Épilogue

Quatre semaines plus tard

— Ainsi, ils repartent demain, dit Neboua. Ils me manqueront.

Bak regrettait lui aussi cette séparation.

— Je n’aurais jamais cru que je considérerais l’un des leurs comme un ami, et voilà que je me suis pris d’affection pour eux tous.

Le capitaine en tête, ils gravirent quatre à quatre les marches de pierre jusqu’au premier étage de la résidence. Ils traversèrent la cour, enjambèrent des jouets, contournèrent un bébé blotti sur un coussin douillet à l’intérieur d’un couffin. Dans la pièce à l’arrière, l’épouse de Thouti grondait une servante. Une odeur d’oignons brûlés attestait d’un accident malencontreux à la cuisine, où les femmes de la maison préparaient un banquet pour le groupe d’inspection.

En arrivant dans la salle d’audience privée, ils constatèrent qu’Amonked les avait devancés. Assis avec Thouti au milieu d’un fouillis de jouets, de tabourets et de paniers débordant de papyrus, il occupait un fauteuil de bois sans accoudoirs, qui ressemblait singulièrement à la récente acquisition de Noferi. Le commandant, qui n’aurait cédé son propre siège à personne hormis au vice-roi, lui avait-il emprunté ce trésor pour honorer son hôte ?

— Je dois admettre qu’il me tarde de rentrer chez moi, dit Amonked, souriant aux nouveaux venus. Revoir mon épouse, dormir dans ma chambre à coucher, disposer de domestiques et de scribes qui emplissent mes jours d’aisance et de confort !

— Je déplore que nous n’ayons pas été à même de t’offrir un tel raffinement, répliqua Thouti d’un ton acide.

— Je ne te critiquais aucunement, Thouti. Je comprends les limites imposées par l’éloignement et les difficultés du transport. Je suis bien placé pour cela, ajouta-t-il en adressant aux jeunes officiers un sourire satisfait. Après tout, j’ai parcouru une grande distance à travers le désert de Ouaouat, sur une piste que seuls les plus endurants des bêtes et des hommes peuvent emprunter.

— Franchement, inspecteur, tu nous as tous impressionnés, convint Bak, qui approcha un tabouret en tempérant ses paroles par un sourire. Au début, nous pensions que tu ne quitterais jamais ta chaise à porteurs. Au contraire, tu ne l’utilisais que rarement, pour permettre à Thaneni d’en profiter.

— Thaneni… dit Amonked avec tristesse. Comme Sennefer, il voulait découvrir le monde qui s’étendait au-delà de Ouaset. Devrais-je me réjouir d’avoir exaucé son rêve l’espace de quelques semaines, ou regretterais-je jusqu’à mon dernier jour de l’avoir emmené ?

« Thaneni s’est vu épargner la souffrance d’aimer sa vie durant une femme qui le traitait avec dédain. Mais, malgré tout, ne vaut-il pas mieux résider dans ce monde-ci que dans le royaume souterrain ? » songea Bak, qui garda ses pensées pour lui-même.

Neboua, ayant débarrassé un banc des jouets qui l’encombraient afin de s’y faire une place, rompit le silence embarrassé.

— En tout cas, je n’aurais jamais imaginé te voir, dague au poing, repousser avec moi une horde de pillards. Tu n’avais jamais laissé entendre que tu savais te servir d’une arme – et avec adresse.

— Je n’ai pas toujours eu de l’embonpoint, tu sais, répondit l’inspecteur en tapotant son ventre.

— Je regrette que tu ne retournes pas à Ouaset avec plus de preuves de ces prouesses, remarqua Thouti, les sourcils froncés, se référant visiblement aux prisonniers que Bak et Neboua avaient rendus au désert et à l’évasion d’Hor-pen-Dechret.

Amonked leva la main pour prévenir tout reproche.

— J’en endosserai le blâme s’il le faut. Ce ne sera ni la première ni la dernière fois que je me présenterai les mains vides devant notre reine.

— Je prie pour qu’elle ne t’en garde pas rancune lorsque tu recommanderas de maintenir notre armée dans le Ventre de Pierres. Car telle sera ta recommandation, n’est-ce pas ?

Thouti ne semblait jamais las d’en obtenir l’assurance.

— Hor-pen-Dechret étant libre, je ne puis agir autrement, répondit Amonked, regardant le commandant dans les yeux sans la moindre duplicité.

Bak et Neboua échangèrent un sourire de conspirateurs. Thouti le remarqua, les considéra d’un air songeur et un peu soupçonneux. Il eut cependant le bon sens de ne pas poser de question.

 

Bak s’était posté avec Neboua et Sechou au sommet de la porte à tourelles qui donnait sur le quai central, le lieu idéal pour observer le départ de la flotte. Thouti, sur le quai avec les prêtres de l’Horus de Bouhen et les princes qui avaient accueilli l’inspecteur, quelques semaines plus tôt, agita la main en signe d’adieu. Amonked, du pont de son navire, lui rendit son salut pendant que ses marins rangeaient la passerelle. Derrière le groupe officiel, Imsiba se tenait à la tête de la garde d’honneur qui avait escorté le haut fonctionnaire. La journée était belle et claire, la brise sporadique et changeante. L’air frais semblait pour une fois exempt de poussière.

Au pied de l’enceinte, les esplanades étaient noires de monde. Chaque soldat de la garnison jouait des coudes pour mieux voir, parmi les civils de la ville basse et les dizaines de gens des villages voisins. La rumeur courait par tout le Ventre de Pierres que l’inspecteur recommanderait le maintien de l’armée. Amonked avait embarqué au milieu des vivats et des applaudissements, d’une clameur de gratitude et de bonheur.

— Amonked est un homme de mérite, dit Neboua. Dommage qu’il ne puisse prétendre régner à son tour !

Bak regarda le vaisseau de l’inspecteur s’éloigner lentement du quai. Le chant des rameurs et le battement du tambour lui parvenaient à travers les flots.

— Parfois, un conseiller qui se tient derrière le trône, murmurant à l’oreille d’une reine, exerce bien plus de pouvoir.

— D’après Noferi, c’est un homme loyal et fidèle, mais il n’a pas l’âme d’un chef, leur rappela Sechou.

— On pourrait en dire autant de moi, dit Neboua avec un large sourire. Mais ça ne m’a pas empêché de sortir du rang.

— Peu importe qu’il ait ou non l’étoffe d’un monarque, déclara Bak. Un beau jour, Menkheperrê Touthmosis montera sur le trône et sera un excellent roi.

— Détecterais-je un préjugé en sa faveur, lieutenant ? dit Sechou en riant.

— Voyez-vous ce que je vois ? gloussa Neboua. Amonked tend sa main à Nefret pour l’inviter à monter sur le pont avec lui. J’étais certain qu’il s’était lassé d’elle et s’apprêtait à la renvoyer chez son père.

— Peut-être lui a-t-il pardonné, dit Sechou, suivant des yeux le navire de Sennefer qui sortait du port à son tour, ses bannières aux couleurs vives claquant dans la brise. Depuis Askout, on ne l’a pas entendue proférer une seule plainte.

Bak songea à la jeune femme silencieuse et grave, qui s’était montrée réservée depuis le jour où elle avait rejoint la caravane. Si Amonked avait fait la paix avec elle, cela ne pouvait s’être passé qu’à Bouhen.

— Elle ne m’a rien confié, mais, d’après Sennefer, la mort de Thaneni l’a beaucoup affligée.

— Comment en irait-il autrement ? remarqua Sechou avec sincérité.

— Je parie que l’épouse d’Ahmosé lui a enseigné quelques petites vérités, dit Neboua. Les autres femmes et elle sont coincées sur cette île, au milieu de nulle part.

La grande barge de transport quittait en douceur son point d’amarrage, grâce au capitaine du vaisseau appartenant à l’épouse d’Imsiba. En maître d’équipage expérimenté, il lança des ordres, campé sur le château avant, et la coque se détacha du quai. Amonked avait volontiers accepté son aide, se rappelant l’arrivée peu gracieuse, voire périlleuse, de la barge à Bouhen.

Le navire de l’inspecteur commençait à virer vers le nord pour descendre le fleuve. Le tambour accélérait la cadence, les rameurs la suivaient avec un chant plus rapide et sonore ponctué par leurs coups d’avirons. Paouah traversa le pont en courant pour venir auprès de son maître et de la concubine. Il agita la main à l’adresse du commandant Thouti et de sa suite, sur le quai. Amonked tendit le doigt vers les remparts, d’où les officiers les contemplaient. Le jeune garçon redoubla de vivacité pour dire au revoir à ses amis. L’inspecteur l’imita.

Tous trois restèrent longtemps à la rambarde, regardant la forteresse comme s’ils répugnaient à la quitter des yeux, sachant qu’ils n’y reviendraient sans doute jamais plus. Quand enfin ils se détournèrent, minuscules silhouettes dans le lointain, Amonked passa un bras autour de la taille mince de Nefret, et l’autre autour des frêles épaules de Paouah.

Bak pria pour que leur affection subsiste tout au long de l’éternité.

 

 

 

FIN



[1] Ouaouat : Basse-Nubie. (N.d.T.)

[2] Royaume indépendant conquis au Nouvel Empire ; terme générique pour désigner la Nubie. (N.d.T)

[3] Jeu composé d’une tablette de trente case, de pions noirs et blancs, et d’osselets. (N.d.T.)

[4] Touthmosis III. (N.d.T.)

[5] La Crète. (N.d.T.)

[6] Ancien nom du Fayoum. (N.d.T.)

[7] Ahmosis Ier. (N.d.T.)

[8] Voir Le Visage de Maât, 10/18, no 3387. (N.d T.)

[9] Touthmosis Ier. (N.d.T.)

[10] Ka : né avec l’homme, il grandit avec lui et le protège. Après la mort, il aspire à poursuivre dans la tombe la vie qu’il a menée sur terre. (N.d.T.)

[11] Grande fête annuelle qui avait lieu à Thèbes pendant les crues du Nil, en l’honneur d’Amon. (N.d.T.)

[12] Voir La Main droite d’Amon. 10/18, no 3386. (N.d.T.)

[13] Sésostris III. (N.d.T.)

Sous l'oeil d'Horus
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