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La Gazette faisait ses grands parcours d’automne avant de se terrer pour l’hiver. On la voyait partout, mais son secteur se rétrécissait, car à l’ouest, il butait maintenant sur les chantiers de l’autoroute qui coupaient en deux comme un mauvais coup de sabre, ses pays préférés. Au sud, il ne dépassait plus jamais Velars ou Lantenay, car au delà c’était pour lui le pays du diable : le Dijonnais, où la ville s’étale et dévore tout autour d’elle. Une fois seulement, il était allé, par le col de Leuzeu, jusqu’à Flavignerot, au-dessus de Corcelles, et des hauteurs du mont de Siège, il avait vu, dans sa plaine, à ses pieds, les grandes constructions cubiques qui escaladaient le mont Muzard et le finage de saint-Apollinaire. C’étaient ce que les Dijonnais appellent « les grands ensembles » des Grésilles, des Valandons, des Poussots, qui se construisaient à cette époque. La Gazette en fut atterré.

Alors La gazette s’était enfui, tremblant de peur, en jetant sa malédiction, et il avait repris ses courses prophétiques en évitant les routes où il ne pouvait plus cheminer qu’en danger de mort. Il suivait les chemins vicinaux,les sentiers, en chantant. De loin on entendait sa voix de fausset qui ressemblait au glapissement d’un renard. Aux gens qu’il rencontrait, il confiait :

— Du haut du mont Afrique, j’ai vu la courtisane qui vous attire tous ! Je l’ai vue, couchée lascivement au pied de nos Monts, parée de ses bijoux de pacotille qui luisaient dans le soir ! Vous irez tous lui faire la cour, elle vous prendra votre santé et vos richesses et vous deviendrez tous des ilotes !…

— … Tous ? Non ! car il y a encore la Gazette et quand la Gazette sera mort, il y aura son successeur !…

— Le successeur de la Gazette! riaient les gens. C’est pas les droits de succession qui le ruineront !

— … En vérité, en vérité, je vous le dis : l’heure approche où je vais pouvoir passer le flambeau. On me trouvera, un beau matin, sec comme un scarabée mort, au coin d’une friche, je serai parti en chantant ma dernière antienne, car je sais qu’une âme est marquée pour continuer mon œuvre !

— Lourde tâche ! disaient les autres en éclatant de rire.

— Celui qui me succédera sort d’entre vous. Il s’est levé. Il a quitté la joie trompeuse des sens, de la famille, de l’argent, du lit et de la table !

— Et qui ce serait donc, ton successeur ?

— C’est mon fils bien-aimé, le Gilbert de la Rouéchotte.

— Le piégeur de sauvagines ?

— Lui-même ! Il fout tout bonnement à la porte les filles qui viennent l’aguicher, car toutes ses forces, il veut les garder pour son œuvre !

— Oh ! Oh ! L’œuvre du Gilbert ? Ça doit tenir dans le creux de la main !

— Taisez-vous, ignobles taupes ! Gilbert est un grand artiste. Les artistes sont l’élite ! L’élite était le levain des campagnes et les campagnes se vident parce que les artistes fuient vers les capitales pour y faire les chiens savants ! Gilbert et moi ? Nous sommes les dernières racines qui vous retiennent encore à votre sol… Moi, je sers le Verbe, lui est le prêtre de la Forme, c’est la seule différence! Nous sommes tous deux les dernières gouttes de ce sang qui a porté la vie de l’esprit, dans tous les recoins des combes bourguignonnes ! Après nous, vous vivrez comme des ilotes, parce que vos derniers grillons se seront tus, et vous crèverez d’ennui, alors vous ferez comme les autres, vous irez les rejoindre dans leurs cités modèles…

La Gazette, arrivé à ce point d’excitation, se mettait à vaticiner dans sa prose curieusement rythmée (l’inventait-il ? L’avait-il lue ailleurs ?)

— … Sinaï ! Sinaï ! Je vois l’homme prostré, courbé sous le fardeau des chiffres fatidiques ! Et le marais, où le veau d’or est embourbé, se nourrit d’innocents et de vierges pudiques !… L’astre du soir sait-il encore que je le vois ? Sinaï, Sinaï, ton chaudron creux résonne, et la mer ne s’entrouvre plus devant personne!… Dois-je égorger mon fils pour entendre ta voix ?…

Les autres, qui n’y comprenaient rien, demandaient :

— Mais le Gilbert ? Qu’est-ce qu’il fait donc dans son nid de chouette ?

— Le Gilbert ? Ah ! le cher archange ! Il a choisi des quartiers de noyer abattus depuis cinq ans. Il les laisse mûrir à l’ombre. Il a le creux des mains humide et brûlant. Il prend la fièvre de Dieu, la fièvre de la création ! Oui, car il va créer ! Il va réveiller les formes qui dorment dans la matière et qui attendent, depuis les origines, de naître à la lumière !

Les gens comprenaient de moins en moins. Mais une grande curiosité montait dans la vallée et tout le monde parlait de lui :

— Paraît, disait-on, qu’il s’est retiré dans sa Rouéchotte. Qu’il s’y est barricadé comme Vercingétorix en Alise, pour y réveiller des morts et qu’il reçoit les gens à coups de cailloux…

Si bien qu’un soir, trois benêts, de ceux qu’on envoie tous les ans à la chasse aux luternes et aux dahuts, décidèrent d’aller voir.

Le ciel était rouge comme une braise, et, sur le couchant des lambeaux de nuages se rabattaient, violets, comme la chape d’un évêque. Ils arrivèrent sur le bord de la petite friche. A leurs pieds se creusait le ravin, bouche d’ombre au bord de laquelle les bâtiments de la Rouéchotte semblaient branler comme dent gâtée.

Ils approchèrent en rampant. Les chiens du Gilbert n’avaient rien entendu. Ils virent une lueur à la lucarne. Les murailles tombaient à pic sur les ténèbres et une chouette se mit à ululer. Un des chasseurs de luternes fit mine de s’enfuir, mais les autres le retinrent.

La nuit d’automne était moelleuse et frissonnait. L’air sentait la nielle, le sureau et l’armoise sous la lune montante. Alors les trois gars, s’aidant des pierres saillantes et se faisant la courte échelle se hissèrent le long du haut mur jusqu’à la gargouille de l’évier. Le premier s’y agrippa, s’y mit enfin debout et regarda par l’œil-de-bœuf : Gilbert venait d’allumer sa lanterne et le gars vit, drôlement éclairée, cette foule de bonshommes gesticulants.

— Quoi que tu vois ? demandaient les deux autres.

— Les gars, je vois des petiots hommes hauts comme des chopines…

— Quoi qu’y font ?

— Ils dansent en faisant des grimaces !

Puis tout à coup, le premier perdit l’équilibre en poussant un « ha ! ». Il reprit son aplomb, puis :

— Cette fois, je vois le Gilbert !…

— Quoi qu’y fait ?

— Milliard de dieux, il leur parle !

— Quoi qu’il leur dit ? L’autre fit encore une fois « ha ! »

— Raconte, quoi, merde, raconte !

— Le Gilbert est avec un grand homme nu ! Un grand homme nu sans bras… il le prend… il le retourne… il le met debout sur un tréteau… Et le voilà qui lui parle !…

— Quoi qu’il dit ? Et Gilbert disait :

— Comme ils t’ont arrangé ! Ils t’ont percé comme une tôle à châtaignes ! Broyé comme épis en moulin ! Les charognes !

En parlant, Gilbert avait pris son maillet, son ciseau et s’était mis à tailler dans la chair du grand homme nu sans bras, alors le grand benêt eut un geste d’effroi. Il glissa sur la pierre lisse de la gargouille, bascula et tomba sur les autres, sans un cri, et les voilà tous les trois roulant jusqu’au bas de l’éboulis, parmi les ronces et les bardanes. Ils se relevèrent meurtris et se mirent à courir, le cœur battant, dans la nuit tombée, jusqu’au village, sans se retourner.

Le lendemain toute la vallée savait que le Gilbert de la Rouéchotte martyrisait chez lui un grand homme nu sans bras, alors que des petites créatures tournaient autour en dansant et en faisant des grimaces.

Ce qu’on ne savait pas, c’est que, pour concevoir son calvaire, Gilbert avait relu l’Évangile dans les vieux paroissiens de sa mère.

 – Avec ça dans les mains, c’est comme si le crucifix du curé était fait. Je vas tout lire et c’est bien le tonnerre si je ne le connais pas comme s’il habitait Loiserolles ou Châteauneuf, le Jésus !

En fait, il lisait, mot par mot, et il trouvait, dans ce texte, bien des choses qu’il n’avait jamais comprises lorsqu’il allait au catéchisme. Ce qui lui plaisait le plus, c’est que celui qu’on appelle le Christ était du côté des filles perdues, des étrangers, des pauvres, des doux, des pacifiques, des traîne-savates, des larrons et des réprouvés, et ça lui plaisait.

Il avait le livre dans sa poche, il l’emmenait sur les hauteurs en poussant sa vache et ses trois brebis. Il le lisait aussi en donnant la fourchée de foin à ses lapins, puis il rentrait bien vite à sa pièce de bois. Il saisissait le ciseau, le maillet et, les cheveux dans les yeux, la fièvre cognant aux tempes, l’œil brillant, il sculptait à en perdre la raison.

Les martres, les renards, les fouines et les chats sauvages pouvaient aller et venir dans les éboulis sans risquer de se faire éreinter dans ses trappes !

Ce que l’on ne savait pas non plus, c’est qu’étant allé prendre les dimensions du socle du Calvaire des Griottes il était d’abord tombé en arrêt sur la chapelle qui n’était plus qu’une lézarde.

L’eau s’était infiltrée dans les murs gouttereaux et dans le cul-de-four qui formait la petite abside. L’arc doubleau avait cédé, la clé de voûte était tombée sur le sol en cassant les dalles veinées de rose. Le petit portail très simple mais très pur avait perdu trois colonnettes sur quatre. Elles gisaient dans l’herbe, encore entières par miracle, mais les embases étaient pourries.

Devant ce délabrement, il eut mal comme devant le corps de sa mère, la veille de sa mort. Jamais il n’avait remarqué à quel point cet édifice familier était ruiné. Là, tout d’un coup, il découvrait la voûte crevée, les fougères et les mousses, les ronces et les troènes qui lentement s’infiltraient dans les murs et montaient vers cette espèce d’autel où des nomades et des chasseurs avaient bonnement fait du feu, un soir d’hiver…

C’était un de ces petits oratoires construits à l’époque où naissait la croisée d’ogive. Tout petit et modeste qu’il fût, il contenait toute la vigoureuse ferveur, toute la maîtrise architecturale de ces moines blancs qui matèrent la forêt vierge en chantant psaumes.

Il se pencha sur la clé de voûte gisant, brisée, sur le sol. Il fut bouleversé par sa géométrie compliquée, sa perfection sculpturale. Pour avoir lui-même balancé des volumes et ahané ciseau en main il mesurait toute la science des constructeurs. En un instant il venait d’être saisi par la vertu de ces pierres savamment assemblées en berceau. Il était « envoûté ».

Alors il fut pris d’une belle fureur : il empoigna à pleines mains les ronces et les orties pour les arracher, il aurait voulu d’un seul coup déblayer les gravats et les rejeter dehors, mais sans outils que pouvait-il faire ? C’est ainsi que l’idée lui vint de réparer lui-même le petit édifice. Il avait bien réussi à sculpter le bois pour en faire des personnages, pourquoi ne taillerait-il pas la pierre pour en faire des claveaux d’arête ou des contre-clés. Des pierres ? Il n’en manquait pas dans ces ruines.

Les outils ? Il avait quelques burins, des broches. Il demanderait aide et conseil à son ami le Jojo Tortillé, homme discret, maçon de son état. Il réparerait d’abord l’écrin et ensuite il y placerait son bijou : son calvaire.

Puis continua sa belle fureur. Avec son couteau-scie, il coupa le tronc du lierre qui enlaçait déjà toute la masse et il s’acharna pendant une heure en criant de rage; ils sont ainsi, les gens de la Montagne : ou tout silence, ou toute colère. Les branches du lierre, sur lesquelles il tirait de toutes ses forces comme sur une corde, cédaient par à-coups en descellant des pierres qui tombaient dans un nuage de poussière.

Il fut bientôt blanc de gravats que la sueur collait sur sa peau, mais il n’en avait cure : il tirait sur les lianes en criant :

— Aïe donc! Charogne, vermine, mange-vermeille !…

Il en était au plus fort de sa rogne quand il entendit la voix de la Gazette derrière lui :

— Tu fais le ménage du Bon Dieu, fils ?

— C’est pas possible que des gens laissent les choses en arriver là ! répondit-il. Nous allons prendre le pic, la boucharde et la truelle, Gazette, et la chapelle des Griottes reprendra figure de quelque chose, je te le dis ! Allons chercher les outils ! j’en ai prou de voir les rats vougeux se prélasser dans les niches de saints…

Ce sont pourtant les amis les plus sûrs de notre chapelle : eux, ils ne l’ont pas abandonnée ! murmura la Gazette en reniflant.

De ce jour, les écureuils et les renards, qui se terraient dans les vieux murs, au plein milieu des ronces, virent un étrange chantier : Gilbert et la Gazette, maître maçon et son goujat, s’étaient mis à décaper les murs, à arracher les pierres gâtées, à gratter à mort les poches de mortier pourri, à nettoyer les joints, à rechercher, dans les broussailles, les équarries, les pierres d’angle, les pierres mureuses, à les classer toutes prêtes au réemploi.

Pour la voûte crevée, ils aggravèrent le trou jusqu’à ce qu’ils rencontrent de la maçonnerie saine. A vrai dire, ils n’allèrent pas bien profond, car le travail avait été bien fait, dans les siècles d’obscurantisme. C’était même un travail lumineux, si l’on peut dire et avant de parler à tort et à travers du Moyen Age, les gens d’aujourd’hui devraient d’abord essayer de démolir un mur de cette époque-là.

La Gazette apportait, à ce travail, une frénésie mystérieuse. Lui, si rétif au labeur, remuait des tombereaux de gravats, la pommette allumée, l’œil dilaté, la voix sourde.

Il poussait des exclamations incompréhensibles et de temps en temps s’arrêtait, prenait sa crosse et se repérait sur on ne sait quoi, mesurait, en murmurant ces phrases extraordinaires qui se fixaient pour toujours dans la mémoire de Gilbert.

— … Trois tables ont porté le Graal : une table ronde, une table carrée, et une table rectangulaire. Toutes trois ont même surface et leur nombre est le rapport de deux à un…

Il répétait : « deux, un ! » puis ajoutait :

— Pas vingt et un comme le croient les corniauds, .. mais « deux, un », tout est là !

Gilbert disait :

— Deux, un ?

— C’est la proportion des pyramides, des temples égyptiens et grecs, compagnon ! et c’est aussi celle…

Il se taisait et se frappait la poitrine, contrit : « Que vais-je dire là, Dieu tout-puissant ?

— C’est aussi celle de quoi ? insistait Gilbert.

— Je peux te le dire, à toi, car tu seras mon successeur. C’est celle du Temple de Salomon, disait le vieux en un murmure. Je l’ai bien vu lorsque je suis allé là-bas, en Terre Sainte, envoyé par saint Bernard avec son oncle le Sire de Montbard pour y retrouver l’Arche d’Alliance…

— Pas possible, haletait Gilbert sans comprendre.

— Oui, c’est un secret. Un, deux, c’est la proportion du Temple de Salomon…

— Le Temple de Salomon ?

— Oui, tu sauras tout ça en temps voulu, compagnon. Il ne faut pas mettre terme avant prémisses ! Mais remarque bien que le rectangle de proportion « deux, un » a une diagonale égale à la racine carrée de cinq ! Et si l’on majore cette diagonale d’une largeur de rectangle et que l’on divise par deux, on a quoi, je te le demande ?

— On a… on a… ânonnait Gilbert ahuri.

— On a 1,618 ! et 1,618, qu’est-ce que c’est, compagnon ?

— C’est… c’est…

— C’est le Nombre d’or, c’est la limite de la série de Fibonacci…

— Le Nombre d’or? demandait Gilbert, sans se méfier.

— Tais-toi, malheureux ! ne prononce pas cela à haute voix ! Parle bas ! Ces connaissances ne doivent pas être répandues dans la Masse ! Compagnon, l’Élite, l’Élite seule doit savoir… Écoute et regarde.

La Gazette prenait sa crosse et écrivait, sur le sol, des chiffres : 1,618/0,618 = (1 + 1,618) = (1,618 x 1,618) = 2,618.

— Et 2,618, multiplié par le rapport douze dix, appelé rapport d’Osiris, donne ?

— Je… je… répétait Gilbert le souffle coupé.

— Donne Pi ! Oui compagnon, trois unités quatorze cent seize ! la constante universelle ! La clé du cercle et de la sphère ! la clé du monde ! la résolution de la table ronde… Et le rapport d’Osiris, qu’est-ce que c’est gamin ? C’est l’intervalle musical de tierce ! Do mi ! Do mi !

Excité au plus haut point, la Gazette, méconnaissable, continuait à chanter : Do, mi… Do mi ! Puis se reprenant :

— Le rapport « deux, un », c’est donc la racine de transformation d’une surface angulaire en une surface circulaire; C’est la quadrature du cercle !

— La quadrature du cercle ?

— Oui, compagnon ! Elle est là, y’a pas de bon Dieu, elle est là ! inscrite sur ma verge d’Aaron.

Alors comme fou, la Gazette reprenait sa crosse et se remettait à mesurer des aunes de ronces et des tonnes de pierrailles, puis, reprenant la pioche : « Creusons, disait-il, creusons, compagnon ! »

Ayant bu une lampée de vin, il quittait le sublime et redevenait le pauvre hère qu’il semblait être. Cent fois par jour, il radotait : « Le Moyen Age ? bigre, c’était pas un âge moyen ! » Il avait trouvé ce jeu de mots et il en était fier. Il trimait comme un Morvandiau, en chantant, suivant les heures, matines ou laudes, vêpres ou compiles.

Gilbert était silencieux. Il n’ouvrait la bouche que pour répéter :

— C’est la première fois que je te vois travailler, Gazette ! Pour sûr c’est une chapelle miraculeuse !

— Miraculeuse ? avait alors hurlé la Gazette, tu ne croyais pas si bien dire ! Et d’abord ce n’est pas une chapelle, c’est un système imaginé pour tirer la santé du fond de la terre ! C’est moi le grand druide qui te le dis !

Ils avaient ensuite apporté une brouette et un outillage plus complet. En trois semaines la petite chapelle des Griottes était nettoyée, déchaussée, décapée.

Alors la Gazette s’était remis à ses simagrées. Par un clair matin, à l’aube, il planta sa crosse en un point et lorsque le soleil se leva, déjà pâle, car on était tard en saison, Gilbert le vit mesurer l’ombre du bâton, planter des repères et se livrer à un calcul très bizarre.

Ensuite, il sortit de sa besace une corde luisante, comme lustrée par un long usage et qui comportait, à chaque coudée, un nœud. Il y avait treize nœuds. Il s’en servit je ne sais trop comme, mais sur le soir, ayant pris sa crosse, il la mit en équilibre sur son index tendu et il s’avança, à pas comptés, dans la figure qu’il avait délimitée de sa corde tendue.

Lorsqu’il arriva derrière le petit autel, le bâton culbuta et tomba :

— C’est là ! c’est là !… creusons là, hurla-t-il.

Comme fou, il empoigna la pioche et se mit à gratter. Trois heures plus tard, comme ils avaient sorti avec grand soin plus de deux mètres cubes de pierrailles, ils virent apparaître une dalle. Ils la soulevèrent et découvrirent un trou rond, maçonné à merveille, et un petit escalier de cinq marches. Au fond du trou brillait une eau transparente et, parmi les gravats, ils trouvèrent une figure grossière de femme assise posant le pied sur un serpent.

— Le puits celtique ! râlait la Gazette. Le contact d’eau ! la Dame-de-sous-terre avec son pied sur la Vouivre !

Il avait pris sa crosse et la couvrait de baisers puis se mettait à courir en rond autour du trou, en répétant :

— L’athanor ! l’athanor !… et le mortier ! le mortier ! le vrai mortier de Maître Jacques !

La frénésie allait croissant. Il était devenu violet comme un moût de cassis. Il tourna, tourna, puis après un cri s’effondra.

Revenu à lui il demanda une gorgée de vin, puis, tremblant, de sa petite voix de castrat, vite retrouvée :

— Tous mes calculs étaient justes, compagnon ! Et toi Gilbert, tu es désigné par le Ciel pour être mon eubage ! Non je ne me suis pas trompé : c’est pour capter la Vouivre que j’avais fait construire cette chapelle sur l’emplacement de notre dolmen brisé par saint Martin, saint Martin l’iconoclaste !

Gilbert avait appuyé la Gazette contre le tronc d’un chêne et, petit à petit, le vieux saoulard se réconfortait en buvant à même le bidon de soldat, le vin de l’oncle Meulenot.

— Il faut que je te dise, Gilbert : tout ça, c’est grâce à la corde !

— Quand je t’ai vu prendre cette corde, j’ai cru que tu allais te pendre à la branche d’un châgne !

— C’est la corde à treize nœuds, compagnon ! Treize nœuds, douze espaces ! la corde égyptienne, la corde des Druides ! Elle contient l’angle droit, l’angle de septième, l’angle de quinte, bien avant Pythagore !

— C’est de l’hébreu pour moi ! disait Gilbert.

— Sans doute, mais il faut apprendre ! Le temps est venu, je ne suis pas éternel ! soufflait le vieux.

Fouillant comme des fous, ils trouvèrent encore une autre figure sculptée dans la pierre qui semblait représenter un porc ou un sanglier. Et ce porc paraissait tenir un fil et un fuseau.

— Et voilà la truie ! cria le vieux.

— La truie ? demanda Gilbert.

— Oui. C’est la signature du Druide. Partout où tu verras une truie, il y a un druide ! Car en celte, les mots « truie » et « druid » sont presque les mêmes. La truie qui file, c’est le Druide qui remonte le fil de la connaissance, c’est l’Initié !

— Pas vrai ? disait Gilbert qui n’y comprenait goutte.

— Tu verras des cochons qui filent dans les recoins les plus discrets des cathédrales de la bonne époque. Il y a une truie qui file à Chartres, à Autun, à Notre-Dame, et bien d’autres encore. Et les savants se cassent la tête pour trouver une explication biblique, ou latine, ou grecque, à la rigueur, puisqu’ils ignorent le celtisme ! Mais ils ne trouvent rien ! hihihi !… Et c’est tout simplement la signature du Druide !

Et le cher vieil Aède riait, riait.

— Mais, Gazette, les druides auraient construit les cathédrales de ton fameux douzième siècle ? disait Gilbert qui s’amusait de ces vaticinations.

— Bien sûr, mon fils ! Les derniers grands druides ont fait comme moi : ils sont entrés dans les ordres, pas si bêtes ! hihihi !

Puis, sérieux comme magister :

— Le monachisme chrétien a absorbé petit à petit les derniers grands druides des pays celtes ! C’est d’ailleurs ce qui lui a donné cette efficacité, cette grandeur…

Comme il lui arrivait de temps en temps, la Gazette n’était plus le chemineau soiffard, le faux manchot.

C’était un être étrange et magnifique qui arrivait à vous convaincre des pires sottises.

Ils reconstruisirent pieusement le puits, y installèrent les statuettes à la place « où elles devaient être », puis ils recouvrirent le tout d’une dalle usée sur laquelle la Gazette prétendit qu’il avait, deux mille ans plus tôt, gravé les signes des Enfants de Salomon.

Pour reprendre la croisée de la voûte, il fallait une science éprouvée. Gilbert alla chercher le Jojo Tortillé, qui, hochant la tête, supputa :

— Faut faire un bâti de bois, mais pour faire ça, faut pas un goujat ! ’

Il se gratta l’occiput pendant un bon quart d’heure puis déclara : « Faut calculer quatre courbes et, au bout, faut que tout ça se rassemble au bon endroit. »

La Gazette riait :

— Laissez-moi faire ! dit-il.

Il reprit sa corde à treize nœuds, sa verge d’Aaron. et construisit, comme ça, au sol, une espèce d’étoile à cinq branches, et, avec la corde, traça les quatre nervures, sans tant seulement se servir d’un mètre.

— Construis ton bâti de bois là-dessus !

Trois jours plus tard, le bâti était dressé et tout se rassemblait au bon endroit. Quinze jours après, la voûte était fermée par la clé à quatre nervures, trouvée et sortie des ronces où elle se rongeait de mousse depuis plus d’un demi-siècle.

La Gazette, regardant tout cela en Maître, murmura :

— Bien, ça, compagnon !

Puis il s’endormit après boire. Le lendemain il avait retrouvé sa voix de châtré et son air cafard. Il reprit sa besace, sa crosse, cacha son bras gauche et partit, tout droit, en chantant, à travers la Crâ, l’herbe blanche jusqu’au nombril.

Hors d’eau, l’intérieur de la chapelle pouvait attendre et Gilbert se sentit libéré d’un grand poids. Patiemment, il se mit à reprendre les joints. Une à une, comme lui avait enseigné le Jojo Tortillé, il remplaça les pierres manquantes, après les avoir taillées de son mieux, dégrossissant à la broche, dressant les angles au burin, comme un vrai Limousin. Il garda pour la fin les pièces de l’archivolte qui, quoique simples, présentaient des difficultés, de même l’abaque, le gros boudin de l’embase et les chapiteaux, qu’il n’entreprendrait que lorsqu’il connaîtrait bien le grain et le nerf de la pierre, lui qui ne comprenait que le fil et l’âme du bois.

Puis,, sûr de la réussite, il alterna, suivant le temps, les séances à la chapelle et celles qu’il passait devant sa sellette. Tantôt pierre, tantôt bois, ivre de caresser de la main et de l’œil ces formes qu’il libérait.

 

De fait, Gilbert ne s’interrompt de sculpter, depuis vendanges, que pour fendre son bois de chauffe et tenir le feu sous sa longue soupe qui réduit, à l’abandon dans une gamelle. Il ouvre la chaudière au cochon, tire une pomme de terre du dessus, qui éclate, farineuse. Avec ça, un morceau de lard, et il retourne à l’établi ou à son échafaudage.

Depuis l’affaire de la chapelle, la Gazette est là, blotti dans l’ombre, drapé dans sa capote de soldat, le feutre rabattu sur l’œil et il regarde « l’enfantement », comme il dit… et il parle. Ou plutôt il psalmodie ses étranges prophéties et ses visions blasphématoires :

— Par le feu de votre soleil et par la fraîcheur de la combe… Par le roc, par la terre où se creuse la tombe…

Qui sera mon dernier berceau… Par le vol de ramier, par le troupeau… Par la mère et l’enfant, par les fruits, par la mort, par l’oiseau… Par l’étoile et la cendre, par le feu, par le temps… Par le cri, par le vent, par l’eau, par la trompette du Jugement qui doit nous rassembler à la fin du temps… Par la pomme d’Adam, oui par la pomme… Je ne crois pas Seigneur au partage des hommes… entre toi et Satan !

Il crie pour répéter : « Je ne crois pas Seigneur au partage des hommes !

— Chante, Gazette, encore ! » dit Gilbert. Et le vieux continue. Et lorsqu’il s’arrête :

— C’est tout ? demande Gilbert, chante, Gazette, chante, ça m’aide !

Car ces mots lui donnent des idées qu’il traduit en creux et en bosses. C’est sans doute ce que la Gazette appelle : « La transmutation du Verbe en Volumes. »

 

Un soir, ils en sont à leur étrange collaboration lorsqu’on entend des voix de filles. Elles chantent et rient en montant le sentier. La Gazette, l’œil en feu, s’est levé.

— Voilà les Walkyries ! dit-il, et il se précipite sur le portail qu’il enclenche, ferme la porte qu’il verrouille et se poste près de la lucarne, le bâton à la main, ce bâton taillé et gravé de signes, qu’il appelle sa verge d’Aaron.

Les filles appellent : « Hoho ! Gilbert ! Beau Gilbert ! On vient faire quatre heures chez toi ! Montre-nous tes guignols !

— Cousin ! hoho ! C’est moi Manon ! On apporte le jambon persillé, le fromage fort et le passetougrain ! On va rire ! »

Gilbert est pâle, la gouge à la main. Il est raide comme un échalas.

— Manon est là, Gilbert ! Elle voudrait voir son petit fiancé !

— Ferme tes oreilles, mon fils ! souffle la Gazette. Si tu écoutes leurs voix, c’en est fait de ton œuvre ! Adieu la lumière !

— On voudrait voir tes bonshommes, Gilbert !

— Profanation ! N’écoute pas ! Elle boira ta sève jusqu’à la mort et n’aura de cesse de t’avoir tari !

Les cris redoublent.

— Tu les entends ? Écoute les chèvres lubriques ! Elles voudraient bien t’arracher à ton éternité ! C’est la mission que Belzébuth leur a confiée : racoler, racoler. Faire de toi le bouc, l’étalon qui alimentera la horde où Satan recrute sans merci !

Les filles lancent maintenant des pierres sur le portail. La Gazette s’échauffe :

— Passe ton chemin, putain ! C’est la semence qu’il te faut pour mûrir ton fruit et le livrer à ton prince, le dieu à rebours, l’archange à tête de serpent !

« Passe ! monde infernal de la chair ! Tentation de l’instant ! Laissez Gilbert dans l’incommensurable ! »

Il jette Un coup d’œil par la lucarne alors qu’on entend les voix décroître. Il les voit disparaître au tournant :

— Haha, elles battent en retraite ! Vaincues !… Fuyez, pièges à bonheur ! Moules à misère !… Faiseuses d’angoisse ! Racoleuses de Lucifer !…

Il jette encore quelques blasphèmes, puis c’est fini, l’orage manichéen est apaisé. La fureur cathare se réduit comme une peau de chagrin et la Gazette s’endort épuisé.

Gilbert reste seul avec ses visions.

Il sculptera jusqu’au matin.

Ainsi vint Noël.

Les neiges aussi ; bloqué dans sa Rouéchotte, Gilbert ne descendait même plus au village pour chercher son pain. Il avait mis ses pommes de terre en tas dans une écurie vide, il y puisait à merci, ainsi que dans son saloir, car il avait encore pris le temps de tuer son dernier cochon, de le saler du groin à la queue. Un chou-rave dans la marmite, un morceau de côti, une poignée de faviaux, vingt treuffes, tout cuisait ensemble et cela faisait les quinze repas de la semaine. Il ne se mettait même pas à table : il restait debout près du feu, avec la même cuiller, qu’il lavait d’un coup de langue, et ne quittait ensuite la gouge que pour se rouler dans les couvertures qu’il laissait en boule le matin.