5

L’aube est arrivée comme une libération.

À huit heures et demie nous avons repris la route de l’hôpital. Il avait commencé à neiger, des flocons légers. En apercevant mon visage dans le rétroviseur, j’ai eu une morsure au cœur — un sentiment de mort, d’inexorable.

Je glissais, enfermé dans mon épilogue. Restaient un certain nombre d’entrées et de sorties — quelques-unes, pas davantage.

Mes songeries m’ont fait rater la sortie vers l’hôpital. Louise m’a jeté un regard.

— On aurait dû tourner à droite…

J’ai fait le tour du pâté de maisons sans répondre. Devant l’entrée des urgences, j’ai reconnu l’une des infirmières qui nous avaient accueillis dans la nuit. Elle fumait une cigarette et ne nous a pas reconnus. À une autre époque, ai-je pensé, elle aurait pu être un personnage d’un tableau du Caravage.

Nous sommes montés. La porte de la chambre où nous avions laissé Harriet était ouverte. La chambre était vide. J’ai interrogé une infirmière qui passait dans le couloir. Elle nous a dévisagés. Nous devions ressembler à des cloportes se hasardant au-dehors après une nuit passée sous une pierre froide.

— Mme Hörnfeldt n’est plus là.

— Pourquoi ? Où l’avez-vous envoyée ?

— Nous ne l’avons envoyée nulle part. Elle est partie d’elle-même. Elle s’est habillée et elle a disparu. Et nous ne pouvons rien faire.

Elle paraissait en colère, comme si Harriet l’avait trahie personnellement.

— Quelqu’un a bien dû la voir…

— Le personnel de nuit passait régulièrement dans sa chambre. À sept heures et quart, elle n’était plus là.

J’ai croisé le regard de Louise et je l’ai interprété comme un signe. Elle s’est tournée vers l’infirmière.

— A-t-elle laissé quelque chose ?

— Rien.

— Alors elle est sûrement rentrée à la maison.

— Elle aurait dû nous avertir si elle ne voulait pas rester chez nous.

— Elle est comme elle est, a répliqué Louise. C’est ma mère.

Nous sommes sortis par les urgences, à l’arrière de l’hôpital.

— Je sais où elle est, m’a dit Louise. Nous avons un accord qui remonte à l’enfance. Le café le plus proche. Si jamais on devait se perdre, on se retrouve là.

Nous avons contourné l’hôpital jusqu’à l’entrée principale et le grand hall, où il y avait une cafétéria.

Harriet était attablée devant un café. Elle a agité la main en nous apercevant. Elle paraissait presque gaie.

— Nous ne savons toujours pas ce que tu as ! lui ai-je dit avec reproche. Tu aurais dû laisser le temps aux médecins de lire le résultat de tes analyses.

— J’ai un cancer et pas assez de temps devant moi pour le perdre à paniquer pour rien dans un hôpital. Je ne sais pas ce qui s’est passé hier. J’avais trop bu sans doute. Je veux rentrer maintenant.

— Chez moi ou à Stockholm ? a demandé Louise.

Harriet a saisi son bras pour se lever. Le déambulateur était derrière, à côté des journaux. Ses doigts frêles ont agrippé les poignées. Il était incompréhensible que cette femme ait réussi à me hisser hors du lac.

De retour à la caravane, nous nous sommes allongés tous les trois. J’étais à nouveau du côté extérieur, un pied au sol, et je me suis vite endormi.

Dans mon rêve, Jansson arrivait à toute vitesse à bord de son hydrocoptère qui fendait la glace telle une scie aux dents acérées. Je me cachais derrière un rocher jusqu’à ce qu’il ait disparu. En me redressant, je voyais Harriet sur la glace avec son déambulateur. Elle était nue. À côté d’elle il y avait un grand trou.

Je me suis réveillé en sursaut. Les deux femmes dormaient. J’ai pensé très vite que je devrais prendre ma veste et partir. Mais je suis resté où j’étais, et je me suis bientôt rendormi.

Nous nous sommes réveillés tous les trois en même temps. Il était treize heures. Je suis sorti uriner. Dehors, il ne neigeait plus, et les nuages commençaient à se disperser.

Nous avons bu un café. Harriet m’a demandé de vérifier sa tension car elle avait mal à la tête. Je l’ai fait ; à peine plus élevée que la normale. Louise a voulu que je prenne sa tension, à elle aussi.

— Ce sera un de mes premiers souvenirs de mon père. Après les seaux d’eau.

Sa tension était très basse. Je lui ai demandé si elle était sujette aux vertiges.

— Seulement quand j’ai trop bu.

— Jamais sinon ?

— Je ne me suis jamais évanouie.

J’ai rangé mon tensiomètre. Le café était bu, il était quatorze heures quinze. Il faisait chaud dans la caravane. Trop, peut-être ? Une chaleur suffocante et pauvre en oxygène, qui les aurait mises soudain de mauvaise humeur ? Je n’en sais rien, toujours est-il que je me suis retrouvé attaqué des deux côtés. D’abord par Harriet, qui a voulu savoir quel effet ça me faisait d’avoir une fille, après ces quelques jours.

— Quel effet ça me fait ? Je ne peux sans doute pas répondre à cette question.

— Ton indifférence est effrayante, a-t-elle dit.

— Tu n’as aucune idée de ce que je peux ressentir.

— Je te connais.

— Nous ne nous sommes pas vus depuis quarante ans ! Je ne suis pas le même que celui que tu as connu alors.

— Tu es trop lâche pour admettre que j’ai raison, c’est tout. À l’époque, tu as manqué du courage qu’il fallait pour me dire que tu voulais me quitter. Tu as fui, exactement comme tu le fais maintenant. Ne pourrais-tu pas dire la vérité, ne serait-ce qu’une fois dans ta vie ? N’y a-t-il vraiment rien de vrai en toi ?

Avant que j’aie eu le temps de répondre, Louise a déclaré qu’un homme qui avait abandonné sa fiancée comme je l’avais fait ne pouvait sans doute pas réagir à la survenue inopinée d’un enfant autrement que par l’indifférence, peut-être par la peur, ou, dans le meilleur des cas, par une vague curiosité.

— Je n’accepte pas ça ! ai-je lancé à Harriet. J’ai demandé pardon pour ce que je t’avais fait il y a quarante ans, et comment aurais-je pu imaginer que j’avais un enfant alors que tu ne m’en as jamais fien dit ?

— Comment pouvais-je te le dire puisque tu avais disparu ?

— Sur le chemin du lac, dans la voiture, tu as dit que tu n’avais jamais tenté de me retrouver.

— Tu accuses une mourante de mentir ?

— Je n’accuse personne.

— Dis la vérité ! a crié Louise. Réponds à sa question !

— Quelle question ?

— Sur l’indifférence.

— Je ne suis pas indifférent. Je suis heureux.

— Ah bon ? On ne dirait pas.

— Il n’y a pas assez de place dans cette caravane pour danser sur la table, si c’est ça que tu veux ! !

— Ne va surtout pas croire que c’est pour toi que je fais ça ! m’a crié Harriet. Je le fais pour elle !

Nous avons continué à hausser le ton. Les murs de la petite caravane menaçaient d’exploser. Tout au fond de moi, bien entendu, je savais qu’elles disaient la vérité. J’avais trahi Harriet et je n’avais peut-être pas exprimé une joie débordante après la rencontre avec ma fille. Pourtant c’en était trop. Je n’en pouvais plus. Je ne sais combien de temps ont duré ces cris et cette agitation absurdes. Plusieurs fois j’ai cru que Louise allait serrer ses poings de boxeuse et m’envoyer au tapis. Je n’ose même pas imaginer les sommets qu’a frôlés la tension d’Harriet. Pour finir je me suis levé, j’ai attrapé mon sac, ma veste et mes chaussures et j’ai crié :

— Allez vous faire voir toutes les deux ! J’en ai assez !

J’ai claqué la porte de la caravane derrière moi.

Louise n’est pas sortie à ma suite. Ni l’une ni l’autre n’a crié la moindre invective dans mon dos. Le silence était total. Je suis allé jusqu’à la voiture, en chaussettes, j’ai tourné la clé dans le contact et je suis parti. Arrivé sur la route je me suis arrêté, j’ai retiré mes chaussettes trempées et j’ai glissé mes pieds nus dans mes chaussures.

J’étais encore en colère en repensant à leurs accusations. Je revivais intérieurement notre échange. Je modifiais tel ou tel mot que j’avais dit, je rendais ma défense plus nette, plus tranchante. Mais leurs paroles à elles restaient toujours les mêmes.

Je suis arrivé à Stockholm dans la nuit, après avoir conduit beaucoup trop vite. J’ai dormi un moment dans la voiture ; quand j’ai eu trop froid, j’ai continué jusqu’à Södertälje. Je n’en pouvais plus. Je me suis arrêté dans un motel et me suis endormi à peine couché. À treize heures j’ai repris la route vers le sud, après avoir appelé Jansson et laissé un message sur son répondeur. Pouvait-il venir me chercher au port à dix-sept heures trente ? Je ne savais pas s’il serait d’accord pour une course de nuit. Je ne pouvais qu’espérer qu’il écoutait parfois ses messages et que son hydrocoptère était équipé de phares dignes de ce nom.

Quand je suis arrivé au port, Jansson m’attendait. Il m’a dit qu’il avait nourri mes animaux. Je l’ai remercié et j’ai ajouté que j’étais pressé de rentrer.

Jansson m’a déposé sur le ponton. Il a refusé que je le paie.

— On ne peut pas accepter d’argent de son médecin, a-t-il dit

— Je ne suis pas ton médecin. On en reparlera la prochaine fois.

J’ai attendu jusqu’à ce que l’hydrocoptère ait disparu derrière les rochers et que je ne voie plus la lumière de ses phares. Ma chienne et ma chatte s’étaient soudain matérialisées à côté de moi. Je me suis penché pour les caresser. La chienne paraissait avoir maigri. J’ai laissé ma valise sur le ponton, j’étais trop fatigué pour la traîner jusque là-haut.

Nous étions trois sur cette île, de la même manière que nous avions été trois dans la caravane. Mais ici, personne ne m’agresserait. J’ai éprouvé un grand soulagement en entrant dans ma cuisine. J’ai nourri les animaux, je me suis assis à la table et j’ai fermé les yeux.

J’ai eu du mal à dormir cette nuit-là. Je me relevais sans cesse. C’était la pleine lune, le ciel était dégagé, la lumière pâle se répandait sur les rochers et sur la blancheur de la glace. J’ai enfilé mes bottes et ma fourrure et je suis redescendu jusqu’au ponton. La chienne n’a pas remarqué ma sortie ; la chatte a ouvert les yeux, dans la cuisine, mais n’a pas bougé de la banquette. Dehors il faisait froid. La valise s’était ouverte, des chemises et des chaussettes étaient éparpillées sur la neige. Pour la deuxième fois, j’ai laissé la valise où elle était.

 

C’est là, sur le ponton, que j’ai soudain compris qu’il me restait encore un voyage à accomplir. Pendant douze années j’avais réussi à me persuader que ce n’était pas nécessaire. La rencontre avec Louise et notre longue conversation nocturne avaient tout changé. Je n’étais pas obligé de le faire, ce voyage. Je voulais le faire.

Quelque part vivait une jeune femme que j’avais amputée d’un bras sain. Elle avait vingt ans à l’époque ; elle en avait donc trente-deux maintenant. Je me souvenais de son nom : Agnes Klarström. Debout sur mon ponton au clair de lune, je me suis rappelé tous les détails, comme si je venais de parcourir à l’instant son dossier médical. Elle était originaire d’une des banlieues sud de Stockholm, Aspudden ou Bagarmossen. L’histoire avait commencé par une douleur à l’épaule. Comme elle était nageuse de compétition, ses entraîneurs et elle avaient longtemps cru que c’était dû à son entraînement intensif. Quand elle n’avait plus pu entrer dans la piscine sans avoir mal, elle avait consulté un médecin. Après, tout est allé très vite ; le diagnostic de tumeur osseuse maligne a été confirmé, l’amputation était la seule issue, malgré le drame que cela impliquait pour elle. Du statut de nageuse émérite, elle allait passer à celui de manchote, et cela pour le restant de ses jours.

Ce n’était même pas moi qui devais l’opérer au départ : elle était la patiente d’un confrère. Mais la femme de celui-ci venait d’avoir un grave accident de voiture, les interventions inscrites sur son agenda avaient donc été réparties de façon quelque peu chaotique entre les autres chirurgiens orthopédistes du service. Voilà comment Agnes Klarström s’est retrouvée sur ma table d’opération.

L’intervention a duré un peu plus d’une heure. Je me la rappelle encore. Le personnel avait lavé et préparé le mauvais bras. Il m’incombait naturellement de vérifier que tout était en ordre. Mais je me fiais à mon équipe.

Un mois plus tard, j’ai été averti par la Direction nationale de la santé de l’existence d’une plainte à mon encontre.

Plus de douze ans s’étaient écoulés depuis. J’avais détruit la vie d’Agnes Klarström, mais aussi la mienne. Et, pour couronner le tout, un examen ultérieur avait conclu qu’il ne serait pas nécessaire d’amputer le bras où était localisée la tumeur.

Je n’avais jamais eu l’idée de lui rendre visite. Je ne lui avais jamais parlé, sinon une fois, juste après l’intervention, alors qu’elle était encore étourdie par l’anesthésie.

Je l’avais laissée derrière moi comme une affaire réglée. Jusqu’au moment où j’ai reçu la lettre de la Direction de la santé.

Il était deux heures du matin. Je suis remonté vers la maison et me suis assis à la table de la cuisine. Je n’avais pas encore ouvert la porte de la pièce aux fourmis. Peut-être redoutais-je qu’elles ne déferlent dans la cuisine si je l’ouvrais.

J’ai appelé les renseignements, mais il n’y avait aucune abonnée de ce nom-là dans la région de Stockholm. J’ai demandé à la téléphoniste, qui s’était présentée sous le nom d’Elin, de faire une recherche dans toute la Suède.

Il y avait une Agnes Klarström qui pouvait être la bonne. Elle habitait la commune de Flen ; l’adresse indiquait une ferme dans un village du nom de Sångledsbyn. J’ai noté l’adresse ainsi que le numéro de téléphone.

La chienne dormait. La chatte était dehors, au clair de lune. Je suis allé dans la pièce où se trouve encore le métier à tisser de ma grand-mère avec, dessus, un tapis de lirette inachevé. Il n’y a pas d’image plus nette à mes yeux : la mort ressemble toujours à ça. Quel que soit le moment où elle vient, elle dérange. Comme nos vies, ce tapis ne sera jamais achevé. Sur une étagère qui recevait autrefois les pelotes multicolores de ma grand-mère, je conservais à présent certains papiers qui m’avaient suivi au fil des ans. Une mince liasse, depuis mes notes de baccalauréat, plutôt médiocres, que mon père avait apprises par cœur à force d’orgueil, jusqu’à la maudite copie du compte rendu de l’amputation. Pas grand-chose — j’ai toujours réussi à me débarrasser des documents que d’autres aiment à conserver pieusement. Il y avait là également le testament que m’avait rédigé un avocat moyennant une somme insensée. J’étais obligé d’en faire un nouveau maintenant que j’avais gagné une fille. Mais ce n’était pas pour cela que j’étais entré dans cette pièce où je pouvais encore sentir l’odeur de ma grand-mère. J’ai pris le compte rendu opératoire daté du 9 mars 1991. Bien que connaissant le texte par cœur, je l’ai rapporté dans la cuisine, je l’ai posé sur la table et je l’ai parcouru. Chaque mot était comme un caillou pointu sur le chemin de la déchéance, depuis le premier diagnostic : « chondrosarcome de l’humérus proximal » jusqu’à l’ultime étape : « pansement ».

Pansement. Rien de plus. L’opération était terminée, la patiente emmenée en salle de réveil. Amputée d’un bras, mais avec la maudite tumeur intacte dans l’autre.

J’ai lu :

 

Évaluation préopératoire. Femme, vingt ans, droitière, saine, examinée à Stockholm pour tuméfaction bras gauche. Image IRM compatible avec chondrosarcome bas grade bras gauche. Les analyses complémentaires confirment le diagnostic, la patiente accepte le protocole : amputation de l’humérus proximal, avec une bonne marge. CRO : anesthésie avec intubation, position « en chaise longue », bras dégagé. Prophylaxie antibio d’usage. Incision du processus coracoïde suivant le bord inférieur du deltoïde jusqu’au bord postérieur du creux axillaire. Ligature de la veine céphalique, désinsertion du pectoral. Identification du paquet vasculo-nerveux, avec ligature de la veine, double ligature de l’artère. Dégagement des nerfs. Séparation deltoïde/humérus. Grand dorsal et grand rond séparés au niveau de l’insertion osseuse. Chefs long et court du biceps et coraco-brachial séparés sous hauteur de résection. Humérus sectionné au niveau du col chirurgical et limé. Moignon recouvert avec le triceps, préalablement désinséré, et avec le coraco-brachial Suture du pectoral avec le bord latéral de l’humérus. Pose d’un drain et suture sans tension des bords de la plaie. Pansement.

 

J’ai pensé qu’Agnes Klarström avait dû lire ce texte et se le faire expliquer bien des fois. Elle avait dû réagir au fait qu’au milieu de tous ces termes abscons il y ait eu soudain un mot ordinaire. Elle avait été opérée en position dite de la « chaise longue » — ainsi qu’on peut l’être au bord d’une piscine, sur une terrasse —, le bras dénudé, avec les lumières du bloc pour dernière vision avant d’être emportée dans le sommeil de la narcose. Je l’avais exposée à une agression effroyable pendant qu’elle reposait ainsi, comme dans un transat.

Se pouvait-il que ce fût une autre Agnes Klarström ? Elle avait été toute jeune à l’époque. S’était-elle mariée entre-temps, avait-elle changé de nom ? D’après Elin des renseignements, son nom n’était assorti d’aucun titre.

 

Ce fut une nuit effrayante, mais décisive. Je ne pouvais plus continuer à fuir. Je devais lui parler, expliquer l’inexplicable, et dire aussi que je m’étais, de bien des façons, amputé moi-même.

Je me suis recouché. J’ai mis très longtemps à m’endormir. Quand j’ai ouvert les yeux, c’était le matin. Ce n’était pas jour de courrier, Jansson ne viendrait pas. Je pourrais rouvrir mon trou tranquille.

J’ai dû recourir à une pioche pour fendre l’épaisseur de la glace. La chienne observait mes efforts depuis le ponton. La chatte avait disparu dans la remise à bateaux, en quête de mulots. Enfin le trou s’est ouvert, j’ai pu m’immerger et ressentir la brûlure du froid. J’ai pensé à Harriet et à Louise. Et si j’oserais appeler Agnes Klarström ce jour-là et lui demander si elle était la femme que je cherchais.

Je n’ai pas appelé. À la place, j’ai nettoyé la maison comme dans un accès de rage. Une épaisse couche de poussière recouvrait tout. J’ai réussi à mettre en route mon vieux lave-linge et à laver mes draps — tellement sales qu’ils auraient pu être ceux d’un clochard. Puis j’ai fait le tour de l’île en m’arrêtant pour scruter l’immensité gelée à travers mes jumelles et en pensant que je devais prendre une décision.

Une vieille femme avec un déambulateur sur la glace, une fille inconnue dans une caravane. À l’âge de soixante-six ans, tout ce que je croyais réglé et figé une fois pour toutes commençait soudain à bouger et à se transformer.

 

Cet après-midi-là, je me suis assis à la table de la cuisine et j’ai écrit deux lettres. La première était pour Harriet et Louise, la seconde pour Agnes Klarström. Jansson serait très surpris quand je lui donnerais les deux enveloppes en lui demandant de les affranchir. Par mesure de sécurité, je les avais fermées avec du scotch. Je ne lui faisais pas confiance. Jansson possédait peut-être une curiosité que je ne lui connaissais pas, de nature à l’inciter à ouvrir les lettres que je lui remettrais.

Qu’ai-je écrit ? À Harriet et à Louise, que ma colère était passée, que je les comprenais, mais que je ne pouvais pas les revoir dans l’immédiat. J’étais retourné sur mon île m’occuper de mes animaux délaissés. Mais je tenais pour acquis que nous nous reverrions bientôt. Nos relations devaient naturellement se poursuivre.

Cela m’avait pris beaucoup de temps d’écrire ces quelques lignes. Quand enfin j’ai renoncé à améliorer ma prose, le sol était jonché de feuilles de papier froissées. Ce que j’avais écrit n’était pas vrai. Ma colère n’était pas passée. Mes animaux auraient pu se débrouiller encore quelque temps grâce aux bons soins de Jansson. Et je ne savais pas si j’avais réellement envie de revoir avant longtemps Harriet et Louise. J’avais besoin de temps pour réfléchir, en particulier à ce que j’allais dire à Agnes Klarström, à supposer que je la retrouve.

La lettre à celle-ci ne m’avait pas posé de problème. En l’écrivant, j’ai compris que je la portais en moi depuis des années. Je voulais seulement la rencontrer, rien d’autre. J’ai indiqué mon adresse et j’ai signé du nom qu’elle n’avait sûrement jamais oublié. J’espérais m’adresser à la bonne personne.

 

Quand Jansson est arrivé le lendemain, le vent s’était levé. J’ai noté dans mon journal de bord que la température avait chuté au cours de la nuit et que les rafales de vent oscillaient entre l’ouest et le sud-ouest.

Jansson était ponctuel. Je lui ai donné trois cents couronnes pour être venu me chercher sur le port la veille, et j’ai refusé de reprendre mes billets.

— Je voudrais que tu m’affranchisses ces deux-là, ai-je dit en lui tendant mes lettres.

J’avais scotché les quatre bords de l’enveloppe. Jansson n’a pas cherché à dissimuler sa surprise. J’y ai coupé court.

— J’écris seulement quand c’est nécessaire.

— Merci pour la belle carte, a-t-il dit.

— Quoi, la clôture enneigée ? Qu’est-ce que ça a de beau ?

Il m’irritait.

— Comment va ton mal de dents ? ai-je demandé pour masquer mon irritation.

— Ça va, ça vient. Je le sens surtout en haut à droite.

Jansson a ouvert le bec.

— Je ne vois rien. Parles-en à un dentiste.

Jansson a fait mine de refermer la bouche. On a entendu un craquement. Sa mâchoire s’était bloquée ; il est resté bouche ouverte. On voyait bien qu’il souffrait, même s’il n’arrivait plus à parler. J’ai exercé une pression douce avec mes pouces de part et d’autre de sa mandibule, j’ai cherché l’articulation et je l’ai massée jusqu’à ce qu’elle retrouve sa place naturelle.

— Ça m’a fait mal, a déclaré Jansson.

— Essaie de ne pas bâiller et de ne pas ouvrir trop grand la bouche pendant quelques jours.

— Est-ce que c’est le signe d’une maladie grave ?

— Pas du tout, rassure-toi.

Jansson est parti avec mes lettres. Je suis remonté vers la maison. Le vent me griffait au visage.

Cet après-midi-là, j’ai ouvert la porte de la pièce aux fourmis. Il m’a semblé qu’une nouvelle portion de nappe avait été engloutie par la fourmilière. Mais à part ça, tout était comme nous l’avions laissé en partant, y compris le lit de camp où avait dormi Harriet.

Il ne s’est rien passé au cours des jours suivants. Je me suis aventuré sur la glace en direction de la haute mer. J’ai mesuré son épaisseur en trois endroits. Sans même consulter mes précédents journaux, je savais que la glace n’avait jamais été si épaisse depuis que j’habitais sur l’île.

Un jour j’ai soulevé la bâche, dans la remise, et j’ai essayé d’évaluer la possibilité que mon bateau reprenne un jour la mer. Était-il resté à sec trop longtemps ? Aurais-je la patience nécessaire pour le réparer ? J’ai laissé retomber la bâche sans avoir répondu.

 

Un soir, le téléphone a sonné. Il est très rare que quelqu’un m’appelle. Quand ça arrive, ce sont des télévendeurs qui veulent me convaincre de changer d’abonnement ou me faire passer au haut débit. Quand je leur dis que j’habite sur une île isolée et qu’en plus je suis à la retraite, leur enthousiasme s’envole illico. Le haut débit, je ne sais même pas ce que c’est.

Quand j’ai pris le combiné, c’était une voix de femme inconnue.

— Ici Agnes Klarström. J’ai bien reçu ta lettre.

J’ai attendu en retenant mon souffle.

— Allô ? a-t-elle fait. Allô ?

Je n’ai rien dit. Elle a encore fait deux tentatives pour me tirer de ma grotte. Puis elle a raccroché.

Agnes Klarström existait. Je l’avais retrouvée. La lettre était parvenue à sa destinataire. Elle habitait près de Flen.

Dans l’un des tiroirs de la cuisine, je conservais une vieille carte de Suède — je crois qu’elle appartenait à mon grand-père. Celui-ci disait souvent qu’il voulait au moins une fois dans sa vie visiter Falkenberg. Pourquoi cette ville-là en particulier, je n’en sais rien. En réalité, il n’est même jamais allé à Stockholm et il n’a jamais quitté la Suède. Le rêve de Falkenberg, il l’a emporté dans sa tombe.

J’ai étalé la carte sur la table et j’ai cherché Flen. La carte n’était pas assez détaillée pour me permettre de trouver Sångledsbyn. Il me faudrait deux heures au plus pour y aller. Ma décision était prise. J’allais lui rendre visite.

 

Deux jours plus tard, j’ai retraversé la glace à pied jusqu’à ma voiture. Cette fois, je n’avais pas mis un mot sur ma porte. Et je n’avais rien dit à Jansson : je le laissais à ses suppositions. Les animaux avaient de quoi manger. Le ciel était bleu, pas de vent, deux degrés au-dessus de zéro. J’ai pris la route en direction du nord, avant de bifurquer vers l’intérieur du pays. Je suis arrivé à Flen peu après quatorze heures. J’ai acheté une carte détaillée dans une librairie, et j’ai localisé le village. Celui-ci n’était qu’à quelques kilomètres du manoir de Harpsund, la résidence secondaire des Premiers ministres suédois. Autrefois la maison appartenait à un homme d’affaires qui avait fait fortune dans le liège ; il l’avait léguée à l’État. La célèbre barque amarrée au ponton de Harpsund avait fait bien des tours dans l’eau avec à son bord des chefs d’État que plus personne de la jeune génération ne connaissait.

Je savais tout cela à propos de Harpsund parce que mon père y avait servi du temps où Tage Erlander était Premier ministre et recevait là-bas de nombreux hôtes de marque venus de l’étranger. Mon père ne se lassait jamais de décrire ces hommes — c’étaient toujours des hommes, jamais de femmes — qui conduisaient à table de graves discussions sur la situation mondiale. C’était au temps de la guerre froide ; mon père s’efforçait de se rendre rigoureusement invisible, mais il se souvenait de tout, des menus, des mets et des vins. Et il avait malheureusement été témoin un jour d’un incident qui avait failli tourner au scandale. Il racontait cela sous le sceau du secret, comme si ces informations ne nous étaient livrées, à ma mère et à moi, qu’au prix des plus grandes hésitations. L’un des invités, après avoir beaucoup bu, s’était lancé dans un discours de remerciement alors que le moment n’en était pas encore venu. Ceci avait jeté la confusion parmi les serveurs, mais ils avaient maîtrisé l’imprévu et attendu avant de servir le vin censé accompagner le dessert. Plus tard dans la soirée, l’homme s’était étalé devant le manoir, sur la pelouse.

— Fagerholm s’est enivré de la façon la plus regrettable, disait mon père, la mine grave.

Qui était ce Fagerholm, ma mère et moi ne l’avons jamais su. Longtemps après le décès de mon père, j’ai pris mes renseignements et j’ai conclu que l’homme ivre devait être un des dirigeants du parti ouvrier finnois.

Vivait à présent non loin de Harpsund une femme à qui j’avais volé un bras.

Le village se composait de quelques fermes disséminées sur la rive d’un lac long et étroit. Les champs et les prés étaient couverts de neige. J’avais emporté mes jumelles. J’ai grimpé sur une hauteur pour mieux voir. De temps à autre, quelqu’un se déplaçait dans une cour, entre remise et grange, domicile et garage. Aucune de ces personnes ne pouvait être Agnes Klarström.

J’ai sursauté en découvrant qu’un chien était occupé à renifler mes pieds. En contrebas, j’ai aperçu un homme vêtu d’un long manteau et chaussé de bottes qui marchait sur la route. Il a rappelé son chien. Voyant qu’il levait la main pour me saluer, j’ai caché mes jumelles et je suis descendu. Nous avons échangé quelques mots sur la vue et sur le long hiver sec.

— Y a-t-il dans le village une personne du nom d’Agnes Klarström ?

L’homme a indiqué la maison la plus éloignée.

— Elle habite là, avec ses sales gosses. Avant leur arrivée, personne n’avait de chien ici. Maintenant tout le monde en a un.

Il est parti sur un hochement de tête réprobateur. Ce que je venais d’entendre ne me plaisait guère. Je ne voulais pas être mêlé à quelque chose qui mettrait encore plus de désordre dans ma vie. J’ai résolu de repartir. Mais, devant la voiture, quelque chose m’a retenu. J’ai contourné le village et je me suis arrêté sur un chemin de traverse déblayé. De là je pouvais m’approcher de la dernière ferme, par l’arrière, en traversant un petit bois.

L’après-midi était déjà bien avancé ; il ferait bientôt nuit. Je me suis immobilisé en apercevant la maison entre les arbres. J’ai débarrassé quelques branches de sapin de la neige qui les alourdissait. La maison était bien entretenue. Une voiture était garée devant l’entrée ; un câble reliait le moteur à une prise électrique.

Une silhouette s’est matérialisée dans mes jumelles. Une jeune fille, de face, qui me regardait. Soudain elle a brandi quelque chose qu’elle tenait jusque-là caché dans son dos. C’était une épée. Elle a commencé à courir vers moi, son arme levée au-dessus de la tête.

J’ai jeté mes jumelles dans la neige et j’ai pris la fuite, mais une racine ou une pierre ou Dieu sait quoi m’a fait trébucher et j’ai roulé au sol. Avant que j’aie pu me relever, la fille était sur moi. Il y avait de la haine dans son regard.

— Des comme toi, a-t-elle dit, il y en a partout. Avec leurs jumelles, dans les buissons.

Au même moment, une femme a surgi dans son dos. De sa main gauche, elle a désarmé la fille et j’ai compris que c’était Agnes Klarström. Peut-être aussi avais-je mémorisé tout au fond de moi le visage de la jeune fille qui s’était trouvée douze ans plus tôt exposée à mes mains impeccablement brossées et gantées de caoutchouc.

Elle portait une veste bleue dont la fermeture à glissière était remontée jusqu’au cou. Sa manche droite était attachée à l’épaule par une épingle à nourrice. La fille à ses côtés braquait toujours sur moi son regard haineux.

J’aurais voulu que Jansson vienne me chercher. Pour la deuxième fois en peu de temps, un pan de glace s’était détaché sous mes pieds et je dérivais sans pouvoir regagner la terre ferme.