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En se rendant à la Sorbonne, Sylvie ne put s’empêcher de passer à l’atelier de Gilbert. Pour la première fois de sa vie elle venait de rencontrer la simplicité, et la simplicité la fascinait. Elle ne pouvait plus passer une heure sans penser à cet ours mal léché qui lui était venu du fond des friches d’une Arrière-Côte qu’elle ne soupçonnait même pas. Elle aimait lui poser des questions, car toutes ses réponses étaient différentes de ce qu’elle entendait à longueur de journée dans sa famille, à la Sorbonne ou dans les cafés de la rive gauche où elle allait fumer ses cigarettes et chercher le piment de sa vie.
Beaucoup de ses camarades aimaient à se donner des airs de paysan du Danube en laissant pousser leur poil, en portant des pantalons sales et rapiécés et des chaussures éculées, ou en parlant un langage grossier.
Au début, elle s’en était laissé imposer par ce savant négligé, mais elle avait vite compris que tout cela était faux. Il y avait des magasins de luxe spécialisés dans la vente de vêtements élimés.
Et puis n’est pas crasseux qui veut.
Gilbert, lui, portait une chemise grise, un pantalon de velours d’Amiens, parfumé comme une morille et luisant comme une croupière, une veste de coutil avec des boutons représentant dés têtes de sanglier ou de chevreuil, mais l’usure en était sincère et cela venait tout droit de chez le Jean Voisin de Bligny ou de chez Gamet de Sombernon.
Ses mots aussi étaient de provenance directe, garantis d’origine. Une fille du seizième arrondissement peut parfaitement faire la différence, pour peu qu’elle ait un rognon de jugeote et ne soit pas trop enrayée dans l’ornière monotone du snobisme.
En plus, bien qu’il eût une figure de bois avec un grand nez de travers, elle le trouvait beau. Et il l’était, avec ses narines mobiles et sa crinière en jachère. Oui, il était beau à sa façon, comme les poulains que l’on rencontre dans les hautes pâtures enneigées de son pays, avec leurs grands poils encroûtés d’argile et farouchement musqués…
Ses yeux aussi, elle les aimait, pourtant ils n’étaient ni beaux, ni grands, trop remontés par les pommettes dures, mais il y avait, tout au mitan, une paillette de malicieuse vigueur.
Elle aimait surtout ses os. Oui, c’est ainsi. Ses os raides comme cornouiller, qui saillaient ici ou là, aux épaules, aux poignets. Elle aimait aussi ses mains, avec ce pouce écarté, courbé en dehors comme spatule et presque aussi long que l’index. Des mains de sculpteur. Des mains qui doivent, d’un seul toucher, prendre votre mesure et s’en souvenir à jamais, pour les siècles des siècles.
Bien trop renseignée sur les choses de l’amour, elle pensait qu’il devait faire bon être prise dans cet étau. Mais voilà : le moyen de s’y faire enserrer ?
Ah ! ce n’était pas le gars à se mettre en chaleur pour un frôlement de genou ! Ce n’était pas le coquin à avancer le museau aussitôt qu’on lui faisait voir lèvre entrouverte ! Diable non. Elle l’avait bien vu, et Vera aussi.
Au contraire, avec lui la femme qui s’offrait était sûre de le voir mettre le nez dehors en disant ; « Je vais voir par là si je ne trouverai pas des morilles ! » Elle savait très bien qu’à s’approcher de lui les nichons en avant, on risquai tout bonnement qu’il vous retourne une calotte.
Pour tout dire, il voulait prendre, et non être pris..
C’était un homme. Un vrai, tenant par sa réserve la femme à sa vraie place qui est d’être choisie, désirée, prise et honorée. Elle aurait donné cher pour une caresse de cette peau calleuse, car elle savait qu’elle serait timide et douce. Peut-être même serait-ce la première qu’il donnerait ?
Bref, elle monta donc le boulevard des Invalides et fut bientôt devant la porte de l’atelier. Elle n’eut pas besoin de l’ouvrir : deux hommes étaient là, Regenheim et un autre, qui tripotaient innocemment ses curieuses statues, semblant en faire l’inventaire.
— Je voudrais voir Gilbert, leur dit-elle.
Ils eurent un petit air gêné, s’excusèrent. Ils ne savaient pas où était Gilbert. Ils l’attendaient. Elle fit un saut à l’Académie. Elle vit Fumassier :
— Ton cher Gilbert est en taule, ma petite Sylvie.
— En taule ?
— Oui. Ce bon petit berger bourguignon s’est permis de faire scandale et de tout casser à la Galerie Kar…
— Lui ? Gilbert ?
— Oui ma chère. Il a proféré des insanités devant tous les invités du vernissage ! Je suis déshonoré ! Un de mes élèves ! me faire ça, à moi, à la Galerie de Betty !
— Ce n’est pas vrai ?
— … Et il n’a même pas attendu que le représentant du ministre soit parti !..-.
— Non?
— … Il a même choisi le moment où la mère Kar annonçait que cinq toiles étaient achetées par l’État, pour hurler des injures !
— Des injures ? A qui ?
— A l’œuvre de Breninsky, de Molocz, tout simplement !
— Non, ce n’est pas vrai ! criait Sylvie pâmée.
— Il s’en est pris à tout le monde, même à la commission des Beaux-Arts qui achetait, aux admirateurs, à la presse, et même à nous, disant que nous n’étions pas des artistes… enfin tous les poncifs bourgeois contre l’Art de Progrès!… Finalement, on l’a rossé !
— Vous l’avez rossé ?
— … Mais il avait eu quand même le temps de casser une table, d’assommer trois invités!…
L’exaltation de Sylvie croissait au fur et à mesure qu’il énumérait ; finalement elle éclata de rire :
— Bravo ! En voilà un qui cachait bien son jeu ! Il me plaît !
— On le sait qu’il te plaît ! Tu le bouffes des yeux, ton autodidacte !
— Voilà un petit côté contestataire qui me le rend encore plus sympathique !
— Tu permets ? les contestataires, c’est nous !
— Mais lui, il conteste la contestation, c’est encore plus original !… Et où est-il ?
— Il doit moisir sur la paille humide du poste de police de Saint-Germain-des-Prés !
— J’y vais !
La petite Triumph rouge fit un malheur en se rangeant le long du trottoir du commissariat. Quatre agents se précipitèrent, prêts à ramasser les blessés.
— Je voudrais parler au commissaire !
— C’est pour quoi ?
— C’est pour l’affaire de la Galerie Karfunkelstein !
Et elle entra, croyant que sur le vu de sa bonne mine et de ses faux cils on lui permettrait de voir le commissaire. On l’endigua. On lui apprit que Gilbert avait été libéré une heure plus tôt. On ne savait pas où il était allé. On l’avait vu se diriger du côté de l’Odéon, de la Seine. Alors, découragée, elle rentra chez elle.
La Seine. Oui… C’est elle qu’il était allé rejoindre, en se disant :
— Il y a un peu d’eau bourguignonne qui coule là-bas dedans !
« Oh ! on ne la reconnaît guère, pour sûr, toute mêlée qu’elle est avec d’autres, et surtout avec les égouts et leurs sales vomissures d’usines, mais elle est là quand même ! Et je suis sûr qu’elle ne s’y mélange pas ! Je la connais : ça m’étonnerait qu’elle accepte comme ça de se laisser modifier ! »
Un quart d’heure plus tard il entrait dans le square Notre-Dame, longeait le transept sud et contournait l’abside là où il savait trouver des sculpteurs, des vrais.
Le chantier était encore vide. Le gardien qui le reconnut lui dit : « Ils chôment aujourd’hui, c’est la fête de leur corporation. Ils font ça à la Maison des Compagnons du Tour de France…
— Les Compagnons du Tour de France ? Ça existe encore ?
— Si ça existe ? Il ne faudrait pas en douter devant eux ! Ils ne s’embarrasseraient pas pour vous le prouer, qu’ils existent ! »
Gilbert eut comme un émerveillement : ainsi les Compagnons du Tour de France existaient encore ! Les Compagnons du Devoir, les Enfants de Maître Jacques, les Enfants de Salomon, ces « œuvriers », ces constructeurs initiés dont la Gazette lui rebattait les oreilles ? Gilbert avait pris cela pour une légende du vieux, mais là, ce gardien de square ne pouvait se faire l’écho d’une plaisanterie. Ainsi donc ces hommes existaient toujours, et ils habitaient non loin de cette Notre-Dame qui tient, sur le sol français, la place de l’étoile 1336 dans la constellation de la Vierge !
Le soleil qui tombait derrière la tour Eiffel embrasa tout à coup tous les vitraux de la nef.
Il resta un instant à regarder couler l’eau. Il lui sembla, mais c’était certainement un rêve, y voir passer un petit morceau de bois qui ressemblait à une de ses premières sculptures.
Il remonta ainsi le courant pour gagner le pont de Bercy.
Lorsqu’il arriva sous le pont à double étage où grondait le métro, il trouva l’Ingénieur qui, au milieu d’un groupe vautré dans de vieux journaux, pérorait en pelotant bouteille. Il en était à expliquer l’influence de l’ordre de Calatrava sur les découvertes de Christophe Colomb. Il s’interrompit lorsqu’il vit Gilbert :
— Vous voilà, mon fils ! Je savais bien qu’un homme comme vous rejoindrait tôt ou tard l’université libre de Bercy ! Le campus ripuaire du quai d’Austerlitz !
Asseyez-vous mon fils et communiez avec nous sous les deux espèces !
Les autres grognèrent, dans l’ombre, qu’un nouvel élève devait payer en liquide son inscription. C’était la règle. Gilbert erra dans le quartier du boulevard de la Gare et dans un infâme troquet qui vendait « à emporter », acheta, de ses ultimes deniers, trois litres et un pain, et revint prendre place parmi les élèves de l’Ingénieur.
On le fêta, on le choya. Une vieille ribaude l’appela son petit mignon et tenta de l’embrasser. Il resta là un long moment et partit discrètement lorsqu’il éprouva un furieux besoin de se gratter, jurant de ne jamais remettre les pieds dans cette frairie.
Il remonta derechef par la Maube où grouillait la cloche internationale. Il avait cru trouver réconfort auprès de cet « ingénieur », mais il était désemparé. Tout le repoussait dans cette grande ville. Non jamais il n’aurait cru que la ville lumière fût si hostile :
— Et dire que ces Parigots, quand ils viennent en vacances font la fine bouche devant un fumier et n’osent mettre leur nez dans le bûcher où sèchent mes peaux, à cause de l’odeur ! mais leur ville est plus sale que ma soue et leur rivière, leur Seine qu’ils chantent sur tous les tons, elle pue plus que charogne !
Comme il poussait la porte de son atelier il trouva Regenheim assis sur son lit, tenant à la main le petit carnet du baron :
— Tu ne te contentes pas d’abuser de notre bonté, mon petit Gilbert, mais tu nous déshonores ? dit le brochet.
— Je vous déshonore, moi ?
— Oui. Tout le monde sait que tu es notre protégé et tu vas faire un scandale dans la plus célèbre galerie de Paris, devant les œuvres de deux des plus purs artistes de notre temps ?…
— Si c’est ça les purs artistes, alors moi je suis le pape Paul VI !
— … Et cela devant les représentants des plus hautes instances et certains membres de la Commission qui font les achats pour l’État !…
— Mais il faut bien vite les empêcher de foutre en l’air l’argent des contribuables ! C’est ce que j’ai tenté de faire, et je recommencerai, je vous le promets ! Il ne faut pas que l’on continue à montrer ça comme des œuvres d’art ! C’est de la merde ! de la merde tartinée, de la merde gratinée, mais de la merde !
— A ton aise, mais ne compte pas sur nous pour payer la casse !
Regenheim avait sorti un papier qu’il dépliait lentement :
— Voilà le papier que tu as signé mon cher : Je soussigné… reconnais devoir à monsieur… la somme de mille francs qu’il m’a prêtée pour me permettre de me livrer à la sculpture. Je m’engage…
Regenheim releva son grand nez et fixa Gilbert en disant :
— Alors ? Où est-elle, cette production ? Comme Gilbert haussait les épaules :
— Ah ! tu nous as bien trompés, le bon baron et moi ! Je veux vous payer… Je n’aime pas devoir !… Mais qu’as-tu fait pour essayer de nous rembourser ? Non seulement tu n’as même pas pris le ciseau en main, ni tenté d’ébaucher quelque chose mais tu t’es permis de faire scandale et de te livrer à des voies de fait qui nous portent grand préjudice, à nous, tes bienfaiteurs !
Il se mit à pleurer :
— Et voilà ce qu’il en coûte de vouloir combler de bienfaits un jeune homme comme toi !… Mais nous allons crever de faim, le baron et moi !….Moi, ça n’a pas d’importance, mais le baron ? Lui, si bon !…
C’était la première fois que Gilbert avait affaire avec un homme de cette espèce. Il le regardait pleurer et se tordre les mains, et ce spectacle l’incommodait.
— … Voilà où conduit la bonté! gémissait Regenheim.
« Ma parole, pensa Gilbert, c’est Jérémie tout craché que ce particulier là ! »
A cet instant il se souvenait effectivement de la figure du Jérémie qu’il avait vu, magistralement sculpté par Claus Sluter, sur une des faces du Puits des Prophètes de la Chartreuse de Champmol, à Dijon. C’étaient les mêmes yeux perdus au fond de leurs repaires, le même nez en cornichon, la même bouche pleureuse, le même menton en galoche, le même poil rare un peu huilé et frisotté.
Regenheim, changeant de ton, continuait :
— Nous allons réussir à convaincre cette bonne dame Karfunkelstein de retirer sa plainte, nous la dédommagerons de ce que tu as cassé chez elle, nous ferons encore ça pour toi, mais nos cent mille francs, mon petit Gilbert ?…
— J’en ai prou de vos bontés et de vos petit Gilbert ! coupa le Bourguignon. Je vendrai la Rouéchotte s’il le faut mais je vous dédommagerai ! Assez de psaumes, monsieur. Si je n’ai pas un sou ici, je ne suis pas en peine de les trouver vos malheureux cent mille francs ! Prenez-moi tout ce que vous voudrez ! Me resteront encore deux bonnes jambes pour trimarder jusque chez moi. Il y a encore des granges pour dormir de ce côté-là, et des restes de soupe au lard qui ne doivent rien à personne dans les fermes des écarts !
Regenheim, subitement, ne pleurait plus :
— Mais j’y pense, dit-il, je puis encore faire quelque chose pour toi Gilbert…
— Oh ! monsieur, assez de bontés comme ça ! Qu’on fasse quelque chose pour moi, j’y aime pas tant ! Ils coûtent cher, vos cadeaux !
— … Mais sur le papier que tu as signé, il est dit ceci : Je m’engage à le rembourser soit en espèces, soit en nature, n’est-ce pas ?
— Oui. Et alors ?
— Alors ? Mais c’est tout simple. Tu vas voir comme je suis arrangeant : je te reprends tous ces morceaux de bois que tu as voulu apporter ici, et tu ne nous dois . plus rien ! Nous sommes volés, le baron et moi, mais nous aurons au moins un souvenir de toi !
— Emportez ce bric-à-brac ! criait Gilbert d’une voix de commissaire-priseur. Débarrassez-moi de tout ça et de votre figure de jocrisse par-dessus le marché ! Emportez tout, bonnes gens !… et laissez-moi remonter le courant jusqu’aux sources de l’Armançon ! Mais ne repassez jamais par là, car je vous fous les chiens aux fesses, moi !
Gilbert rassemblait son linge et ses outils.
— Mais tu pars, mon petit Gilbert ? disait Regenheim, jouant l’étonnement.
— Le petit Gilbert n’a jamais eu besoin d’atelier ! Son atelier à lui a le ciel comme plafond !
Sa valise fut vite faite. Il sortit en claquant la porte.
— Voilà ton reçu, Gilbert ! cria l’autre en le rattrapant. Garde-le bien !… Il prouvera à quiconque que tu ne doit plus rien à personne !
Gilbert prit le papier et le fourra dans une de ses neuf poches où il rejoignit son couteau, ses ficelles, son mouchoir et une bobine de fil de laiton recuit pour faire les collets, et dont il recousait habituellement les boutons.
S’il avait pris connaissance de ce papier, il aurait lu : « Je soussigné Lois Marchais… reconnais avoir reçu de Gilbert Meulenot, domicilié à la Rouéchotte (Côte-d’Or) cent sept sculptures sur bois, en paiement
— 1° du loyer de l’atelier sis rue Campagne-Première qu’il a occupé du… au…
— 2° Des cours qui lui ont été donnés à l’Académie de…
— 3° De l’avance de mille francs qui lui a été faite, etc.
Signé : Lois Marchais. »
Là-dessus, Gilbert, colère, mais le cœur léger, avait regagné cette université libre du pont de Bercy où l’Ingénieur lui avait offert l’hospitalité de l’arche rive gauche. La meilleure. Celle qui reçoit le soleil levant.
Il avait passé la nuit dans la pouillerie, mais les grondements du métro, le fracas des trains de la gare d’Austerlitz et surtout l’odeur de pourriture, qui flottait en nappes sur le cours du fleuve, l’avaient empêché de dormir. L’Ingénieur s’était approché de lui :
— Expliquez-moi un peu ce qui vous est arrivé, mon fils!
Et Gilbert avait raconté son altercation avec Regenheim.
— Hoho ! Mais c’est très grave ça ! Et vous êtes parti, comme ça, en abandonnant tout, sans précautions ?
— Quelles précautions ?
— Comment? Vous leur avez laissé une centaine d’œuvres dont chacune vaut, à elle seule, plus des cent mille francs que vous leur deviez…
— Cent mille francs pour un bout de bois taillé ?
C’est pas Dieu possible ! Faut être fou !
— Fous, ils ne le sont certainement pas !
— Cré milliards de dieux de l’Olympe ! gronda Gilbert sans trop y croire.
— Dès demain à l’aube, nous remonterons ensemble à l’atelier, mon fils ! décida le vieux.
Gilbert avait passé le reste de la nuit à ruminer la sottise qu’il avait faite en quittant, par dépit, ses eaux frétillantes et ses hauteurs forestières : « Sacré beuzenot que tu es ! Quitter la Rouéchotte pour venir faire le joli cœur chez les arcandiers !… Pour sûr que la Gazette avait raison !… S’agit de rentrer maintenant ! »
Bien avant jour, la bande, ratatinée par le froid de l’aube, commença à s’agiter. On alluma des feux de cageots pour réchauffer les puces de tout le monde, mais l’Ingénieur secoua Gilbert :
— A nous de jouer, maintenant ! En route mon fus ! L’avenir est à ceux qui se lèvent tôt !
Ils montèrent à Montparnasse. Hélas, lorsqu’ils ouvrirent la porte de l’atelier, il était vide. Seuls restaient le lit et sa misérable literie, la table, l’escabeau et quelques gamelles, mais les sculptures s’étaient envolées.
L’Ingénieur se mit à courir partout en criant « Au voleur! ». Un attroupement se fit. Oui, on avait vu venir un camion, la veille au soir. Oui, des hommes y avaient chargé des statues, puis le camion était parti. C’était tout ce qu’on pouvait dire. Personne ne connaissait Regenheim ni le baron et l’on n’avait pas remarqué le numéro du camion. L’Ingénieur entreprit de faire un discours sur la dureté des temps et la méchanceté des hommes et c’est alors que Sylvie parut.
Elle vit la salle vide et Gilbert assis sur le lit. Quand il l’aperçut, il partit d’un grand éclat de rire. Il venait du coup de retrouver le vigoureux optimisme de sa race :
— Plus rien, Sylvie ! Tout s’est envolé ! Elle devint subitement toute pâle :
— Non, Gilbert, ce n’est pas vrai ?
— Eh si, ma belle ! Une bonne leçon vient de m être donnée je t’assure ! (Il la tutoyait pour la première fois.)
— Tes œuvres, Gilbert ?… Toutes tes œuvres ?
— Non, Sylvie, pas toutes ! Heureusement ! Tout cela n’était que babiole. Le meilleur me reste : le calvaire des Griottes !
La fille était effondrée :
— Ils ont tout emmené ? Même la petite Vierge couronnée?
— Oui, Sylvie.
— Même le Saint-Jean qui levait le bras ?
— Oui, Sylvie, même lui.
— Et les vieillards lubriques ?
— Oui, Sylvie, même les sacrés vieillards ! Et il riait. Elle prit une rage :
— Mais qui a osé faire ça ?
— Mais Regenheim et le baron ! Et ils ne les ont pas volées, Sylvie. C’est moi qui leur ai données. Je leur devais de l’argent.
— Mais il y avait là une fortune, Gilbert.
— Héhé… Peut-être une fortune, oui… Voilà comme nous sommes, nous autres, les Bourguignons !
— Mais il n’y a aucun rapport, entre ce que tu leur devais et ce qu’ils t’ont pris !
— Tant pis pour eux, ma jolie !
Maintenant Sylvie pleurait. Gilbert s’approcha d’elle.
— Mon pauvre vieux Gilbert ! dit-elle gentiment.
— Je ne suis ni pauvre ni vieux, ma petite chevrette ! dit-il en faisant une pirouette sur le grabat.
Redevenue très calme, elle affirma farouchement :
— On va s’occuper de ça !
— Pas la peine Sylvie, j’ai signé un papier ! Ils sont en règle ! Et Gilbert riait, riait.
Ah ! Sylvie, quel bien tu lui as fait, à notre Gilbert en lui montrant par ta pâleur, ta colère et tes larmes tout le prix que tu donnais à ses œuvres ! Maintenant il sait à quel point tu l’admires et il te regarde avec des yeux nouveaux.
Il s’était approché d’elle, mais tout de suite, il eut le nez envahi par ces sacrés parfums qu’elle se mettait sur tout le corps. Il en fut incommodé, mais derrière cette carapace puante, il y avait une peau douce et fine, ferme et chaude. Il profita de l’avantage que lui donnait l’admiration qu’elle avait pour lui : il lui prit la main.
Alors, comme si elle n’attendait que cela, elle s’entortilla à lui de ses bras, de son torse, de ses jambes, comme un chèvrefeuille monte dans un chêne, et leurs bouches se trouvèrent à même hauteur, si proches qu’il put voir l’épaisseur gluante du rouge sur ses lèvres. C’est pourquoi, de peur de se souiller, ce fut dans le cou, presque sur l’épaule, qu’il lui donna un baiser dont elle eut l’air de se régaler longuement.
Pour lui, c’était tout simplement le triomphe, bien naturel, de son indiscutable talent de sculpteur
Pour fêter sa conquête, Sylvie emmena les deux hommes à la Coupole, après quoi elle leur fit faire la tournée des cafés où elle avait l’habitude de fréquenter.
Se montrer .avec un très vieux et très authentique clochard pouilleux et un jeune et non moins véritable rustre était pour elle une sorte de haute référence, en tant que sociologue et en tant que femelle.
L’Ingénieur, très à son aise, reprit son cours sur la saponification et Sylvie en profita pour se vautrer sur Gilbert qui, fort étonné, mais flatté, se laissait faire. Il sentait les mains de cette fille pénétrer partout, sous ses vêtements, par le poignet, d’abord, comme un essaim d’abeilles en folie, par l’ouverture de sa chemise, sur sa poitrine nue. Elles se blottissaient sous son aisselle, pétrissaient le pectoral, caressaient le dentelé.
Il la laissait faire, en commentant, in petto, l’escalade :
— … Mais jusqu’où donc qu’elle va aller!… Hoho. mais elle est encore plus hasardeuse que la Manon !… Cré vains dieux, combien donc qu’elle a de mains ?… C’est pas possible : elle n’est pas toute seule pour faire ça !… Elle aurait pas besoin de tout ce tintouin pour me mettre en pataroux !…
Il regarda autour de lui et il vit les autres filles : elles faisaient la même chose, en plein café, couchées à demi sur un homme, elles l’envahissaient, le tripotaient, ayant toute honte bue.
— Ça doit être la mode ! pensa Gilbert. Puis après un temps : C’est pas des façons de chrétiens, mais c’est bien agréable à prendre en passant ! Hardi donc ma garce, ne te gêne pas !
Il n’était pas au quart de sa chope de bière qu’il se reprit :
— C’est pas tout ça, mais me voilà en feu, moi ! C’est-il ce qu’elle voulait? Faut croire, puisqu’elle s’en est aperçue et qu’elle continuel… Ça fait peut-être partie de ses expériences de sociologie, mais je commence à avoir chaud au bout des oreilles, moi.
— Qu’est-ce que tu te mets sur la peau pour sentir comme ça ? lui demanda-t-il tout à coup.
Elle minauda pour lui donner le nom d’un parfum.
— C’est pas croyable ce que ça pue ! dit-il tranquillement.
De fait, pour quelqu’un qui débarque de la Rouéchotte les femmes de ville sont irrespirables. Puis, se tournant vers l’Ingénieur :
— Tu ne trouves pas, l’Ingénieur, qu’il pue, son parfum?
— De fait, répondit le vieux, ces odeurs tirées des sous-produits de la distillation des hydrocarbures sont désagréables à plus d’un titre…
L’Ingénieur se lançait dans des. explications scientifiques, alors Gilbert, l’interrompant en le prenant par la main lui dit :
— Viens vite, l’Ingénieur ! Allons prendre l’air !
Ils sortirent. Sylvie, désemparée, n’avait pas eu le temps de rassembler tout son petit équipement féminin, épars sur la table et sur la banquette, que les deux hommes avaient disparu.
Tout naturellement, ils redescendirent vers la Seine, et, sans y prendre garde, Gilbert se retrouva encore une fois dans le champ magnétique de Notre-Dame.