8
Nous avons quitté l’hôtel peu avant neuf heures.
La matinée était voilée de brume, quelques degrés au-dessus de zéro, un vent modéré. L’homme du piano n’avait pas reparu. Il était remplacé à la réception par une jeune dame, qui nous a demandé si nous avions bien dormi, et si nous étions satisfaits. Harriet se tenait à quelques pas de moi avec son déambulateur.
— Nous avons parfaitement dormi, a-t-elle répondu. Le lit était large et confortable.
J’ai payé, puis ai demandé à la réceptionniste si elle avait une carte. Elle a disparu et est revenue après quelques minutes avec un album de cartes routières.
— Je vous l’offre, a-t-elle dit. Il a été oublié par une personne de Lund le mois dernier.
Nous sommes partis, droit devant, dans le brouillard.
C’était comme si nous avancions dans un pays sans chemin. Je conduisais lentement, à cause de la visibilité réduite. J’ai pensé à toutes les fois où je m’étais enfoncé dans une semblable nappe ouatée, près de mon île. Quand le brouillard arrivait de la mer, je posais les rames et je me laissais envelopper par la blancheur. Je l’avais toujours ressentie comme un mélange singulier de sécurité et de menace. Grand-mère, sur son banc sous le pommier, racontait des histoires de gens qui étaient entrés à la rame dans le brouillard. À son avis il existait sans doute un trou dans la brume, par lequel on pouvait être aspiré pour ne jamais revenir.
De temps à autre, des phares le perçaient tels des yeux, une voiture ou un camion passait, apparition fugace — et nous étions à nouveau seuls.
Dans un village que nous avons traversé, il y avait un magasin de Systembolaget. J’ai pris la commande d’Harriet, mais elle a insisté pour payer elle-même. Vodka, aquavit, cognac, le tout en bouteilles de cinquante centilitres.
Le brouillard se dissipait peu à peu ; j’ai senti qu’il y avait de la neige dans l’air.
Le temps que je redémarre, Harriet avait ouvert une de ses bouteilles et bu quelques gorgées au goulot. Je n’ai rien dit ; il n’y avait rien à dire.
Soudain, je me suis souvenu.
Aftonlöten. C’était le nom de la montagne qui se dressait près du petit lac où j’avais vu mon père nager tel un morse heureux.
Aftonlöten.
Je me rappelle lui avoir demandé ce que signifiait ce nom. Il ne le savait pas. Ou du moins, il ne m’a pas répondu.
Aftonlöten.
On aurait dit un mot emprunté à une vieille chanson de berger. Une petite montagne insignifiante, six cents mètres ou un peu plus, située entre Ytterhogdal, le lac Linsjön et Älvros.
Aftonlöten. Je n’ai rien dit à Harriet parce que je n’étais pas encore certain de retrouver le chemin du lac.
Je lui ai demandé si ça allait. On a parcouru cinq kilomètres avant qu’elle me réponde. Le silence et la distance sont liés. C’est plus facile de rester silencieux quand on a un long chemin à parcourir.
Elle m’a dit qu’elle n’avait pas mal. Comme ce n’était pas vrai, je n’ai pas pris la peine de lui reposer la question.
Nous nous sommes arrêtés pour manger près de la frontière du Härjedalen. Il n’y avait qu’une seule autre voiture sur le parking. Quelque chose dans ce bâtiment, cet endroit, m’intriguait sans que je puisse dire quoi. C’était une vieille maison en rondins. À l’intérieur, un feu de cheminée brûlait et il flottait dans l’air une odeur de sirop d’airelles que je reconnaissais de mon enfance. Je croyais que ça n’existait plus. Ici on en servait encore.
Nous nous sommes assis. Les têtes d’élans et les oiseaux empaillés nous observaient du haut des murs. Sur une étagère, il y avait même un crâne. Je n’ai pu m’empêcher d’essayer de deviner de quel animal il provenait, et j’ai fini par comprendre que c’était un crâne d’ours. La serveuse, qui nous avait récité la ritournelle des plats du jour, est revenue alors que je tenais le crâne dans le creux de ma main.
— L’ours est mort tout seul, a-t-elle dit. Mon mari voulait que je raconte qu’il l’avait tué. Maintenant qu’il n’est plus là, je dis la vérité. Il l’avait trouvé mort du côté de Risvattnet. Un vieil ours qui s’était couché pour mourir près d’une souche de pin.
J’ai réalisé brusquement que j’étais déjà venu à cet endroit. Quand j’avais fait le voyage en compagnie de mon père. Peut-être l’odeur du sirop d’airelles avait-elle ranimé le souvenir. J’avais été assis avec mon père dans ce restaurant. Nous avions mangé en buvant du sirop d’airelles.
Les oiseaux empaillés contemplaient-ils déjà les visiteurs de leurs yeux fixes ? Je ne m’en souvenais pas. Mais je savais que j’étais déjà venu. Je voyais mon père s’essuyer la bouche au coin de sa serviette, consulter l’horloge et me dire de me dépêcher. Nous avions encore une longue route à accomplir.
Une carte était punaisée sur le mur près de la cheminée. Aftonlöten et le lac Linsjön s’y trouvaient, ainsi qu’une montagne que j’avais oubliée.
Elle s’appelait Fnussjen. Un nom incompréhensible, comme une plaisanterie. Une plaisanterie haute de cinq cents mètres et couverte de sapins. Contrairement à Aftonlöten, qui était un nom à la fois grave et beau.
Nous avions choisi le bœuf en daube. J’ai fini avant Harriet et je me suis assis près du feu en l’attendant.
Au moment de partir, elle a eu du mal à franchir la barre du seuil avec son déambulateur. Je me suis levé pour l’aider.
— Laisse, je me débrouille.
On aurait dit un rugissement.
Nous sommes retournés à la voiture, à pas lents, dans la neige. Nous n’avons jamais vécu ensemble, ai-je pensé. Tous ceux qui nous croisent nous voient pourtant comme un vieux couple faisant preuve d’une patience infinie l’un envers l’autre.
— Je n’ai pas la force de continuer aujourd’hui, a dit Harriet dans la voiture.
J’ai vu que la sueur perlait à son front, à cause de l’effort. Ses yeux étaient à demi fermés, comme si elle allait s’endormir. Ça y est, ai-je pensé. Elle meurt. Ici, maintenant, dans ma voiture.
Je me suis souvent demandé où je mourrais. Dans mon lit, dans la me, dans un magasin ou sur mon ponton en attendant Jansson. Mais je n’ai jamais imaginé mourir dans une voiture.
Elle a insisté :
— Il faut que je me repose. Sinon je ne sais pas comment ça va finir.
— Tu dois me dire quand tu n’en peux plus.
— C’est ce que je fais, à l’instant même. Le jour du lac, ce sera demain. Pas aujourd’hui.
J’ai trouvé une petite pension de famille dans le village le plus proche. Une maison rouge, derrière l’église. Une dame aimable nous a accueillis. En voyant le déambulateur, elle nous a proposé une grande chambre au rez-de-chaussée. J’aurais préféré avoir une chambre seule, mais je n’ai pas eu la présence d’esprit de protester. Harriet s’est allongée. Quant à moi, j’ai feuilleté une pile de vieilles revues qui traînaient sur une table. J’ai somnolé. Quelques heures plus tard, je suis allé acheter des pizzas dans une salle déserte où était assis un vieil homme, un chien gris à ses pieds, en train de marmonner tout seul.
Nous avons mangé, assis sur le lit. Harriet était épuisée. Après avoir fini sa pizza, elle s’est allongée de nouveau. Je lui ai demandé si elle voulait parler, mais elle a secoué la tête.
Je suis sorti dans le crépuscule et j’ai fait le tour de la bourgade. Plusieurs magasins étaient vides. Dans la vitrine, un papier indiquait un numéro de téléphone auquel s’adresser si on était intéressé par la location. C’était comme un appel au secours. Une petite localité suédoise en détresse. L’île de mes grands-parents faisait partie de cet immense archipel suédois abandonné dont personne ne voulait, qui ne comprenait pas seulement les îles maritimes, mais aussi les villages de l’intérieur du pays. Pas de ponton ici, pas d’hydrocoptère enragé soulevant des tourbillons de neige en accostant avec le courrier et la réclame. Pourtant, en marchant dans cette bourgade déserte, j’avais l’impression de me balader sur un îlot du bout du bout de l’archipel. La lumière bleue des téléviseurs allumés dans les maisons tombait sur la neige, parfois un son filtrait, de chaque fenêtre un fragment de différents programmes. Je m’imaginais la solitude ainsi : les gens ne regardaient qu’exceptionnellement la même émission. Le soir, les générations s’enterraient dans des mondes séparés, balancés sur Terre du haut de tel ou tel satellite.
Au moins autrefois, on avait eu des émissions communes dont on pouvait parler. De quoi parlait-on maintenant ?
Je me suis arrêté devant l’ancienne gare de chemin de fer et j’ai serré l’écharpe plus fort autour de mon cou. Il faisait froid, et le vent s’était levé. Je suis allé sur le quai désert. Sur une voie de garage enneigée, un wagon de marchandises attendait comme un taureau abandonné dans sa stalle. À la lumière d’un lampadaire, j’ai déchiffré les vieux horaires affichés derrière une vitre cassée. J’ai regardé ma montre. Un train vers le sud aurait dû passer dans quelques minutes. J’ai attendu en pensant qu’il est déjà arrivé des choses plus étranges que de voir un train fantôme surgir dans le noir et disparaître en direction d’un pont enjambant un fleuve gelé.
Mais aucun train n’est venu. Rien n’est arrivé. Si j’avais eu du foin, je l’aurais déposé devant le wagon de marchandises. J’ai repris mon errance. Le ciel était plein d’étoiles. J’essayais de distinguer un mouvement là-haut, une étoile filante, un satellite, peut-être un murmure d’un de ces dieux dont on prétend qu’ils vivent là-haut. Mais rien. Le ciel était muet. J’ai continué jusqu’au pont. J’ai aperçu un tronc d’arbre, figé sur le fleuve gelé. Une faille noire au milieu de la blancheur. Soudain, je ne me rappelais plus le nom de ce fleuve. Il me semblait que c’était Ljusnan, mais je n’en étais pas sûr.
Je suis resté longtemps sur le pont. Brusquement, c’était comme si je n’étais plus seul sous les arches métalliques. Nous étions plusieurs, et j’ai compris que c’était moi que je voyais. À tous les âges, depuis l’enfant qui courait sur l’île de mes grands-parents jusqu’à l’homme qui tant d’années plus tard avait abandonné Harriet, et enfin celui que j’étais à présent. Un court instant j’ai osé me voir, tel que j’avais été et tel que j’étais devenu.
J’ai cherché parmi ceux qui m’entouraient celui que j’aurais pu devenir, mais je n’ai trouvé personne. Pas même un type en veste blanche qui aurait marché dans les traces de son père.
Je ne sais combien de temps je suis resté là. Quand j’ai repris le chemin de la pension de famille, les silhouettes avaient disparu.
Je me suis allongé sur le lit, j’ai effleuré le bras d’Harriet et je me suis endormi.
Cette nuit-là, j’ai rêvé que j’escaladais le pont en ferraille. Je me perchais au sommet d’une des immenses arches et je savais que d’un instant à l’autre je serais précipité vers la glace tout en bas.
Il neigeait à petits flocons quand nous avons commencé à chercher le chemin de forêt le lendemain. Je n’avais aucun souvenir de l’aspect qu’il avait eu autrefois. Rien dans le paysage monotone n’envoyait le moindre signal à ma mémoire. Je savais juste que nous étions dans les parages. Quelque part au centre du triangle compris entre Aftonlöten, Ytterhogdal et Fnussjen se nichait le petit lac que nous cherchions.
Harriet paraissait aller un peu mieux ce matin. En me réveillant, je l’avais trouvée déjà debout et habillée. Nous avons pris le petit déjeuner dans une salle exiguë où nous étions les seuls clients. Harriet aussi avait rêvé pendant la nuit. Il s’agissait de nous : un souvenir d’une excursion que nous avions faite autrefois jusqu’à une île du lac Mälar. Pour moi, ce souvenir-là était effacé.
Mais quand Harriet m’a demandé si je m’en souvenais, j’ai hoché la tête. Bien sûr que oui. Je me souvenais de tout ce qui nous était arrivé.
Les congères étaient hautes, les chemins de traverse rares, et pour la plupart non déblayés. Soudain, il m’est revenu une image de ma jeunesse. De chemins forestiers. Ou peut-être plutôt la sensation d’un chemin forestier.
J’avais passé l’été chez quelqu’un de ma famille paternelle, dans le Jämtland. Ma grand-mère était malade, c’était pourquoi je n’avais pu séjourner sur l’île comme d’habitude. Je m’étais fait un ami, un garçon de mon âge, dont le père était président d’un tribunal administratif. Ensemble nous étions descendus au greffe et avions dénoué les cordelettes qui protégeaient d’anciens procès-verbaux d’enquête. Ce qui nous intéressait, c’étaient les litiges de paternité, avec tous leurs détails étonnants et séduisants concernant des événements survenus sur la banquette arrière de certaines voitures dans la nuit du samedi au dimanche. Ces voitures stationnaient toujours sur un chemin forestier. À croire qu’il n’existait dans ce pays personne qui n’eût été conçu à l’arrière d’une voiture. Nous dévorions les auditions de témoins où de jeunes hommes essayaient de rendre compte, à contrecœur et en peu de mots, de ce qui s’était passé, ou non, sur ledit chemin forestier. Il neigeait toujours, dans ces témoignages, il n’y avait jamais une vérité simple et directe à laquelle se raccrocher ; toujours une grande confusion régnait, confusion où les jeunes gens juraient sur l’honneur pour retrouver leur liberté et où les tout aussi jeunes femmes insistaient au contraire sur le fait que c’était bien ce jeune homme et aucun autre, cette banquette-là, ce chemin forestier précis. Nous nous délections des mille détails énigmatiques et je crois bien que notre rêve, jusqu’au jour où la vérité nous a rattrapés, c’était de pouvoir un jour, nous aussi, approcher des femmes à l’arrière de voitures stationnées sur des chemins forestiers sous la neige.
La vie était ainsi. Ce que nous désirions se jouait toujours sur un chemin forestier.
Sans vraiment savoir pourquoi, j’ai commencé à raconter tout cela à Harriet. À ce stade, j’en étais venu à emprunter systématiquement chaque chemin de traverse que nous croisions.
— Je n’ai pas l’intention de te révéler mes expériences de banquette arrière, a-t-elle dit. Je ne l’ai pas fait quand nous étions ensemble et ce n’est pas maintenant que je vais commencer. Il y a un élément d’humiliation dans la vie de toutes les femmes. Le pire, pour beaucoup d’entre nous, c’est des choses qui se sont passées quand nous étions très jeunes.
— Quand j’étais médecin, je discutais parfois avec mes confrères du nombre de gens qui ignorent qui est leur vrai père. Beaucoup ont juré de leur innocence pour retrouver leur liberté, d’autres ont endossé une responsabilité qui ne leur revenait pas. Les mères elles-mêmes ne savaient pas toujours qui était le père.
— La seule chose qui me reste de ces tentatives érotiques précoces complètement désespérées, c’est ma propre odeur, tellement bizarre. Et celle du garçon qui m’étouffait, pendant ce temps-là. C’est tout ce dont je me souviens, l’excitation confuse et toutes ces odeurs bizarres.
Soudain, une abatteuse a surgi, telle une énorme bête, face à nous sur le chemin. J’ai freiné brutalement. La voiture a dérapé une fois de plus jusqu’à une congère où elle s’est enfoncée. L’homme qui manœuvrait la bête est descendu de sa cabine et a poussé la voiture pendant que j’accélérais en marche arrière. Nous avons fini par la dégager. Je suis descendu. L’homme était costaud ; un filet de tabac à chiquer coulait de la commissure de ses lèvres. Étrangement, il ressemblait à l’énorme engin griffu qu’il pilotait.
— T’es perdu ? a-t-il voulu savoir.
— Je cherche un lac.
Il a plissé les yeux.
— Tu cherches quoi ?
— Un lac.
— Il a un nom ?
— Pas de nom.
— Et tu le cherches quand même ? Bon. Il y en a des tas par ici. Y a qu’à choisir. Qu’est-ce que tu veux en faire ?
J’avais bien compris que seul un fou cherche un lac sans nom en plein hiver dans la forêt. Je lui ai donc dit la vérité. En pensant que c’était tellement bizarre que ça pourrait peut-être lui paraître crédible.
— Il y a cinquante-cinq ans, tu t’es baigné avec ton père dans un lac du côté d’Aftonlöten. C’est bien ça ?
— Oui, et j’ai promis à celle qui est assise là-bas de lui montrer ce lac. Elle est malade.
Je l’ai vu hésiter, et prendre ensuite le parti de me croire. La vérité est souvent remarquable, voilà ce que j’ai pensé.
— Et ça va la guérir, tu crois ? De voir le lac ?
— Peut-être.
Il a hoché la tête. Il a réfléchi.
— Il y en a un au bout de la route là-bas, c’est peut-être lui.
— Je me souviens qu’il était parfaitement rond, pas grand du tout, et que la forêt arrivait jusqu’au bord.
— Alors ça peut être lui. Sinon, je sais pas. La forêt en est pleine.
Il a tendu la main et s’est présenté :
— Harald Svanbäck. On ne croise pas grand monde par ici en hiver. C’est rare. Mais bon. Je te souhaite bon courage, ainsi qu’à la mère là-bas dans la voiture.
— Ce n’est pas ma mère.
— Bah ! C’est bien la mère de quelqu’un.
Il a escaladé le flanc de sa machine jusqu’à la cabine et a mis les gaz. Je suis remonté dans la voiture.
— C’était quoi, cet accent qu’il avait ? a demandé Harriet.
— Celui de la forêt. Par ici je crois bien que chaque individu a son propre dialecte. Ils se comprennent entre eux. Mais ils ne parlent pas de la même façon. C’est plus sûr. Dans ce genre d’endroit, on peut se prendre à imaginer que chaque personne est une race à part. Un peuple à part, une tribu singulière avec une histoire unique. Personne ne pense à regretter la langue qui meurt avec eux. Mais il y a toujours quelque chose qui survit, bien sûr.
Nous avons continué. La forêt était très dense, le chemin montait en pente douce. Avais-je ce souvenir ? Quand j’étais venu avec mon père, dans la vieille Chevrolet bleu pigeon dont il prenait si grand soin ? Un chemin qui montait ? J’ai eu la sensation que nous étions sur la bonne voie. On a dépassé une zone où s’empilaient des troncs, abattus récemment. La forêt était dépecée par la grande machine sur laquelle régnait Harald Svanbäck. Les distances paraissaient soudain infinies. J’ai vérifié dans le rétroviseur que la forêt ne repoussait pas derrière nous. C’était comme si je voyageais à rebours du temps. Je me suis souvenu de mon errance la veille au soir, le pont, les ombres de mon passé. Peut-être nous dirigions-nous vers un lac d’été, où mon père et moi attendions de faire notre entrée ?
Il y a eu quelques virages en épingle à cheveux. Les congères étaient très hautes.
Nous sommes parvenus au bout du chemin.
Le lac s’étendait devant nous sous sa couverture blanche. J’ai coupé le moteur. Nous étions arrivés. Il n’y avait rien à dire. Aucune hésitation. C’était bien lui. Après cinquante-cinq ans, j’étais revenu.
La nappe blanche étalée nous souhaitait la bienvenue. J’ai eu un brusque sentiment de révérence en pensant à la façon dont Harriet m’avait retrouvé sur mon île. Elle était une messagère, même si elle ne représentait personne d’autre qu’elle-même. Ou alors je l’avais appelée. Avais-je attendu toutes ces années qu’elle revienne un jour ?
Je ne savais pas. Mais nous étions arrivés.