9

— Par Amon, qu’est-ce que j’ai fait de mes sandales ? marmonna le sergent Dedou.

— Les miennes aussi se sont envolées, dit un archer, qui frictionnait ses bras transis par le froid du petit matin.

— Et les miennes ! s’écria leur voisin en soulevant le coin de sa natte pour regarder dessous.

Quatre autres archers signalèrent la même disparition.

Neboua posa les poings sur ses hanches et regarda sévèrement ses hommes. L’obligation de se lever tôt émoussait sa patience.

— Quand les avez-vous vues pour la dernière fois ?

— Je les ai enlevées cette nuit avant de dormir, répondit Dedou, et je les ai posées près de moi pour les retrouver facilement.

Les autres étaient unanimes : eux aussi avaient gardé leurs chaussures à proximité.

Neboua ne pouvait pas plus dissimuler son exaspération que la lune se cacher dans un ciel sans nuage.

— On les retrouvera forcément. D’ici là, vous irez pieds nus.

 

Kheprê n’avait pas encore paru à l’horizon oriental que déjà il peignait le ciel d’un blanc argent qui se muait rapidement en or éclatant. La brise repoussait encore la chaleur du soleil. Les premiers ânes de la caravane se mirent en marche le long de la piste, et les autres les suivirent sitôt leur faix en place. Les tout derniers remontaient du fleuve, certains chargés de jarres d’eau, les autres à vide.

La veille, la caravane avait traverse la pente douce et large qui séparait le fleuve d’une longue arête sablonneuse fermant l’horizon sur la droite, telle une barrière avant le désert. Alors que l’après-midi pâlissait, ils étaient arrivés à proximité. L’arête s’achevait sur un précipice vertigineux, au fond duquel les rapides s’étiraient en un ruban sans fin. Là, ils avaient fait halte, à quelque distance d’un amoncellement de sable, près de l’intersection entre la piste et l’arête.

Et voici qu’au matin, tandis que les premières bêtes disparaissaient de l’autre côté de la formation, Amonked, Minkheper, Horhotep et Sennefer se préparaient à grimper sur le promontoire afin d’inspecter le poste de surveillance situé au sommet. De ce point, crucial pour la défense de la frontière, on pouvait observer le fleuve et le désert dans toutes les directions. Bak espérait que l’inspecteur en discernerait la valeur.

— Viens, lieutenant, dit Neboua. Nous avons une autre inspection à accompagner.

— Quel prétexte trouveras-tu aujourd’hui ? lui demanda Bak avec un mélange d’affection et de suspicion.

Neboua prit un air innocent.

— J’ai vu des hommes venus des champs voisins, quand je me suis baigné dans le fleuve, ce matin, et je l’ai signalé à Amonked. Il juge préférable que nous restions à proximité.

Bak, qui s’était baigné au même endroit à la même heure, feignit d’être scandalisé.

— Tu mens au cousin de notre souveraine ?

— Quand on n’a pas le temps d’assiéger une forteresse, il ne reste que deux choix. Soit on marche sur elle, en espérant ne pas être attaqué à revers, soit on trouve une ruse pour se faire ouvrir les portes.

 

— Impressionnant ! remarqua le capitaine Minkheper. Beaucoup plus majestueux que les rapides au-dessus d’Abou.

Glacé par le vent qui ébouriffait ses cheveux, Bak plongeait son regard vers un paysage torturé d’eau et de rochers, un labyrinthe sauvage et périlleux qu’on aurait cru l’œuvre des démons. Il était déjà venu auparavant et chaque fois le fleuve avait montré un visage différent. Mais haut ou bas, cela ne changeait rien ; il lui inspirait toujours la même crainte révérencieuse.

— C’est seulement au plus fort de la crue que les navires peuvent emprunter ces rapides, expliqua-t-il. Des haleurs munis de solides cordages les tirent à contre-courant ou guident leur descente. Au nord d’Iken, lorsque c’est impossible, on les fait glisser le long d’une rampe aménagée sur la berge.

— Du granit. Une pierre difficile à travailler même dans d’excellentes conditions. Et les conditions ici sont épouvantables.

Bak n’ajouta pas un mot. Mieux valait que Minkheper constate par lui-même la difficulté et le danger que représentait l’excavation d’un canal dans le Ventre de Pierres.

Ensemble, ils scrutèrent le fleuve impétueux, fluide et rapide lorsque son cours était libre, cascade bouillonnante quand il rencontrait des obstacles. Il se ramifiait en centaines de canaux pour contourner des îlots noirs luisants. Quelques grandes îles portaient des arbres, des buissons, une herbe dure et parfois une maisonnette ; là, des fruits et des légumes poussaient dans des poches de limon fertile, des chèvres broutaient la végétation sauvage, et des oiseaux se reposaient sur les hauts-fonds.

— Ces rapides s’étendent sur quelle distance ? interrogea Minkheper.

— Je ne l’ai pas vu de mes propres yeux, mais on dit qu’il faut quatre heures de marche pour les suivre d’un bout à l’autre.

Très impressionné, Minkheper poussa un sifflement.

Certain qu’il comprenait l’impossibilité du plan de la reine, Bak le laissa réfléchir au bord du précipice. Il remonta l’arête afin de rejoindre le reste du groupe.

— Combien d’hommes sont postés ici ? demanda Horhotep d’un ton cassant.

— Dix… mon lieutenant.

Le sergent responsable du poste de surveillance avait marqué une réserve perceptible, mais pas assez pour s’attirer une réprimande. Horhotep pinça les lèvres et imprima de petits coups secs sur sa jambe avec son bâton de commandement.

— Dix hommes pendant dix jours. Dix autres hommes pendant dix autres jours, et ainsi de suite. J’aurais cru que le commandant d’Iken trouverait une meilleure occupation à ses soldats.

Écœuré, le sergent jeta un coup d’œil lourd de sous-entendus en direction de Bak. Ils s’étaient déjà rencontrés et s’appréciaient mutuellement.

— Sans avertissement préalable, comment les troupes de Bouhen ou d’Iken se prépareraient-elles à repousser l’ennemi ?

— Quel ennemi ?

D’un large arc de cercle du bras, Horhotep montra le fleuve jalonné d’écueils et les dunes désolées. Hormis la caravane, rendue minuscule par la distance, et un vol d’oies au-dessus des rapides, on ne voyait d’être vivant dans aucune direction.

— On dit qu’un de nos vieux ennemis est revenu du fin fond du désert. Hor-pen-Dechret. Un homme avec lequel il faut compter. Tous ceux qui s’en souviennent tremblent à son seul nom.

— Des racontars ! railla Horhotep. Des contes inventés pour terroriser les cœurs crédules, par ceux qui veulent que ce pays reste sous la tutelle de l’armée.

Neboua le dévisagea avec un profond dégoût et s’éloigna, les mâchoires serrées. Amonked l’observa pensivement, puis s’approcha d’une hutte en briques crues pourvue d’un auvent en roseau. L’abri se trouvait parmi les ruines d’anciens édifices, qui ceignaient le sommet de l’arête.

— Vous vivez à la dure, constata-t-il.

— Nous n’avons besoin que d’un toit au-dessus de nos têtes, inspecteur, et des provisions que nous apporte chaque jour la patrouille du désert. Il y a toute l’eau qu’il nous faut à portée de main, et le fait d’être ensemble nous aide à chasser l’ennui.

— Ah, je vois ! persifla Horhotep, arrivant derrière eux. Dix hommes sont postés ici en permanence afin de t’apporter une distraction.

Le sergent serra les poings, rouge de fureur, et ne se domina qu’au prix d’un violent effort. Sennefer murmura à l’oreille de Bak :

— Si Horhotep survit à ce voyage, les dieux se seront montrés bien peu avisés.

— Je me ferais une joie d’être l’instrument de leur colère.

Qu’il ait entendu ces réflexions ou non, Amonked se tourna vers son conseiller.

— Lieutenant, j’ai cru comprendre qu’il existe une piste le long de cette arête. Je souhaite que tu en profites pour rejoindre la caravane.

Il se tut, attendit une réponse qui ne vint pas. Sa voix prit alors une inflexion tranchante :

— Tu as vu tout ce dont tu avais besoin ici, lieutenant. Pars immédiatement.

Horhotep tourna les talons en dissimulant son expression et s’éloigna d’un pas rapide, le dos raide comme un piquet.

Surpris, Bak observa Amonked dont le visage était, comme toujours, insondable. Se lassait-il des sarcasmes de son conseiller ? Ou, mieux encore, commençait-il à se méfier de ses sempiternelles critiques ?

 

Le groupe d’inspection rattrapa le convoi dans l’heure qui suivit. Amonked et ses compagnons se hâtèrent de retrouver Nefret en tête, où l’air était plus respirable. Bak et Neboua s’attardèrent à l’arrière pour parler aux âniers. Les archers encadraient la caravane sur toute la longueur, à l’écart de la poussière et à une distance suffisante pour repérer toute approche.

Depuis qu’ils avaient franchi l’arête, ils pouvaient voir la vaste plaine ondoyante qui s’étendait vers l’ouest, immensité de sable doré où émergeaient de sombres îlots rocheux. À l’est, par-delà les petites dunes formées par le vent, ils apercevaient un peu de vert et des reflets argent. La végétation et l’eau scintillante apaisaient le regard, et rappelaient aux hommes et aux bêtes la proximité du fleuve dispensateur de vie. Ils pourraient boire jusqu’à plus soif, se reposer et se baigner.

Cette sérénité fut de courte durée. Peu après que les voyageurs furent revenus du poste de garde, des gens du fleuve apparurent soudain. Ils se postèrent à la limite du désert où le sable rencontrait l’eau, et observèrent leur lente et pénible progression. À distance mais toujours présents, ils rappelaient sans répit leur rancœur envers la mission.

Midi vint et passa. De temps à autre, la piste du désert se rapprochait du fleuve et les membres de la caravane distinguaient mieux ceux qui les épiaient. Un, deux ou trois hommes, tantôt une famille, tantôt la population entière d’un minuscule village. Ils restaient à les regarder, leur immobilité et leur silence plus effrayants que des menaces.

 

Sechou attira Bak à l’écart et lui montra les silhouettes lointaines.

— Ces gens commencent à saper le moral de mes âniers. Ne peux-tu rien faire pour qu’ils restent chez eux ?

Bak sourit d’un air de regret.

— Toi qui parcours le désert depuis des années, Sechou, tu sais à quoi je suis confronté. Ils agissent sans doute de manière concertée, mais ils n’ont pas de chef.

— Sais-tu qui est l’héritier du prince Baket-Amon ?

— Son fils aîné, un enfant de huit ans.

— Et la mère, pour assurer la régence, soupira Sechou.

— Oui. Elle résidait à Ma’am et y restera jusqu’à ce que le défunt soit prêt pour son voyage dans l’autre monde. Elle apprendra bientôt la réaction de ces gens. Pourra-t-elle les arrêter et, si elle en a le pouvoir, le fera-t-elle ? Toute la question est là.

— Elle en a le pouvoir, mais elle ne fera rien. Elle aimait éperdument son époux.

La désillusion du chef de la caravane provoqua l’inquiétude de Bak.

— Crois-tu qu’elle encouragera la population à manifester son ressentiment contre Amonked, non à cause de l’inspection mais pour réclamer justice ?

— Sa logique n’est pas la mienne. Ni la tienne, répondit Sechou avec un haussement d’épaules.

Il adressa un petit signe au conducteur d’un train d’ânes chargés de hautes piles de foin frais. Bak fut pris d’éternuements répétitifs.

— Penses-tu bientôt connaître le nom du meurtrier ? lui demanda son compagnon.

Je ne suis pas plus avancé aujourd’hui que le matin où le ka[10] du prince s’est enfui.

Sechou lâcha un juron.

— Il y a deux jours, j’étais sûr que personne, le long du fleuve, ne tenterait de nuire à une caravane. Mais aujourd’hui… Ma foi, je n’en mettrais pas ma main au feu.

 

Il semblait à Bak que toutes ses tentatives étaient futiles, néanmoins il refusait de céder à l’abattement. Il chercha donc Sennefer, qu’il comptait interroger au sujet de Baket-Amon. Il repéra sa haute silhouette élancée qui suivait, solitaire, un trajet parallèle à la caravane. Il courut dans le sable pour l’arrêter au passage.

— Que fais-tu ici, tout seul ? demanda-t-il en lui emboîtant le pas.

— Je suis las des ânes et des âniers, de la poussière et des perpétuelles chamailleries entre Nefret et Amonked. On pourrait croire, à voir toute cette immensité, qu’il est facile de trouver un peu de solitude. Malheureusement, je ne connais pas le désert et je crains de me perdre.

— Tu n’irais pas loin, sans guide, admit Bak.

Sennefer se retourna pour regarder le fleuve.

— J’aimerais beaucoup me baigner. Ne serais-je pas en sécurité, si tu descendais jusqu’à l’eau avec moi ? Je vous ai vus en revenir ce matin, Neboua et toi, dit-il avec un sourire désarmant. Il ne vous est rien arrivé.

— Sechou veut que nous campions cette nuit dans les murs d’Iken, même si nous devons marcher de nuit une ou deux heures. Là-bas, tu te baigneras en toute sécurité.

— Nous en voudra-t-on moins à Iken qu’à Bouhen ?

— Non, mais le commandant Ouaser assurera votre protection…

Bak s’apprêtait à ajouter « comme l’a fait le commandant Thouti », mais le meurtre de Baket-Amon dans la maison du groupe d’inspection rendait cette précision inopportune.

Le noble céda à contrecœur.

— J’ai cru comprendre que tu connaissais le prince.

— Je le connaissais et je l’aimais. Il me manquera, répondit Sennefer avec un regret sincère. Il est venu à plusieurs reprises dans mon domaine de Sheresy. Nous chassions, pêchions et jouions aux dés.

— Sur l’invitation d’Amonked ?

— Non, habituellement sur la mienne. Je trouvais sa compagnie des plus agréables.

— Tu devais le voir souvent, à Ouaset.

Le petit rire de Sennefer contenait une bonne part d’amertume.

— Plus je vieillis, lieutenant, et moins je séjourne dans la capitale. La vie de courtisan est trop avilissante. Faire des courbettes à l’un, puis à l’autre. Prendre garde à ne pas offenser les conseillers de notre reine. Toujours paraître à son avantage et n’avoir que très peu de temps pour soi… Je préfère de loin Sheresy !

Étant donné la parenté de Sennefer avec le cousin d’Hatchepsout, Bak s’abstint de tout commentaire.

— Et à Bouhen, as-tu revu le prince ?

— Si j’avais eu vent de sa présence, je serais allé le retrouver, mais je n’en avais aucune idée jusqu’au moment où j’ai appris sa mort.

Le regret perça dans sa voix.

— Penser qu’il n’était qu’à quelques pas de ma chambre lorsqu’on l’a assassiné ! Je me demanderai toujours s’il venait me rendre visite – si, à mon insu, j’ai été responsable de ce qui s’est passé.

« Moi aussi, je me le demanderai toujours », pensa Bak.

— Si j’en savais davantage sur lui, je découvrirais peut-être plus vite le meurtrier. Veux-tu m’aider ?

Sennefer fixait la caravane, mais ses pensées vagabondaient bien loin.

— Que te dire ? C’était un homme qui avait toujours le sourire aux lèvres. Un cœur d’une folle générosité. Une ardeur de vivre à en épuiser son entourage. Je l’ai accompagné deux fois dans des maisons de plaisir de la capitale, qu’il fréquentait assidûment. Il avait un rare sens de la fête, et un appétit insatiable envers les femmes.

Bak se souvint du prince, chez Noferi, des filles à ses pieds, de celles qui l’attendaient près de la porte. Pleuraient-elles sa disparition ou commençaient-elles déjà à l’oublier ?

— On m’a dit que c’était un habile chasseur, toutefois l’archer au geste le plus sûr peut manquer la cible. Lui est-il arrivé de toucher quelqu’un par mégarde ?

— Certainement pas à Sheresy ! Ni ailleurs, à ma connaissance.

L’épais nuage de poussière fit prendre conscience à Bak qu’ils s’étaient approchés de la colonne d’ânes.

— Peu avant sa mort, il m’a dit que son passé était revenu le narguer. As-tu la moindre idée de ce dont il parlait ? Ou du motif qui aurait pu pousser quelqu’un à le tuer ?

— J’aurais bien voulu t’aider, mais, hélas, je n’en sais rien. Il était si agréable, si heureux dans toutes ses entreprises ! Je ne peux concevoir qu’on l’ait détesté à ce point.

Ils se séparèrent près de la caravane ; Sennefer rejoignit rapidement l’avant, Bak resta derrière pour réfléchir. Il n’avait rien appris de nouveau, mais avait eu confirmation de ce qu’il pressentait. Les principaux titres de gloire de Baket-Amon étaient ses prouesses sexuelles et ses talents de chasseur – des passions susceptibles de susciter des jalousies.

Quant à Sennefer, s’il avait d’abord paru froid et distant, les désagréments partagés d’un long voyage poussiéreux l’avaient rendu plus accessible et plus humain. Bak l’appréciait, mais ne se faisait pas d’illusions. Il pouvait avoir tué Baket-Amon, autant que n’importe quel membre du groupe. Néanmoins, il n’avait pas de mobile apparent. À moins que sa prétendue amitié avec le prince n’ait été qu’un mensonge.

 

Bak trouva Neboua plus en arrière, avec le lieutenant Merymosé. Ils marchaient assez loin de la colonne pour éviter la poussière et conservaient la même allure que les ânes chargés de grain.

— J’admets que je suis inquiet, dit Merymosé, qui regardait en direction du fleuve d’un air morose. Si j’avais mon mot à dire, je recommanderais à Amonked de rester à Iken. Il paraît que l’enceinte extérieure couvre un espace immense, où l’on aurait la place d’accueillir notre caravane.

— On ne pourra pas y rester éternellement, et ces gens ne renonceront pas avant qu’Amonked ne quitte Ouaouat.

— Nous pourrions y attendre que tu captures l’assassin.

— J’apprécie ta confiance, lieutenant, mais que ferions-nous si je n’y parvenais pas ? Non, dit Bak en secouant la tête. Il faut continuer jusqu’à Semneh ou regagner Bouhen. Or, cela, Amonked ne l’acceptera jamais.

— Je crains que mes gardes ne vaillent pas grand-chose, dans une bataille.

— Je ne blâme pas la population de réclamer justice, répondit Bak. Cependant, elle serait décimée si elle provoquait le courroux de la reine. Cette simple certitude devrait être dissuasive.

Mais, tout comme Neboua, il savait que si la population locale trouvait un vrai meneur, elle formerait une horde incontrôlable. Vingt archers tomberaient devant elle en un clin d’œil.

— Comme je voudrais tenir tête au lieutenant Horhotep ! s’affligeait Merymosé. Mais cela causerait ma perte. Il se plaindrait à mon officier supérieur, à la maison royale, et m’accuserait d’insubordination.

Neboua, qui réfléchissait en regardant le jeune homme, eut soudain une idée.

— Dedou et ses archers sont prêts à l’action, toutefois, en cas d’attaque, un peu d’aide ne sera pas de trop. Il a appris à tes hommes à installer un campement ; qu’il les initie à présent aux arts de la guerre.

— Il ferait cela ? s’enthousiasma Merymosé. Rien ne me réjouirait davantage ! Mais, ajouta-t-il en se rembrunissant, il faudrait qu’il m’entraîne aussi.

— Rien de plus facile.

— Capitaine Neboua ! s’écria Horhotep, qui était arrivé derrière eux aussi silencieusement qu’un chat. Le lieutenant Merymosé est un officier plein de promesses, néanmoins il est jeune et inexpérimenté. C’est moi, et non lui, que tu dois consulter avant toute décision.

L’expression de Neboua s’assombrit comme l’espérait le conseiller, Bak en était sûr. Horhotep avait pris sa mesure ; il avait résolu de le piquer et de l’aiguillonner jusqu’à ce que la colère le pousse à un geste inconsidéré. Un geste qu’il utiliserait ensuite pour le discréditer.

— Lieutenant Horhotep ! lança brusquement Bak. J’ai entendu dire que tu connaissais le prince Baket-Amon.

« Un mensonge, mais une hypothèse vraisemblable. »

Horhotep répliqua d’un ton narquois :

— Tu comptes m’interroger au sujet du meurtre ?

— N’étais-tu pas dans la maison au moment des faits ? Pourquoi serais-tu moins suspect, à mes yeux, qu’Amonked et les autres membres de l’expédition ?

Discrètement, il fit signe à Neboua et à Merymosé de s’éclipser.

— Amonked ? Mais c’est le cousin de notre reine ! se récria le conseiller, incrédule.

— T’est-il arrivé de chasser avec Baket-Amon ? interrogea Bak, veillant à ne pas suivre des yeux les deux officiers qui s’éloignaient.

— En effet, concéda Horhotep avec un reniflement dédaigneux. Je m’étonne encore que notre souveraine ait jugé bon d’inviter un petit prince issu de cette terre misérable.

« Pas si misérable que ça, ou sinon tu ne serais pas ici », pensa Bak.

— On dit qu’il était d’une adresse incomparable à l’arc et à la lance.

— Bah ! On a voulu le faire passer pour un être d’exception, sans même l’avoir vu à l’œuvre.

— Je vois.

Et il voyait, en effet : cela puait l’envie à plein nez. Horhotep remarqua soudain que Neboua et Merymosé se trouvaient bien loin, à l’autre bout du train d’ânes.

— Étais-tu avec le prince lorsqu’il s’adonnait aux plaisirs des sens ? reprit Bak.

Le conseiller détacha son regard des deux fugitifs et répondit d’un ton acerbe :

— Allons, lieutenant ! J’ai des goûts trop raffinés pour me commettre avec de vulgaires putains du port.

Bak était à bout de patience, mais son obstination et la nécessité l’aidèrent à continuer.

— Je ne parle pas des jeunes femmes qui travaillent dans les établissements de la capitale, mais de celles qui agrémentaient les parties de chasse organisées au nom de la reine.

— Je n’y prenais aucune part, répondit Horhotep d’un air pincé.

— C’est donc que tu étais simplement au service d’un haut fonctionnaire.

Le sang afflua au visage d’Horhotep, qui se mit à bredouiller :

— Toi… Toi !… Tu perds ton temps en nous interrogeant, moi et les autres membres de l’expédition. Dès ton retour à Bouhen, tu trouveras le meurtrier sous les verrous. Sans doute un voleur, attiré par le luxe.

Sans laisser à Bak le temps de répliquer, il traversa la file d’ânes et se dirigea à la hâte vers l’avant de la colonne.

— Bien joué, lieutenant ! approuva le capitaine Minkheper, dont ils n’avaient pas remarqué la présence derrière eux. Mais il ne te pardonnera sans doute jamais d’avoir vu à travers son masque suffisant.

— Tant pis, répondit Bak, souriant malgré son irritation. Avec un peu de chance, je découvrirai que c’est lui qui a tué Baket-Amon.

Minkheper caressa le museau d’un ânon.

— Que le meurtrier ait dormi dans la maison ou qu’il se soit glissé à l’intérieur au matin, comment a-t-il pu agir alors que tant de monde s’y trouvait ?

— Il ne s’y est pas glissé au matin, affirma Bak avec assurance. Il était déjà dans la place.

— Pour prendre un tel risque, il devait avoir un motif des plus sérieux.

— C’est certain, mais lequel ? Pour l’instant, du moins, cela demeure pour moi un mystère. En dehors de la jolie Nefret, je ne vois pas de raison possible. D’après ce que j’ai entendu, Baket-Amon prenait son plaisir n’importe où et n’importe quand, surtout dans la capitale où la richesse permet de satisfaire les goûts les plus exigeants.

« Je vais tenter de sonder Amonked, résolut le policier. Bien qu’il me déplaise d’envisager qu’il soit un meurtrier – car les conséquences seraient terribles, si c’était vrai ! –, je ne peux négliger cette possibilité. Si mince qu’elle paraisse, je n’ai pas d’autre suspect. »

 

Un aboiement lointain attira l’attention de Bak. Un archer, qui marchait à quelques pas de la caravane, s’arrêta pour scruter la vallée de sable encaissée entre des collines escarpées, à la lisière du désert qui s’étendait à l’ouest. Une demi-douzaine de chiens sauvages pourchassaient un roquet jaune qu’ils tentaient de mordre. Ou plutôt, ils tentaient de mordre ce qui traînait derrière lui.

Bak rejoignit rapidement l’archer et, côte à côte, ils regardèrent la bande approcher. Les premiers âniers, qui marchaient lentement avec leurs bêtes, arrivèrent à l’embouchure de l’oued et s’immobilisèrent pour observer la scène. Le chien jaune courait comme si sa vie en dépendait, terrifié par son fardeau et par ses poursuivants. Ses jappements de frayeur se perdaient presque parmi les aboiements excités des autres.

La meute contourna Bak et l’archer, de si près qu’ils virent l’objet qui rebondissait sur le sable : un paquet long d’une coudée, attaché au chien par une corde enroulée autour de son cou.

— Arrêtez-le ! cria-t-il alors que la meute obliquait vers la caravane.

Un ânier s’empara d’une corde dans un panier, forma rapidement un nœud coulant et la lança. La chance des dieux fut avec lui. La boucle retomba autour du cou du chien jaune et l’arrêta net. L’ânier fit claquer son fouet pour effrayer la meute et courut vers l’animal à terre, qui se débattait en montrant les crocs.

Bak, les archers et plusieurs autres âniers s’élancèrent afin de disperser les chiens sauvages, pendant que Neboua remontait la colonne pour voir ce qui se passait. L’homme qui avait capturé le chien jaune lui ligota les pattes et le museau de sorte qu’il ne puisse mordre ou s’échapper.

Bak s’agenouilla pour examiner le paquet. Au premier abord, on aurait dit le corps emmailloté d’un tout petit enfant, mais Bak rejeta immédiatement cette possibilité. Les bandelettes de lin, déchirées et défaites par la course brutale à travers les sables, étaient enroulées d’une manière qui ne ressemblait en rien au procédé minutieux respecté à la Maison des Morts.

— Par Amon ! soupira Neboua en s’agenouillant près du lieutenant. J’ai craint un moment qu’il n’ait creusé une tombe.

Bak étudiait la corde qui retenait le paquet. Sombre et effilochée, elle contrastait avec celle toute neuve utilisée par l’ânier. À l’extrémité qui entourait le cou du chien, il découvrit un nœud solide, qui ne pouvait s’être formé accidentellement. De sa dague, il trancha le lien et l’ânier libéra le roquet, qui s’enfuit à toutes jambes. Bak coupa alors les bandelettes de lin et déroula la pièce d’étoffe qui enveloppait le contenu. Sept paires de sandales en tombèrent.

Les deux hommes éclatèrent de rire. Jusqu’à ce qu’ils découvrent, au milieu des chaussures, une longue plume grise arrachée à la queue d’un faucon. Et qu’ils comprennent que les sandales avaient été dérobées, au plus noir de la nuit, par un intrus qui avait pu aller et venir au milieu des vingt archers endormis sans que nul ne donne l’alarme.

Neboua scruta le désert d’un air courroucé. Il ne pouvait plus le nier, désormais. Hor-pen-Dechret était revenu.

— Mieux vaut rester discrets et n’en parler qu’à nos hommes. Que les autres savourent notre seule nuit à Iken.

Sous l'oeil d'Horus
titlepage.xhtml
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Haney,Lauren-[Bak-04]Sous l'oeil d'Horus(2000).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html