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Le nom de la chienne ne me plaisait pas.
À elle non plus d’ailleurs, apparemment, vu qu’elle ne venait presque jamais quand je l’appelais.
Aucun chien ne s’appelle Rubis. Pourquoi Sara Larsson lui avait-elle choisi ce nom absurde ? Quand Anna Ledin a appelé pour savoir comment nous allions, je lui ai posé la question. La réponse m’a surpris.
— D’après ce que j’ai entendu dire, Sara Larsson travaillait dans sa jeunesse comme femme de ménage sur un cargo qui faisait souvent escale à Anvers. Un jour elle a débarqué là-bas, et elle est devenue femme de ménage chez un diamantaire. C’est peut-être ça qui lui a donné l’idée.
— « Diamant » aurait été mieux dans ce cas.
Soudain j’ai entendu un grand fracas à l’autre bout du fil ; des voix qui criaient, des rugissements, et un autre bruit, comme si quelqu’un cognait sur de la tôle.
— Désolée, faut que je raccroche.
— Où es-tu ?
— On est en train d’interpeller un gars qui se déchaîne dans un chantier de ferraille.
La communication a été coupée. J’essayais d’imaginer la petite Anna Ledin, arme au poing et queue-de-cheval rebondissant sous la casquette. Il n’était sûrement pas agréable d’avoir affaire à elle dans ce type de circonstance.
J’ai rebaptisé la chienne. Je l’ai appelée Carra. Que ce soit en partie lié à ma fille qui ne me téléphonait jamais et qui s’intéressait au Caravage, c’est assez transparent. Mais pourquoi donne-t-on tel ou tel nom à un animal ? Je n’en sais rien.
Il a fallu quelques semaines d’entraînement intense pour qu’elle accepte de devenir une Carra accourant à contrecœur quand je l’appelais.
Le mois d’octobre a passé, avec un temps variable : une semaine de grande chaleur, comme un été indien, puis des jours balayés par un vent mordant du nord-est. Parfois, en regardant vers le large, je pouvais suivre les groupes d’oiseaux qui se rassemblaient, inquiets, avant d’entamer soudain, comme sur un signal, leur migration vers le sud.
Il y a une mélancolie particulière qui accompagne le départ des oiseaux migrateurs. L’envers exact de la joie qu’on éprouve à leur retour au printemps. L’automne refermait son livre, l’hiver approchait de jour en jour.
Chaque matin au réveil, j’essayais de sentir dans mon corps si les maux de la vieillesse approchaient. Parfois je m’inquiétais de constater que mon jet d’urine devenait moins puissant. Il y avait une humiliation particulière dans l’idée de mourir à cause d’un système urinaire détraqué. Difficile d’imaginer les philosophes grecs ou les empereurs romains morts des suites d’un cancer de la prostate — mais ç’avait bien évidemment été le cas de certains d’entre eux.
J’ai pensé à ma vie. De temps à autre je notais une phrase insignifiante dans mon journal. J’ai cessé d’écrire de quelle direction soufflait le vent et quelle température il faisait. À la place, je notais des vents et des températures imaginaires. Le 27 octobre, j’ai ainsi signalé à la postérité que mon île avait été balayée par un typhon et que la température au soir était de trente-sept degrés.
J’allais m’asseoir dans mes différents lieux de méditation. Mon île était si merveilleusement agencée qu’on trouvait toujours un endroit abrité où se mettre. On ne pouvait jamais prendre prétexte de la force du vent pour ne pas sortir. Je cherchais donc l’endroit qui, pour l’heure, était calme, et j’y restais assis, à me demander pourquoi j’avais choisi de devenir celui que j’étais. Certaines données de base étaient faciles à identifier, bien sûr. Je m’étais extrait de mon milieu d’origine ; le rappel quotidien des conditions de vie précaires de mon père m’avait donné la force nécessaire pour m’en sortir. Mais je pouvais tout aussi bien remercier le hasard de m’avoir fait naître à une époque où ce genre d’ascension sociale était possible. Une époque où le fils d’un humble serveur pouvait passer le bac et même mener à terme des études de médecine. Mais pourquoi étais-je devenu cet homme perpétuellement en quête de nouvelles cachettes plutôt que d’intimité ? Pourquoi avais-je toujours vécu comme un renard avec plusieurs issues à son terrier ?
La maudite amputation dont je n’avais pas voulu assumer la responsabilité n’expliquait pas tout. Je n’étais pas le seul chirurgien orthopédiste au monde à qui ce type de mésaventure était arrivé.
Il y a eu des instants, cet automne-là, où la panique a pris le dessus. Cela se traduisait par des soirées interminables devant une télévision toujours aussi fade et ennuyeuse, et par des nuits sans sommeil où je repensais à ma vie en la pleurant et en la maudissant — les deux ensemble.
Une lettre de Louise a tout de même fini par arriver, telle une bouée de sauvetage pour un naufragé. Elle écrivait qu’elle avait consacré un grand nombre de jours à vider l’appartement de sa mère. Elle joignait à sa lettre des photos qu’elle avait trouvées cachées parmi les papiers d’Harriet, et dont elle avait ignoré jusque-là l’existence. Médusé, j’ai contemplé des photographies qui nous représentaient, Harriet et moi, quarante ans plus tôt. Elle, je la reconnaissais. Mais ma propre image m’était étrangère à un point effrayant. Sur l’une, prise quelque part à Stockholm en 1966, d’après les chiffres inscrits au dos, j’étais barbu. C’était la seule fois de ma vie où je m’étais laissé pousser la barbe, et je l’avais oublié… J’ignorais qui avait pu prendre cette photo. J’étais fasciné par le fait qu’à l’arrière-plan on voyait un homme buvant au goulot d’une bouteille d’aquavit. Lui, je m’en souvenais. Mais où allions-nous ce jour-là, Harriet et moi ? Où étions-nous ? Qui avait appuyé sur le déclencheur ?
J’ai regardé les autres photos avec le même étonnement, la même interrogation pensive. J’avais entassé mes souvenirs dans une pièce, puis j’avais fermé la porte et jeté la clé.
Louise m’écrivait qu’elle avait découvert une grande partie de son enfance au cours des jours et des semaines où elle avait fait le ménage dans l'appartement. Elle écrivait :
Mais par-dessus tout, j’ai compris que je ne savais rien de ma mère, au fond. J’ai trouvé des lettres, et aussi des journaux intimes (qu’elle laissait tomber assez vite, en général) remplis de pensées et d’expériences dont elle ne m’avait jamais parlé. Ainsi, dans sa jeunesse, elle rêvait de devenir aviatrice. À moi, elle avait toujours dit qu’elle était terrifiée chaque fois qu’elle devait prendre l’avion. Elle voulait aussi créer une roseraie sur l’île de Gotland, et elle essayait d’écrire un livre qu’elle n’a jamais terminé. Mais ce qui m’a le plus secouée, c’est de découvrir à quel point elle me mentait : La lecture de ses papiers me rappelle des souvenirs d’enfance, et presque chaque fois je la surprends à m’avoir raconté des bobards. Un jour, par exemple, une de ses amies était tombée malade et elle devait partir de toute urgence pour l’aider. Je m’en souviens parfaitement : je ne voulais pas qu’elle parte, je pleurais, je la suppliais de rester, et elle, pendant ce temps, m’expliquait que son amie était gravement malade et qu’elle devait absolument partir. En réalité — c’est ce que je découvre maintenant — elle partait pour la France avec un homme qu’elle espérait épouser, mais qui a rapidement disparu de sa vie. Je ne veux pas t’ennuyer avec les détails de tout ce que j’ai trouvé ici Mais ça m’a appris au moins une chose, c’est qu’il faut faire le ménage dans sa vie avant de mourir. Ça me surprend qu’Harriet, qui se savait pourtant condamnée depuis un certain temps, n’ait pas choisi de jeter ou de brûler elle-même certains papiers. Elle devait savoir que je les trouverais. La seule explication qui me vient à l’esprit, c’est qu’elle voulait me faire comprendre que, par bien des côtés, elle n’était pas celle que je croyais. Était-ce important pour elle de me faire connaître la vérité — même s’il était clair que je découvrirais du même coup tous ses mensonges ? Je ne sais toujours pas si je dois l’admirer ou la juger cruelle. Quoi qu’il en soit, l’appartement est vide maintenant ; je vais laisser ses clés dans la boîte aux lettres et m’en aller. Je vais rendre visite aux grottes et j’emmène le Caravage.
Cette dernière phrase m’a laissé pour le moins perplexe. Comment comptait-elle « emmener » le Caravage dans les grottes françaises ? Était-ce un message que j’étais censé déchiffrer ?
Elle ne me laissait pas d’adresse où lui écrire. Pourtant je me suis assis à ma table le soir même pour répondre à sa lettre. Je commentais les photographies, je parlais de ma propre mémoire qui me jouait des tours et je lui racontais mes promenades sur les rochers avec Carra. J’essayais de lui expliquer que je parcourais ma vie à tâtons, comme si j’avais échoué dans un paysage plein de ronces où je ne pouvais presque plus avancer.
Plus que tout, je lui écrivais qu’elle me manquait. Je n’arrêtais pas de répéter cela dans ma lettre.
J’ai fermé l’enveloppe, j’ai collé un timbre et j’ai écrit son nom. Puis je l’ai laissée en attente du jour où Louise m’enverrait peut-être son adresse.
Je venais de me coucher ce soir-là quand le téléphone a sonné. J’ai pris peur. Mon cœur battait à coups précipités pendant que je descendais au rez-de-chaussée pour répondre. Ce ne pouvait pas être une bonne nouvelle à cette heure-ci. Carra, qui dormait par terre dans la cuisine, a levé la tête à mon entrée.
— C’est Agnes. J’espère que je ne te réveille pas.
— Pas grave. Je dors beaucoup trop, de toute façon.
— Je viens chez toi.
— Tu es sur le port ?
— Pas encore. Je pensais passer demain, si ça te va.
— Oui, bien sûr.
— Tu peux venir me chercher ?
J’ai écouté le vent, les vagues qui se brisaient contre les rochers de la pointe nord.
— Ça souffle trop pour mon petit bateau. Je vais m’arranger avec quelqu’un qui te déposera sur l’île. Quand arrives-tu ?
— À midi.
— Entendu. Quelqu’un t’attendra au port.
Elle a raccroché abruptement. J’avais senti l’inquiétude dans sa voix. Elle était pressée de venir, semblait-il.
J’ai commencé à faire le ménage à cinq heures du matin. J’ai changé le sac de mon vieil aspirateur et constaté que la poussière avait une fois de plus envahi toute la maison. Il m’a fallu trois heures de travail pour obtenir une propreté relative. Puis j’ai pris mon bain matinal dans la mer froide. Une fois séché et réchauffé, je me suis assis à la table de la cuisine avec l’intention d’appeler Jansson. Mais en définitive j’ai composé plutôt le numéro des gardes-côtes. Hans Lundman était en mer ; il m’a rappelé un quart d’heure plus tard. Je lui ai demandé s’il pouvait récupérer une personne sur le port et la conduire chez moi.
— Je sais que tu n’as pas le droit de prendre de passagers…
— On peut toujours prévoir une patrouille du côté de ton île. Comment s’appelle le passager ?
— C’est une femme. Tu ne peux pas te tromper, il lui manque un bras.
Nous nous ressemblions, Hans et moi. Contrairement à Jansson, nous avions tendance à dissimuler notre curiosité et à ne pas poser de questions inutiles. En revanche, je ne crois pas que Hans ait eu pour habitude de fouiller dans les affaires de ses collaborateurs.
J’ai emmené Carra faire le tour de l’île. On était le 1er novembre, la mer était de plus en plus grise, les arbres perdaient leurs dernières feuilles. J’étais plein d’attentes par rapport à cette visite d’Agnes. À ma propre surprise, j’ai constaté qu’elle m’excitait. Je l’imaginais debout dans ma cuisine, nue, avec son moignon. Je me suis assis sur le banc près du ponton et j’ai rêvé à une histoire d’amour impossible. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle me voulait. Mais il était peu probable qu’elle vienne me déclarer son amour.
Je suis allé chercher l’épée et le sac de Sima dans la remise et j’ai rapporté le tout dans la cuisine. Agnes n’avait pas dit si elle comptait rester. Au cas où, j’ai mis des draps sur le lit de camp du salon.
J’avais plusieurs fois pensé à déménager la fourmilière, avec ma brouette, et à l’installer dans l’ancien pré rendu à l’état sauvage. Mais comme tant d’autres choses, ça ne s’était pas fait, et la fourmilière continuait de manger la nappe et la table.
Sur les coups de onze heures, je me suis rasé, j’ai choisi des vêtements que j’ai enfilés avant de me raviser et d’en mettre d’autres. La perspective de sa visite me rendait nerveux comme un adolescent. Pour finir, j’ai remis mes habits de tous les jours, pantalon sombre, bottes coupées et gros pull avec des fils qui pendent. J’avais sorti un poulet du congélateur dès le matin.
J’ai passé le plumeau là où je l’avais déjà passé. À midi, j’ai enfilé ma veste et je suis descendu au ponton pour attendre. Ce n’était pas jour de courrier, autrement dit Jansson ne nous dérangerait pas. Carra avait pris place au bout du ponton ; elle semblait se douter qu’un événement important se préparait.
Hans Lundman est arrivé à bord du plus grand des bateaux des gardes-côtes. Je l’ai entendu approcher de loin, avec son moteur puissant, et quand il est apparu à l’entrée de la baie, je me suis levé. Hans n’a accosté que de la proue, à cause du faible fond. Agnes est sortie du poste de pilotage ; elle avait un sac à dos jeté sur l’épaule. Hans était en uniforme. Il s’est appuyé au bastingage, et je l’ai remercié.
— Je devais passer par là de toute façon, m’a-t-il dit. On signale un voilier sans maître en direction de Gotland.
Il est retourné à son poste, et nous l’avons regardé manœuvrer le grand bateau. Les cheveux d’Agnes flottaient au vent. J’avais un désir presque irrésistible de l’embrasser.
— C’est beau, ici, m’a-t-elle dit. J’avais essayé de me représenter ton île, mais maintenant je vois que ce n’était pas ça.
— Pourquoi ?
— Les feuillages. Il n’y a pas que des rochers et de l’eau.
Carra est venue vers nous. Agnes a paru surprise.
— Tu ne m’avais pas écrit que ton chien était mort ?
— J’en ai un nouveau. Cadeau d’une femme de la police. C’est une longue histoire. Elle s’appelle Carra.
Nous sommes montés vers la maison. Je voulais porter son sac à dos, mais elle a refusé. En entrant dans la cuisine, elle a tout de suite aperçu l’épée et le sac de Sima. Elle s’est assise sur une chaise.
— C’est ici que ça s’est passé ? Je veux que tu me racontes. Tout de suite. Maintenant.
Je lui ai livré tous les détails affreux dont je garderais le souvenir pour toujours. Les yeux d’Agnes se sont embués. C’était une oraison funèbre que je prononçais, pas le résumé clinique d’un suicide qui avait connu son dénouement dans un lit d’hôpital. Quand je me suis tu, elle n’a posé aucune question. Elle s’est contentée d’ouvrir le sac et de regarder à l’intérieur. J’ai repris la parole :
— Pourquoi a-t-elle fait ça ici ? Quelque chose a dû se produire à son arrivée… Je n’ai pas imaginé un seul instant qu’elle puisse avoir l’intention de faire ça.
— Peut-être a-t-elle trouvé… une sécurité ici. Quelque chose à quoi elle ne s’attendait pas.
— Une sécurité ? Mais alors pourquoi’?
— Peut-être y a-t-il un désespoir qui fait qu’on a besoin de se sentir en sécurité pour oser le grand saut ? Peut-être l’a-t-elle trouvée ici, dans ta maison ? Elle voulait vraiment se tuer. Elle n’avait pas le désir de vivre. Elle ne s’est pas blessée comme on appelle au secours. Elle l’a fait pour ne plus avoir à s’entendre crier à l’intérieur.
J’ai demandé à Agnes combien de temps elle comptait rester chez moi. Jusqu’au lendemain, a-t-elle dit, si c’était possible. Je lui ai montré le lit dans la pièce aux fourmis. Elle a éclaté de rire. Ça ne lui posait pas de problème de dormir là. J’ai dit qu’il y aurait du poulet au dîner. Agnes a disparu dans la salle de bains. À son retour elle s’était changée et elle avait relevé ses cheveux.
Elle m’a demandé de lui faire visiter l’île. Nous sommes partis, Carra sur nos talons. J’ai raconté à Agnes comment un jour elle avait couru après la voiture pour nous conduire auprès du corps de Sara Larsson. J’ai noté que mon bavardage la dérangeait. Elle voulait jouir du paysage. C’était une journée d’automne plutôt froide, le tapis de bruyère ployait sous le vent, la mer était d’un gris de plomb, les algues pourrissantes répandaient leur odeur sur les rochers. Quelques oiseaux, s’envolant des failles, se reposaient sur les courants d’air ascendants qui se forment toujours aux abords des grands rochers. Nous sommes arrivés à la pointe nord où on n’aperçoit plus, avant le large, que ces cailloux arides baptisés les Roches aux harengs, dont le dos affleure tout juste à la surface de la mer. J’observais Agnes à la dérobée ; elle paraissait presque éblouie par ce qu’elle voyait. Puis elle s’est tournée vers moi et elle a crié dans le vent :
— Il y a une chose que je ne te pardonnerai jamais ! C’est de ne plus pouvoir applaudir !
Qu’aurais-je pu répondre ? Rien, bien sûr, elle le savait aussi bien que moi. Elle s’est rapprochée et elle a tourné le dos au vent pour que je puisse l’entendre.
— Je le faisais déjà quand j’étais enfant.
— Quoi donc ?
— Applaudir. Quand je voyais quelque chose de beau dans la nature. Pourquoi les applaudissements seraient-ils réservés aux salles de concert et aux gens qui font des discours ? Pourquoi pas ici, sur ces rochers ? Je crois bien que je n’ai jamais rien vu de plus beau. Je t’envie de vivre ici.
— Je peux applaudir pour toi, si tu veux.
Elle a acquiescé. Elle m’a conduit jusqu’au rocher le plus haut, à l’extrême pointe de l’île. Nous étions perchés là-haut, elle criait « Bravo ! » et j’applaudissais. Ce fut une expérience singulière.
Nous avons continué notre promenade jusqu’à la caravane, de l’autre côté de la remise à bateaux.
— Pas de voiture, a-t-elle dit. Pas de voiture, pas de route, mais une caravane. Et de très beaux escarpins rouges…
La porte était ouverte. J’avais coincé un bout de bois pour l’empêcher de battre. Les souliers de Louise brillaient d’un éclat intense. Nous nous sommes assis à l’abri du vent. Je lui ai parlé de ma fille, et de la mort d’Harriet. J’ai évité de lui raconter ma trahison. À un moment j’ai remarqué qu’Agnes ne m’écoutait pas. Elle était distraite, préoccupée, et je me suis alors rappelé que sa présence avait sans doute une raison autre que le désir de voir ma cuisine et de récupérer l’épée et le sac.
— J’ai froid, a-t-elle dit. Les gens manchots sont peut-être plus frileux que les autres. Le sang est obligé d’emprunter d’autres circuits…
Nous sommes remontés à la maison et nous nous sommes installés à la cuisine. J’ai allumé une bougie que j’ai posée sur la table. Le crépuscule tombait déjà.
— Ils vont me retirer la maison, a-t-elle annoncé tout à coup. Je la loue depuis toujours, je n’ai pas les moyens de l’acheter. À présent, les propriétaires me la reprennent. Sans la maison, je ne peux pas poursuivre mon activité. Je pourrais trouver du travail dans une institution, bien sûr. Mais je ne le veux pas.
— Qui sont les propriétaires ?
— Deux sœurs qui vivent à Lausanne et qui ont fait fortune grâce à des compléments alimentaires factices. On les condamne sans cesse pour publicité mensongère, vu que leur produit ne contient qu’une poudre neutre mélangée à des vitamines. Mais elles le remettent aussitôt sur le marché sous un nouveau nom et un emballage différent. La maison appartenait à leur frère, dont elles sont les uniques héritières. Et maintenant elles ne veulent plus me la louer, car les villageois se sont plaints de mes filles. On me prend la maison et on me prend les filles. Nous vivons dans un pays où les gens veulent que les déviants soient relégués au fond de la forêt. Ou alors peut-être sur une île comme celle-ci. J’avais besoin de partir un peu, pour réfléchir. Peut-être pour pleurer. Peut-être pour rêver que j’ai tout compte fait les moyens d’acheter la maison. Mais ce n’est pas le cas.
— Si je le pouvais, je l’achèterais.
— Je ne suis pas venue te demander de l’argent.
Elle s’est levée.
— Je sors. Je vais faire une fois encore le tour de l’île avant qu’il ne fasse complètement nuit.
— Emmène la chienne. Appelle-la, elle te suivra. C’est une bonne compagne de promenade, elle n’aboie jamais. Pendant ce temps-là, je vais préparer le dîner.
Je les ai vues disparaître par-dessus les rochers. Carra a tourné la tête à quelques reprises pour s’assurer que je ne la rappelais pas. J’ai commencé à cuisiner tout en m’imaginant en train d’embrasser Agnes.
Ça faisait des années que j’avais cessé de rêvasser. Pas de rêveries et pas de vie érotique — voilà que j’en prenais conscience de façon abrupte.
À son retour, Agnes paraissait moins abattue.
— Je dois confesser, a-t-elle dit avant même de retirer sa veste et de s’asseoir, je dois confesser que je n’ai pas résisté à la tentation d’essayer les chaussures de ta fille. Elles me vont à la perfection.
— Même si je le voulais, je ne pourrais pas te les donner, je le regrette.
— Mes filles me tueraient si je me montrais devant elles avec des talons pareils. Elles croiraient que je me suis transformée — en une autre que celle qu’elles croient que je suis.
Elle s’est assise sur la banquette, a replié ses jambes sous elle et m’a regardé mettre la table. Je lui ai posé quelques questions sur la manière dont elle envisageait l’avenir. Elle répondait par oui ou par non et j’ai fini par me taire. Nous avons mangé en silence. L’obscurité était complète de l’autre côté des fenêtres. Ensuite nous avons bu un café. J’avais allumé un feu dans le vieux fourneau à bois que je n’utilise jamais que comme source de chaleur, par les jours d’hiver vraiment froids. Le vin que nous avions bu au repas me faisait de l’effet. Agnes ne paraissait pas bien sobre, elle non plus. J’ai rempli à nouveau nos tasses. C’est alors qu’elle est sortie de son mutisme ; elle a commencé à me raconter sa vie, les années difficiles qu’elle avait traversées.
— Je cherchais une consolation, a-t-elle dit. J’ai essayé l’alcool, mais je vomissais toujours. Alors je suis passée au hasch. Le fait de fumer me rendait malade, m’abrutissait et augmentait mon angoisse. J’ai cherché des amants capables de supporter qu’il me manque un bras, je me suis lancée dans le handisport. Je suis devenue une coureuse de demi-fond passable, mais ça m’ennuyait de plus en plus. J’ai écrit de la poésie, j’ai adressé des courriers aux journaux, j’ai étudié l’histoire de l’amputation. J’ai voulu être présentatrice télé : j’ai postulé auprès de toutes les chaînes suédoises et même de quelques chaînes étrangères. Mais je ne trouvais nulle part la consolation qui aurait été de me réveiller le matin sans penser à la chose insoutenable qui m’était arrivée. Bien sûr, j’ai essayé de m’adapter, j’ai essayé d’utiliser une prothèse, mais ça n’a jamais fonctionné. Pour finir, trois ans après l’opération, je me suis plantée nue devant la glace comme devant un tribunal, et j’ai admis que j’étais manchote. À partir de là, il ne restait plus comme recours que le bon Dieu. J’ai cherché la consolation dans la génuflexion. J’ai lu la Bible, j’ai lu le Coran, j’ai participé aux rencontres sous la tente de l’église pentecôtiste et même aux réunions de cette secte abominable qui se fait appeler Livets Ord. J’ai cherché du côté des autres sectes, j’ai envisagé de prendre le voile. À l’automne, je suis partie pour l’Espagne, et je suis allée à pied jusqu’à Compostelle en suivant les traces des pèlerins. J’avais déposé une pierre dans mon sac à dos, comme on est censé le faire, pour la jeter quand on trouve enfin la solution à ses problèmes. Ma pierre à moi était une roche calcaire de quatre kilos. Je l’ai traînée sur toute la longueur du parcours et je ne l’ai déposée qu’à mon arrivée. J’espérais que Dieu se montrerait et qu’il me parlerait. Mais Sa voix était trop basse, je ne l’ai jamais entendue. Il y avait toujours quelqu’un, derrière, qui criait plus fort que Lui.
— Qui ?
— Le diable. J’ai appris ceci : Dieu parle en murmurant mais le diable crie. Il n’y avait aucune place pour moi dans la bataille qu’ils se livraient tous les deux. Quand enfin j’ai refermé les portes des églises, il ne me restait plus rien. Plus aucune consolation à espérer. J’ai découvert alors que c’était une consolation en soi. Et c’est ainsi que j’ai décidé de consacrer ma vie à des personnes dont la vie était pire que la mienne. Voilà comment je suis entrée en contact avec ces filles dont personne ne voulait — personne à part moi.
Nous avons bu ce qui restait de vin ; nous étions franchement ivres. J’avais du mal à me concentrer sur ce qu’elle me racontait parce que j’avais envie de la toucher, de lui faire l’amour. Le vin nous donnait aussi envie de rire ; elle m’a raconté toutes les réactions que son moignon avait provoquées au fil des ans.
— Parfois, je racontais que j’avais eu le bras dévoré par un requin en Australie. Ou alors un lion me l’avait arraché dans la savane au Botswana. Je ne me souciais pas des détails, les gens à l’époque croyaient tout ce que je disais. Ceux qui me déplaisaient pour une raison quelconque avaient droit à des histoires vraiment sanglantes. Par exemple, quelqu’un m’avait scié le bras avec une tronçonneuse, ou je m’étais retrouvée coincée sous une machine qui me l’avait grignoté millimètre par millimètre. Une fois, j’ai réussi à faire s’évanouir un grand type costaud. La seule chose que je n’ai jamais osé dire, c’est que mon bras avait été mangé par des cannibales.
Nous sommes sortis pour regarder les étoiles et écouter la mer. J’essayais de la frôler sans en avoir l’air. Elle ne s’est aperçue de rien.
— Il y a une musique qu’on n’entend jamais, a-t-elle dit.
— Le silence chante. Ça, on peut l’entendre.
— Je ne pensais pas à ça, mais à une musique que nous serions incapables de capter avec nos oreilles. Un jour, dans un avenir très lointain, quand notre ouïe se sera affinée et qu’on aura créé de nouveaux instruments, nous pourrons entendre et jouer cette musique-là.
— C’est une belle pensée.
— Je crois savoir à quoi ressemble cette musique. À des voix humaines, quand elles sont vraiment limpides. Quand des êtres humains chantent sans peur.
Nous sommes retournés à l’intérieur. J’étais tellement saoul que j’avais du mal à marcher droit. J’ai voulu nous servir un cognac. Agnes a posé la main sur son verre.
— J’ai besoin de dormir, a-t-elle dit. Ça a été une soirée étonnante. Je suis moins abattue que je ne l’étais à mon arrivée.
— Je veux que tu restes avec moi. Je veux que tu passes la nuit dans ma chambre.
Elle n’a pas résisté quand je l’ai attirée à moi. Ce n’est que quand j’ai voulu l’embrasser sur la bouche qu’elle m’a demandé de cesser. Elle me l’a demandé fermement, mais ce n’était plus possible. Il s’en est suivi une lutte confuse, elle se débattait en me criant des choses, je suis parvenu à la coincer contre le bord de la table, nous avons glissé à terre. Elle a réussi à dégager sa main ; elle m’a griffé au visage en même temps qu’elle me balançait un coup de pied dans le ventre qui m’a coupé la respiration. Je ne pouvais plus rien dire, je cherchais une issue qui n’existait pas et elle, entre-temps, s’était redressée et brandissait un de mes couteaux de cuisine.
Je me suis relevé péniblement et me suis assis à la table.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Je suis désolé. Ce n’était pas mon intention. Cette solitude me rend fou.
— Je ne te crois pas. Tu es peut-être seul, ça je n’en sais rien. Mais ce n’est pas pour ça que tu m’as agressée.
— J’aimerais que tu puisses oublier ce qui s’est passé. Pardonne-moi. Je ne devrais pas boire.
Elle a posé le couteau. Elle s’est plantée devant moi. Je voyais toute l’ampleur de sa colère et de sa déception. Je ne pouvais rien dire. Alors je me suis mis à pleurer. À ma propre surprise, j’ai senti que ce n’était pas pour échapper à la situation. Ma honte était sincère.
Agnes s’est assise à l’autre bout de la banquette. Le visage détourné, elle regardait par la fenêtre, vers l’obscurité. Je me suis essuyé la figure avec du papier absorbant, je me suis mouché.
— Je sais que c’est impardonnable. Je le regrette, je voudrais ne l’avoir jamais fait.
— Je ne sais pas ce que tu fabriques ni ce que tu t’imagines. Si j’avais pu, je serais partie tout de suite. Mais c’est impossible sur cette île en pleine nuit.
Elle s’est levée et est allée dans la pièce aux fourmis. Je l’ai entendue traîner une chaise et la coincer sous la poignée de la porte. Je suis sorti de la maison pour essayer de l’épier par la fenêtre. Elle avait déjà éteint la lumière. Peut-être soupçonnait-elle que je l’espionnerais. La chienne a surgi des ombres. Je l’ai repoussée d’un coup de pied. Je n’avais pas la force de la supporter en cet instant.
Je suis resté éveillé toute la nuit dans ma chambre. À six heures, je suis descendu à la cuisine et j’ai écouté à la porte d’Agnes. Impossible de savoir si elle dormait ou non. Je me suis assis pour attendre. À sept heures moins le quart, elle a ouvert sa porte. Elle tenait son sac à dos à la main.
— Comment est-ce que je fais pour repartir d’ici ?
— Il n’y a pas de vent. Alors si tu veux bien attendre qu’il fasse jour, je t’emmène.
Elle a commencé à enfiler ses bottes. J’ai pris mon élan :
— Je veux te dire une chose à propos de ce qui s’est passé cette nuit.
Elle a levé la main.
— Il n’y a rien à dire. Tu n’es pas celui que je croyais. Je veux m’en aller le plus vite possible. Je sors, je vais attendre sur le ponton.
— Ne peux-tu pas au moins écouter ce que j’ai à te dire ?
Elle n’a pas répondu. Elle a jeté le sac à dos sur son épaule, a ramassé l’épée et le sac de Sima, et est sortie dans la nuit.
L’aube n’allait pas tarder. Je comprenais qu’elle ne m’écouterait pas si je descendais au ponton pour tenter de lui parler. Alors je me suis rassis à la table et j’ai écrit une lettre :
Nous pourrions faire venir tes filles ici sur l’île. Laisser les deux sœurs et les villageois tranquilles chez eux. J’ai la permission de construire une maison sur les fondations de la vieille grange. La remise à bateaux possède une pièce qu’on peut isoler et aménager. Dans la maison il y a des chambres vides. J’ai déjà une caravane, je peux en installer une deuxième. Il y a de la place.
Je suis sorti. En me voyant arriver, elle s’est levée pour monter dans le bateau. Je lui ai tendu la lettre sans un mot. Elle a hésité à la prendre. Puis elle l’a rangée dans son sac.
La mer était comme un miroir. Le bruit du moteur a déchiré le silence et effrayé quelques canards, qui ont disparu vers le large. Agnes était assise à l’avant ; elle détournait le visage.
J’ai accosté à la partie basse du quai et j’ai coupé le moteur.
— Il y a un bus, lui ai-je dit. Les horaires sont affichés sur le mur là-bas.
Elle a grimpé sur le quai sans un mot.
Je suis rentré et j’ai dormi. L’après-midi, j’ai sorti mon vieux puzzle de Rembrandt. J’ai versé tous les morceaux sur la table et je l’ai recommencé depuis le début en sachant que je ne le terminerais jamais.
Une tempête du nord-est s’est levée le lendemain du départ d’Agnes. J’ai été réveillé par le battement d’une fenêtre ouverte. Le vent a atteint force d’ouragan. Je me suis habillé et suis descendu vérifier l’amarrage du bateau. C’était marée haute. Les vagues escaladaient le ponton et éclaboussaient le mur de la remise. Quand le vent souffle fort du nord-est, les vagues entrent carrément à l’intérieur. J’ai amarré la poupe avec une corde supplémentaire, puis je suis allé me réfugier dans la remise. Le vent gémissait dans les murs. Enfant, cela me faisait peur. La remise à bateaux sous la tempête était comme un repaire de voix appartenant à des personnes qui criaient et se bagarraient. À présent, la remise m’apportait la sécurité. Debout entre ses murs, je me sentais invulnérable.
La tempête a continué pendant deux jours encore. Le deuxième jour, Jansson est arrivé avec le courrier, en retard pour une fois. Après avoir débarqué, il m’a raconté que son moteur avait calé entre Röholmen et Höga Skärsnäset.
— Il ne m’avait jamais causé de problème jusqu’ici. Comme par hasard, il faut qu’il commence à faire des siennes par un temps pareil. J’ai dû mettre à l’eau une ancre flottante, près de Röholmen, et j’ai quand même failli dériver jusqu’aux écueils. Si je n’avais pas réussi à le redémarrer, je serais une épave à l’heure qu’il est.
Je ne l’avais jamais vu aussi secoué. De ma propre initiative, je lui ai proposé de s’asseoir sur le banc et de me laisser prendre sa tension. Elle était un peu élevée, mais quoi de plus normal après ce qui venait de se produire.
Jansson est redescendu dans son bateau, qui tanguait contre le ponton.
— Je n’ai pas de courrier pour toi, mais Hans Lundman m’a dit de te passer ce journal.
— Pourquoi donc ?
— Il ne me l’a pas dit. Il est daté d’hier.
Il m’a tendu un des journaux de la capitale.
— Il n’a rien dit ?
— Juste que je devais te le donner. Il ne parle jamais plus que nécessaire, tu le connais.
J’ai repoussé l’avant du bateau pendant que Jansson manœuvrait. Il était face au vent. Il a failli s’échouer, mais a réussi à mettre les gaz in extremis et à sortir de la baie.
En quittant le ponton, j’ai découvert un objet blanc qui flottait au bord du rivage, en contrebas de la caravane. Je me suis approché. C’était un cygne mort. Son long cou ressemblait à un serpent dans les algues. Je suis retourné à la remise, j’ai posé le journal sur l’établi et j’ai enfilé des gants de travail. Puis j’ai tiré le cygne hors de l’eau. Un fil de nylon lui avait profondément entaillé le corps en s’entortillant à ses plumes. Il était mort de faim car dans son état il n’avait plus été capable de chercher sa nourriture. Je l’ai déposé sur un rocher, où les corneilles et les goélands auraient tôt fait de le dévorer. Carra, qui me suivait, a reniflé l’oiseau.
— Il n’est pas pour toi, lui ai-je dit. Il est pour les autres.
J’avais eu l’intention de continuer mon puzzle, mais soudain je n’en avais plus envie. Je suis redescendu à la remise chercher un de mes filets à flets et j’ai commencé à le réparer, dans la cuisine. Mon père m’avait patiemment appris à épisser les cordages et à réparer les filets. La technique m’en était restée dans les doigts. J’ai rattrapé des mailles jusqu’à la tombée de la nuit. En pensée je menais une conversation avec Agnes au sujet de ce qui s’était passé. Dans le monde imaginaire nous nous réconciliions.
Le soir, j’ai mangé les restes du poulet. Puis je me suis étendu sur la banquette et j’ai écouté le bruit du vent. J’allais allumer la radio pour écouter les nouvelles quand je me suis subitement rappelé le journal, apporté par Jansson. J’ai pris la lampe torche et je suis parti le chercher dans la remise.
Hans Lundman faisait rarement quelque chose sans une intention précise. Je me suis rassis à la table et j’ai commencé à parcourir attentivement le journal. S’il me l’avait fait passer par Jansson, c’est que ce journal contenait quelque chose qu’il voulait que je voie.
Je l’ai trouvé à la page quatre, à la rubrique des actualités internationales. C’était la photo d’une réunion au sommet rassemblant présidents et Premiers ministres européens ; ils s’étaient mis en rang d’oignons pour être immortalisés. Au premier plan, on voyait une femme nue portant un écriteau brandi au-dessus de sa tête. La photo était assortie d’une légende résumant en peu de mots cet intermède pénible. Une femme vêtue d’un imperméable noir s’était introduite, grâce à une fausse carte de journaliste, dans la salle où se tenait la conférence de presse. Une fois dans la place, elle avait bondi, laissant tomber son imperméable, et avait levé son écriteau, avant d’être neutralisée par deux agents de sécurité. En examinant la photo de plus près, j’ai senti une morsure à l’estomac. Je suis allé prendre la loupe que je conserve dans un tiroir de la cuisine. J’ai réexaminé la photo. Mon pressentiment se confirmait en même temps que mon angoisse. C’était bien Louise. Je la reconnaissais, même si on ne voyait pas nettement son visage. Aucun doute, c’était bien Louise, avec son écriteau brandi au-dessus de la tête dans un geste de défi triomphal.
Le texte de l’écriteau évoquait les grottes où les moisissures menaçaient de détruire les peintures ancestrales.
Hans Lundman avait décidément un regard aigu. Il l’avait reconnue. Peut-être lui avait-elle parlé, la nuit de la fête d’été, de ces grottes qu’il fallait à tout prix sauver de la destruction.
J’ai pris un torchon de cuisine pour essuyer la sueur sous ma chemise. Mes mains tremblaient.
Je suis sorti dans le vent, j’ai rappelé la chienne et je suis allé m’asseoir dans l’obscurité sur le banc de ma grand-mère.
Je souriais. Louise était là, dans le noir, et me rendait mon sourire. En vérité, j’avais une fille dont je pouvais être fier.