8

— Et voilà, ça commence ! dit Neboua, la mine résolue, en venant à côté de Bak.

Les hommes sur la berge descendirent un chemin de traverse et formèrent une haie irrégulière près du bord, les yeux rivés sur le bateau. Bak en reconnaissait une bonne moitié, qui cultivaient de petits lopins de terre le long du fleuve ou sur les îles au sud de Kor. Ils venaient quelquefois à Bouhen pour troquer leurs produits sur le marché ou pour exprimer un grief.

Sennefer vint lui aussi à la proue.

— Dans la province de Sheresy, où j’ai mes terres, les cultivateurs ne perdent jamais leur temps à se rassembler sans de bonnes raisons. Dois-je penser qu’il en est de même ici ?

— Faut-il craindre une révolte ? interrogea Minkheper en les rejoignant.

Neboua consulta Bak du regard. Malgré une enfance passée à Ouaouat et un mariage avec une femme du pays, il restait la plupart du temps à la garnison et s’estimait coupé de la réalité. C’était inexact, toutefois il le croyait.

— Je ne peux rien garantir, mais je doute qu’ils nous fassent du mal. Ils sont plutôt venus pour créer un malaise dans nos cœurs.

— Pour menacer, dit Amonked, qui arrivait derrière eux.

Le passeur rabattit la voile, ralentissant le bateau, puis il mit le cap sur la berge où les hommes attendaient, graves, immobiles, silencieux. Inquiétants.

Amonked s’appuya sur la rambarde et les observa avec contrariété.

— Ces gens vont-ils persister dans cette… cette confrontation silencieuse pendant tout le voyage jusqu’à Semneh ?

— Je ne pense pas qu’elle restera silencieuse, remarqua Neboua.

— C’est abominable, et offensant pour notre souveraine ! dit Horhotep, derrière Amonked, en jouant avec son bâton de commandement. Une bonne rossée mettrait un terme définitif à cet outrage.

Neboua fit volte-face et le foudroya des yeux.

— Tu ne rosseras aucun homme ni aucune femme de Ouaouat, lieutenant. Tu m’entends ?

— De quel droit… ?

Le bac tourna soudain vers la rive et pénétra dans les hauts-fonds, projetant de part et d’autre une eau limoneuse qui rejaillit sur les passagers. Brusquement, la proue toucha le fond et le bateau s’immobilisa comme s’il avait heurté un mur. Bak se cogna contre la rambarde tout en agrippant le bras de Neboua pour l’empêcher de passer par-dessus bord. Amonked conserva l’équilibre. Horhotep, n’osant s’accrocher à l’inspecteur, glissa sur le pont. Minkheper fut projeté en arrière et faillit renverser l’abri en se retenant à l’un des poteaux. Sennefer se retrouva à genoux. Les hommes sur le rivage, bien que surpris et, sans doute, ravis, restèrent aussi muets que des statues.

Bak s’aperçut que le passeur jubilait. Le choc était une réponse délibérée à la menace cruelle d’Horhotep.

— Vous allez tous devoir barboter jusqu’à la rive, capitaine. On est trop loin pour sortir la passerelle.

Neboua lui lança un regard farouche, puis remarqua Horhotep qui se relevait et examinait ses genoux pleins d’échardes. Secoué par un rire silencieux, il remit au passeur le jeton à présenter à l’intendant de la garnison afin d’être payé.

— Je compte sur toi pour être plus prudent la prochaine fois, dit-il avec une feinte sévérité.

— Promis, capitaine, répondit le passeur, qui dissimulait mal son sourire.

Bak fut le premier à sauter. Il s’enfonça dans la vase jusqu’aux chevilles et une eau noire, épaisse, tourbillonna autour de ses mollets. Il gagna la terre ferme et s’arrêta près de la rangée d’hommes. Se sentant un peu ridicule, de la boue jusqu’aux genoux et suintant de ses sandales, il leur souhaita calmement un bon après-midi. Il salua ceux qu’il connaissait par leur nom, afin qu’ils sachent bien qu’il pourrait les retrouver en cas de problème.

La ligne tint bon ; les hommes s’obstinèrent dans leur silence, leur immobilité menaçante. Il resta où il était, aussi résolu qu’eux, son regard passant de l’un à l’autre en s’arrêtant brièvement à chaque fois. Derrière lui, il entendit Neboua, puis Amonked, se mettre à l’eau dans un grand bruit d’éclaboussures. Bientôt le reste du groupe eut quitté le bateau.

Il avança, montrant une confiance qu’il ne ressentait pas tout à fait. Les hommes s’écartèrent, lentement, à contrecœur, et le laissèrent passer. Résistant à l’envie de regarder en arrière pour s’assurer que Neboua et les autres étaient indemnes, il rejoignit le chemin de traverse et grimpa jusqu’à mi-hauteur. Seulement alors, il se retourna.

Neboua était dans l’eau, entouré par le petit groupe. Il parlait bas, avec véhémence. Amonked ébaucha un sourire, puis s’écarta de ses compagnons pour suivre les traces de Bak. L’air débonnaire, il franchit la haie d’hommes. Minkheper passa juste après, parlant de la fraîcheur du soir. Sennefer montra l’aplomb d’un riche propriétaire terrien sachant se comporter avec les pauvres. Horhotep, furieux, sortit de l’eau, Neboua sur les talons comme s’il le gardait. C’était peut-être le cas.

Sans s’arrêter, Neboua tapa le premier cultivateur sur l’épaule, demanda à un autre des nouvelles de son aîné, salua un troisième en l’appelant par son prénom. Quelques instants plus tard, il gravissait le chemin à la suite de ceux dont il avait la charge.

 

Bak se frayait un passage à travers les piles de matériel et de provisions, écoutant hommes et animaux s’installer pour la nuit. Un léger relent de friture persistait, l’odeur des oignons et du poisson s’attachait aux bols vides et à l’haleine des soldats qu’il croisait. Les chiens sauvages furetaient, éternellement en quête d’une pitance. La paix et le contentement régnaient. Bak pria pour qu’il en soit toujours ainsi.

Il songeait à l’incident du faucon, à Kor. Avec quelle facilité l’homme s’était introduit dans la citadelle, pour grimper jusqu’aux remparts à l’insu de tous ! Dans la journée, nul ne pouvait s’infiltrer dans la caravane, mais la lune décroissait et chaque nuit était plus sombre que la précédente.

Il passa devant le campement des gardes d’Amonked. Divisés en deux unités, ils étaient assis autour de foyers de fortune, savourant la chaleur après avoir pris leur repas du soir. Leur camp était installé depuis longtemps, grâce au sergent Dedou. Ils bavardaient tranquillement, avec la satisfaction du travail bien fait.

Plus tôt. Neboua avait entraîné le sergent Roï à l’écart et lui avait fait savoir, sans mâcher ses mots, qu’il attendait de lui une coopération totale. Dedou se chargerait de la formation que Roï n’avait pas su ou voulu donner, et Merymosé prendrait la place qui lui revenait de droit à la tête de la garde. Roï s’était d’abord montré rétif, mais la menace d’une affectation au service d’Horhotep avait eu tôt fait de le convaincre.

Bak contourna le pavillon, qui sentait légèrement l’huile de lampe et le parfum de Nefret. La lumière à l’intérieur donnait aux parois de toile un éclat rougeâtre. Au-delà, il trouva la rangée de tentes occupées par les autres membres du groupe. Celle qu’il cherchait était la seule à n’être pas montée. Thaneni avait dû aider Amonked à préparer son rapport sur la forteresse de l’île. Paouah, qui partageait sa tente, était le serviteur attitré de l’inspecteur et avait eu, lui aussi, de multiples tâches à accomplir. C’est pourquoi ils commençaient seulement à s’installer.

— Faut-il vraiment coucher là-dessous ? se lamentait Paouah. J’aimerais mieux dormir à la belle étoile, comme les âniers.

— Plus un mot ! lança Thaneni en se courbant pour tendre la lourde toile. As-tu déjà oublié combien tu as eu froid la nuit dernière ?

— Je laisserai ma tête dehors, déclara le jeune garçon sur un ton de défi.

— Attrape un pieu, ordonna le scribe.

Paouah adressa une grimace complice à Bak tout en obéissant. Thaneni se révélait étonnamment agile, et bientôt le centre de la toile se dressa sur des pieux hauts jusqu’à la taille, les côtés maintenus par des pierres. Un abri simple, mais idéal pour deux hommes – sauf par grand vent.

Par une faveur des dieux, la brise était tombée et de petits points de lumière scintillaient au firmament. Néanmoins, la nuit serait glaciale. Bak frissonna rien que d’y penser. Comme tous ceux qui ne faisaient pas partie de la suite d’Amonked, il devrait dormir en plein air.

Thaneni enfila une tunique pour ne pas prendre froid et s’assit devant la tente. Bak se laissa tomber à côté de lui. Paouah ramassa une poignée de sable qu’il fit couler sur la pente de leur abri.

— Comment as-tu supporté le voyage, aujourd’hui ? demanda Bak au scribe.

— Il s’est déplacé dans le plus grand confort. Comme un haut personnage, répondit Paouah.

Le scribe lui tira l’oreille. L’enfant recula d’un air taquin pour se mettre hors de sa portée.

— Le petit a raison, convint Thaneni avec un sourire. Amonked m’a permis d’utiliser sa chaise à porteurs. Il souhaitait que je veille sur dame Nefret pendant qu’il inspecterait la forteresse. Toute la matinée, je me suis senti gêné, mais vers la fin de la journée je savourais ce luxe sans vergogne.

— Tu seras vite blasé ! Ton maître a une autre inspection demain, dit Bak en riant.

La bonne humeur du scribe disparut.

— La population tentera-t-elle encore de l’intimider, comme aujourd’hui ?

— Les gens d’ici ne renoncent pas facilement.

Paouah se laissa choir sur le sable en face de Bak.

— Sennefer dit que tu t’es conduit avec bravoure, lieutenant.

— N’exagérons rien.

— Tout de même…

Le gamin se pencha vers lui, les yeux écarquillés, souhaitant de toutes ses forces lui voir admettre son courage. Le pavillon aux minces parois de lin ne se trouvait qu’à quelques pas, aussi répondit-il avec circonspection :

— Les hommes qui sont venus défier le groupe, aujourd’hui, nous ont vus Neboua et moi aux côtés d’Amonked. Ils en ont certainement conclu que je venais enquêter sur le meurtre de leur prince. Or ils connaissent mon sens de l’équité. Neboua étant très respecté à Ouaouat pour sa droiture et son intégrité, ils savaient aussi qu’il veillerait à protéger la caravane ainsi que tous ceux qui vivent près du fleuve. Ils avaient beaucoup plus à gagner en nous laissant passer qu’en nous attaquant.

— Le capitaine et toi exercez donc tant de pouvoir ? s’enquit le scribe.

— Ce n’est pas une affaire de pouvoir, mais de confiance, rectifia Bak, qui se frictionna les bras en regrettant de ne pas avoir enfilé une tunique. Pour que nous conservions cette confiance, je dois arrêter l’assassin de Baket-Amon, et Neboua doit faire en sorte que nul ne soit blessé ni volé.

— Et en cas d’échec ?

Bak haussa les épaules, incapable de répondre.

— On a peut-être voulu supplanter le prince à la tête de son peuple. Y as-tu songé ? demanda Thaneni.

La suggestion était naturelle, mais Bak soupçonna qu’elle exprimait avant tout l’espoir que le coupable ne se trouve pas dans le groupe.

— La succession n’a jamais été en cause. Il avait un jeune fils dont la mère assurera la régence, et d’autres, plus jeunes, du même lit.

— Il montrait une extrême loyauté envers Kemet. Aurait-on pu souhaiter sa mort afin de libérer cette partie de Ouaouat de l’emprise d’Hatchepsout ?

— Certainement pas les rois de Kouch. Depuis que le puissant royaume centré à Kerma fut écrasé par Aakheperkarê Touthmosis[9], voici bien des années, il est fragmenté en divers petits États sans pouvoir réel. Tous prospèrent grâce au commerce entre Kemet et le Sud profond. Pourquoi compromettre cette stabilité ? Quant aux habitants de Ouaouat, ils ont besoin de nous autant que nous d’eux.

Thaneni se tut, à court d’arguments. Son expression était sombre, comme celle de Paouah. Ni l’un ni l’autre ne voulait croire que le prince ait été assassiné par l’un des leurs.

— Es-tu chez Amonked depuis longtemps ? s’enquit Bak.

— Quatre ans.

Soulagé de passer à un autre sujet, Thaneni changea de position. Il avait du mal à plier son genou infirme.

— Depuis mon accident au nouveau temple commémoratif de la reine, sur la rive occidentale, en face de la capitale. Une des cordes était usée, une pierre a basculé…

Sa voix se brisa, laissant le reste à l’imagination.

Bak hocha la tête avec compréhension. Il avait grandi près de Ouaset, la capitale du Sud, où les ouvriers édifiaient les sanctuaires et les hypogées. Élevé par un père médecin, il s’était accoutumé à voir des infirmes et des estropiés, à entendre parler de morts dues à la chute de pierres monumentales ou d’échafaudages.

— Mais le dieu Amon a décidé de te sourire.

— Le dieu, oui, et aussi Amonked. Il était venu au temple, ce jour-là, pour juger de l’avancement des travaux. Quand on a soulevé la pierre pour me dégager, il a vu ma jambe écrasée. Il m’a fait transporter chez un médecin royal. Ensuite, alors que j’avais perdu conscience sous l’effet des drogues, il m’a installé chez lui afin que ses serviteurs prennent soin de moi. On m’a dit que j’avais frôlé la mort, et j’ai passé de longs jours sans quitter ma natte.

« Son dévouement à l’égard d’Amonked s’explique parfaitement, pensa Bak. Il est rare de survivre à une blessure aussi grave. Seuls des soins attentifs ont pu l’aider à guérir – et une maison propre et claire, au lieu d’une masure. »

— Ma dette envers lui grandissait chaque jour, poursuivit le scribe, le regard tourné vers le pavillon éclairé où se dessinaient des ombres mouvantes. Je ne pouvais marcher, toutefois je savais lire et écrire. Dès que j’ai appris à me déplacer sur des béquilles, il m’a engagé à son service en tant que scribe.

— Et tu y es resté depuis lors ?

— Je ne pourrai jamais le dédommager. Jamais. Je lui dois la vie.

— À quoi bon remâcher le passé, Thaneni ? lança Amonked d’un ton de reproche, sur le seuil du pavillon. Tu m’as dédommagé depuis longtemps par ta compétence, ton honnêteté et ta loyauté. Tu m’offenses en pensant autrement.

— Oui, maître, dit le scribe, inclinant la tête.

Un soupir résigné échappa à Amonked. Il salua Bak d’un hochement du menton et fit signe à Paouah.

— Viens. J’ai à parler avec le caravanier.

Les yeux du gamin brillèrent et il se leva d’un bond.

Quand ils ne purent plus les entendre, Bak en revint à la raison pour laquelle il était venu.

— As-tu vu Baket-Amon, le matin de sa mort ?

— Non, lieutenant, répondit le scribe d’un ton ferme et sans une hésitation.

— Je vois que tu le connaissais, dit Bak en le scrutant.

Remarquant son intérêt accru, Thaneni précisa d’un air désabusé :

— Nous étions loin d’être intimes, lieutenant. Je ne suis qu’un serviteur.

Le scribe ne passait sans doute guère de temps à la maison royale. Amonked n’avait aucun besoin de l’y envoyer. Il était plus utile dans la demeure de Ouaset ou dans les domaines de son maître.

— Dans quelles circonstances l’as-tu rencontré ?

La réticence du scribe était évidente.

— J’apprendrai la vérité, Thaneni. Que tu m’aides ou pas.

Son compagnon mit longtemps à répondre.

— Il y a deux ans – ou était-ce trois –, il ressentait de l’attirance pour dame Nefret. Il… Eh bien, je ne sais si toi, qui résides ici, dans son pays natal, tu as entendu parler de ses exploits à Ouaset. Mais il aimait les femmes et multipliait les conquêtes.

— Ouaouat était également son terrain de chasse, lui assura Bak.

— Alors, tu sais qu’il n’était pas du genre à s’avouer vaincu.

— Je n’ai jamais entendu dire qu’il ait poursuivi une femme contre son gré.

— Dame Nefret ne l’encourageait pas, je le jure ! protesta-t-il avec ferveur. Néanmoins, il venait souvent chez Amonked, pensant attirer l’attention de ma maîtresse.

« Nefret est ravissante, convint Bak. Mais la beauté seule suffisait-elle à détourner le prince de conquêtes moins farouches ? »

— L’avait-elle remarqué ?

— C’est une gentille fille, honnête et loyale. Elle sait qu’elle doit tout à Amonked. Parfois elle est malheureuse et de temps en temps ils se disputent ; mais son père, un petit noble sans fortune, l’a confiée à lui, et elle respecte cet engagement. Depuis qu’elle partage sa couche, beaucoup de jeunes gens sont venus parader devant elle. Elle les a tous dédaignés.

L’affirmation d’une fidélité sans faille… Trop véhémente pour ne pas éveiller la méfiance de Bak, et ses soupçons.

— Comment réagissait-elle aux assiduités du prince ?

— Elle ne s’en apercevait même pas.

Bak lança un regard sceptique au scribe, qui le soutint sans sourciller. Son admiration pour la concubine était inébranlable et frisait l’adoration.

— Amonked savait-il que Baket-Amon s’intéressait à dame Nefret et qu’il venait la voir souvent ?

— Non !

Thaneni se rendit compte qu’il avait répondu trop vite et se hâta d’expliquer :

— Lorsque nous sommes à Ouaset, il se rend chaque jour à la maison royale, puis aux greniers d’Amon. Il revient en fin d’après-midi et nous réglons alors les affaires du jour. La plupart du temps, les femmes sont livrées à elles-mêmes.

« Qu’Amon ait pitié de moi ! pensa Bak. Même si Amonked restait longtemps absent, les serviteurs étaient là pour tout apprendre à leur maître. Sans parler de l’épouse, qui pourrait être jalouse de la jeune concubine et lui vouloir du mal. Amonked savait certainement que le prince venait trop souvent chez lui, dans des intentions peu honorables. »

 

Alors que Bak rebroussait chemin et passait devant le pavillon, il entendit de légers sanglots. Nefret… Elle était probablement seule avec sa servante. Le moment n’aurait pu être plus propice pour explorer la piste que Thaneni avait révélée à contrecœur.

Il souleva le pan de l’entrée et regarda à l’intérieur.

Mesoutou se recroquevillait près d’un brasero et contemplait les flammes, image même de la tristesse. Les larmes de sa maîtresse, de l’autre côté de la mince tenture, n’étaient pas pour la réconforter.

— Je viens voir dame Nefret.

La fillette sursauta, puis, le reconnaissant, elle se leva bien vite et tâta les pans d’étoffe pour trouver l’ouverture. Elle se glissa de l’autre côté. Les pleurs cessèrent, remplacés par des murmures. Mesoutou réapparut.

— Elle va te recevoir. Je t’en prie, assieds-toi.

Après être resté dehors avec Thaneni, il trouvait le pavillon chaud et confortable, le coussin moelleux. La fille lui apporta une cruche de bière et une coupe. Elle posa un plat de dattes et de gâteaux au miel sur une table basse à côté de lui, puis, avec un sourire timide, elle retourna auprès de sa maîtresse.

Bak sirota, grignota, attendit. Et attendit. Il maudit la jeune femme en silence. Que pouvait-elle bien faire ? Cacher les ravages de son chagrin sous une épaisse couche de fards ? Il préférait s’entretenir seul avec elle, et dans quelques instants, Amonked reviendrait. Il serait mécontent de le trouver en compagnie de sa concubine à une heure aussi tardive.

— Lieutenant Bak ? dit Nefret, écartant les tentures de manière à former un drapé gracieux autour de son corps.

Il savait reconnaître une pose quand il en voyait une.

— Dame Nefret, je sais que tu es lasse après cette longue journée, mais j’ai à te parler.

— Je me doutais que tu viendrais. Peut-être pas cette nuit, mais bientôt.

Elle laissa retomber les rideaux et s’approcha du brasero, sa servante sur les talons. Elle enlaça la petite et dit bien fort, afin que ses paroles portent jusqu’à la tente du scribe :

— Mesoutou vous a entendus, Thaneni et toi.

— Il ne m’a rien révélé que je n’aurais pu apprendre ailleurs.

— Pourquoi ce maudit scribe ne se mêle-t-il pas de ses affaires ?

La colère brillait dans ses yeux trop maquillés, bouffis à force de larmes.

— Il éprouve de l’affection pour toi.

— De l’affection !

Elle s’assit sur des coussins et poursuivit en baissant le ton :

— Si c’était vrai, il persuaderait Amonked de me laisser retourner à Kemet.

Elle prit une datte qu’elle mangea avec contrariété.

— Je hais cet odieux désert, cette terre désolée. Je veux rentrer chez moi !

— Amonked écouterait-il un scribe ?

— Il l’écoute bien, quand il s’agit de gérer ses affaires.

Elle remarqua Mesoutou qui frissonnait, dans son coin. Elle tapota le coussin auprès d’elle pour inviter l’enfant à s’approcher de la chaleur.

— Mais tu as raison, admit-elle. Il est trop fâché contre moi, et trop têtu pour écouter Thaneni à présent.

Des pas s’approchèrent puis continuèrent leur route, rappelant à Bak le retour imminent d’Amonked. Comment faire pour que Nefret cesse de s’apitoyer sur elle-même ?

— Tu as de la chance de ne pas être l’épouse d’un militaire, qui t’aurait amenée ici pour y vivre durant des mois.

Elle prit une autre datte, machinalement.

— Thaneni pourrait en parler à Sennefer. Amonked écouterait le frère de son épouse.

— Sennefer paraît d’un abord facile. Pourquoi ne lui en parles-tu pas toi-même ?

— Il se montre toujours si froid envers moi !

Elle se mordit la lèvre, ravala un sanglot.

— Je comprends qu’il veille aux intérêts de sa sœur, et elle n’aime personne plus qu’Amonked. Elle l’adore, lui épargne tout souci et prie pour que je lui donne le fils qu’elle n’a jamais pu avoir. Je ne veux pas de cet enfant ! dit-elle plaintivement, les larmes roulant sur ses joues. Je veux Sennef…

La petite Mesoutou lui enfonça les ongles dans le bras pour couper court à cet aveu. Nefret posa sa main sur sa bouche.

— Oh ! Je t’en prie, lieutenant…

Surpris, mais pas au point de ne pouvoir réfléchir, il mit un doigt sur ses lèvres et fit un signe en direction des tentes, puis il chuchota :

— Tu as ma parole : je ne dirai rien.

— J’aurai à jamais une dette envers toi, murmura-t-elle.

— As-tu vu le prince Baket-Amon, à Bouhen ? demanda-t-il à haute voix.

Elle lui lança un regard de gratitude.

— Comment aurais-je pu voir qui que ce soit ? Amonked me tenait recluse.

— Et le matin où il est venu chez toi ?

— Bien sûr que non ! s’indigna-t-elle. Puisque je viens de te dire que je ne l’ai pas vu, à Bouhen !

Il ne put s’empêcher de sourire. Soit c’était une fieffée menteuse, soit elle avait un rare pouvoir de récupération.

— D’après Thaneni, tu l’aurais connu à Ouaset.

— À Ouaset ! Si cet écervelé savait la moitié de ce qu’il croit, il travaillerait pour Maakarê Hatchepsout, pas pour son cousin ! Je l’ai rencontré à Sheresy, dit-elle en rejetant en arrière son épaisse chevelure noire. Les terres de mon père jouxtent le domaine de Sennefer, qui est immense et riche en animaux sauvages. Amonked y amenait parfois des invités, pour chasser dans les marais ou le désert. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance, et aussi celle du prince.

— Tu dis qu’Amonked avait emmené le prince chasser dans le domaine de Sennefer ? interrogea Bak, l’observant d’un œil pénétrant tandis qu’elle prenait un gâteau au miel et le cassait en deux.

— Si ce n’est lui, alors quelqu’un d’autre. Notre souveraine arbore les attributs d’un roi, mais elle a renoncé depuis longtemps aux passe-temps favoris des hommes. Maintenant, lorsqu’elle veut impressionner un dignitaire étranger ou récompenser les nobles de Kemet, Amonked et d’autres conseillers les invitent de sa part à chasser, pêcher, ou à se divertir par quelque activité virile. Comme les marais de Sheresy et le désert tout proche abondent en gibier, Amonked organise tout dans le domaine de Sennefer, plutôt que dans le sien, près de Mennoufer, qui est plus modeste. Certains intimes de Sennefer en font autant.

Bak ne se rappelait pas les paroles exactes d’Amonked, mais elles lui avaient donné à croire qu’il connaissait à peine le prince. Pourtant, le meilleur moyen de jauger un homme, excepté sur le champ de bataille, était de partager l’excitation et le danger d’une chasse.

— Je n’aurais jamais pris Amonked pour un homme d’action.

— Il se conforme à ses obligations.

— Baket-Amon te désirait-il alors, comme plus tard à Ouaset ?

Elle eut un rire de dérision.

— À notre première rencontre, je portais la boucle de l’enfance, dit-elle, faisant allusion à la tresse que les filles et les garçons de la noblesse arboraient jusqu’à l’adolescence. Quand je suis devenue femme, Amonked m’a prise pour concubine et j’ai quitté la maison de mon père. Beaucoup de temps a passé avant que mon chemin croise à nouveau celui du prince, à Ouaset.

— Que pensais-tu de lui ?

— De Baket-Amon ? dit-elle, faisant la grimace. Il me mettait mal à l’aise, à toujours me fixer avec ses grands yeux de vache. J’ai fini par dire à Amonked de le renvoyer.

Bak se sentit anéanti. Il y avait de fortes chances pour qu’Amonked ait chassé en compagnie de Baket-Amon. De meilleures encore pour qu’il l’ait averti de garder ses distances avec la concubine. Et il prétendait le connaître à peine !

Amonked. Le cousin de la reine. Le seul membre de l’expédition qui, jusqu’à présent, avait eu un motif de tuer Baket-Amon.

Il regrettait de ne pouvoir comparer avec Imsiba ce qu’ils avaient appris, chacun de son côté, ces deux derniers jours. Le Medjai avait-il découvert un indice qui innocentait les membres du groupe, en montrant que l’assassin venait de l’extérieur ? Sûrement pas. Un messager aurait apporté une nouvelle d’une telle importance. La rumeur se serait répandue.

Sous l'oeil d'Horus
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