer avec une seringue ? Ou l'examiner au microscope, ou encore l'ausculter

avec un stÇthoscope ?

- Ah, oui!Je vois ce que vous voulez dire, murmura Fastolfe, qui, se tournant vers R. Daneel, lui fit

un petit signe de la main.

R. Daneel toucha le poignet de la manche droite de sa chemise, et la fermeture Çclair diamagnÇtique 153

de la manche s'ouvrit d'un seul coup sur toute sa longueur, dÇcouvrant ainsi un bras musclÇ dont la peau avait absolument l'aspect de la chair humaine; il Çtait couvert de poils courts et dorÇs, dont la quantitÇ et la rÇpartition correspondaient tout Ö fait Ö ceux d'un bras naturel.

- Eh bien ? dit Baley.

R. Daneel pinça alors lÇgärement, entre le pouce et l'index de sa main gauche, l'extrÇmitÇ du mÇdius de sa main droite. Baley ne put voir en quoi consistärent exactement les dÇtails des manipulations qui

suivirent ce geste. Mais d'un seul coup, le bras du robot s'ouvrit en deux, comme l'avait fait la manche de sa chemise, quand la fermeture diamagnÇtique s'Çtait dÇfaite. Et lÖ, aux yeux stupÇfaits du dÇtective, apparut, sous une mince couche de mattiäre ressemblant Ö de la chair, un enchevàtrement compliquÇ de

tiges et de fils,d'acier brillant et gris bleu, de cordes et de joints mÇtalliques.

- Voulez-vous vous donner la peine d'examiner de plus präs comment Daneel a ÇtÇ construit, monsieur Baley ? demanda poliment le Dr Fastolfe.

Mais Baley entendit Ö peine la proposition qui lui Çtait faite; ses oreilles en effet se mirent Ö bourdonner, et ce qu'il perçut

par-dessus tout, ce fut un

Çclat de rire aigu et presque hystÇrique du commissaire Enderby.

CHAPITRE ECLAIRCISSEMENTS FOURNIS PAR UN SPACIEN

quelques minutes passärent et le bourdonnement s'accrut, au point de couvrir l'Çclat de rire- Le dìme et tout ce qu'il contenait vacillärent, et Baley perdit complätement la notion du temps.

Finalement il "se retrouva assis dans la màme position, mais sans pouvoir s'expliquer ce qu'il faisait

lÖ. Le commissaire principal avait disparu de l'Çcran de la tÇlÇvision, qui n'Çtait plus qu'une surface laiteuse et opaque. quant Ö R

Daneel, il Çtait assis

Ö cìtÇ de lui, et il lîi pinçait le haut du bras, dont il avait retroussÇ la manche. Juste sous sa peau, Baley aperçut la petite raie

sombre d'une aiguille, et,

tandis qu'il regardait R. Daneel lui faire cette piqîre, il sentit le liquide qu'on lui injectait pÇnÇtrer sa chair, puis son sang, puis son corps tout entier. Et, petit Ö petit, il reprit conscience de la rÇalitÇ.

Vous sentez-vous mieux, mon cher associÇ ? demanda R. Daneel.

Oui, merci, rÇpondit-il en retirant son bras, que le robot ne retint pas.

Il rabattit sa manche et regarda autour de lui. Le Dr Fastolfe Çtait toujours Ö la màme place, et un lÇger 155

sourire attÇnuait un peu la lourdeur de ses traits.

- Est-ce que je me suis Çvanoui ? demanda Baley.

- Dans un certain sens, oui. Vous avez, je crois reçu un coup träs brutal.

Et soudain, le dÇtective se rappela toute la scäne qu'il Venait de vivre. Il saisit vivement le bras de Daneel, en remonta la manche autant qu'il le put, dÇcouvrant ainsi le poignet. La chair du robot Çtait douce au toucher, mais on sentait que, sous cette couche, il y avait une matiäre plus dure que des os.

R. Daneel laissa le policier lui serrer le bras, et Baley l'examina longuement, pinçant la peau le long de la ligne mÇdiane. Comportait-elle une lÇgäre couture ?

Logiquement, il devait y en avoir une. Un robot, recouvert de peau synthÇtique,

et construit pour ressembler vraiment Ö un àtre humain, ne pouvait àtre prÇparÇ par des procÇdÇs ordinaires. On ne pouvait, dans ce but, dÇriveter une poitrine mÇtalique, ou retirer un crÉne. Il fallait, au lieu de cela, dissocier les diverses parties d'un corps mÇcanique assemblÇes par une succession de joints micromagnÇtiques. Un bras, ou une tàte; ou un corps tout entier, devait pouvoir, sur un simple contact en un point dÇterminÇ,

s'ouvrir en deux, et se refermer de màme par une manoeuvre contraire.

Baley, rouge de confusion, leva les yeux vers le Dr Fastolfe.

- Oî est donc le commissaire principal ? demanda-t-il.

Il avait Ö s'occuper d'affaires urgentes. Je l'ai vivement encouragÇ Ö nous quitter, en l'assurant que nous prendrions soin de vous.

- Vous venez dÇjÖ de le faire fort bien, dit Baley, 156

d'un ton bourru. Et maintenant, je crois que nous n'avons plus rien Ö nous dire.

Il se leva pÇniblement; ses articulations lui faisaient mal, et, subitement,

il se sentit un vieil homme,

trop vieux pour repartir Ö zÇro...

Il n'avait certes pas besoin de beaucoup rÇflÇchir pour imaginer ce que l'avenir lui rÇservait. Son chef allait àtre moitiÇ furieux, moitiÇ ÇpouvantÇ; il le regarderait froidement, et

ìterait ses lunettes pour les

essuyer toutes les trente secondes ; comme il ne criait Presque jamais, il expliquerait d'une voix douce Ö

Baley toutes les raisons pour lesquelles les Spaciens avaient ÇtÇ mortellement offensÇs ; et le dÇtective Pouvait entendre dÇjÖ, jusque dans ses moindres intonations, cette diatribe :

Æ On ne parle pas aux Spaciens de cette façon-lÖ, Lije!C'est tout simplement impossible, car ils ne l'admettent pas. Je vous avais prÇvenu. Je me sens incapable d'Çvaluer le mal que vous venez de faire.

Remarquez que je vois oî vous vouliez en venir. Si vous aviez eu affaire Ö des Terriens, c'eñt ÇtÇ tout diffÇrent; je vous aurais dit : Æ D'accord, risquez le paquet! Tant pis pour la casse, Pourvu que vous les PossÇdiez!Ø Mais avec des Spaciens, c'Çtait de la folie! Vous auriez dñ m'en parler et me demander conseil, Lije! Parce que, moi, je les connais. Je sais comment ils agissent et je sais ce qu'ils pensent! Ø

A cela, que pouvait-il rÇpondre ? qu'Enderby Çtait prÇcisÇment le seul homme Ö qui il ne pouvait pas en parler, parce que ce plan Çtait terriblement risquÇ, alors que le commissaire principal Çtait la prudence màme?... Il rappellerait Ö son chef comment celui-ci avait lui-màme montrÇ le träs grave danger que comportaient aussi bien un Çchec flagrant qu'un 157

succäs mal venu ; et il lui dÇclarerait que le seul moyen d'Çchapper Ö un dÇclassement consistait Ö

prouver la culpabilitÇ de Spacetown.

Mais Enderby ne manquerait pas de rÇpliquer

Æ Il va falloir faire un rapport sur tout ça, Lije; et cela va entraåner toutes sortes de complications.

Je connais les Spaciens : ils vont demander qu'on vous dÇcharge de l'enquàte, et il faudra nous exÇcuter. Vous devez bien le comprendre, n'est-ce pas,

Lije ? Moi, je tÉcherai d'arranger les choses pour vous, et vous pouvez compter sur moi Ö ce sujet.

Je vous couvrirai autant que je le pourrai, Lije !...

Baley savait que ce serait exact. Son chef le couvrirait, du mieux qu'il le

pourrait, mais pas au point, par exemple, d'exaspÇrer encore plus un maire furieux.

bond. Il pouvait Çgalement entendre glapir le maire Æ Mais alors, Enderby, qu'est-ce que tout cela signifie ? Pourquoi ne m'at-on

pas demandÇ mon avis ?

qui donc a la responsabilitÇ de diriger la CitÇ ? Pourquoi a-t-on laissÇ

entrer

en ville un robot non muni

des autorisations rÇglementaires ? Et enfin, de quel droit ce Baley?... Ø

Si l'on en venait Ö mettre en balance l'avenir de Baley et celui du commissaire principal, dans les services de police, comment douter de ce qui se passerait ? Au surplus, il ne

pourrait en conscience S'en

prendre Ö Enderby. La moindre des sanctions qui allait le frapper serait la rÇtrogradation, mesure dÇjÖ

fort redoutable. Sans doute, le simple fait d'habiter une CitÇ moderne comportait implicitement l'assurance que l'on pouvait y subsister. Mais Ö quel point

une telle existence Çtait ÇtriquÇe, cela Baley ne le savait que trop bien. Ce qui, petit Ö petit, valait d'apprÇciables avantages, c'Çtait de bÇnÇficier d'un 158

statut s'amÇliorant Ö mesure que l'on gravissait l'Çchelle administrative; on obtenait ainsi une place plus confortable au spectacle, une meilleure qualitÇ

de viande dans la ration quotidienne, ou encore le droit de faire moins longtemps la queue Ö tel magasin. quiconque aurait jugÇ de

ces choses en philosophe n'aurait sans doute pas estimÇ que des priviläges aussi minimes valaient la peine qu'on se donnait pour les obtenir. Et pourtant

personne, si philosophe que l'on fñt, ne pouvait renoncer sans douleur Ö

ces

droits, une fois qu'on les avait acquis.

C'Çtait lÖ un fait incontestable.

Ainsi, c'Çtait sans doute un insignifiant avantage que de possÇder, dans un appartement, un lavabo Ö

eau courante, surtout quand on avait pris l'habitude, pendant trente ans, d'aller automatiquement se laver dans les Toilettes, sans màme y faire attention. Bien plus, on pouvait Ö bon droit considÇrer cet appareil sanitaire comme inutile, surtout en tant que priviläge accordÇ par statut spÇcial, car rien n'Çtait plus impoli que de se vanter des

avantages dont on bÇnÇficiait ainsi. Et cependant, Baley se dit que, si l'on

venait Ö lui supprimer ce lavabo, chaque dÇplacement supplÇmentaire qu'il aurait alors Ö faire aux

Toilettes serait plus humiliant et plus intolÇrable, et qu'il garderait toujours le souvenir lancinant du plaisir qu'il avait Ö se raser chez lui, dans sa chambre Ö coucher : ce serait pour lui le symbole màme d'un luxe Ö jamais perdu...

Dans les milieux politiques avancÇs, il Çtait de bon ton de parler de l'Epoque MÇdiÇvale avec dÇdain, et de dÇnigrer le Æ fiscalisme Ø de ces rÇgimes qui basaient l'Çconomie des Etats

sur la monnaie. C'est

ainsi que les Çcrivains politiques dÇnonçaient les concurrences 159

effroyables et la brutale Æ lutte pour la

vie Ø qui sÇvissaient en ce temps-lÖ; et ils affirmaient que, Ö cause du souci permanent du pain quotidien, qui obsÇdait alors tout le monde, il avait toujours ÇtÇ impossible de crÇer une sociÇtÇ vraiment moderne et complexe.

A ce systäme Æ fiscaliste Ø pÇrimÇ, ils opposaient le Æ civisme Ø moderne, dont ils vantaient le haut rendement et l'agrÇment. Peut-àtre avaient-ils raison; cependant, dans les romans historiques, qu'ils fussent d'inspiration sentimentale ou des rÇcits d'aventures, Baley avait pu constater que les MÇdiÇvalistes de jadis attribuaient au Æ fiscalisme Ø la vertu d'engendrer des qualitÇs telles

que l'individualisme et l'initiative personnelle. Certes, Baley n'en aurait pas

jurÇ, mais ÇcoeurÇ Ö la pensÇe de ce qu'il allait bientìt endurer, il se demanda si jamais un homme avait jadis luttÇ farouchement pour son pain quotidien, peu importait le symbole utilisÇ pour dÇfinir ce dont

on avait besoin pour vivre - et ressenti plus douloureusement la perte de ce

pain, qu'un citoyen newyorkais s'efforçant de ne pas perdre son droit Ö

percevoir, le dimanche soir, un pilon de poulet, en chair et en os, de vrai poulet ayant rÇellement existÇ.

Æ Ce n'est pas tant pour moi!songea-t-il. Mais il y a Jessie et Ben I... Ø

La voix du Dr Fastolfe l'arracha soudain Ö sa mÇditation :

- Monsieur Baley, est-ce que vous m'entendez ?

- Oui, fit-il en clignant des yeux, et en se demandant combien de temps il Çtait ainsi restÇ plantÇ au

milieu de la piäce,.comme un imbÇcile ahuri.

- Ne voulez-vous pas vous asseoir, monsieur

Maintenant que vous avez sans doute rÇflÇchi Ö ce 160

qui vous prÇoccupe, peut-àtre cela vous intÇresseraitil de voir quelques films

que nous avons pris sur le

lieu du crime, au cours de l'enquàte faite ici.

- Non, merci. J'ai Ö faire en ville.

- Cependant, l'enquàte sur l'assassinat du Dr Sarton doit sñrement primer toutes vos autres occupations

Plus maintenant. J'ai idÇe que, d'ores et dÇjÖ, j'en suis dÇchargÇ. Enfin, tout de màme, s'Çcria-t-il, Çclatant soudain de rage, si vous pouviez prouver que R. Daneel Çtait un robot, voulez-vous me dire pourquoi vous ne l'avez pas fait

tout de suite ? quel besoin aviez-vous de vous livrer Ö toute cette mascarade ?

- Mon cher monsieur Baley, rÇpliqua le Spacien, j'ai ÇtÇ extràmement intÇressÇ par vos raisonnements.

quant Ö vous dÇcharger de l'enquàte, j'en doute fort.

Car, avant de couper la communication avec le commissaire principal, j'ai spÇcialement insistÇ pour que

l'on vous en laisse la pleine responsabilitÇ. Et je suis convaincu que votre chef continuera, comme vous, Ö

nous aider Ö la mener Ö bien.

Baley s'assit, d'assez mauvaise grÉce, et dit durement :

- Et pourquoi en àtes-vous donc si convaincu ?

Le Dr Fastolfe croisa les jambes et soupira.

- Monsieur Baley, dit-il, jusqu'Ö prÇsent, j'ai en gÇnÇral rencontrÇ deux types de New-Yorkais : des Çmeutiers et des politiciens. Votre chef nous est utile, mais c'est un politicien. Il nous dit ce que nous dÇsirons entendre, il s'efforce de savoir nous prendre : vous voyez ce que je veux dire. Or, voilÖ que vous entrez en scäne, vous venez nous voir, et, courageusement, vous nous accusez de crimes abominables,

161

que vous tentez de prouver. J'ai eu beaucoup de plaisir Ö assister Ö votre dÇmonstration, et j'ai estimÇ

qu'elle permet de fonder de sÇrieux espoirs sur notre collaboration.

- Eh bien, vous n'àtes pas difficile ! s'Çcria Baley, sarcastique.

- Oh! si, oh! si, reprit l'autre, calmement. Vous àtes un homme avec lequel je peux jouer cartes sur table. La nuit derniäre, monsieur Baley, R. Daneel s'est mis en communication avec moi, par radio, car il a, sur lui, un appareil Çmetteur-rÇcepteur; il m'a fait son rapport, et certains renseignements qu'il m'a donnÇs sur vous m'ont vivement intÇressÇ : par exemple, la composition de votre

bibliothäque.

- Ah ? qu'est-ce qu'elle a donc d'extraordinaire ?

- Un bon nombre de vos livres filmÇs traitent d'histoire et d'archÇologie. Cela prouve que vous vous intÇressez aux questions sociales, et que vous avez quelques connaissances sur l'Çvolution de la sociÇtÇ humaine.

- Màme un policier peut passer ses loisirs Ö lire si cela lui plaåt..., Entiärement d'accord, et je suis heureux prÇcisÇment que vous ayez,de tels goñts, car cela va m'aider Ö mener Ö bien mon entreprise. En premier lieu, je dÇsire vous expliquer, ou essayer de vous faire comprendre, l'exclusivisme des hommes des Mondes ExtÇrieurs. Ainsi, nous vivons ici, Ö Spacetown, sans jamais pÇnÇtrer dans la CitÇ; et nous ne frÇquentons les New-Yorkais que selon des rägles extràmement strictes. Nous respirons Ö l'air libre, mais nous portons des filtres dans nos

narines ; j'en ai sur moi en

ce moment, mes mains sont gantÇes, et je suis tout 162

Ö fait rÇsolu Ö ne pas approcher de vous plus que cela n'est indispensable pour m'entretenir avec vous.

quelle est, Ö votre avis, la cause de tout cela ?

- Rien ne sert de jouer Ö la devinette! grommela Baley, bien dÇcidÇ cette fois Ö laisser parler son interlocuteur.

- Si vous vous laissiez aller Ö deviner, comme le font certains de vos compatriotes, vous diriez que nous mÇprisons les Terriens, et que nous croirions dÇroger si nous laissions, ne fñt-ce que leur ombre, nous atteindre. Or, c'est faux. La vraie rÇponse est, en fait, l'Çvidence màme. L'examen mÇdical et les prÇcautions sanitaires dont vous avez ÇtÇ l'objet ne sont pas des mesures arbitraires et sans signification.

Elles ont ÇtÇ dictÇes par une impÇrieuse nÇcessitÇ.

- La maladie ?

- Oui, la maladie. Mon cher monsieur Baley, les Terriens qui ont colonisÇ les Mondes ExtÇrieurs se sont trouvÇs dans des planätes absolument vierges de virus et de bactÇries. Il va sans dire qu'ils y ont apportÇ les leurs, mais, en màme temps, ils disposaient des plus modernes techniques mÇdicales et

micro-biologiques. Ils ont eu seulement Ö lutter contre une petite communautÇ

de micro-organismes, sans parasites intermÇdiaires. Il n'y avait lÖ ni moustiques

propageant le paludisme, ni limaces vÇhiculant la schistosomiase. On supprima donc les porteurs de germes de maladie, et l'on cultiva systÇmatiquement en symbiotes les bactÇries. Ainsi, graduellement, les Mondes ExtÇrieurs devinrent absolument libres de toute maladie. Et, naturellement, Ö mesure que le temps passait, la rÇglementation touchant les immigrations des Terriens devint

de plus en plus rigoureuse, attendu que les Mondes ExtÇrieurs pouvaient 163

de moins en moins risquer d'introduire chez eux des germes nocifs.

- Ainsi donc, vous n'avez jamais ÇtÇ malade, docteur Fastolfe ?

- Jamais par l'action d'un microbe parasite, monsieur Baley. Nous sommes tous

sujets Ö des maladies dues Ö la dÇgÇnÇrescence, bien entendu, par exemple, Ö l'artÇriosclÇrose, mais je n'ai jamais eu ce que vous appelez la grippe. Si j'attrapais la grippe, je pourrais fort bien en mourir, car je n'ai en moimàme aucune capacitÇ de rÇsistance Ö l'action de ce

microbe. VoilÖ quel est notre point faible, Ö nous autres- Spaciens. Ceux d'entre nous qui viennent habiter Spacetown courent un

träs grand risque. La

Terre est une fourmiliäre de maladies contre lesquelles nous n'avons aucun moyen de nous dÇfendre;

j'entends aucune dÇfense naturelle. Vous-màme, vous àtes porteur des germes d'Ö peu präs toutes les maladies actuellement connues.

Vous ne vous en rendez pas compte, parce que, la plupart du temps, vous rÇussissez Ö en contrìler l'Çvolution, grÉce aux anticorps qui, d'annÇe en annÇe, se sont dÇveloppÇs dans

votre organisme. Mais moi, je n'ai pas d'anticorps.

Dans ces conditions, vous Çtonnez-vous de ce que je ne m'approche pas plus de vous ? Croyez-moi, monsieur Baley, je ne me tiens Ö

distance que par mesure d'auto-dÇfense.

- S'il en est ainsi, dit Baley, pourquoi ne pas faire connaåtre ce fait aux Terriens ? Je veux dire, pourquoi ne pas expliquer ouvertement que les Terriens ne vous dÇgoñtent pas,

mais que vous devez prendre vos prÇcautions contre un rÇel danger physique ?

- - Ce n'est pas si simple que cela, rÇpliqua Fastolfe 164

en secouant la tàte. Nous sommes peu nombreux, et, en tant qu'Çtrangers, on ne nous a guäre en sympathie. Nous arrivons Ö

garantir

notre sÇcuritÇ, grÉce

Ö un prestige assez fragile, celui d'une race supÇrieure. Nous ne pouvons pas

nous permettre de perdre la face, en reconnaissant ouvertement que nous avons peur d'approcher d'un Terrien; nous ne le pouvons pas, en tout cas, tant

qu'une meilleure comprÇhension n'aura pas ÇtÇ instaurÇe entre Terriens et Spaciens.

- Il ne pourra y en avoir de meilleure sur les bases actuelles, docteur Fastolfe, car c'est prÇcisÇment Ö cause de votre prÇtendue supÇrioritÇ que... nous vous haãssons.

C'est un dilemme. Et ne croyez pas que nous ne nous en rendions pas compte!...

- Est-ce que le commissaire principal est au courant de cet Çtat de choses ?

- Nous ne le lui avons jamais exposÇ carrÇment, comme je viens de le faire avec vous. Cependant, il se peut qu'il l'ait devinÇ; c'est un homme träs intelligent.

- S'il l'avait devinÇ, il aurait dñ me le dire, murmura Baley, songeur.

- Ah ! fit le Spacien dont les sourcils se dressärent. Et s'il vous avait averti, vous n'auriez jamais envisagÇ la possibilitÇ que R. Daneel fñt un Spacien, n'est-ce pas ?