Trois heures plus tard, Link frappait au bureau de Macon, dans les Tunnels. Il se demandait si son sésame pouvait fonctionner sur cette porte. Il n’en saurait sûrement jamais rien, car il était hors de question qu’il s’y risque un jour. Si Macon Ravenwood n’était plus un Incube, il restait un Enchanteur sacrément chatouilleux. Même s’il refusait de dévoiler la nature de ses pouvoirs.
Link listait l’étendue des possibles, lorsque le battant s’ouvrit. Macon Ravenwood tenait un verre de thé glacé. Tu parles d’un scoop ! À ce rythme, il allait devoir se l’injecter par transfusion.
— Monsieur Lincoln, vous m’impressionnez. Seize heures précises. Moi qui croyais que la ponctualité était devenue une qualité obsolète. Du moins aux yeux de vos contemporains.
Il s’écarta pour laisser entrer son visiteur.
— Euh… OK, monsieur.
Comme d’habitude, Link n’avait pas pigé un mot de ce que lui avait dit Macon.
— Je vous en prie, asseyez-vous, poursuivit ce dernier en désignant deux fauteuils Voltaire dans un coin de la pièce. Pardonnez mon message un tantinet cryptique, mais ce dont nous devons parler est d’une importance primordiale.
Link se laissa tomber sur l’un des sièges dont l’armature en bois protesta.
— Monsieur ?
— Je voudrais que vous portiez un pli urgent pour moi, Wesley.
Macon jeta un coup d’œil sur la table cirée entre les fauteuils. Une épaisse enveloppe de couleur crème y reposait.
— Que je poste une lettre ?
Carlton Eaton ne pouvait donc pas s’en charger ? Il était pourtant le facteur des Enchanteurs comme celui des Mortels de Gatlin.
Macon s’empara de l’enveloppe, la tint entre deux doigts.
— Il ne s’agit pas d’une simple lettre, expliqua-t-il. Son destinataire est l’un de mes vieux amis, il est indispensable qu’il reçoive ce courrier. Vital, même.
Voilà qui n’avait rien de très étonnant. Tout paraissait dangereux et important dès lors que Macon était impliqué. Link se gratta la tête.
— Pourquoi ne la livrez-vous pas en personne, monsieur ?
Une question légitime.
— Parce que le trajet est traître pour un Enchanteur, ce que je suis devenu.
— Mouais.
Link avait des doutes. Il avait beau ne pas être le plus malin des gars, il savait pertinemment qu’il n’existait pas grand-chose de traître pour Macon Ravenwood.
— Il me faut un Incube, or ma sœur est indisposée.
Link imaginait fort bien que Leah n’était pas du genre à laisser Macon lui donner des ordres, ni à elle ni à son espèce de puma domestique. Logique. Comme était logique la conclusion que, dans cette affaire, Link n’était qu’un larbin.
Il décida de renoncer à comprendre.
— Où dois-je aller ?
— À la Barbade, répondit Macon en lui remettant le pli.
Il était lourd, clos, scellé à la cire.
— L’île, vous voulez dire ?
À moins qu’il existe dans le Nord une ville de ce nom dont Link n’avait jamais entendu parler. Comme Le Caire au Mississippi. C’était tout à fait concevable. Il n’en savait rien. Il avait raté ses contrôles de géographie un nombre incalculable de fois.
Macon sembla amusé par la question.
— Exactement, monsieur Lincoln. Mais si vous empruntez les Tunnels, vous ne verrez sans doute pas la mer des Caraïbes. Obidias vit à l’intérieur des terres.
Obidias Trueblood. Tel était le nom rédigé sur l’enveloppe.
— Vous voulez que j’aille à pied jusqu’à la Barbade ?
— Vous pouvez Voyagez, si vous préférez. Ce qui serait plus efficace, évidemment.
Link n’était pas prêt à se téléporter où que ce soit. À ses yeux, c’était comme si on lui avait demandé de sauter d’un avion.
— Non merci, monsieur. J’irai à pinces, si ça ne vous dérange pas.
— Pas du tout. Mais dans ce cas, il vous faut partir sur-le-champ. Je ne saurais suffisamment insister sur l’importance de cette missive.
Link fourra celle-ci dans sa poche.
— Et comment suis-je censé dénicher la Barbade ?
Il avait réussi à se perdre, un jour, en se rendant à Charleston en voiture. Une autre fois, il avait même porté plainte pour le vol de La Poubelle, parce qu’il avait oublié qu’il l’avait garée sur le parking du Stop & Steal. Gros Lard en avait fait des gorges chaudes durant des mois.
Macon indiqua la porte du menton. Assis sur le seuil, Boo Radley patientait. Link aurait juré avoir vu le chien lever les yeux au ciel lorsqu’il le rejoignit.
— Très bien. C’est parti pour la Barbade, Boo.
Le clébard aboya.
— Et tâchons de ne pas trop nous barber en route ! Tu saisis ? Barbade, se barber. Pas mal, non ?
Boo poussa un gémissement et se tourna vers Macon, qui secoua la tête.
— Soyez prudent, monsieur Lincoln. Vous avez notre destin entre vos mains.
Voilà qui était une perspective plutôt terrifiante, même pour Link.
 
Devant lui, les Tunnels sinuaient et disparaissaient dans le noir. Rien qu’il n’ait déjà affronté. Ça aurait pu être pire. Il existait plus dangereux que ces souterrains et ce qu’ils étaient susceptibles d’abriter – tant que sa mère restait en surface, s’entend. Sa mère et, peut-être, ce flacon de pisse jaune.
De sa poche arrière, il tira ses fidèles cisailles de jardin et fendit l’air à plusieurs reprises, pour le simple plaisir. Il avait pris l’habitude de les emporter lorsqu’il rendait visite à Macon. Il se sentait bien mieux armé d’une paire de ciseaux géants – que ces derniers soient destinés à tailler des rosiers ou à couper l’épine dorsale d’un cochon d’Inde pendant les cours de rattrapage de sciences nat’ organisés l’été. Non qu’il ait pratiqué l’une ou l’autre de ces activités. Ça n’avait aucune importance à ses yeux. Plus tôt cette saison, il avait été témoin de ce dont cet outil était capable.
C’était tant mieux au demeurant, car il était en train de s’enfoncer dans les Tunnels comme jamais auparavant. Il passa devant des endroits qu’il crut reconnaître, mais il avait la mémoire défaillante depuis sa naissance – un aspect que le sang d’Incube n’avait pas amélioré. Il identifia l’Exil, le bar où nous avions déniché Ridley et Lena en compagnie de John Breed et de toute une tripotée de créatures surnaturelles plutôt Ténébreuses. Link n’y aurait remis les pieds pour rien au monde. Heureusement, Boo avait l’air de savoir où il allait.
Le chien d’Enchanteur avançait à une vitesse régulière, se frayant soigneusement un chemin sur les coussinets de ses pattes. Lui et Link finirent par arriver à hauteur d’un coude plus sombre que les précédents. L’obscurité s’intensifiait au fur et à mesure que le cabot progressait. Link se rendit alors compte qu’il voyait dans le noir, désormais.
Ils y étaient presque. Encore quelques pas, et il pourrait remettre cette lettre puis filer.
Link ne cessait de se seriner cette incantation, bien qu’il ignore si elle correspondait ou non à la réalité. Il ne distinguait qu’une immense étendue ombreuse devant lui, pareille à un gigantesque tunnel ferroviaire, mais sans les rails.
Il tenta de se distraire en sifflant la dernière – et la pire – composition des Crucifix Vengeurs. Sauf que les paroles auxquelles il avait songé – à propos d’une ancienne et belle Sirène devenue Mortelle – ne collaient plus. L’ex-Sirène de la chanson était sa copine, elle était reliée à lui de dizaines de manières que son cerveau ne pouvait pas saisir.
Il pensait encore au sourire tordu de Ridley et à sa façon de mâcher tablette de chewing-gum sur tablette de chewing-gum comme le vieux Wallace Gunn fumait ses Lucky Strike à la chaîne lorsqu’il huma une odeur étrange et nauséabonde.
Un mélange d’huile de moteur, d’œuf pourri et de cheveux brûlés.
Il inspira de nouveau, manqua de vomir tant la puanteur était forte. Il scruta les ténèbres, mais elles étaient particulièrement denses, même pour un quarteron d’Incube. Et voilà qu’il y avait aussi des bruits. Pas du genre inoffensif, comme quand votre maison craque la nuit. Non, c’étaient des sons à vous flanquer une frousse de tous les diables.
Une respiration haletante et rauque. Un crissement sur la pierre.
Qu’est-ce que c’était que ça, bordel ?
Boo avait stoppé net et grognait, son poil noir hérissé sur le cou.
Deux prunelles jaunes transpercèrent l’obscurité des lieux.
Link était assez malin pour identifier les yeux d’un Enchanteur des Ténèbres lorsqu’il en croisait un. Surtout après s’être épris de l’une de leurs congénères depuis presque un an maintenant. Cette créature n’était pas Ridley, cependant. Il songea aussitôt à Sarafine. Il n’était pas certain de posséder assez de sang Incube en lui pour l’affronter. Boo gronda de nouveau.
La silhouette se rapprocha. Ce n’était pas Sarafine.
La vision de Link s’ajusta, et il discerna une peau lisse gris-noir. Il sut vaguement qu’il avait affaire à un homme. À ce qui en avait été un, du moins. Mis à part la couleur bizarre de l’épiderme et la tête si chauve qu’elle aurait pu appartenir à l’un de ces prétendus extraterrestres qu’on photographie régulièrement, les traits étaient humains. À l’exception des yeux jaunes énormes – fous, primaux –, tels ceux d’un animal enragé.
Ce truc le fixait, et ses prunelles s’écarquillèrent d’impatience, tandis que celles de Link s’agrandissaient sous l’effet de la trouille. La silhouette émergea de l’alcôve sombre où elle s’était planquée et, durant une seconde, Link eut la certitude qu’il s’agissait bien d’un homme. Vêtu d’un pantalon noir miteux trop court, à croire qu’il avait grandi dedans depuis longtemps. Rien d’autre. Torse et pieds nus. Son corps avait la même teinte grisâtre maladive que son visage.
Toutefois, les similitudes physiques entre cette chose et un être humain s’arrêtaient là. Lorsqu’elle tendit une main vers lui, il distingua un pan de peau qui s’étirait de son bras à sa taille, un peu comme une aile déformée. On aurait dit un personnage sorti de ses BD. Malheureusement, là, il n’était pas en mesure de le faire disparaître en tournant la page.
Link se heurta à la paroi. Il sentit l’odeur du sang qui se mettait à couler le long de son coude. La tête de la créature fit un bond.
— Où va le garçon ?
Un frisson glacé parcourut le dos de Link. Cette voix avait des accents effrayants, de ceux qui, dans les films, laissent entendre que son propriétaire est bon pour la camisole de force. La chose semblait s’adresser à quelqu’un à côté d’elle, alors qu’il n’y avait personne. Enfin, Link l’espérait.
— Je… je passais, c’est tout, mec. Avec mon chien. Désolé de t’avoir dérangé.
— Le garçon erre loin de chez lui, et que voit-il ?
Les intonations montaient et descendaient comme pour marquer le rythme chantant d’une comptine atrocement terrifiante et cinglée. Link n’avait pas l’intention de s’attarder pour découvrir la réponse à la question posée. Il tenta de s’éloigner, la créature avança ses doigts brisés et tordus, exposant les trous qui perforaient ses espèces d’ailes noires. Elle dévoila ses dents dans une sorte de sourire démentiel tout en fredonnant l’abominable chansonnette.
— Le monstre dans le miroir qui veut me tuer…
Un instant, la chose regarda Link comme si elle lui avait soumis une devinette et qu’elle attendait qu’il la résolve. Ce dont Link était incapable, bien sûr. Le sourire se mua en rictus et, sans prévenir, la silhouette se jeta sur lui.
Boo chargea, mais l’autre l’attrapa en plein vol et le plaqua brutalement contre un mur. Le chien glapit, Link serra les poings. Quand des doigts gris-noir se tendirent vers lui, son instinct prit le dessus. Il se rua en avant et, la seconde suivante, il enroula sa paume autour de la gorge de la créature. Ce fut si rapide que, aussi surpris que son ennemi, il faillit oublier de refermer la main.
La chose se débattait en griffant l’air.
— Le garçon est trop loin de chez lui.
La voix était épuisée, elle ressemblait plutôt à un sifflement. Une main réussit à se plaquer sur la joue de Link, des ongles brisés s’enfoncèrent dans sa peau.
— Ne me touche pas, espèce de monstre !
Link balança le mutant, qui glissa dans la boue sur environ trois mètres. Jusqu’alors, Link ne s’était pas rendu compte à quel point il était devenu fort. Il regarda la silhouette sombre se relever. Un sourire étira les lèvres de mon copain. Cette créature n’était pas la seule à pouvoir jouer. Un Linkube était de la partie.
Boo s’était remis debout et rampait dans le Tunnel en grondant. Link brandit une main. Il se demanda si Macon assistait à la scène via les yeux du chien.
— Te bile pas, Boo. J’ai la situation en main.
Les prunelles jaunes se posèrent sur lui, et l’homme qui n’en était pas un se précipita vers lui comme s’il courait au ralenti. Link tira les cisailles de la ceinture de son jean et attendit. Son adversaire sauta sur lui.
Link sentit les lames s’enfoncer, il vit les yeux dorés s’élargir.
La chose retomba en arrière et s’effondra par terre. Elle ne bougeait plus, mais sa poitrine se soulevait encore lorsque Link déguerpit, Boo sur les talons.