10
Pachenouro, auquel Bak venait de relater l’incident, scrutait l’horizon. À l’est, une lointaine rangée d’arbres marquait le cours du fleuve ; à l’ouest, sous le ciel strié de rouge par la barque de Rê, un long escarpement dissimulait le désert.
— Par la grâce d’Amon, nous atteindrons bientôt Iken. Je n’ai pas envie de marcher dans le noir encore une heure ou deux.
— Tous ceux qui vivent sur cette partie du fleuve redoutent bien plus que toi les démons des ténèbres, remarqua Bak. Je serais fort étonné qu’ils s’aventurent au-dehors. La nuit promet d’être sombre, si Khonsou voile sa face et nous laisse les étoiles pour seule lumière. Quant aux envoyés d’Hor-pen-Dechret, je doute qu’ils se manifestent à nouveau avant que nous ne reprenions la route.
Pachenouro adressa un bon sourire à son supérieur.
— Je pensais aux ânes, chef. La cadence imposée par Sechou et la longue marche dans ce désert stérile les ont épuisés – et moi aussi, à dire vrai. Si nous devons, comme il le désire, repartir à l’aube, nous aurons besoin d’une bonne nuit de repos.
Devant eux, les bêtes avançaient péniblement à travers la vaste plaine sableuse qui s’étendait au nord d’Iken, entre les rapides et l’escarpement. Une douzaine d’ânes séparaient le train dont s’occupait Pachenouro des trois chaises à porteurs. Nefret occupait la première, Thaneni la deuxième, la troisième était vide. Au lieu de voyager confortablement, Amonked et Sennefer préféraient aller à pied avec le reste de leur groupe. Le Medjai était idéalement placé : assez près pour tout observer et voler à la rescousse le cas échéant, mais assez loin pour rester anonyme.
— S’est-il passé quoi que ce soit de particulier dans l’entourage d’Amonked ?
— Je n’ai rien remarqué. Si Sechou n’avait pas besoin de mon aide chaque fois que nous installons ou levons le camp, je serais plus utile auprès de Dedou, à former ces lourdauds qu’on veut faire passer pour des gardes.
— Ils ont appris très vite à préparer un feu et à installer un campement en bon ordre. S’ils sont aussi doués pour les arts de la guerre, mieux vaut que tu restes avec les âniers. J’ai vu que Paouah marchait près de toi, il y a une heure, ajouta-t-il.
— Oui. Son enfance à Ouaouat a été marquée par la faim et la misère, pourtant sa terre natale lui inspire une vive curiosité. Il pose une multitude de questions dans son désir de se rappeler ce qu’il a oublié.
— Il n’a rien dit au sujet de Baket-Amon ?
— Pas un mot.
Avec un soupir résigné, Bak accéléra le pas de peur d’attirer l’attention sur le Medjai en restant près de lui. Plus loin, le capitaine Minkheper examinait la rampe sur laquelle les navires étaient tirés afin d’éviter les formidables rapides. Bak décida de le rejoindre.
Il savait qu’en réalité il ne faisait que temporiser. Il craignait qu’Amonked soit celui qu’il cherchait, idée qui lui inspirait une profonde appréhension. Il avait déjà attiré l’attention de Maakarê Hatchepsout par deux fois : la première, il avait perdu son grade de lieutenant et avait été exilé à Bouhen – une bonne chose, en fin de compte, même si elle visait à le punir. La seconde, il s’était vu restituer son grade et récompensé à contrecœur. Depuis, à plusieurs reprises, il avait mérité l’or de la vaillance sans jamais le recevoir. La reine avait bonne mémoire ; sa rancune était légendaire. Il imaginait sa réaction s’il accusait son cousin d’avoir commis un meurtre.
Minkheper accueillit Bak avec un sourire.
— Je suis toujours stupéfait par l’ingéniosité de l’homme et les efforts qu’il déploie pour obtenir ce qu’il veut, en l’occurrence, les produits rares et exotiques du Sud profond.
La rampe s’étendait à perte de vue, revêtue de rondins légèrement incurvés, placés côte à côte sur du limon desséché et craquelé. La surface concave s’adaptait à la coque arrondie. Une fois humidifié, le limon glissant facilitait le halage par voie terrestre.
— Il y a peu, j’ai vu la barque d’Amon emprunter cette rampe, dit Bak. Pas la grande nef de la fête d’Opet[11] mais un navire d’une taille suffisante pour impressionner un roi kouchite. C’est un spectacle que je n’oublierai jamais.
— Je n’ai jamais rien connu de tel, admit le capitaine. J’ai passé ma vie à naviguer sur l’eau, non sur le sable du désert.
— C’est une besogne qui requiert une main-d’œuvre considérable. Neboua y avait affecté toute une compagnie de lanciers. Un grand vaisseau, même déchargé, serait beaucoup plus lourd et difficile à manœuvrer.
— Le père de notre souveraine n’avait-il pas conduit une flotte de vaisseaux de guerre jusqu’au sud du Ventre de Pierres, pour redescendre le fleuve de nombreux mois plus tard ?
— Les eaux étaient en crue, souligna Bak. Et il disposait d’une armée puissante pour tirer ses vaisseaux.
Minkheper contempla la rampe qui disparaissait dans le lointain.
— Je ne prendrai pas de décision définitive avant d’avoir vu tout le Ventre de Pierres, mais je commence à douter qu’il soit judicieux de percer un canal par ici.
Trop prudent pour présager de l’issue, Bak fut néanmoins reconnaissant que le capitaine montre du bon sens.
Ils tournèrent vers le sud et marchèrent le long de la rampe, loin de la poussière de la caravane.
— Toi qui aspires à être nommé amiral, tu as dû aborder cette expédition à Ouaouat avec des sentiments mitigés.
Le capitaine ébaucha un sourire.
— Tu réussirais dans la capitale, lieutenant. Contrairement à beaucoup, tu discernes les périls que l’on affronte quand on s’élève dans notre bureaucratie.
— Je serais trop peu diplomate ! répondit Bak en riant.
— Nul ne peut savoir ce qu’il est prêt à faire avant d’y être contraint.
Bak ne sut comment interpréter cette réflexion mélancolique. Minkheper se reprochait-il de s’être avili dans sa quête du pouvoir ?
— Qu’as-tu appris sur Amonked avant d’accepter cette mission ?
— Intéressante question, commenta l’officier. Me la poses-tu dans le cadre de ton enquête ? Ou sondes-tu ses faiblesses pour venir en aide à ton commandant, et à tous ceux dont la vie serait bouleversée si l’armée quittait cette frontière ?
— Mon seul but est de châtier celui qui a tué le prince.
Bak détestait le ton d’indignation vertueuse qu’il venait d’employer. Les lèvres frémissantes, Minkheper se retint de sourire.
— Je n’ai rien entendu qui le discrédite. On l’accuse souvent de s’incliner trop facilement devant les désirs de la reine, mais on le tient aussi pour un homme intègre. Comme je soumettrai moi-même mes conclusions à Hatchepsout, sans aucun intermédiaire, j’ai pensé que ce voyage pourrait tourner à mon avantage.
— Même si tu lui recommandes de renoncer à son projet de canal ?
— Si la réputation d’Amonked est justifiée, il respectera mes conclusions. Il n’est ni aveugle ni borné, lieutenant. Comme moi, il a vu les rapides, il comprend que cette entreprise colossale entraînerait de lourdes pertes humaines. Si jamais il l’oubliait, il lui suffit de regarder Thaneni pour se rappeler les dangers du travail de la pierre.
« Minkheper croit-il sincèrement à l’intégrité d’Amonked ? s’interrogea Bak. Un homme de principes peut-il, en toute bonne conscience, se plier au moindre caprice d’Hatchepsout ? »
— On m’a dit qu’il invite des hôtes au nom de la reine sur les terres de Sennefer, afin qu’ils puissent chasser, pêcher et goûter les plaisirs de l’existence.
— Je l’ai aussi entendu dire.
— Tu n’as jamais été convié ? demanda Bak, surpris.
— Je suis resté trop longtemps loin de la capitale, à bord de mon bateau. Peut-être lorsque je serai amiral… ajouta-t-il avec un sourire un peu cynique.
« Pas d’invitation à la chasse ; donc, aucune occasion de voir Baket-Amon. Du moins, pas dans un groupe officiel. »
— Pourquoi les emmène-t-il dans le domaine de Sennefer plutôt que dans le sien ?
— Tu commets une erreur courante, observa le capitaine, amusé. La plupart des gens le croient riche, parce qu’il est le cousin de la reine. Ce n’est pas le cas.
— Il possède bien des terres, non ?
— Oui, en effet. Une petite propriété, près de Mennoufer, trop loin du fleuve et du désert pour y organiser une chasse. La demeure est modeste, paraît-il. En tout cas, pas assez spacieuse pour recevoir des hôtes de marque. Sa maison de Ouaset, où il m’a reçu, est luxueuse comme il sied à son rang. Cette propriété lui vient, je crois, de son mariage avec la sœur de Sennefer.
— Est-ce une union harmonieuse ?
— Intéressante question, lieutenant, mais tu fais fausse route. Il adore son épouse. À sa profonde déception, les dieux n’ont pas voulu qu’elle soit mère.
— D’où la jolie Nefret.
Minkheper acquiesça d’un signe de tête.
Une ombre glissa sur le sol. Levant les yeux, Bak vit un faucon planer au-dessus de l’escarpement, en quête de son repas du soir. Il se demanda s’il lui manquait une plume.
— Depuis combien de temps fait-elle partie de sa maison ?
— Trop pour ne pas lui avoir donné un héritier et pour se conduire comme une fillette. Elle devrait avoir compris, désormais, qu’il veut une femme.
— Aurait-il supprimé Baket-Amon afin de la garder pour lui seul ?
Minkheper haussa un sourcil ironique.
— Si c’est là ton meilleur suspect, lieutenant, les gens de la région n’ont pas fini de nous importuner.
Ainsi, le capitaine croyait Amonked innocent. Bak pria avec ferveur pour qu’il eût raison. Si seulement il pouvait découvrir une autre piste, un autre suspect !
Les derniers rayons du couchant nimbaient de rose l’escarpement quand Amonked montra leur laissez-passer et que le premier âne franchit la porte nord de la forteresse. Le commandant Ouaser et son état-major accueillirent l’inspecteur et Neboua. Laissant un officier derrière pour guider la caravane jusqu’à l’endroit où elle camperait, ils montèrent rapidement à la citadelle. Elle dominait le fleuve parsemé d’îles et de rochers en partie submergés, et offrait un large panorama sur le désert occidental. Comparables à celles de Bouhen par la taille, les murailles à tourelles étaient d’une hauteur écrasante, vues de la ville basse que traversait la caravane.
Bak marchait à côté du long train d’ânes tout en réfléchissant aux paroles de Minkheper. Sentant l’approche de la nuit, le foin et l’étable, les bêtes avaient accéléré le pas. Les hommes plaisantaient et riaient, rassures d’être dans l’enceinte. Bak, lui aussi, était heureux d’être là, loin de la population postée le long du fleuve et de l’ennemi invisible dans le désert.
Le sentier s’étrécissait pour passer entre des groupes de maisons en ruine. Ces habitations en pierres et en briques crues, dont certaines conservaient les traces d’un incendie et qui toutes étaient en partie ensevelies dans le sable, évoquaient l’époque où Kemet avait abandonné Ouaouat aux rois kouchites et, bien des années plus tard, la guerre menée pour reconquérir les forteresses du Ventre de Pierres. Au moyen de nattes enduites de torchis, on avait colmaté les murs brisés et les toits effondrés afin d’héberger les nombreux voyageurs venus du Sud ou du désert. Iken était un important centre d’échanges et de fabrication, qui, supposait Bak, trouverait grâce aux yeux d’Amonked.
La bonne humeur générale fut vite refroidie. Les hommes et les femmes aux vêtements colorés qui habitaient parmi les ruines abandonnèrent les foyers fumeux sur lesquels cuisait leur repas pour se camper le long du chemin, silencieux et le dos tourné, tandis que passait le groupe d’inspection. Un geste qui exprimait mieux que des mots leur sentiment envers cette mission. Bak se permit un sourire discret. Même ceux qui résidaient dans des terres lointaines souhaitaient le maintien de l’armée.
Il trouva Thaneni et Paouah près des ânes de Pachenouro. Le scribe était entièrement dévoué à Nefret et prêt à tout pour elle. Quant à Amonked, il lui devait la vie. Aurait-il tué Baket-Amon afin de les débarrasser de lui ?
— Pourquoi ne voyages-tu pas confortablement ? lui demanda Bak. La chaise d’Amonked est vide.
— Au bout de plusieurs heures, je ressens le besoin de marcher, de redonner vie à mon dos.
Bak éclata de rire. Lui aussi trouvait inconfortables ces chaises tant prisées par la noblesse.
— Parfois, continua Thaneni, j’ai peur qu’il ne me trouve ingrat. Jusqu’à présent, il n’a rien dit.
— Amonked est bon et indulgent, lui assura Paouah. Il comprend tout.
— Je doute que ces gens soient du même avis, remarqua Bak.
Le scribe regarda avec regret les nombreux dos tournés vers eux.
— Ils ne le connaissent pas. Il prendra une décision juste et tiendra compte de leurs besoins, de ceux de l’armée et de toutes les personnes concernées.
— Vraiment ? À ce que j’ai entendu, il est l’instrument de notre souveraine et se soumet promptement à ses ordres, si imprudents soient-ils.
— Ce n’est pas vrai ! s’indigna Paouah. Il fait ce qu’il pense être le mieux, pas ce qu’elle, ou qui que ce soit, l’exhorte à faire.
— Pourquoi viens-tu nous parler, lieutenant ? Penses-tu que cela servira tes desseins d’accuser Amonked ? Crois-tu que nous mordrons à l’appât et laisserons échapper une information qui aplanira ton chemin ?
Bak fut irrité, comme le scribe en avait l’intention.
— Je n’ai aucun désir d’accuser un innocent, mais, dit-il en montrant la population, tu vois toi-même l’importance de mon enquête.
Paouah adressa à Thaneni un sourire espiègle, à peine visible dans le crépuscule.
— D’après le lieutenant Horhotep, c’est le commandant Thouti qui a machiné l’attaque contre nos marins, et les gens qui nous ont observés tout le long du chemin sont de simples curieux.
— La moindre idée de cet homme est tordue. Le citer, c’est retourner la vérité sens dessus dessous.
— Ne pourrais-tu pas prouver qu’Horotep est le tueur ? demanda Paouah, qui ne plaisantait pas tout à fait.
— Je le voudrais bien ! Mais jusqu’à présent je n’ai rien contre lui, excepté sa jalousie envers le prince.
Il remarqua que Thaneni semblait fatigué de rester sur place, aussi leur fit-il signe de reprendre la marche avec lui, tout en continuant d’interroger le scribe :
— Que peux-tu me dire au sujet du conseiller ?
Dès lors que son maître n’était plus la cible de ses questions, Thaneni lui répondit plus volontiers :
— Horhotep n’avait jamais croisé le chemin d’Amonked avant les deux semaines qui précédèrent notre départ. Il faisait partie des nombreux adjoints de hauts fonctionnaires à la maison royale, sans se distinguer en rien. Le chancelier entendit parler de notre mission et le recommanda à la reine.
— Il est le fils d’un gouverneur de province, expliqua Paouah en faisant la grimace.
En son for intérieur, Bak pria ardemment pour que Kemet survive en dépit des multiples décisions fondées sur la naissance d’un homme plutôt que sur ses qualités.
— Amonked sait-il qu’on lui a donné un conseiller incompétent ?
— Il n’a pas émis de commentaire, répondit Thaneni, interrogeant du regard le jeune serviteur, qui le confirma en secouant la tête. Mais il est beaucoup plus fin qu’on ne le croit.
Ils passèrent devant une sentinelle qui levait une torche afin de les éclairer tandis qu’ils tournaient dans une voie perpendiculaire, où flottait une odeur de friture et de poisson. Là, les maisons étaient en bon état. Elles étaient occupées par des familles qui les observaient de leur terrasse, avec une rancœur presque tangible.
Bak entraîna ses deux compagnons dans un petit passage baigné dans la pénombre.
— Une dernière précision, et je ne t’importunerai plus.
— Je ne te dirai rien qui puisse nuire à mon maître, l’avertit Thaneni, les traits crispés.
— Selon toi, Nefret n’avait pas remarqué les attentions de Baket-Amon. Or ta maîtresse m’a confié qu’elle s’en était plainte à Amonked. Tu le savais, n’est-ce pas, et tu me l’as dissimulé. Comment ton maître avait-il réagi ?
— Je… Je l’ignore.
— Ton mensonge me conforte dans l’idée qu’il est coupable.
— Non !
— Dois-je te conduire à la garnison et recourir à la trique ?
Bak ne croyait pas à l’usage de la violence, mais, très souvent, cette simple menace suffisait à arracher la vérité.
— Thaneni, s’il te plaît ! implora Paouah.
— Non.
Le jeune garçon se tordit les mains devant le silence obstiné de son ami. Enfin, il n’y tint plus.
— Amonked n’avait encore pris aucune mesure quand Baket-Amon est venu chez nous et…
— Tais-toi, petit ! ordonna Thaneni.
— Mesoutou m’a raconté qu’il avait fait irruption dans la salle d’audience privée de notre maître, poursuivit l’enfant. Personne n’a entendu les mots exacts, mais ils se sont disputés au sujet de Nefret. Le prince est sorti, furieux, et plus tard Amonked a ri de cette querelle et a dit qu’elle était sans importance. Donc, tu vois, ce n’était rien. Ça ne valait plus la peine d’y penser, conclut-il, fixant sur Bak ses grands yeux inquiets.
— C’est arrivé il y a combien de temps ?
— Je n’en suis pas sûr. Presque deux ans, je crois.
— Baket-Amon s’est-il présenté de nouveau chez vous ?
— Non, lieutenant.
Bak ébouriffa les cheveux du gamin.
— J’apprécie ta franchise, Paouah, et je ne m’en servirai pas au détriment d’Amonked.
Il espérait, pour eux mais aussi dans son propre intérêt, qu’il serait à même de tenir parole.
Le commandant Ouaser avait un peu plus de quarante ans. De taille moyenne, il était doté d’un léger embonpoint et d’épais cheveux grisonnants. Il se tenait derrière son fauteuil, sur l’estrade, les mains posées sur le dossier où une splendide peau de girafe, une des plus belles que Bak ait jamais vues, était drapée avec une négligence étudiée. La lumière de la torche fixée près de la porte lui donnait un éclat lustré.
— Tu auras remarqué que je n’ai rien dit à Amonked. Il jugera par lui-même, demain, et il sera sans doute impressionné. Je crains qu’une telle quantité de marchandises ne le persuade qu’Iken est déjà une sorte d’entrepôt et que les troupes ne sont là que pour la forme.
— Explique que tu attends la crue, suggéra Neboua, l’épaule contre la colonne rouge qui soutenait le plafond bleu vif, au centre. Affirme que, en outre, certains rapports indiquent la présence de pillards près de la piste du désert, et que tu retardes tout transport le temps de vérifier leur bien-fondé.
— En fait, des rumeurs prétendent que ce misérable Hor-pen-Dechret serait de retour, mais nos patrouilles n’ont rien vu qui le confirme, pas même d’attroupements suspects.
— Ces rumeurs pourraient toutefois être vraies.
Neboua lui parla alors du faucon de Kor et des sandales volées, puis il précisa :
— Nous n’en avons pas encore informé Amonked, de peur de nous tromper. Nous ne voulons pas qu’Horhotep utilise contre nous une erreur commise de bonne foi.
— Nous devons donc non seulement convaincre l’inspecteur que notre présence est nécessaire, mais renforcer nos défenses au cas où Hor-pen-Dechret déciderait d’attaquer. Une suggestion, lieutenant ? Si mes souvenirs sont bons, tu ne manques pas d’ingéniosité.
Bak, qui s’était installé sur un tabouret dès le départ d’Amonked, dégustait un vin rouge capiteux au bouquet fleuri. Il avait fait la connaissance de Ouaser quelque temps plus tôt[12] et l’appréciait beaucoup.
— À ta place, je posterais des gardes bien en évidence et je doublerais les sentinelles sur l’enceinte extérieure. À un moment opportun, j’indiquerais qu’on a renforcé la surveillance afin de prévenir tout larcin dans nos murs et toute attaque de l’extérieur.
— Oui, approuva Ouaser. C’est assez direct pour lui donner à réfléchir, mais assez subtil pour ne pas éveiller sa méfiance.
— Mais prends garde que son fumier de conseiller n’accuse l’armée de vol, recommanda Neboua, qui jeta le reste de son vin et posa la coupe sur l’estrade. Il se fait tard ; je dois me rendre à la garnison. La piste du sud est longue et déserte, et j’ai promis à Sechou de me renseigner auprès des hommes qui y patrouillent afin que nous sachions bien à quoi nous attendre. Tu m’accompagnes, Bak ?
— Non, je dois continuer mon enquête. Or, je crois savoir que l’épouse principale de Baket-Amon a grandi près d’ici.
Il ne nourrissait guère d’espoir, puisque la famille du prince habitait Ma’am depuis au moins dix ans. Mais un pas en avant, si infime soit-il, était toujours un progrès. Ouaser hocha la tête.
— Oui, dans la ville basse. Ses parents y vivent encore.
Neboua leur dit au revoir et partit sans tarder.
— C’est une enfant d’Iken ? demanda Bak avec surprise. Le prince aimait profondément Kemet, néanmoins je croyais qu’il avait épousé une femme de Ouaouat, de sa noble lignée.
— C’est bien ce qu’il a fait.
Ouaser roula avec soin la peau de girafe, s’assit sur son fauteuil et la posa sur ses genoux.
— Elle était sa cousine, la fille de son oncle du côté paternel. Son père est le chef d’une tribu locale qui s’est installée dans la ville basse, il y a bien longtemps, sous le règne kouchite. Quand l’armée de Kouch a fui, ils ont préféré rester ; notre souveraine n’a vu aucune raison de les chasser.
Bak sourit. Le prince avait été un habile diplomate.
— Un parti idéal, pour Baket-Amon. Une cousine, et en même temps une femme qui connaissait bien les usages de Kemet.
— Il l’a cru, au début. Mais le père vit dans le souvenir du passé et perpétue les traditions de son peuple. Pour ma part, j’apprécie son honnêteté et sa franchise sans concession. Mais Baket-Amon avait du mal à feindre. Son cœur le portait vers le monde d’aujourd’hui, non vers celui d’antan.
— Voilà pourquoi il laissait sa famille à Ma’am. Il préférait, je suppose, l’influence du vice-roi à celle de son beau-père.
— Dès le jour du mariage, il l’a emmenée. Le vieillard était loin de s’en réjouir, mais comment aurait-il pu s’y opposer ?
Comment, en vérité ? Bak sirota son vin, songeant à l’épouse arrachée à sa famille, à sa ville natale.
— Quel genre de femme est-ce ?
— En apparence, timide et réservée. Mais, en réalité, aussi dure que du granit. Les gens qui observaient votre caravane, le long du fleuve, sont là pour exprimer leur opposition à la mission d’Amonked. Mais ses pensées à elle suivent peut-être un autre cours, qui ne tend qu’à venger son époux. Dans ce cas, elle exploitera le mécontentement de son peuple sans répit, jusqu’à ce qu’elle obtienne ce qu’elle veut.
— La mort du meurtrier.
Bak se leva et se mit à faire les cent pas.
— Ces gens ont besoin de l’armée. Ils ne gagneront rien en poussant Amonked dans ses derniers retranchements. Selon toi, jusqu’où iront-ils pour satisfaire la soif de vengeance de cette femme ?
— Je l’ignore, admit Ouaser, qui faisait tourner le vin à l’intérieur de sa coupe. Peut-être devrais-tu parler au vieux Rona, le chef d’un village situé un peu en aval d’Askout. Il est d’une grande sagesse et exerce beaucoup d’influence le long du fleuve.
— J’explorerai donc cette piste.
Il retourna près de son tabouret, mais se sentait trop agité pour s’asseoir.
— Baket-Amon était connu à Bouhen et à Ouaset pour son goût immodéré pour les femmes.
— Les anecdotes à ce sujet n’ont pas manqué de parvenir à mes oreilles, répondit Ouaser d’un ton caustique. Ici, en revanche, il n’affichait pas cette inclination. Son beau-père exigeait le respect. À chacune de ses visites, Baket-Amon se montrait d’une fidélité irréprochable. C’est pourquoi, je suppose, il nous honorait rarement de sa présence.
— D’autres avaient sans doute entendu parler de ses débordements. De quelle manière cela était-il perçu ?
Il connaissait d’avance la réponse. Ouaser ne le détrompa pas.
— Avec une extrême admiration.
— Échafaude-t-on des hypothèses sur la cause de sa mort ?
— Tous ceux qui vivent ici tiennent Amonked pour responsable. Les autres possibilités s’effacent devant celle qu’ils désirent croire.
Bak franchit la porte sud et souhaita une bonne nuit à la sentinelle. Tandis que les lourds battants de bois se refermaient sur lui, il suivit rapidement le sentier sablonneux au pied de l’enceinte extérieure. La nuit était froide, et seuls un mince croissant de lune et des étoiles parcimonieuses trouaient le ciel nocturne. Bak regretta de ne pas avoir demandé de torche à la sentinelle. Au moins avait-il eu le bon sens d’emprunter une tunique et un long manteau, qu’il avait fermé à l’aide d’une fibule de bronze. Seul son avant-bras droit restait dénudé. Il avait un peu l’impression d’être un homme enveloppé pour l’éternité.
Le sentier, très fréquenté durant le jour, était désert à cette heure tardive. Une créature de la nuit, un rat probablement, fila en travers du chemin, puis il entendit le battement d’ailes et le hululement sinistre d’un hibou. Une sentinelle toussa en haut des remparts, mais quand Bak leva la tête vers la haute muraille, gris cendre dans la nuit, il ne vit personne.
Il continua d’un pas vif, pensant aux quelques éléments qu’il avait glanés au sujet de Baket-Amon. Sa conversation avec Ouaser et les autres officiers venus le saluer avait en partie compensé le peu d’informations.
Devant lui, une ombre noire marquait l’endroit où la face rocheuse s’effaçait, formant une pente abrupte qui le conduirait à la ville basse. Si seulement il pouvait trouver un mobile satisfaisant ! « Cherche la femme », lui avait-on dit lorsqu’il avait été nommé chef de la police medjai. Nefret était très désirable, pourtant l’idée qu’on avait tué pour elle ne le convainquait pas entièrement. Peut-être parce que l’admettre aurait fait d’Amonked le principal suspect.
Il descendait. Chaque pas l’éloignait un peu plus de la maigre lumière, l’obligeait à ralentir le pas et à se concentrer sur l’endroit où il posait les pieds. Les parois se refermaient sur lui et l’obscurité était presque complète.
Un peu plus bas, une pierre roula. Bak l’entendit mais continua sans hésiter. Il n’avait rien à redouter ; Iken était un lieu aussi sûr que Bouhen. Peu de gens le connaissaient, dans cette forteresse, et il n’avait causé de tort à personne. Même pas à l’assassin, pour déplaisante que fût cette pensée. Il était bien trop loin de la vérité ! Néanmoins, il dégagea son bras droit jusqu’à l’épaule et posa la main sur sa hanche, rassuré par le contact de sa dague sous le manteau.
Une autre pierre résonna. Une grande masse – un corps d’homme – le frappa de côté et l’arracha à son sentiment illusoire de sécurité. Déséquilibré, il tenta de se dégager et voulut défaire l’épingle qui fermait son vêtement, mais l’homme le plaqua par terre puis lui assena un violent coup de poing dans le flanc. Le souffle court, Bak resta hébété de surprise et de douleur.
Des qu’il commença à recouvrer ses esprits, il battit des jambes et se contorsionna dans l’espoir de se dégager. L’homme le frappa à l’épaule tout en s’accrochant à lui. Entravé par le vêtement, Bak ne put porter que des coups inefficaces, mais son agresseur aussi était gêné dans ses efforts pour l’assommer.
Ils commencèrent à dévaler la pente abrupte, roulant l’un sur l’autre. Bak tentait frénétiquement de se dépêtrer de ce maudit manteau. Sa dague était toute proche – il la sentait par intermittence, entre le sol et lui – et en même temps inaccessible.
Ils heurtèrent un rocher à un détour du chemin. Le choc leur coupa la respiration et leur fit lâcher prise. Bak voulut se relever, mais les plis d’étoffe enserraient ses jambes. Exaspéré, il balança son poing libre en direction de son assaillant, au jugé, car il ne pouvait rien distinguer dans les ténèbres impénétrables. Le coup porta de biais, perdant de sa force. Son adversaire s’agenouilla, silhouette indistincte à peine moins sombre que la nuit. Bak entrevit brièvement un éclat luisant – « du métal, pensa-t-il, ou du verre » – et roula sur lui-même. Il sentit en haut de son épaule gauche la soudaine chaleur de son propre sang.
Saisi, effrayé, se sachant incapable de se défendre, il continua à se laisser glisser tout en cherchant l’épingle avec l’énergie du désespoir, de peur que le vêtement ne finisse par devenir son linceul. Celui-ci avait tourné dans la lutte et la fibule était dissimulée dans les plis.
Il entendit un bruit, des pas sur le sable. Lents. Prudents. L’homme arrivait derrière lui, prêt, sans doute, à l’achever.
Bak cessa de rouler et s’assit. Il empoigna l’étoffe près de son cou, sentit la chaleur poisseuse du sang et, serrant les dents, tira de toutes ses forces. Le tissu se déchira avec un bruit à réveiller les morts. Les pas s’arrêtèrent. Il tira de plus belle et pratiqua une longue fente qui libéra son bras gauche. Enfin, il trouva l’épingle, l’arracha et se défit du manteau, puis il sortit son arme du fourreau et se leva. Son adversaire fonça sur lui. Malgré l’obscurité, Bak parvint à parer le coup. Sa dague en rencontra une autre, les lames sonnèrent en s’entrechoquant. L’homme étouffa un juron avant de s’enfuir en courant, vague silhouette dans l’obscurité, sans visage et sans nom.
Bak dévala la pente à sa poursuite. Son épaule commençait à brûler ; il sentait qu’elle saignait toujours, mais il n’en avait cure.
L’homme était rapide, toutefois la distance diminuait peu à peu entre eux. Lorsqu’il arriva au bas de la faille, le lieutenant n’était qu’à une dizaine de pas derrière lui. Il s’élança dans la large artère qui continuait jusqu’au port, coupée des deux côtés par des ruelles. On y voyait plus clair, cependant Bak ne distinguait que le dos nu d’un homme vêtu d’un pagne court.
Le fugitif tourna à gauche. Bak se retrouva sur un chemin sombre, étroit et sinueux, que croisaient de nombreux passages. C’était un quartier d’entrepôts, de commerces et d’ateliers, mêlés à des habitations. Certaines des maisons étaient occupées et en bon état, d’autres vides et presque effondrées. Malgré son précédent séjour à Iken, l’endroit ne lui était pas familier. En quelques instants, l’homme qu’il pourchassait avait disparu.
Bak traversa les rues sombres pour regagner le campement, tout en s’interrogeant sur les motifs de son agresseur, qu’il n’avait fait qu’entrevoir. Était-ce un envoyé d’Hor-pen-Dechret, l’assassin de Baket-Amon ? Ou, simplement, un voleur incapable de résister à la tentation d’attaquer ce passant solitaire, en pleine nuit ?
Il portait un pagne blanc. Probablement en lin. Ses bras et son torse étaient nus, sans le moindre bijou. Le lin blanc désignait un habitant de Kemet, mais pas forcément. L’absence de bijoux pouvait signifier qu’il craignait de casser ou de perdre un objet de valeur, une amulette qu’il aimait particulièrement. Ou n’en portait-il pas de peur qu’ils ne révèlent son identité ?