CHAPITRE IV
Surpris en pleine course par le déclenchement de la fusillade, il a plongé, semble-t-il, à la seconde même où elle éclatait, voire une fraction de seconde plus tôt, échappant ainsi à la salve meurtrière issue du bâtiment principal.
Il a roulé sur l’épaule, en une « chute avant » de judo fulgurante qui l’a propulsé, plus vite que l’œil ne pouvait le suivre, derrière un tas de cailloux et de débris divers, témoins d’une précédente bataille.
Là, il dégaine sa hacheuse et jauge, posément, la situation, parmi les balles qui sifflent et ricochent autour de lui, en un feu d’enfer. Ses yeux bleus illuminent son visage hâlé, transfiguré par cette énergie contenue qui l’anime, intérieurement, des pieds à la tête. Il est beau, brun, viril, et le sang-froid dont il fait preuve est comme une oasis de raison, dans un univers en folie…
Plan sur le maquisard apparu, ruisselant de sueur, noir de suie, à l’une des fenêtres du bâtiment assiégé. Sa propre hacheuse tressaute follement, dans son poing, et les balles pleuvent sur l’abri précaire de cailloux et de gravats. Bloquant, clouant sur place celui qui s’est caché derrière…
Mais le garçon aux yeux bleus n’a pas été touché. Pas encore. Il attend, paisiblement, que passe l’orage. Secouant la tête avec une sorte de pitié tandis que s’échelonnent les impacts, en petits geysers blancs, à quelques centimètres de son visage. Si nombreux, si proches qu’il paraît invraisemblable que l’un d’eux – fortuitement – ne finisse par trouver sa cible…
Et puis, brusquement, c’est le miracle. Là-haut, le tireur a marqué une pause. Un mauvais sourire errant au coin des lèvres. Convaincu d’avoir détruit ce démon, éteint cet insaisissable feu follet…
C’est alors que le feu follet se rallume ! Se découvre, audacieusement. D’une roulade-éclair qui le jette à plat ventre, dans la position du tireur couché. Et qu’il ne gaspille, ni ses munitions ni ses forces. Ne tire qu’une balle, une seule. Qui touche en plein front l’adversaire au moment où celui-ci relevait son arme. S’apprêtait, de nouveau, à presser la détente pour un autre arrosage aussi désordonné, aussi vain que le précédent.
Claire est l’allégorie, lumineux le sens de la scène : deux conceptions de la vie, deux façons de vivre opposées, contradictoires. Inconciliables ! D’un côté le chaos, l’anarchie, le déchaînement haineux de forces incontrôlées. De l’autre, la lucidité, la précision, l’efficacité sans peur et sans reproche. Impossible,impossible de ne pas recevoir le message, cinq sur cinq !
À l’improviste, le regard expressif du garçon aux yeux bleus se teinte d’une étrange panique. Surprenante, presque choquante après toit de sang-froid, tant d’héroïsme sans faille.
Rapide comme la foudre, il rectifie sa posture, au sol et tire, cette fois, une courte rafale. Qui fauche un autre adversaire alors que celui-ci visait, dans le dos, un des jeunes porteurs d’uniforme.
Crasseux et dépenaillé, l’ennemi exécute, du haut de son perchoir, une chute spectaculaire, arme d’un côté, bonhomme de l’autre, et celui dont la vie vient d’être sauvée, d’extrême justesse, se retourne, brièvement, pour adresser à son compagnon le salut qui contient toute sa gratitude. Et que son sauveur lui renvoie, d’un même petit geste plein de panache…
Une fois encore, le sens est clair : il n’a pas eu peur pour lui, mais pour un camarade.Traîtreusement menacé, par derrière. Alors et alors seulement, il a tiré en rafale. Nouveau point marqué, nouvelle distinction profondément imprimée dans l’esprit du spectateur…
Décidément indomptable, le héros repart à présent vers la vieille bâtisse lézardée, endommagée, où réside le nid de guêpes, le repaire de rats en cours de nettoyage. Il tire, il doit tirer, en pleine course, sur un troisième adversaire. Le manque et plonge latéralement, littéralement, par-dessus quelque obstacle qu’on n’a pas le temps de voir. Rejaillit, en roulé-boulé, de sa folle cascade au milieu des décombres…
Et là, relevé d’un bond, bien campé sur ses jambes, face à la mort qui siffle autour de lui, abat, sans coup férir, le tireur embusqué. Quoi qu’il puisse arriver, ses nerfs d’acier, ses muscles souples et bien entraînés, fruits de la discipline et de l’ascèse exigées, depuis des mois, de lui comme de tous ses camarades, lui permettent, lui permettront d’anticiper, de la fraction de seconde nécessaire, les initiatives brouillonnes et traîtresses de l’ennemi…
À peine en est-on persuadé que claque une nouvelle détonation, toute proche, sur le fond sonore de la fusillade. Le héros sursaute et sa manche droite se tache de rouge. Il pivote sur lui-même en sautant de côté, prêt à la riposte. Et s’immobilise, l’index crispé – en gros plan – sur la détente de son arme.
Génial, ce gros plan ! Il est évident, pour qui connaît les « hacheuses », la sensibilité de leur détente, que le coup va partir, rectification, aurait dû partir et que s’il ne part pas, c’est que le tireur dispose, sur son propre système nerveux, d’une maîtrise quasi surhumaine.
Brève ascension jusqu’au visage du héros sur lequel on peut lire, mêlés, la surprise, l’écœurement, la pitié qui le submergent. Retour sur cet index crispé qui délibérément, se relâche.
Comment tirer, en effet, sur une petite fille de six à huit ans, peut-être, adossée, plaquée, sa poupée à la main, contre le battant garni de ferrures d’un antique portail de bois ?
L’arme qui vient de blesser le héros – par-derrière – tombe de son autre main, disparaît, rejetée, oubliée, dans les ombres voisines… Oh, le symbolisme de cette arme et de cette poupée, dans les mains d’une même petite fille !
Le garçon hâlé, viril, indomptable, a baissé un instant les paupières. Conscient qu’à la fraction de seconde près, il pouvait, par réflexe défensif et d’ailleurs légitime, cribler de balles cette pauvre gosse dévoyée, fourvoyée sur la mauvaise route. Une larme perle à son œil bleu. Il s’approche de la petite qui se rencogne un peu plus, terrorisée, contre la vieille porte.
Finalement, il lève la main, effleure brièvement, d’un doigt, la joue qui tremble. Quelques secondes s’écoulent au bout desquelles, après un silence tendu, plein de suspense, la petite accepte, craintivement, cette main offerte. Y place la sienne, serrant, de l’autre, sa poupée sur sa maigre poitrine…
Alentour, a cessé la fusillade. Main dans la main, le héros et la petite fille quittent le champ de bataille… C’est la fin de la scène et c’est la fin de l’épisode. Si l’on n’a pas compris, après ça, que les « hachis » transposés de ce cinquième volet de la série « Intervention Flash » sont les plus beaux, les plus valeureux, les plus généreux quoique les plus dangereux, les plus implacables dans leur travail ingrat de nettoyage et de justice…
J’ai pris grand soin, pendant la diffusion de l’épisode, d’observer les réactions d’un public dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas de sympathie pour les hachis !
Ça ne les empêche pas d’avoir marché comme des grands, une fois de plus. Tremblé, tous autant qu’ils sont, pour le héros de l’histoire. Éprouvé cette satisfaction viscérale, à chaque fois que tombait l’un de ses adversaires. Vibré, finalement, pour ce geste chevaleresque qui lui a fait épargner la petite fille à la poupée.
Certains, même, y sont allés – comme le héros – de leur petite larme. Et pas seulement des filles ! Moi-même, en dépit de tout, j’éprouve actuellement un dégoût profond, une sorte de rage envers les vaincus de l’escarmouche, les assiégés de la vieille maison. Un comble, je vous jure !
Et comme toujours après la projection d’une nouvelle « Intervention Flash », il s’écoule un bout de temps, un grand bout de temps avant que quelqu’un se décide à rompre le silence…
* *
*
Du sacré bon boulot.
Et pas de générique de fin qui rappellerait le caractère fictif de ces histoires. Rien que cette fière devise : « Nous ne laisserons pas défigurer l’avenir ! » Celle des hachis, naturellement. Des vrais. Une façon plutôt pesante de boucler la boucle en parachevant l’identification automatique avec la réalité. Mais de tout temps, les propagandistes ont eu la main lourde !
J’arrête la tridi et – comme d’habitude – la première réaction consécutive au spectacle est une série de soupirs, de murmures, d’interjections vagues qui expriment l’allégement, le soulagement, la satisfaction que cette fois encore, les choses se soient bien terminées.
Pour qui ?
Et comme d’habitude, quelqu’un amorce :
— Ils nous ont eus, les vaches !
Puis, avec un certain décalage :
— Ouais… une fois de plus !
— Pas encore ce coup-ci qu’on se sera pas laissé posséder !
— Faut dire que pour du beau travail…
Je lance, histoire de décrisper un peu l’atmosphère :
— Si quelques-uns d’entre vous veulent changer de bord… Aller s’engager dans les hachis…
Les rires qui suivent sont nerveux. Peu sincères. Il faut laisser le temps aux tripes nouées, aux nerfs tendus de retomber dans la norme. La rage s’accroche. La rage contre les adversaires des hachis… c’est-à-dire contre nous-mêmes. Absurde. Irraisonnée. Paradoxale. Aussi douloureuse, aussi difficile à secouer que la morsure d’un chien obstiné. Cramponné de toutes ses dents au mollet qu’il a happé…
Moi qui jusque-là suis toujours parvenu à m’en affranchir, très vite, de cette séquelle psycho-viscérale, je n’arrive pas, non plus, à la repousser totalement, aujourd’hui. Je suppute entre mes dents :
— La durée et l’intensité de cette réaction idiote… qui semblent croître et embellir à chaque nouvel épisode… Je ne serais pas étonné qu’à la perfection de leur boulot de scénaristes et de cinéastes, ils ajoutent le coup des images subliminales !
Ce qui m’étonne, en revanche, c’est de constater que tout le monde ne sait pas encore de quoi il s’agit. Je le rappelle en quelques mots :
— La fameuse vingt-cinquième image… Vingt-quatre par seconde pour reconstituer le mouvement… Plus une, différente des autres, que l’œil verra, sans que le cerveau en ait conscience… mais qu’il aura programmée, enregistrée à son insu… Maintenant, supposons que ces images dites « subliminales », c’est-à-dire inférieures, précisément, au seuil de la conscience, soient des images uniformément sanglantes de « maquisards » occupés à égorger, étriper, violer… et le spectateur éprouvera, sans savoir pourquoi, une horreur, une rage viscérales à l’égard des personnages incriminés…
Les plus mal informés s’exclament, incrédules :
— Tu veux dire qu’on peut éprouver ça, nous-mêmes ?
— Vis-à-vis de nous-mêmes ?
— Naturellement. Vous ne pouvez pas vous en défendre puisque c’est inconscient.
— C’est surtout dégueulasse !
— Mais vachement efficace… Et sur fond de démonstration des qualités morales et physiques des uns, du caractère ignoble des autres… infaillible !
Essayez de vous analyser. Vous avez beau lutter, en ce moment, tout au fond de vos esprits, rôde la certitude que les hachis qu’on vient de voir à l’œuvre sont supérieurs dans tous les domaines à leurs adversaires. Aussi blancs que les autres sont noirs. Vrai ou faux ?
À contrecœur, s’égrènent lentement les réponses. Toutes affirmatives.
Je soupire :
— Vous voyez ? Alors, dites-vous bien que si nous-mêmes, nous devons nous battre contre nous-mêmes pour ne pas tomber dans le panneau… comment peuvent réagir les autres ?
Betty Gordon, qui assiste à la plupart de nos discussions sans jamais ouvrir la bouche, de plus en plus fatiguée, de plus en plus indifférente au sort du monde, depuis la disparition de Mark, intervient brusquement :
— Quels autres ?
Et je riposte :
— Bonne question, Betty ! Parce que ces morceaux de prétendue « fiction » ne visent évidemment pas à stimuler l’ardeur meurtrière des hachis, qui n’en a pas tellement besoin… Alors ?
Il y a un silence au bout duquel, de nouveau, se fait entendre la voix blanche, la voix lasse et sans âme de Betty Gordon :
— Alors, je crois pouvoir vous le dire… Jevais vous le dire parce que moi, Betty Gordon, qui vous connais bien… je me suis surprise… vers la fin de cet épisode… à vous haïr… À souhaiter… avec l’écrasement des maquisards du feuilleton… votre écrasement ! Votre élimination totale et définitive !
Quelques cris jaillissent, que je fais taire aussitôt. Ceux qui protestent n’ont encore rien compris, et le témoignage de Betty Gordon n’en revêt, à ce titre, que plus d’importance.
Betty ne paraît même pas avoir entendu. Elle enchaîne, les yeux dans le vague :
— Avant vous… avant votre fuite hors des Q.B., à destination des campagnes… nous autres, ceux des fermes à l’ancienne, nous vivions en paix… cramponnés à nos vieilles méthodes… en marge du monde concentrationnaire des mégalopoles…
C’était le bon temps ! Elle ne le dit pas, mais pourquoi le dirait-elle ? Même les moins réceptifs d’entre nous ne peuvent échapper à l’évidence !
Betty Gordon continue :
— Puis vous êtes arrivés… Vous avez envahi nos campagnes qui, du jour au lendemain, se sont appelées des « maquis »… Ça n’a pas été sans heurts, sans souffrances et sans larmes, car beaucoup d’entre vous n’étaient pas des anges… Certains, même, s’approchaient de l’image des maquisards donnée par ce feuilleton… Mais peu à peu… bon gré, mal gré… s’est forgé une sorte d’équilibre… Votre jeunesse, même, apportait un sang neuf à notre population vieillissante… Nous avions, je le répète, au-delà des chocs, au-delà des deuils, trouvé une sorte d’équilibre… L’homme est ainsi fait qu’il finit, toujours, par s’adapter à tout !
Plus personne ne l’ouvre dans l’auditoire. La dignité, la sincérité de Betty Gordon s’imposent même aux plus coriaces. On ne peut pas en vouloir à quelqu’un de regretter un passé détruit. Ressenti, avec le recul du temps, comme un paradis perdu.
Betty respire lentement, profondément, avant de conclure dans un souffle :
— Puis il y a eu cette « Intervention Flash » avant la lettre, ce coup de sonde lancé par les hachis… Nouveaux deuils, nouvelles violences… et vous voilà installés, vous les « maquisards »… à titre plus ou moins définitif… dans nos anciens domaines !… Comment voulez-vous, sur cet arrière-plan, que ceux qui vivaient en paix, naguère, dans les fermes à l’ancienne, ne reçoivent pas le message exprimé par ce feuilleton ? Comprenez-vous, à présent… à qui s’adresse… en priorité… ce message ?
Il y a un nouveau silence, encore plus pesant que tous ceux qui l’ont précédé. Je m’abstiens de le rompre. Rien ne s’inscrit mieux dans la mémoire que les découvertes qu’on fait soi-même. Pas celles qu’on vous apporte sur un plateau.
Enfin, Minh :
— À ceux des F.A., bien sûr… Les survivants des anciennes équipes… et ceux qui se sont adaptés, les premiers, à leur mode de vie… Pour qu’ils rejettent les maquisards… Pour que la véritable « Intervention Flash », quand elle se produira… rencontre des gens divisés… voire antagonistes !
Je suis des yeux, machinalement, Betty Gordon qui sort de la salle commune pour se retirer dans sa chambre. Pauvre Betty ! Comment ne pas la plaindre ? Si Mark était encore là, peut-être… mais Mark n’est plus là. Et les F.A. ne sont plus ce qu’elles étaient : des oasis de survie à l’ancienne subsistant loin des villes et des routes fréquentées. Des îlots de sagesse à l’ancienne tolérés par une société qui n’avait pas encore décidé l’extermination de tous ses déviants, de toutes ses « brebis galeuses » coupables du crime de singularité, de marginalité incurable…
Comme si le fait d’avoir pris conscience du phénomène accélérait son évolution ou peut-être parce qu’on ne prend conscience d’un phénomène, en général, que lorsqu’il entre dans sa phase aiguë, décisive, on enregistre, au cours des semaines qui suivent – et que ponctue, inexorablement, la diffusion répétée des nouveaux épisodes « d’intervention Flash » – des chocs, des conflits de plus en plus nombreux, dans les F.A., entre tenants anciens ou fraîchement convertis, et maquisards plus ou moins conformes à l’image exposée, imposée par la tridi officielle.
Dans certaines fermes, se produisent de véritables boucheries, entre clans adverses, où l’on ne semble même pas savoir très bien qui massacre qui, où chacun se trouve obligé de lutter pour sa peau, dans une confusion totale. Dans beaucoup d’autres, éclatent des escarmouches de courte durée, vite jugulées, au prix de quelques blessés et de quelques morts, mais qui laissent derrière elles, au sein d’une lourde atmosphère de suspicion, des situations instables, explosives…
La tridi, bien entendu, nous informe. Détaillant, jour après jour, le développement de ce qu’elle appelle « l’incendie du maquis », avec une complaisance empreinte de béatitude.
D’après elle, des cas se seraient même présentés où l’intervention flash des hachis – des vrais – aurait été réclamée ! Personne ne veut y croire et pourtant, la nouvelle semble confirmée par notre propre réseau de communication qui, de jour en jour, se perfectionne et comble ses lacunes. Des envoyés spéciaux circulant à « scootélec » nous ont permis de mettre au point une manière de code basé sur le système primitif, mais pas si facile à décrypter, des « messages personnels », dont nous nous servons pour lancer, sur nos ondes, nos propres questions et nos propres réponses… sans tout dire aux hommes du gouvernement qui nous écoutent.
Qui ne peuvent pas négliger de nous écouter, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! La preuve, c’est qu’ils n’ont encore effectué aucune tentative de brouillage. Ce qui, vraisemblablement, indique que nos échanges ne les contrarient guère. Ne peuvent, à ce stade, que contribuer à la montée, dans nos rangs, d’une certaine panique latente…
Et la véritable « Intervention Flash » qui persiste à ne pas advenir… Pourquoi ?
La raison paraît également évidente.
Parce que le temps travaille pour eux.
Contre nous.
Parce que chaque petite pierre retranchée à notre édifice encore chancelant, sur des bases ô combien précaires, s’ajoute au leur et le stabilise. Parce que loin de la solidifier, chaque jour qui passe désagrège un peu plus cette collusion, cette cohésion que nous avons tenté, que nous tentons d’établir, à l’échelle d’un continent. Parce qu’ils auraient tort de déclencher leur offensive avant que la guerre psychologique déclenchée n’ait totalement miné nos remparts mentaux, notre résistance nerveuse…
Certes, nous avons tout préparé, nous sommes prêts, nous-mêmes, à les recevoir.
Mais le serons-nous encore, avec toute l’efficacité désirable, le jour où ils attaqueront ?
S’ils attaquent ! La plupart d’entre nous, hélas, ont lu « Le désert des Tartares »…
Même en l’absence de tout autre facteur contraire, le temps sape les vigilances. Les attentions trop longtemps soutenues se dégradent. Les menues négligences, dans le domaine des prescriptions trop longtemps observées, des précautions trop longtemps respectées – en vain – se multiplient. Rien de grave – en apparence – mais la chaîne défensive si bien préparée pèche désormais, de place en place… et n’a plus que la solidité relative de ces maillons-là, rongés, affaiblis par la rouille de l’attente…
Intérieur à notre communauté, un événement nous affecte, en outre, avec une force, une puissance d’impact extraordinaire.
Betty Gordon nous a convoqués, ce soir-là, dans sa chambre de l’aile nord, au premier étage. Nous, c’est-à-dire Maud, Minh qui l’a si souvent soignée, à l’aide de ses petites aiguilles, Wolf et Johnny et quelques autres, ses préférés.
Elle nous reçoit allongée sur son lit, bien coiffée, dans son plus beau peignoir à dentelles, image exceptionnellement radieuse de la jolie quinquagénaire qu’elle avait cessé d’être, depuis la mort de Mark.
Mark dont la photo repose, dans son cadre tourné vers elle, sur la proche table de chevet.
Betty prend le temps de nous sourire, à la ronde – le sourire paisible de la personne dont les calculs sont faits, les décisions prises, une fois pour toutes – avant de nous annoncer, d’un ton neutre :
— J’ai avalé, en vous attendant, une pilule d’euthanasine enrobée…
Enrobée, c’est-à-dire incluse dans un excipient qui se délite en un petit quart d’heure, au contact des sucs digestifs, laissant à la victime qui le juge nécessaire le loisir de prendre congé…
L’espace d’une demi-seconde, j’envisage, follement, d’empoigner Betty, avec l’aide des autres, afin de l’obliger à vomir cette maudite pilule. Mais la paix, la sérénité de ce visage miraculeusement rendu à lui-même m’en dissuadent. Substituer, à cette sérénité, une violence déjà trop tardive, sans doute, serait une sorte de sacrilège. Chacun n’a-t-il pas le droit de décider de sa vie ? De choisir sa mort ? N’est-ce pas là toute la démarche qui a conduit à créer l’euthanasine ? La pilule noire des suicides indolores…
Maud a chuchoté :
— Betty !
Et commence à pleurer, doucement.
Betty la saisit par un poignet, l’attire et la presse tendrement contre sa poitrine.
— Ne pleure pas, mon petit… C’est probablement le plus beau soir de ma vie… Celui où je vais retrouver Mark… ou connaître enfin le repos, s’il n’est pas vrai, non plus, que ceux qui se sont aimés se retrouvent dans un monde réputé meilleur…
Elle continue de nous sourire, à travers ses propres larmes.
— Et ne m’en veuillez pas de vous quitter, mes enfants… parce que vous n’êtes, après tout, que des enfants… des enfants perdus dans un monde que personne ne peut plus comprendre… Je veux… j’ai voulu vous quitter en vous aimant… avant que la marche… la course au suicide généralisé de ce monde incompréhensible ne me pousse à le détester… à me détester… et à vous haïr !
Puis elle se tait. Se contente de nous sourire. Elle a dit ce qu’elle avait à dire et maintenant, elle attend, paisiblement, la fin qu’elle a librement choisie. Brusquement, ses yeux s’agrandissent, elle murmure :
— Adieu, mes petits, je vous ai aimés… Je vous aime !
Son corps mince, arqué, brièvement, par un léger spasme, se détend. Retombe dans sa sérénité un instant compromise.
Betty Gordon est morte.
Souriante. Heureuse.
Maud sanglote de tout son cœur et nous nous sentons tous un peu orphelins.
Betty Gordon, que personne n’aurait eu l’idée d’appeler casim ou marsup.
Betty Gordon.
Notre parente d’élection.
Notre mère.