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Dès leur départ, Ève avait rouvert sa porte. La Gazette entrait près d’elle, elle ne le chassait pas, lui demandant de la redresser ou de pousser un oreiller sous sa nuque ou sous ses reins.
Elle se faisait apporter des monceaux de linge à repriser abandonné par les hommes. Elle tentait d’enfiler l’aiguille et de ravauder toutes ces nippes, mais les bras lui retombaient le long du corps, alors, pour ne plus penser à ses misères et repousser le découragement, elle disait à la Gazette :
— Gazette, raconte !
Le vieux druide venait près d’elle pour décharner ses peaux et les préparer pour la foire des sauvagines de Chalon. Il dodelinait de la tête, et de sa voix de fausset il égrenait les nouvelles des six cantons. D’autres fois, il débitait, tout d’une traite, de grandioses foutaises où personne, sauf Eve, ne pouvait se retrouver.
Elle paraissait s’assoupir, comme endormie par ce curieux radotage, mais, les yeux clos, elle était éblouie par ses trouvailles de conteur, ses brusques envolées prophétiques et troublée par ces mystérieux souvenirs imaginaires…
Mais étaient-ils imaginaires ? Quand il s’arrêtait, elle remettait en marche cette étrange machine à paroles.
— Tu dis toujours : « Nous autres les druides », mais les druides sont à la première page de notre histoire de France, et nous, nous sommes à la dernière?…
— C’est parce que ce que vous appelez l’histoire de France est trop court pour moi !
— Tu ne vas pas me dire…
— Je te dirai ce qui est… Il se fait tard, je me souviens. J’attends l’étoile du matin !
— Vieux rabâchon !
— … Quand Jules César assiège Alise, c’est ça le début de votre petite histoire de rien du tout. Eh bien moi, à ce moment-là, je ne suis déjà plus un gamin…
— Quelle guoguenette vas-tu encore me dire ?
— … Après la défaite de Vercingétorix, sois sûre, j’ai fait ce que j’ai pu pour maintenir le culte, mais Jules César est un malin : il veut abattre le druidisme, qui vient des Atlantes et qui est le ciment de tout le pays celte ! Alors il nous persécute, et c’est à cette époque-là que je commence à me cacher dans les bois.
— Pas étonnant que tu sois devenu sanglier !
— Oh ! je ne suis pas le seul ! Par-ci par-là il y a bien eu quelques collaborateurs, mais presque tous les druides ont pris le maquis !
— Tu mélanges tout, Gazette !
— Nous avons essayé, dans la clandestinité, de maintenir notre culte et de conserver notre science. Mon diocèse était grand : j’ai assuré clandestinement mon ministère pendant cinq cents ans, caché dans les bois !
— Cinq cents ans dans les bois et les grottes ? Pas étonnant que tu sentes le reûtené !
— Oui, cinq cents ans ! J’ai vu les Romains briser, détruire par le fer et le feu toutes les traces de notre civilisation. Après eux, ce furent les-sauvages ! Si tu avais vu passer les bandes d’Alains, de Sarmates, de Boyens, de Huns ! Il y en avait toujours une bande en train de piller, de tuer ou de violer ! On voyait de grandes colonnes de fumée monter de la plaine de la Saône, du Dijonnais. Les corbeaux étaient à la noce de ce côté-là.
« Les Gaulois n’avaient plus figure de Gaulois ! Quatre siècles de barbarie romaine, on ne s’en remet pas comme ça ! Châtrés qu’ils étaient, nos Gaulois ! Et nous n’avions plus les moyens de les reprendre en main !
— Et toi, vieux coquin, qu’est-ce que tu faisais pendant ces quatre siècles ?
— Nous, les druides, nous nous transmettions la Connaissance de bouche à oreille, pensant qu’une si belle science ne pouvait se perdre comme ça, et qu’un jour viendrait où elle serait recueillie là où il fallait, par qui il fallait !
— Et alors, Gazette ?
— Alors ? »
La Gazette se redresse, lâche la peau de renard qu’il est en train de fouler à la main, ses yeux s’agrandissent et il entre dans l’extase.
— Alors voilà que le bruit court que des hommes justes parcourent nos sauvageries. Ils entrent dans nos forêts vierges, remontent nos vallées, retournées au marais et à l’épine. On dit qu’ils viennent enseigner une nouvelle philosophie…
«… Oh ! les premiers ne sont ni bien nombreux, ni bien hardis. Ils disent qu’il faut s’entr’aimer, être doux et miséricordieux. Mais le plus souvent, on les reçoit à coups de pierres.
— Non?
— Hélas ! On les brûle, on les ébouillante…
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils apportent une drôle de nouvelle et une façon de vivre à l’envers des autres.
« Au début, moi aussi, j’étais contre eux et je ne dis pas que je n’ai pas jeté aussi ma petite pierre…
— Pas vrai ? coupe Eve, qui s’amuse.
— Hélas si, ma chère enfant ! Mais en les écoutant dire qu’il fallait s’aimer, partager, faire du bien à celui qui vous persécute, j’en suis arrivé à les admirer !
« Oh ! ça n’est pas venu tout seul. J’ai bien mis trois siècles-à comprendre !
«… A fallu que j’en voie frire une bonne douzaine, qui chantaient dans les flammes ! A fallu en voir des horreurs et des abominations que je ne peux pas raconter à une pucelle… Pourtant eux aussi prenaient le maquis, se cachaient, comme nous, dans les bois… Et c’est là que j’ai appris à les connaître.
— Et après ?
— Là-dessus, encore deux bons siècles d’horreurs mérovingiennes, franques ou burgondes ! Des barbares qui ne connaissaient que la force ! Quel bain de sang ! Quelle foire d’empoigne !
— Et toi, Gazette, pendant ce temps-là, tu devais t’ennuyer, toujours dans tes bois ?
— Lourds siècles de plomb !… Mais voilà que, tout par un coup, arrivent des hommes vêtus de bure, avec une corde comme ceinture et une croix comme épée. Ils disaient la même chose que les premiers : aimez-vous les uns les autres ! et chantaient le même refrain…
— Mais ceux-là, Gazette, ils ont été mieux reçus que les autres ?
— Plus malins, qu’ils étaient ! Ils ne sont pas venus un par un, mais tous ensemble, en ordre, comme une armée, avec leurs généraux, leurs capitaines, leurs adjudants, et une piétaille nombreuse et besogneuse comme freumis. On les regardait venir : c’était beau. Quand ils arrivaient dans un coin, ils commençaient par arracher ronce et tracer sillon et aussitôt qu’ils avaient dégarni trois ouvrées, ils construisaient chapelle et chantaient psaumes ! On sortait alors de nos trous pour les regarder et venir renifler de près la bonne odeur de la terre bellement retournée et celle du mortier frais. Ils étaient si forts et si sûrs d’eux qu’ils en imposèrent même aux charognards. Ils avaient inventé une histoire pour leur faire peur : celui qui tue, qui vole, qui viole ira dans un terrible feu éternel où des diables cornus les feront rôtir en les pigonnant avec leurs grands fourchets jusqu’à la fin des siècles et des siècles…
— Ainsi soit-il ! ajoutait Eve.
— … les autres, ceux qui se tiennent bien sages, iront dans un paradis d’or et de belle musique…
— Et cela a suffi à tout arranger ?
— … Il y en avait qui étaient tellement terrifiés qu’ils invitaient ces moines à venir s’installer sur leurs terres. En réalité, c’étaient des terres qu’ils avaient volées aux autres, mais ils en faisaient cadeau aux frocards pour le salut de leur âme ! Ce que l’amour et la douceur n’avaient pu faire, la peur le-fit ! Ah ! c’est une machine bien curieuse et bien étonnante que la cervelle humaine !
— Et toi, Gazette, pendant ce temps-là ?
— Ah ! moi ! J’ai fait comme les autres druides. Un jour il en vint une troupe près de mon ermitage. Leur chef, avec lequel je bavardais souvent…
— Je m’en doute bien.
— … me dit : tu es du pays, tu as autorité sur les clans, tu connais le ciel, les étoiles, la marche des mondes, la tête de l’eau, la Vouivre, tu connais la quadrature du cercle et les techniques des Égyptiens et des Chaldéens pour soulever des blocs énormes de pierre pour en faire des instruments de régénération et de transmutation humaine ! Tu connais les champs magnétiques, le chiffre du monde et les règles de l’harmonie cosmique…
— Il t’a dit tout ça, Gazette ?
— … Tu connais le système numéral qu’on appelle la Kabbale, tu connais la puissance des eaux, des airs et du soleil ! Nous, nous apportons l’amour, la philosophie du cœur, vous la Connaissance et la puissance de l’esprit, à nous tous, nous pouvons conduire l’homme au royaume de Dieu !
— Et qu’est-ce que tu as répondu, Gazette ?
— Ma réponse ne s’est pas fait attendre. J’étais décidé à me rapprocher d’eux, car eux seuls me paraissaient capables d’atteindre à l’idéal de mes maîtres. Oh ! ce ne fut pas long : « Tu aimes le Christ ? Tu crains Dieu ? Alors tu es moine pour l’éternité, in nomme patris et… Amen ! »
Maintenant la Gazette n’est plus le vieil ivrogne truculent et farceur : il a fermé les yeux, sa voix est grave et lente et il continue, majestueux, revenu à son idée fixe :
— … Tous mes frères les druides, encore dispersés, ont été attirés et absorbés comme moi par les ordres monastiques et c’est de ce moment qu’ils ont triomphé ! C’était enfin la revanche du druidisme !
Ève regardait le vieux fou, et elle ne le reconnaissait pas. Ni sa voix, ni son visage n’étaient les siens. Il n’avait même plus l’accent bourguignon.
— Continue, vieux bavard !
— Je n’ai jamais dit ces choses à personne. Tu es la seule à savoir. Tiens ta langue ! Sinon !…
— … Et comme ça tu as chanté laudes et matines ?
— Sans doute, mais on m’employa surtout selon mes compétences. Je fus bien vite maître d’œuvre, moi qui connaissais l’équilibre des mondes ! Ah ! j’en ai construit à cette époque avec mes frères Initiés ! Et voilà pourquoi on rencontre, dans les sanctuaires bâtis en ce temps-là, des signes que votre époque ne sait plus déchiffrer ! Nous avons voulu donner la clé, à qui sait s’en servir !
— C’est drôle ! disait Eve, un instant distraite de ses douleurs et de son chagrin.
— Saint Bernard aussi trouvait ça drôle ! Il me disait…
Ève levait la tête, étonnée :
— Tu veux dire que tu as connu saint Bernard ? Toi, Gazette ?
— Si j’ai connu le rouquin ? Je l’ai vu comme je te vois, que je meure si je mens ! C’est en mil cent seize ou dix-sept, je ne sais plus très bien, qu’il m’entretint de son projet d’envoyer neuf chevaliers, dévots et craignant Dieu, sur les ruines du temple de Salomon, pour y rechercher l’Arche d’Alliance dont il pensait qu’elle contenait les secrets et la clé du monde, et le complément à nos connaissances…
— Je compte sur mes doigts, Gazette, et je m’aperçois que tu avais déjà, à ce moment-là, mille deux cents ans. Pardonne-moi, mais je trouve ça étonnant !
— Saint Bernard de Fontaine, le Bourguignon génial, trouvait ça bizarre aussi, mais avec les renseignements que je lui ai donnés, il a fini par comprendre que j’avais le moyen d’utiliser les forces admirables de notre mère la terre et de notre père le soleil pour vivre éternellement !
« C’est de ce moment que lui aussi a révéré la terre, vierge, et cependant mère de l’homme. Il l’a chantée dans maints de ses hymnes… C’est ce que les curés d’aujourd’hui traduisent en disant qu’il avait une grande dévotion pour la Vierge ! Haha ! je ris de voir comme on peut travestir la vérité !
— Moi aussi, répliquait Eve, je ris de voir comment la Gazette sait bien conter sornettes ! »
La Gazette s’était levé. Il marchait à grandes enjambées en gesticulant. Il allait répondre, mais il s’arrêta net :
— Puisque tu ne me crois pas, tu ne sauras jamais ce que m’a dit saint Bernard !
— Eh bien, je ne le saurai pas, et je n’y perdrai pas grand-chose, puisque c’est tout faribole !
Elle se tut et, gentiment :
— Mais puisque tu sais tant, de choses, tu ferais mieux de rebouter mes os, plutôt que de jaser pour ne rien dire !
« Regarde-moi, tout inutile sur mon lit, et dehors j’entends les hommes qui travaillent, j’entends les craquements des taillis fracassés, et les chaussettes déchirées s’accumulent. Ils me rapportent des pantalons que je ne peux même pas soulever, tellement ils sont cuirassés de boue et de crasse ! Gazette, je ne peux même pas tenir l’aiguille ! Autant mourir tout de suite ! Gazette, guéris-moi ! »
Le vieux reprit alors sa mauvaise tête d’idiot. Il accrocha au plafond la peau qu’il venait de tendre et sortit sans dire un mot.
Dehors, le souffle du printemps se reconnaissait à travers les derniers frimas du dégel.
Du haut de la verrière du chœur de Saint-Bénigne, Gilbert voyait les toits du quartier Saint-Philibert, et, émergeant de ces vagues clapotantes, faites de tuiles brunes, les trois vaisseaux, ancrés l’un derrière l’autre, de Saint-Jean, Saint-Philibert, dans le sillage du navire amiral et cathédral : Saint-Bénigne.
Les trois sanctuaires ainsi accolés, comme des bâtiments de mer au mouillage, paraissaient se presser bord contre bord, pour profiter d’un lieu de pêche favorable. Là, quelque part dans les profondeurs, une richesse gisait, sans aucun doute, que ces chalutiers immobiles s’acharnaient à exploiter depuis des siècles. C’était si vrai que l’édifice primitif était souterrain, construit autour d’un puits, le fameux puits dont parlait toujours la Gazette.
Car Gilbert ne pouvait plus voir un pilastre, une voussure, un arc doubleau ou même simplement une pierre taillée sans évoquer le vieux mage. Lui seul semblait donner réponse à toutes les questions que se posaient les deux sculpteurs. Au milieu d’un fatras d’âneries, on trouvait, dans ses vaticinations, des explications fulgurantes et Gilbert commençait à croire à ses fables.
De lui, il passait à Eve, qui ne pouvait plus attendre sa guérison que d’un miracle. La Gazette, seul, pouvait faire de cette loque invertébrée un être allant et venant, comme tout le monde. Le médecin-chef de l’hôpital lui avait bien dit que plus rien n’était possible pour elle maintenant. C’était déjà merveille qu’elle fût encore vivante.
Il pensait à cela nuit et jour.
Du haut de la lumineuse abside, ses idées naissaient, librement, se développaient avec une aisance incroyable, et il en arrivait à penser qu’il fallait décider le vieux bonhomme à intervenir, coûte que coûte !
Le samedi, après six jours de ratiocinations, il partait pour la Rouéchotte gonflé d’espoir. Il se précipitait à la porte de la chambre à four, y tambourinait :
— Ève ! Me voilà ! Ton fiancé pour toujours !
Puis il tarabustait le vieux :
— Alors, quand me la guériras-tu ?
Il tournait autour de la chambre à four comme renard autour du poulailler, puis partait, ainsi qu’un fou, dans les brûlis, et gagnait les dessus, marchant pour tuer son impatience et sa colère.
Un jour, il tendit quelques pièges et le hasard voulut que, dans l’un d’eux, se prît une martre, la première martre de l’année, mais une martre blonde. Il courut à la chambre à four et cria :
— Ève ! J’ai un cadeau à te faire !… Une martre ! Une martre blonde !
Ève se taisait, en mordant ses lèvres pour ne pas pleurer.
— Ève ! Elle est pour toi.
— Mais Gilbert, que peut faire d’une martre blonde une petite boscotte comme moi ?
— Je te la tannerai, et tu en feras une jolie toque pour ton voyage de noces !
— Pauvre bête ! elle risque d’avoir brâment perdu tout ses poils si elle attend jusqu’à ce jour-là !
— Tais-toi, Ève !
— Et moi, le beau cadeau que je ferai à mon pauvre époux ce jour-là ! Gilbert, il faut abandonner ton idée ; oublie-moi ! Je t’en supplie, Gilbert, oublie-moi à tout jamais !
L’accent était tel qu’il se retira sans dire un mot, un sanglot dans la gorge. Il allait éclater lorsqu’il aperçut la Gazette qui, se dérobant derrière le tas de fagots, rentrait du piégeage, lui aussi.
— Ho Gazette ! Viens un peu par là, toi, que je. te reveuille !
Il l’empoigne par le revers de sa vieille capote verte, celle qu’il avait prise, vingt-huit ans plus tôt, à un déserteur allemand qui passait, entre chien et loup, en bordure des friches de Saint-Jean-de-Beuf.
— Maintenant, je n’irai pas par quatre chemins : Guéris-la, ou je te flanque une taugnée dont tu te souviendras encore pendant les deux mille ans qui te restent à vivre !
— Tu es fou, Gilbert ! Elle est bloquée à jamais, ses os sont comminués, la médecine et la chirurgie ne peuvent plus rien pour elle !
— Et tes courants telluriques ? Hein? A quoi ils servent ? Et tes puits celtiques ? Hein ? Et tes danses rituelles ? Et ta verge d’Aaron ? Et ton rapport d’Osiris ? Et ta corde des druides ?
— Mais Gilbert…
— C’était de la blague, tout ça, hein ?
— Mais, Gilbert…
— Pas la peine d’aller tourner comme derviche sur tes ronds de fées, pas la peine de caresser ta Vouivre pour ranimer ton vieux squelette déjà refroidi, si tu ne peux pas redonner simplement un peu de souffle à une jeunette de vingt ans qui ne demande qu’à vivre !
« Tu ramènes ta science toute la journée, mais tu n’es pas capable de remuer tant seulement un petit doigt pour ranimer un joli corps comme ça.! »
Le vieux, presque étranglé, crachotait, bredouillait :
— Gilbert, guéris-la toi-même ! tu es mon eubage… Tu peux !
— Je ne peux rien du tout. Tu m’as toujours dit : « Tu sauras tout, je t’initierai ! » Mais ouatte ! Tu ne m’as jamais rien dit !
— La porte du Temple doit rester fermée ! ergotait la Gazette. On n’ouvre pas à n’importe qui ! Je voulais t’éprouver ! Mais nous allons nous retirer tous les deux sur la montagne et je t’apprendrai les vingt mille vers qui contiennent notre savoir…
— Mais c’est tout de suite ! Vingt mille vers ? Tu ne m’en avais jamais parlé de ces vingt mille vers-là ! Et moi je vais mettre vingt ans pour les savoir, et nous serons de vieux croûtons, Ève et moi, lorsque je pourrai la guérir !
— Vingt mille vers qui ne furent jamais écrits, continuait le vieux braconnier, et qui t’enseigneront le mouvement des astres, les…
— Va te faire lanlaire avec tes vingt mille vers ! Moi, j’ai rabouté les bras de mon christ, c’est tout ce que je peux faire ! Gazette, guéris Eve, c’est ton vieux Gilbert, ton cher enfant, qui te le demande !
— Dès demain, nous nous mettrons à l’ouvrage ! dit gravement la Gazette en reprenant son souffle.
Le lendemain, la Gazette avait disparu. Se lancer à ses trousses, c’était comme essayer de passer cravate à nuage qui passe. Gilbert eut une drôle d’idée.
— Et si ce que la Gazette dit était vrai ? Si la chapelle des Griottes était l’athanor, l’instrument qui capte les courants de la terre pour opérer la « mutation », comme il dit ? Si les guérisons de jadis, dont tout le monde parle dans la région, étaient vraies ? Pourquoi ne pas s’en servir ? Les dons de la terre et du ciel sont là, il n’y a qu’à prendre ! Se prive-t-on des pommes, des poires que les racines et les feuilles des arbres vont chercher dans la terre et dans le ciel ?
Perché sur son échafaudage, il rumina cette idée, toute la semaine. Le samedi suivant, il était décidé.
La Gazette, lui, avait repris la randonnée d’équinoxe et, au passage, il racontait dans les villages :
— C’est fait ! Gilbert de la Rouéchotte va pouvoir être mon vicaire ! Je lui enseigne le mouvement des astres et la grandeur des mondes ! Il sera bientôt au comble de la maîtrise initiatique ! Nous nous sommes retirés dans le Peux Petu et je lui enseigne les secrets !… Bientôt je pourrai mourir, enfin, après deux mille ans de quête..
Il était ainsi quand soufflaient les vents de mars, le hâle et la bise, qui remuent tout et mettent la folie dans les esprits privilégiés.
Il passait par le village abandonné de Saunières, perdu dans le fond de sa petite combe, il y pleurait les habitants disparus qu’il avait si bien connus, il repartait, suivant la Vouivre, passant la nuit pelotonné dans les grottes perdues, le puits Groseille, la grotte de Tebsima, et le fameux Peux Petu. Des chasseurs postés au sanglier l’entendirent parler un drôle de baragouin et répandirent le bruit que des cérémonies initiatiques se déroulaient là, où l’on voyait la Gazette, drapé de linge blanc, la tête ceinte d’un bandeau blanc, se livrer à de bien curieuses grimaces, dans la semaine qui précédait le vingt et un mars. Les mieux renseignés, ou les plus hâbleurs, dirent avoir vu Gilbert, en personne, revêtu de lin candide, agenouillé devant un Gazette mitré, et mangeant des escargots crus ! Ce sont ces sortes de plaisanteries, les moins logiques, qui ont le plus de chance d’être avalées par les contribuables. A preuve : les élections. Aussi tout le monde croyait, dur comme cornouiller, que Gilbert jouait les ermites, quelque part dans les Arrière-Côtes.
Le pauvre était, pour lors, sur son échafaudage, en la cathédrale Saint-Bénigne, en train de combiner son coup, et la Gazette, le feu aux fesses, filait comme le gibier noir en direction du sud-ouest, en faisant de grands détours mystérieux qui eussent bien étonné ceux qui l’auraient suivi. Les seuls escargots qu’il mangeait étaient ceux qu’il trouvait, en retournant les pierres des murées, bien mortifiés par leur jeûne d’hiver, et qu’il faisait griller sur son feu de bivouac. De gros escargots bien blancs dont une douzaine lui faisaient un repas, pour peu que les grives lui eussent laissé, par-ci par-là, une poignée de senelles noircies par les gelées, et qu’il égrappait au passage, en disant : Crataegus vulgaris, martyrum mérita, hosanna in excelsis !
Parti plus tôt que de coutume, il allongeait le pas à plaisir. On le voyait à Ogny, sur les ronds de sorcières, à Vouvres, village à cheval sur la Vouivre, comme son nom l’indique, au-dessus de la butte de Sussey, autel cosmogonique, dressé juste à la conjonction des versants, battu par les souffles contradictoires de deux mondes. Il y attendait le coucher du soleil qui, dans le grand ciel vert, balayé d’un coup de vent terrible, plongeait au défaut du menhir de Pierre-Pointe qu’on voyait, gros comme un téton de truie, sur le ventre de la montagne d’en face.
Il était alors pris d’un grand frisson qui le secouait des pieds à la tête. Il s’y abandonnait en poussant de petits geignements de bête, des râles d’orgasme, pendant tout le temps que l’astre disparaissait. C’est ainsi, tout au moins, que le racontait, le soir même, dans les cafés du Maupas, le Daniel, arrière-petit-fils de la bourrique de Robespierre; il l’avait vu faire ses simagrées, alors qu’il labourait par là.
Il l’avait vu aussi se tourner vers le bois de Vèvre et crier : « Salut à toi, Vèvre Vivre Vouivre, qui gonfle la montagne et nous donne ton souffle !»
On le voyait, trois jours plus tard, à Couches, versant sa petite larme sur la maison des Templiers, il y rencontrait le notaire qui lui disait :
— Te voilà, Gazette ? Toujours fidèle à la Vouivre, à ce que je vois ?
— Ça bouge ! Ça bouge ! Tabellion, heureux celui qui sait !
Il repartait, en direction d’Autun, évitant la grand-route, bien sûr, traversant les villages en criant :
— Ça bouge ! Ça bouge ! Bonnes gens, ça bouge !
Il quittait le pays des vignes et retrouvait les bois de l’Autunois, encore confits de givre, alors que les pêchers du vignoble, à seulement dix kilomètres, poussaient des boutons, rouges comme des vits de chiens.
Il arrivait à Autun, débouchait sur le parvis et s’annonçait bientôt chez le chanoine Robelot; il le trouvait dans son grenier, armé d’une longue-vue qu’il pointait vers l’extrême pointe de la flèche de pierre de l’église Saint-Lazare.
— Ça bouge! chanoine, ça bouge! Disait le druide. L’autre ne répondait pas. Il ronchonnait :
— C’est un appareil qu’il me faudrait ! Un appareil avec ce qu’ils appellent un téléobjectif !
— Ton œil ne te suffit plus, Robelot ?
— Hélas ! Même si j’avais vingt ans, je ne pourrais pas identifier cette figure que nos pères sont allés percher jusque là-haut ! Car je dois te dire. Gazette, que je viens de m’apercevoir que l’ « Inventaire complet de l’imagerie de Saint-Lazare », que j’ai publié il y a quatre ans, est incomplet !
— Diable !
— Laisse le diable tranquille, je te prie ! Avec cette lunette de marine, je viens de découvrir une foule d’animaux qui manquent à mon bestiaire !
— Haha!
— Pourquoi fais-tu haha ?
— Moi, j’ai fait haha ?
— Aide-moi donc plutôt ! Toi qui sais tout !
’ – Pas besoin de lunettes. Je vais te les dire, moi, tes animaux !
— A l’œil nu ? Tu es trop malin.
— Pas à l’œil nu, mais de mémoire.
Le chanoine, qui était ponté sur deux vieilles caisses superposées pour atteindre la chatière d’où il pouvait voir les parties inaccessibles de sa cathédrale, manqua tomber à la renverse :
— De mémoire ? Voudrais-tu dire que tu les as déjà vus ? La dernière fois qu’on les a révisés, c’était je crois
du temps de Viollet-le-Duc ! Voudrais-tu me faire croire que tu étais là, avec lui, sur les échafaudages ?
— Surtout pas avec cet ignorant, ce vandale, ce…
— Alors ?
La Gazette laissa- tomber un joli petit silence, puis, glorieux, comme toujours :
— C’est moi qui les ai sculptés !
— Je m’en doutais, figure-toi, noble vieillard ! Et moi qui manquais me casser la figure pour les voir, avec cette lunette ridicule, alors que je n’avais qu’à convoquer mon illustre confrère, la Gazette, de l’Institut !
.— Tout simplement ! ajouta modestement la Gazette.
Le chanoine était descendu de son perchoir :
— Alors, pendant que je vais vous préparer les rôties de fromage fort, et déboucher une bouteille des Maranges, vous voudrez bien, cher maître, m’énumérer les animaux que vous sculptâtes, en… Puis-je me permettre de vous demander de me rappeler la date ?
— Mil cent trente! lança la Gazette avec aplomb Mon ami Gislebert étant mort, c’est moi qui ai terminé les imageries hautes !
— Tiens donc! ricanait le chanoine. Que n’y ai-je pensé plus tôt !
— J’y ai même mis ma chouette !
— Ta chouette ?
— C’était ma signature personnelle ! Signature symbolique d’ailleurs, puisqu’elle est, d’abord, un des symboles du druide !
— Et allez donc ! Et pourquoi pas ? gloussait le curé en étalant le fromage fort sur les tartines.
— Je te ferai remarquer, frocard, ajoutait la Gazette en clignant de l’œil, que je l’ai mise aussi, ma chouette, à Saint-Andoche-de-Saulieu sur le cinquième pilier du collatéral sud, comme je l’ai mise aussi à Notre-Dame de Dijon, sur la base d’un des contreforts nord de la nef, et je ris, hihi!…
— Et pourquoi ris-tu, cher vieux freban ?
— … Hihi ! je ris quand je vois les Dijonnais aller toucher de la main « ma » chouette, sous prétexte qu’elle porte bonheur ! Hihi !… C’est la revanche du druidisme, chanoine!…
— Bien entendu, Notre-Dame de Dijon est, selon toi, un monument druidique ?
— Il suffit de regarder, chanoine! Et qui regarde voit ! Et qui étudie découvre ! Tu t’es étonné, un jour, devant moi, qu’il y ait eu, à Notre-Dame de Dijon, la statue de la reine Pédauque. Je t’entends encore dire : « Qu’est-ce qu’elle venait faire ici, cette pouffiasse, cette pédoque ? »
« Ignores-tu donc, latiniste distingué, que « pédauque » veut dire pied d’oie? Que la patte d’oie est, encore aujourd’hui, le signe distinctif du druide enseignant, et que la statue de la reine Pédauque est la façon occulte dont le druide maître d’œuvre signalait aux postérités que cet édifice était construit selon les règles, qu’il était en harmonie avec le globe terrestre à ce point précis du parallèle qui passe à la latitude du bâtiment ?
— Parallèle, latitude ? Mais ces églises ont été construites aux dixième, onzième, douzième et treizième siècles. Or à cette époque on ignorait même que la terre fût ronde et qu’elle tournât. Gazette ! Et ton parallèle ne tient pas debout ! »
La Gazette venait d’éclater de rire en se tenant le ventre à deux mains :
— Et voilà l’ignorance des gens d’Église! Gloussa t-il. Pour eux, c’est Copernic qui, en 1543, a découvert que la Terre est ronde et qu’elle tourne sur elle-même autour du Soleil !
— Ne serait-ce point vrai ?
— Pourtant, chanoine, si le séminaire n’avait pas fait de toi une taupe servile, tu aurais lu, aussi bien que moi, dans Job : «… C’est lui qui trône sur le globe de la Terre…» Et dans Samuel : « Jéhovah tient les gonds de la terre, sur lesquels il a posé le globe ! » Et dans le Deutéronome : «… Que la terre danse autour du soleil ! avec toutes les étoiles !…»
— Copernic et Galilée, eux, avaient lu, sans œillères, les Saintes Écritures, tout simplement; mais Son Ignorance Paul V a condamné les théories de Copernic parce qu’elles étaient « contraires aux Écritures! » Hihihihihi!
— Mais, Gazette, pour déterminer les parallèles, les tracer à la surface de notre terre, pour les mesurer, il faut des connaissances mathématiques, des instruments !
— Hihihihi ! Un jour, vos cerveaux électroniques découvriront que les Pyramides, les cromlechs, les alignements et les vraies cathédrales étaient aussi des computeurs astronomiques très complets… Et le plus fort, chanoine, c’est que ce sera vrai ! »
Le chanoine Robelot s’était arrêté de préparer le casse-croûte :
— Où as-tu lu tout ça, Gazette ?
— Je n’ai jamais lu, car notre savoir n’a jamais été écrit ! Et notre Savoir est immense…
— Pourquoi n’en fais-tu pas profiter la Science ?
— La Science ? Hihihihi ! mais vous n’avez plus de Science, mes pauvres canards ! Ce que vous appelez Science n’est qu’un secret de polichinelle : vous l’enseignez à tout le monde ! Alors les salopiauds l’apprennent autant que les autres, et ils s’en servent, pardi ! Ils se servent, surtout ! Ils fabriquent n’importe quoi, pourvu que ça gagne de l’argent ! Crève l’humanité ! Et je t’extrais le pétrole, et je te fabrique des automobiles ! Et je te vends des engrais chimiques !…
Le chanoine faisait griller ses rôties et débouchait sa bouteille, mais la Gazette continuait :
— La pollution des eaux, des terres, des tripes et des âmes, la voilà votre Science !…
«… L’égalitarisme est le grand pourrisseur de votre civilisation ! La Science à tout le monde, c’est la confiture aux cochons !…»
Le chanoine le regardait parler. Une fois de plus il s’étonnait de voir changer son visage aussitôt qu’il abordait certains sujets.
— … Hélas, continuait le vieux chemineau, Notre-Dame de Dijon est un des derniers édifices que nous, ayons pu construire selon les règles !… Après, ce fut la décadence ! Dès la fin du treizième siècle, c’est la démission générale de l’esprit ! On se met à faire de l’ogival, du flamboyant ou même de l’architecture d’archéologue, comme la façade de votre Saint-Michel de Dijon : un catalogue d’art antique ! Violons sans corde !… « La Belle s’est endormie, qui la réveillera ? » comme dit le Cantique des Cantiques…
« Aujourd’hui, on construit une église en forme de hall de gare, n’importe où. Ses dimensions sont calculées en fonction du nombre de paroissiens, qui n’y viennent jamais, et pour cause. On prend l’emplacement qu’on trouve. Quelle décadence ! Quelle ignorance !…»
Le chanoine regardait son commensal, et depuis longtemps les tartines étaient en charbon.
— Quel dommage, pensait-il, quel dommage qu’une belle intelligence comme celle-là se soit noyée dans le vin et dans la débauche !
Et puis, lentement, la Gazette redevenait la Gazette. De sa voix de vieux bouc, il annonçait :
— Le petit curé à chandail rouge a vendu notre Saint-Thibault, et avec l’argent, il sonorise son église, comme il dit…
— Vendu ? hurlait alors Robelot. Ah ! c’en est assez ! il est grand temps que cesse ce massacre ! Hier, c’était le vol du triptyque de Montréal, avant-hier le Saint-Denis de l’église de Saint-Thibault, l’autre jour le Saint-Hubert de Noidans! Tous les jours un joyau disparaît !
— Ça me rappelle les années 380! exultait la Gazette.
— Il faut prendre immédiatement des mesures ! J’irai dès demain trouver le professeur Viardot…
— Hihihihi ! ricanait la Gazette, c’est justement le professeur Viardot qui a montré la Dame-de-sous-Terre à l’acheteur !
— Malheur ! gémissait Robelot, à qui se fier ? Nos intellectuels sont bien naïfs !
— Ils sont surtout bien ignorants, chanoine ! eux aussi !
Le lendemain matin, le chanoine Robelot, dans les ténèbres, se levait pour aller dire sa messe de six heures et demie. C’était toujours avec la même émotion qu’il pénétrait chaque matin dans cet extraordinaire Saint-Lazare, qui était la passion de sa vie. Il glissait discrètement parmi cette imagerie bouleversante des chapiteaux qu’il avait tant étudiés : ces hydres-griffons, ces oiseaux monstrueux, ces fleurs étranges, ces personnages, insolites parce qu’inexpliqués, sur lesquels il n’osait pas lever les yeux, de peur, confiait-il à ses intimes, de perdre la foi.
Au passage, il ne se permettait de regarder que les figures dont il était à peu près sûr qu’elles appartenaient à l’Ancien ou au Nouveau Testament. Encore que la plupart fussent affublées d’attributs mystérieux qui permettaient les exégèses les plus troublantes. Les mécréants ne s’en privaient pas (le chanoine le savait bien) en ne voyant dans ces signes que symboles profanes, rythmes incantatoires, clés ésotériques.
Tout en pensant qu’il allait falloir bientôt fermer à clé tous les sanctuaires pour en éviter le pillage systématique, il expédiait vivement sa messe et filait prendre l’autobus pour Dijon.
Près de la gare, il rencontra, dans le gris du matin, la Gazette qui trottinait en direction de Mohthelon. Il lui lança :
— Pour ta Pédauque, tu mélanges tout, vieux fou : il m’est revenu que la statue de la reine aux pieds d’oie n’était pas à Notre-Dame, mais à Saint-Bénigne de Dijon !
L’autre, très à l’aise, avec la désinvolture que donne l’inconscience sans doute, répliquait :
— Peut-être, Robelot robin, mais ça n’a pas d’importance car il y a des reines Pédauque partout, dans les églises de France : celle de Nesle-la-Répote, celle de Saint-Pierre de Nevers, celle de Bourges, et tant d’autres, sans parler de toutes ces saintes quelque chose qui ne sont que des reines de Saba rebaptisées et des Pédauques mutilées. Mais cela n’a aucune importance, car tout ça bout dans la même marmite, chanoine !
Et puis on entendit son rire qui se perdait dans le brouillard alors qu’il prenait la direction du Beuvray où il espérait bien arriver le jour de l’équinoxe, le crâne ceint du linge blanc où se lisaient les trois traits de la patte d’oie.
Il traversait les fermes en criant : « Ça bouge, braves gens, ça bouge ! »
De son côté, le chanoine prenait le bus pour gagner Dijon, où, suivant lui aussi sa folie, il espérait trouver le professeur Viardot et sans doute aussi un ami complaisant et généreux qui voudrait bien l’aider à se procurer… un téléobjectif.