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Je me suis relevé, dans la neige, j’ai épousseté mes vêtements et j’ai expliqué qui j’étais. La fille a commencé à me bourrer de coups de pied, mais Agnes lui a ordonné de cesser et elle a disparu.

— Je n’ai pas besoin de chien pour me garder, m’a dit Agnes. Sima repère tout ce qui bouge, tout individu qui approche de la maison. Elle a un regard de faucon. En réalité, je pense qu’elle aurait dû naître rapace.

— J’ai cru qu’elle allait me tailler en pièces.

Agnes m’a jeté un rapide regard sans répondre. J’ai compris que l’hypothèse n’était pas exclue.

Elle m’a fait entrer et nous nous sommes installés dans son bureau. J’entendais à l’arrière-plan de la musique rock à plein volume. Agnes, elle, paraissait ne pas l’entendre. Elle a retiré sa veste, aussi vite que si elle avait eu deux bras, deux mains.

J’ai pris place dans un fauteuil. Sa table était vide, mis à part un stylo-bille.

— Comment crois-tu que j’ai réagi en recevant ta lettre ? a-t-elle commencé.

— Je ne sais pas. Tu as dû éprouver de la surprise. Peut-être de la colère ?

— J’ai été soulagée. Enfin ! ai-je pensé. Puis je me suis demandé : pourquoi maintenant ? Pourquoi pas hier, ou il y a dix ans ?

Elle s’est reculée dans son fauteuil. Elle avait de longs cheveux bruns retenus par une barrette, des yeux bleus limpides. Elle paraissait pleine de force, résolue.

Quant à l’épée de samouraï, elle l’avait posée sur une étagère près de la fenêtre. Elle a suivi mon regard.

— Je l’ai reçue autrefois, a-t-elle dit, d’un homme qui disait m’aimer. Quand l’amour a cessé, curieusement, il a emporté le fourreau mais il m’a laissé l’épée. La lame était aiguisée. Il espérait peut-être que je m’ouvrirais le ventre, de désespoir ?

Elle parlait vite, comme si le temps était compté. Je lui ai raconté Harriet et Louise, comment le fait de prendre conscience de toutes mes trahisons m’avait forcé à partir à sa recherche, pour découvrir si elle vivait toujours.

— Tu espérais que ce ne serait pas le cas ?

— À une époque, oui. Plus maintenant.

Le téléphone a sonné. Elle a écouté brièvement, puis prononcé un « non » très ferme. Non, il n’y avait pas de place libre dans son foyer, elle avait déjà à s’occuper de trois filles.

 

J’ai découvert un monde dont j’ignorais tout. Agnes Klarström vivait dans cette grande maison avec trois adolescentes qui, du temps de ma jeunesse, auraient été directement rangées dans la catégorie « mauvais genre ». La dénommée Sima venait d’une banlieue défavorisée de Göteborg. Il n’était pas possible de connaître son âge avec certitude. Elle était arrivée en Suède recroquevillée, seule, au fond d’un camion qui avait débarqué un jour dans le port de Trelleborg. Au cours de sa longue fuite hors d’Iran elle avait reçu le conseil, une fois qu’elle serait en Suède, de se débarrasser de ses papiers, de s’inventer un nouveau nom et d’effacer toute trace de sa véritable identité. Ainsi nul ne pourrait l’expulser, même si chacun de ceux qu’elle rencontrait n’avait que cette idée en tête. Son unique bien était un bout de papier sur lequel étaient tracés les trois mots de suédois qu’elle était censée devoir connaître.

Réfugiée, poursuivie, seule.

Le camion avait terminé son voyage à côté de l’aéroport de Malmö. Le chauffeur lui avait indiqué le terminal en disant qu’elle devait aller voir la police. Elle avait onze ou douze ans à l’époque, à présent elle en avait à peu près dix-sept, et la vie qu’elle avait menée entre-temps en Suède faisait qu’elle ne se sentait en sécurité qu’avec l’épée entre les mains.

Deux autres filles habitaient en principe dans la maison, mais l’une des deux était actuellement en fuite. Il n’y avait pas de clôture, aucune porte n’était fermée à clé, mais celle qui quittait les lieux sans permission était considérée comme fugueuse. Si cela se reproduisait trop souvent, Agnes perdait patience. L’adolescente était alors transférée dans une institution où les portes étaient lourdes, et les trousseaux de clés aussi.

La fille qui avait fugué deux jours auparavant s’appelait Miranda et était originaire du Tchad. Elle était probablement partie rejoindre une de ses amies qui, pour une raison inconnue, se faisait appeler Tea-Bag. Miranda avait seize ans et elle était arrivée en Suède avec un statut de réfugiée, à la faveur d’un quelconque quota des Nations unies, après avoir vécu dans un camp avec sa famille.

Le père, un homme simple qui était calé en menuiserie et très pieux, avait vite perdu courage en Suède face au froid permanent et à l’impression que rien n’avait tourné comme il l’espérait. Il s’était alors enfermé dans la plus petite des trois pièces où s’entassait sa nombreuse famille. C’était une pièce sans meubles, qui contenait uniquement un petit tas de sable — le reste de sable africain qui traînait encore dans leurs valises à l’arrivée dans le nouveau pays. Trois fois par jour, sa femme déposait un plateau de nourriture devant sa porte. Il profitait de la nuit, quand tout le monde était endormi, pour se rendre aux toilettes. Peut-être aussi sortait-il pour des promenades nocturnes en solitaire. C’est du moins ce qu’ils croyaient car le matin, au réveil, ils trouvaient parfois des empreintes mouillées sur le sol de l’appartement.

À la fin, Miranda n’avait plus supporté la situation. Elle était partie un soir, comme ça, peut-être dans l’idée de repartir comme ils étaient venus. Le nouveau pays s’était révélé être une voie sans issue. Après son départ, en peu de temps, la police l’avait arrêtée tant de fois pour vol à la tire et vol à l’étalage que son errance d’une institution à l’autre avait commencé pour de bon.

À présent, elle avait donc fugué et Agnes Klarström était folle furieuse ; elle n’avait pas l’intention de s’avouer vaincue tant que la police n’aurait pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour la retrouver et la lui ramener.

Une photographie de Miranda était punaisée au mur. Ses cheveux étaient coiffés avec art en un tressage serré qui épousait la forme de son crâne.

— Si on regarde bien, on voit qu’elle a tressé le mot « shit » sur sa tempe gauche, a dit Agnes Klarström.

J’ai regardé ; elle avait raison.

Dans cette institution aux allures de foyer d’accueil qui était à la fois le gagne-pain et la mission vitale d’Agnes Klarström, il y avait encore une autre fille. C’était la plus jeune des trois, elle n’avait que quatorze ans : une créature maigre, qui ressemblait à un animal farouche capturé depuis peu. Agnes ne savait presque rien d’elle, m’a-t-elle dit. Elle semblait surgie tout droit de ce vieux conte où une enfant apparaît un jour sur une place publique en ayant oublié qui elle est et d’où elle vient.

Deux ans plus tôt, en fin de soirée, un fonctionnaire de la gare de Skövde s’apprêtait à fermer pour la nuit quand il l’avait découverte, assise sur un banc. Il lui avait dit de s’en aller, mais elle ne paraissait pas comprendre, se contentant de montrer un bout de papier où il était écrit : « train pour Karlsborg ». Il s’était demandé lequel, d’elle ou de lui, était fou, car il ne circulait plus de train entre Skövde et Karlsborg depuis au moins quinze ans.

Quelques jours plus tard, elle était en première page des journaux sous le nom de « l’enfant de la gare de Skövde ». Personne ne l’avait identifiée, bien que sa photo fut affichée partout. Elle n’avait pas de nom. Les psychologues qui l’avaient examinée et les interprètes maîtrisant les langues les plus exotiques avaient beau tenter de la faire parler, impossible de déterminer son pays d’origine. Le seul lien vers son passé était ce message énigmatique tracé sur un bout de papier : « train pour Karlsborg ». La petite ville de Skövde, située à l’ouest du lac Vättern, avait été en ébullition, sans résultat : personne ne la connaissait et personne ne savait pourquoi elle avait attendu ce soir-là un train qui ne roulait plus depuis quinze ans. Enfin un tabloïd avait fait voter ses lecteurs, et ceux-ci avaient majoritairement opté pour le prénom « Aïda ». On lui avait donné la nationalité suédoise et, les médecins s’étant accordés à estimer qu’elle avait douze ans, treize tout au plus, on lui avait donné aussi un numéro de sécurité sociale. En raison de sa chevelure noire et de son teint mat, on la supposait originaire du Moyen-Orient.

Aïda continuait de se taire. Deux ans durant, elle ne dit rien. Après que chacun eut renoncé et qu’Agnes Klarström eut fait son entrée dans l’histoire, il se produisit toutefois un changement. Un matin, Aïda était descendue comme d’habitude s’asseoir à la table du petit déjeuner, et Agnes, qui n’avait jamais cessé de lui adresser la parole — elle lui parlait même sans arrêt, cela faisait partie de son programme pour tenter d’ouvrir les verrous, pour ainsi dire, à l’intérieur d’Aïda —, lui avait demandé, comme d’habitude, ce qu’elle voulait manger.

— Des céréales.

Sans faute et presque sans accent. Après ça, Aïda s’était mise à parler. Les psychologues s’attroupèrent une fois de plus autour d’elle. Ils déclarèrent qu’elle avait sans doute appris la langue en écoutant ceux qui tentaient de la faire parler, car elle comprenait le sens d’un grand nombre de termes de psychologie et de médecine qui ne faisaient pas partie du vocabulaire normal de son âge.

Aïda s’était mise à parler, mais elle n’avait rien à dire sur son identité ni sur la raison pour laquelle elle devait aller à Karlsborg. Quand on lui demandait quel était son vrai nom, elle répondait comme on pouvait s’y attendre :

— Je m’appelle Aïda.

Elle se retrouva à nouveau en première page des journaux. Et il ne manqua pas de voix, dans les coins sombres, pour marmonner qu’elle avait roulé tout le monde dans la farine ; de la poudre aux yeux, voilà ce que c’était, pour faire fondre toute résistance et être admise sans coup férir dans la communauté nationale. Mais Agnes Klarström, elle, avait une tout autre explication. Dès leur première rencontre, Aïda avait eu le regard rivé au moignon d’Agnes. Comme s’il lui offrait un point d’ancrage, comme si elle avait nagé longtemps en eaux profondes et que là, elle atteignait enfin un banc de sable sur lequel elle pouvait tenir debout. Peut-être le bras amputé d’Agnes représentait-il une sécurité pour Aïda. Peut-être avait-elle assisté à des mutilations. Ceux qui les infligeaient étaient ses ennemis, ceux qui les subissaient étaient des gens à qui elle pouvait se fier.

Le mutisme d’Aïda, selon Agnes, tenait au fait qu’elle avait vu ce que personne, et surtout pas un petit enfant, ne devrait voir.

Aïda ne parlait jamais de sa vie d’avant. À la voir, on avait l’impression qu’elle se libérait peu à peu des derniers lambeaux d’expériences atroces et qu’elle pourrait ensuite, lentement, commencer le voyage vers une vie qui serait digne d’être vécue.

 

Voilà les trois filles avec lesquelles Agnes Klarström faisait tourner sa petite institution, moyennant l’aide de différents organismes, dont beaucoup la suppliaient d’ouvrir sa porte à d’autres filles qui rôdaient dans les zones les plus marginales de la société. Mais elle refusait, car il n’y avait aucune sécurité, aucun moyen pour elle d’aider qui que ce fut si elle développait son activité. Les filles qui habitaient chez elle fuguaient souvent, mais revenaient toujours ou presque. Elles restaient longtemps. Quand enfin elles la quittaient pour de bon, elles avaient une autre vie vers laquelle aller. Agnes n’accueillait jamais plus de trois adolescentes dans la maison.

— Je pourrais en avoir mille, m’a-t-elle dit. Mille filles abandonnées, furieuses, qui haïssent leur solitude et ce sentiment de ne pas être les bienvenues là où elles doivent pourtant vivre. Mes filles ont appris très tôt que celui qui n’a pas d’argent ne mérite que mépris. Mes filles se blessent exprès, elles attaquent des inconnus au couteau, mais tout au fond, elles hurlent d’une douleur à laquelle elles ne comprennent rien.

— Comment en es-tu venue à faire ça ?

Elle a montré son moignon.

— Je nageais, tu t’en souviens peut-être, ce doit être mentionné dans mon dossier. Ce n’était pas un loisir. J’aurais pu réussir dans la natation. Réussir vraiment. Gagner des médailles. Je peux le dire, sans amertume : ma force n’était pas dans mon battement de jambes, mais dans mes bras.

Un jeune homme à catogan est entré dans le bureau.

— Je t’ai déjà dit de frapper ! Ressors et recommence !

Le garçon a paru se ratatiner ; il est ressorti, a frappé et est entré à nouveau.

— C’était presque ça. Tu dois attendre que je te dise d’entrer. Que veux-tu ?

— Aïda est en colère. Elle menace tout le monde, moi surtout. Elle veut étrangler Sima.

— Que s’est-il passé ?

— Je ne sais pas. Je me demande si elle ne s’ennuie pas, tout simplement.

— Il faut qu’elle apprenne à s’ennuyer. Laisse-la tranquille.

— Elle veut te parler.

— Dis-lui que j’arrive.

— Elle veut te parler maintenant.

— Dis-lui que j’arrive bientôt.

Le jeune homme est ressorti.

— Un bon à rien, a-t-elle commenté en souriant. Je crois qu’il a besoin d’être cadré, et sévèrement. Par chance, il ne se formalise pas de mes engueulades. Au pire, je peux toujours rejeter la faute sur mon bras. Il m’a été envoyé par un programme quelconque d’aide à l’emploi. Il rêve d’être sélectionné pour participer à une de ces séries télé où ils couchent ensemble devant les caméras. À défaut, il voudrait être présentateur. Mais le simple job de m’aider en étant un jeune homme au milieu de mes filles est trop compliqué pour lui. Je ne crois pas que Mats Karlsson fera une grande carrière dans les médias.

— Tu es cynique ?

— Pas du tout. J’aime mes filles, et j’aime même Mats Karlsson. Mais je ne lui rends pas service en encourageant ses fantasmes ou en le laissant croire qu’il se rend utile ici. Je lui donne juste une possibilité d’entrevoir qui il est — et peut-être de trouver sa voie. Dans le meilleur des cas, je me trompe. Un beau jour il se coupera peut-être les cheveux et il s’essaiera sérieusement à quelque chose.

Elle s’est levée et m’a conduit dans une autre pièce en disant qu’elle revenait tout de suite. La musique rock résonnait encore à plein volume ; le bruit semblait provenir de l’étage au-dessus.

Je me suis approché des fenêtres. La neige gouttait des toits. De petits oiseaux se déplaçaient telles des ombres rapides dans les branches des arbres.

J’ai sursauté. Sima était entrée sans bruit dans mon dos. Cette fois elle n’avait pas d’épée. Elle a pris place dans le canapé et replié ses jambes sous elle. Sa vigilance ne se relâchait pas un instant.

— Pourquoi me regardais-tu avec des jumelles ?

— Ce n’était pas toi que je regardais.

— Mais je t’ai vu. Pédophile.

— Que veux-tu dire ?

— Je connais les types comme toi. Je sais comment vous êtes.

— Je suis venu pour rencontrer Agnes.

— Pourquoi ?

— C’est une affaire entre nous.

— Elle te fait bander ?

Sa réplique m’a pris complètement de court. Je me suis senti rougir.

— Je crois que cette conversation est terminée, ai-je dit.

— Quelle conversation ? Réponds à ma question !

— Il n’y a rien à répondre.

Sima n’a pas insisté. Elle a détourné la tête, elle paraissait avoir renoncé à m’adresser la parole. Je me sentais humilié. M’accuser de pédophilie — c’était au-delà de mes facultés de représentation. Je l’ai regardée à la dérobée. Elle se rongeait frénétiquement les ongles. Ses cheveux, qui hésitaient entre le roux et le noir, formaient une tignasse ébouriffée comme si elle s’était peignée rageusement. Sous la surface dure, je devinais une très petite fille dans des vêtements beaucoup trop noirs et trop larges pour elle.

Agnes est revenue. Sima s’est levée aussitôt et elle a disparu. Le dompteur se montre, la bête bat en retraite, ai-je pensé. Agnes s’est assise au même endroit que Sima, en repliant les jambes de la même façon, comme si elles se copiaient l’une l’autre.

— Aïda est une petite nana qui se met tout à coup à prendre l’eau de toutes parts, a-t-elle dit.

— Que s’est-il passé ?

— Pas grand-chose. Elle venait juste de se rappeler une fois de plus qui elle était : un gros tas de rien du tout, comme elle dit. Une perdante comme les autres. Si on devait créer le Parti des perdants aujourd’hui en Suède, beaucoup de gens pourraient prétendre à des responsabilités et faire profiter les autres de leur expérience. J’ai trente-trois ans. Et toi ?

— Le double.

— Soixante-six. Ça fait beaucoup. Trente-trois, c’est peu, mais assez pour savoir que les tensions n’ont jamais été aussi fortes dans ce pays. Curieusement, personne n’a l’air de s’en apercevoir, du moins parmi ceux qui sont pourtant payés pour sentir tourner le vent. Il y a un mur invisible qui traverse cette société. Il ne cesse de grandir, il sépare les gens, il creuse les distances, alors que superficiellement on peut avoir l’impression du contraire. Prends le métro à Stockholm et va jusqu’au bout de la ligne. Va faire un tour en banlieue. En kilomètres, ce n’est pas loin, mais la distance est énorme. Dire que c’est un autre monde est absurde. C’est le même monde. Mais chaque station qui t’éloigne du centre est un mur supplémentaire. À la fin, tu te retrouves à la vraie périphérie, et là tu peux choisir de voir la vérité ou non.

— Quelle vérité ?

— Que ce que tu prends pour la plus lointaine périphérie est en réalité le centre à partir duquel la Suède est en train d’être recréée. L’axe tourne lentement, dedans et dehors, proche et lointain, centre et marge changent progressivement de place. Mes filles se trouvent dans un no man’s land où elles n’ont aucune visibilité, aucun horizon, ni devant ni derrière. Personne ne veut d’elles. Elles sont inutiles, comment dire ?… rejetées d’avance. Pas étonnant que la seule chose dont elles soient sûres, c’est qu’elles ne valent rien. C’est comme une grimace qui les attend chaque matin au réveil. Elles n’ont pas envie de se réveiller ! Elles n’ont pas envie de se lever ! Elles ont eu l’amertume enfoncée dans l’âme dès l’âge de cinq, six ans.

— C’est vraiment terrible à ce point ?

— C’est pire.

— Moi, j’habite sur une île. Il n’y a pas de banlieue là-bas, rien que des cailloux. Et absolument aucune fille malheureuse susceptible de débouler d’un instant à l’autre avec une épée.

— Nous faisons tant de mal à nos enfants qu’à la fin ils n’ont plus d’autre moyen d’expression que la violence. Dans le temps, c’était réservé aux garçons. Aujourd’hui, nous avons des gangs de filles qui n’hésitent pas à employer des méthodes qui font vraiment froid dans le dos. C’est la plus grande des défaites. Que des filles soient amenées, par désespoir, à croire que leur salut consiste à se comporter comme les pires des garçons qu’elles connaissent.

— Sima m’a traité de pédophile.

— Moi, elle me traite de pute quand ça l’arrange. Mais le pire, c’est ce qu’elle dit d’elle. Je n’ose presque pas y penser.

— Qu’est-ce qu’elle dit ?

— Qu’elle est morte. Son cœur, à l’intérieur, soupire et gémit. Elle écrit de drôles de poèmes qu’elle pose sur ma table sans un mot ou qu’elle glisse dans mes poches. Il se peut parfaitement qu’elle soit morte d’ici quelques années. Elle se sera suicidée, ou quelqu’un l’aura fait pour elle. Ou alors elle aura eu un accident, avec le corps bourré de drogues et de merdes de toutes sortes. C’est la fin hautement probable de sa triste histoire. Mais elle peut aussi s’en sortir. Il y a de la force en elle. À condition qu’elle arrive à se débarrasser de ce qui la poursuit, cette certitude de ne rien valoir. Et pour ça, il faut que je réussisse. À oxygéner sa petite personne, qui pour l’instant se traîne avec un sang pourri et des sentiments qui ne valent pas mieux.

Agnes s’est levée.

— Il faut que j’appelle la police, histoire de les convaincre de fournir un petit effort pour trouver Miranda. Va faire un tour pendant ce temps, on pourra continuer à parler après.

Je suis sorti. Sima, cachée derrière un rideau au premier étage, épiait tous mes faits et gestes. Dans la grange, j’ai découvert quelques chatons occupés à escalader des balles de foin. Il y avait des chevaux et des vaches. J’ai vaguement reconnu les odeurs de ma toute petite enfance, à l’époque où mes grands-parents avaient encore des bêtes sur l’île. J’ai caressé le nez des chevaux et le flanc des vaches. Agnes Klarström semblait avoir sa vie bien en main. Qu’aurais-je fait, pour ma part, si un chirurgien m’avait exposé à une agression pareille ? Aurais-je fini dans la peau d’un ivrogne, ressassant son amertume sur un banc jusqu’à en finir ? Ou aurais-je eu la force de réagir ? Je n’en savais rien.

Mats Karlsson est arrivé et a commencé à distribuer du foin dans les boxes. Il travaillait très lentement, comme s’il exécutait sous la contrainte une besogne repoussante.

— Ah oui, a-t-il dit soudain. Agnes veut que tu ailles la voir, j’ai oublié de te le dire.

J’ai repris le chemin de la maison. Sima n’était plus à la fenêtre. Le vent soufflait, et il neigeait à flocons légers. J’étais fatigué et j’avais froid. Agnes m’attendait dans l’entrée.

— Sima est partie, m’a-t-elle annoncé.

— Mais je l’ai vue à l’instant !

— Ça, c’était à l’instant. Maintenant elle est partie. Avec ta voiture.

J’ai tâté ma poche ; ma clé y était. Et je savais que j’avais verrouillé les portières. Avec l’âge, on se retrouve à trimballer un nombre de clés de plus en plus important, même quand on vit seul sur une île déserte.

— Tu ne me crois pas, a dit Agnes, mais j’ai vu la voiture démarrer. Et la veste de Sima a disparu. Elle a une veste spéciale qu’elle met toujours quand elle fugue. Elle croit peut-être qu’elle la rend invulnérable, ou invisible, ou Dieu sait quoi. Elle a aussi pris l’épée. Satanée gamine !

— Mais la clé de la voiture est dans ma poche !

— Sima avait un petit ami dans le temps qui s’appelait Filippo, un gentil Italien qui lui a tout appris sur l’art d’ouvrir les voitures et de les faire démarrer. Il choisissait toujours celles qui stationnaient devant les piscines, ou devant des salles de jeu clandestines. Comme ça, il était sûr que leurs propriétaires mettraient un petit moment à revenir. Il n’y a que les amateurs pour voler des voitures sur les parkings. En plus, les piscines et les clubs se trouvent en ville, contrairement au parking longue durée de l’aéroport d’Arlanda. Filippo ne voulait pas perdre de temps dans les transports.

— Comment sais-tu tout cela ?

— Sima me l’a raconté. Elle me fait confiance.

— Ah oui ? Et s’enfuir de chez toi en prenant ma voiture, c’est un signe de confiance ?

— Oui, on peut le voir comme ça. Elle a confiance dans le fait que nous allons comprendre son geste.

— Je veux récupérer ma voiture !

— Sima a l’habitude d’épuiser les moteurs. Tu as pris un risque en venant ici, même si tu ne pouvais pas le savoir, bien sûr.

— En venant, j’ai croisé un homme qui promenait son chien. Il a dit quelque chose comme « maudits gosses », en parlant de tes filles.

— Moi aussi, je le dis. C’était quoi, comme race de chien ?

— Je ne sais pas. Marron hirsute, je dirais.

— Alors c’est Alexander Bruun que tu as croisé. Un petit farceur qui était employé à la Caisse d’épargne et qui en profitait pour escroquer les gens. Il falsifiait des signatures, prétendait tout savoir sur tes cours de la Bourse, etc. Il a vendu des actions en pagaille jusqu’à ce que tout s’effondre. Après, il n’a même pas fait un tour par la case prison et maintenant il vit confortablement grâce à l’argent qu’il a détourné et que la police n’a jamais retrouvé. Il me hait, et il hait mes filles.

Nous sommes retournés dans son bureau et elle a appelé la police. J’ai écouté, avec une colère croissante, ce qui ressemblait à un bavardage téléphonique amical avec un policier guère pressé, semblait-il, de se lancer aux trousses de la fuyarde occupée à achever ma voiture.

Elle a raccroché.

— Alors ? ai-je dit.

— Rien.

— Ils doivent bien faire quelque chose ?

— Ils n’ont pas assez de personnel pour mettre quelqu’un sur le coup de ta voiture. Le réservoir finira bien par être vide, alors Sima l’abandonnera sur place et elle prendra un train ou un bus. Ou alors elle volera une nouvelle voiture. Une fois, elle est revenue sur un triporteur. Tôt ou tard, elle finit toujours par rentrer. La plupart des fugueurs n’ont pas de destination quand ils mettent les voiles. Ça ne t’est jamais arrivé ?

La seule réponse honnête aurait été de dire que j’étais en cavale depuis plus de douze ans. Mais je ne l’ai pas dit. Je n’ai rien dit du tout.

Nous avons dîné vers dix-huit heures. Il y avait autour de la table Agnes, Aïda, Mats Karlsson et moi. Aïda avait aussi dressé deux couverts pour les fugueuses.

Le dîner consistait en un gratin de poisson insipide. J’ai mangé beaucoup trop vite, car j’étais en colère à propos de ma voiture. Aïda paraissait excitée par la disparition de Sima ; elle parlait sans interruption. Mats Karlsson l’écoutait en l’encourageant par ses commentaires. Agnes mangeait en silence.

Après le dîner, pendant qu’Aïda et Mats Karlsson débarrassaient la table et lavaient la vaisselle, Agnes et moi sommes sortis faire un tour.

Je lui ai demandé pardon. J’ai expliqué de mon mieux, avec le plus de détails possible, ce qui avait mal tourné en ce jour funeste, douze ans plus tôt. Je parlais lentement pour ne pas omettre une précision importante. Mais en fait, j’aurais pu tout aussi bien le dire en quelques mots. Une erreur s’était produite qui n’aurait pas dû se produire. De même qu’un commandant de bord est tenu d’inspecter son appareil, de l’extérieur, avant le décollage, j’aurais dû remplir mon devoir et vérifier par moi-même que le bras idoine avait été préparé pour l’intervention. Je ne l’avais pas fait.

Nous étions dans la grange, face à face, assis chacun sur une balle de foin. Elle me regardait sans ciller.

Quand j’ai eu fini, elle s’est levée et elle est allée donner aux chevaux des carottes qu’elle avait apportées, dans un sac. Puis elle est venue s’asseoir à côté de moi.

— Je t’ai maudit. Tu ne pourras jamais savoir ce que c’est, pour quelqu’un qui aime la nage par-dessus tout, d’être contraint d’y renoncer. J’imaginais qu’un jour, je partirais à ta recherche et que je te couperais un bras avec un couteau bien émoussé. Je t’emballerais dans du fil barbelé et je te larguerais dans la mer. Mais à présent que je te vois et que je t’entends, tout ça disparaît. La haine peut servir de moteur pendant un certain temps — pas davantage. Elle peut te donner une force un peu illusoire, mais elle reste toujours en premier lieu un parasite qui te dévore. Maintenant, ce sont les filles qui m’importent.

Elle m’a serré la main, fort.

— Allez, on laisse tomber, a-t-elle dit. Sinon ça va sombrer dans le mélo et je ne le veux pas. Les manchots sont connus pour être de grands sentimentaux…

Nous sommes retournés dans la maison. De la musique s’échappait de la chambre d’Aïda, le volume était toujours aussi puissant. Des guitares stridentes, des basses qui puisaient en faisant vibrer toute la maison. Le portable d’Agnes a sonné dans sa poche. Elle a décroché, écouté, dit quelques mots, puis raccroché.

— C’était Sima. Elle te salue.

— Elle me salue ? ! Où est-elle ?

— Elle ne l’a pas dit. Elle voulait juste qu’Aïda la rappelle.

— Je ne t’ai pas entendue lui dire de revenir ici tout de suite avec ma voiture.

— J’ai écouté. C’est elle qui parlait.

Agnes a monté l’escalier. Je l’ai entendu crier pour se faire entendre par-dessus la musique. J’avais retrouvé

Agnes Klarström et elle ne m’avait pas couvert d’invectives ni d’insultes. Elle ne m’avait pas accablé de reproches. Elle n’avait pas même haussé le ton pour me raconter qu’elle avait eu, vis-à-vis de moi, des désirs de meurtre.

Les sujets de réflexion ne manquaient pas. En l’espace de quelques semaines, trois femmes avaient fait irruption dans ma vie. Harriet, puis Louise et à présent Agnes. Il aurait peut-être fallu leur ajouter Sima, Miranda et Aïda.

Agnes est revenue. Nous avons bu un café. Mats Karlsson ne se montrait pas. La musique rock martelait les murs.

On a sonné à la porte. Quand Agnes a ouvert, j’ai vu deux policiers encadrant une jeune fille : j’ai deviné que ce devait être Miranda. Ils la tenaient par les bras comme si elle était dangereuse. Son visage était parmi les plus beaux que j’aie jamais vus. Une Marie-Madeleine encadrée par deux soldats romains.

Miranda ne disait rien, mais d’après la conversation entre Agnes et les policiers j’ai cru comprendre qu’elle avait été attrapée par un fermier alors qu’elle essayait de voler un veau. Agnes protestait avec véhémence : pourquoi diable Miranda aurait-elle eu l’idée saugrenue de voler un veau ? Le ton montait, les policiers paraissaient épuisés, personne ne s’écoutait, Miranda restait immobile, debout.

Les policiers sont partis sans avoir éclairci l’affaire. Agnes a posé quelques questions à Miranda, sur un ton de reproche. La fille au beau visage a répondu d’une voix si basse que je n’ai pas compris ce qu’elle disait.

Elle a disparu dans l’escalier et la musique s’est tue. Agnes s’est assise dans le canapé. Elle contemplait les ongles de sa main.

— Miranda est une fille dont je regrette qu’elle ne soit pas mon enfant. De toutes celles qui sont venues et reparties, c’est elle qui s’en sortira le mieux, je pense. À condition de trouver cet horizon qu’elle porte en elle.

Elle m’a montré une chambre derrière la cuisine en disant que je pouvais dormir là, mais qu’elle devait me laisser à présent car elle avait à faire dans son bureau. À peine allongé sur le lit, j’ai imaginé ma voiture. Le moteur fumait. Sima conduisait et à côté d’elle, sur le siège du passager, il y avait l’épée à la lame tranchante. Que se serait-il passé, à supposer que mes grands-parents aient encore été en vie, si j’avais tenté de leur raconter ? Ils ne m’auraient jamais cru. Ils n’auraient pas compris. Qu’aurait dit mon serveur de père ? Et ma pleureuse de mère ? J’ai éteint la lampe et je suis resté couché dans le noir, entouré de voix murmurantes qui me disaient que les douze années passées sur mon île m’avaient fait perdre le contact avec le monde, un monde qui était pourtant le mien, celui dans lequel je vivais.

J’ai dû m’assoupir. Une sensation de froid contre mon cou m’a tiré du sommeil. La lampe de chevet s’est allumée simultanément. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu Sima, debout, appliquant la lame de son épée contre ma gorge. Je ne sais pas combien de temps je suis resté sans respirer, jusqu’à ce qu’elle prenne le parti d’éloigner l’épée de ma peau.

— Ta voiture me plaît. Elle est vieille, elle ne va pas vite. Mais elle me plaît.

Je me suis redressé tant bien que mal en position assise. Sima avait posé l’épée sur l’appui de la fenêtre.

— Elle est dehors, a-t-elle continué. Tout va bien, elle n’a rien.

— Je n’aime pas qu’on prenne ma voiture sans ma permission.

Elle s’était assise sur le sol, le dos contre le radiateur.

— Parle-moi de ton île.

— Et pourquoi donc ? Et d’abord, comment sais-tu que je vis sur une île ?

— Je sais ce que je sais.

— Elle est loin, dans la mer, en ce moment elle est entourée de glace. En automne, il y a parfois des tempêtes qui rejettent les bateaux sur la terre si on ne les amarre pas solidement.

— Tu habites vraiment là-bas tout seul ?

— J’ai une chatte et une chienne.

— Tu n’as pas peur ?

— Les rochers et les buissons m’agressent rarement avec des épées.

Elle est restée silencieuse. Puis elle s’est levée et a ramassé son arme.

— Je viendrai peut-être te rendre visite un jour.

— Ça m’étonnerait.

Elle a souri.

— Moi aussi. Mais je me trompe souvent.

J’ai essayé de me rendormir. Vers cinq heures du matin, j’ai renoncé, je me suis rhabillé et j’ai laissé un mot à Agnes disant que je partais. J’ai glissé le bout de papier sous la porte de son bureau. La porte était fermée à clé.

La maison dormait quand je suis parti.

La voiture dégageait une odeur de brûlé. En m’arrêtant pour prendre de l’essence à une station-service ouverte toute la nuit, j’ai aussi rajouté de l’huile. Je suis arrivé sur le port peu avant l’aube.

Je suis sorti sur la jetée. Le vent était frais. J’ai perçu l’odeur salée de la mer malgré la glace épaisse. Des lampes disséminées éclairaient le port, où quelques bateaux de pêche solitaires frottaient contre les pneus de protection.

J’attendais la lumière du jour pour entreprendre la traversée. Comment j’allais me débrouiller avec ma vie, après tout ce qui s’était passé, je n’en avais aucune idée.

Là, tout à coup, sur la jetée, j’ai fondu en larmes. Chacune de mes portes intérieures battait au vent, et ce vent, me semblait-il, ne cessait de gagner en puissance.