Link n’était pas très chaud pour retourner dans les Tunnels des Enchanteurs. Il avait des questions, cependant, et Macon Ravenwood était le seul à pouvoir y répondre. Je proposai donc de l’accompagner. J’eus néanmoins besoin d’une bonne heure pour le convaincre qu’il n’allait pas exploser en un geyser de flammes à la seconde où la lumière du soleil le frapperait.
Quand elle apprit la nouvelle, Ridley piqua sa crise et refusa de nous laisser utiliser l’accès aux Tunnels qui se trouvait dans sa chambre. Ça ne devait pas être facile pour elle de voir Link se métamorphoser en créature surnaturelle alors qu’elle-même était désormais prisonnière d’un corps de Mortelle. J’étais bien placé pour savoir ce qu’elle ressentait. Depuis des mois, Lena devenait de plus en plus Enchanteresse sous mes yeux impuissants. Macon avait peut-être un manuel dans son bureau : Comment sortir avec un X-Man quand on a été privée de ses pouvoirs.
Bref, Link et moi nous retrouvâmes une fois de plus sur le champ de foire, en quête du Portail extérieur.
— Ta copine est vraiment une chieuse, marmonnai-je.
La touffeur était telle que je crus que j’allais m’évanouir. Link, lui, n’était même pas en sueur.
— Elle dit qu’elle n’est pas ma copine, mais c’est juste qu’elle fait semblant de pas être une fille facile, non ?
Ma référence à sa copine n’avait pas l’air de lui déplaire.
— Aucune idée. Ça fonctionne peut-être autrement, avec les anciennes Sirènes.
Je tirai sur la lourde trappe.
— Bon Dieu, grognai-je. On crève de chaud !
Mon tee-shirt était à tordre. Link haussa les épaules.
— J’imagine, ouais.
— Tu imagines ?
Gatlin n’avait jamais connu pareille canicule. Pas depuis que j’étais né, en tout cas. Les habitants se traînaient dans les rues en se répandant comme de vieux fromages.
— Je ne transpire plus. Ça doit être un truc d’Incube.
Il souleva la trappe d’une seule main, comme s’il retirait juste le couvercle d’un Tupperware. Son bras avait guéri à une vitesse supersonique.
— Plutôt cool, non ? Tu veux que je recommence ?
Sans me donner le temps de répondre, il laissa retomber le panneau. Un nuage de poussière monta du sol, déclenchant mes quintes de toux.
— Merci, mec.
— À ton service.
Il rouvrit la trappe. Je scrutai les abysses, hésitant une seconde, comme toujours quand j’étais confronté à un escalier que je ne distinguais pas. Link, lui, ne tergiversa pas. Il sauta. D’ordinaire, c’était moi qui passais le premier lorsque nous étions face à une situation potentiellement risquée.
— Tu t’amènes, mon pote ? lança-t-il dans le noir.
— J’arrive.
Combien de fois cela s’était-il produit ?
Le bureau de Macon était situé au pied des marches menant aux Tunnels depuis son ancienne chambre à coucher de Ravenwood Manor, celle que s’était désormais appropriée Ridley.
— T’es sûr qu’il est cool ? Qu’il n’aura rien contre ? murmura Link en effleurant la porte en chêne sculptée.
Je n’eus pas le loisir de le renseigner à ce sujet, car le battant s’ouvrit. Macon se tenait sur le seuil et nous couvait de ses prunelles vertes d’Enchanteur de la Lumière.
— Personne n’est plus cool que moi, comme vous dites, monsieur Lincoln. Surtout en cette période de canicule.
— Je… euh… ben, merci de m’avoir invité ici, monsieur, bégaya Link. Cette histoire d’Incube a surgi de nulle part et m’a botté le cul. Sans vouloir vous offenser.
— Pas de souci, répondit Macon en balayant ces excuses d’un revers de la main. Je ne doute pas cependant qu’il est inutile de vous rappeler que le terme Incube ne s’applique plus à mon état actuel.
— Pardon ? marmonna Link en plissant le front.
— Je ne mords pas, monsieur Lincoln. Non que j’aie mordu un jour.
Macon écarta le battant et recula pour que nous entrions.
— La différence, aujourd’hui, c’est que c’est au-delà du champ de mes aptitudes. Venez donc, afin que nous vérifiions s’il en va de même pour vous.
Link se gratta la tête. À mon avis, il ne pigeait pas la moitié du discours de Macon. Ça n’allait pas être fastoche.
— Voyez-vous, monsieur Lincoln, enchaîna l’oncle de Lena, arrive un temps dans la vie d’un jeune homme où son corps se modifie…
Link vira au rouge tomate. Il fallait croire que, dans l’univers des Enchanteurs, on racontait aussi des histoires d’abeilles et de fleurs. Je m’attendais à devoir traduire quand Macon finit par renoncer et prononça une phrase que Link comprit parfaitement. Une phrase que personne ne lui avait jamais dite, j’en étais sûr, notamment pas ses parents.
— Asseyez-vous, Wesley, et interrogez-moi sur tout ce que vous voulez savoir.
 
Link ne me demanda pas de l’escorter lors de sa visite suivante à Macon. J’en éprouvai une certaine culpabilité, comme si j’aurais quand même dû être auprès de lui dans cette épreuve. Mais Lena et moi avions été séparés si longtemps et de tant de manières que nous avions beaucoup à rattraper. Lorsque Link me révéla qu’il avait choisi Ridley à la place, je devinai que la catastrophe ferroviaire qu’était leur relation ne tarderait pas à repartir sur ses rails.
— Donc, je ne suis pas obligé de boire du sang ?
Link avait déjà posé la question à Lena le soir où il nous avait parlé de la morsure et lors de sa première visite à Macon. Visiblement, il avait vraiment besoin d’être rassuré à ce propos.
— Beurk ! lâcha Ridley avec un soupir théâtral. Le sujet est clos, Shrinky Dink.
Assise près de lui, elle se limait les ongles, l’air de s’ennuyer ferme. Pourtant, elle avait insisté pour l’accompagner.
— Désolé, monsieur Ravenwood. Lena m’a exposé les bases, mais j’avais une peur bleue, ce soir-là, alors je ne me rappelle pas grand-chose.
— C’est parfaitement compréhensible et légitime, acquiesça Macon en se versant un verre de thé glacé. La réponse est non, Wesley. Rien ne vous force à vous abreuver de sang. Puis-je me permettre de vous demander si vous avez éprouvé des envies inhabituelles ?
— Pas de sang, en tout cas.
La lime s’arrêta.
— D’autres choses, fils ? insista Macon.
Ridley examinait ses ongles avec une telle attention qu’on aurait pu penser qu’elle était mannequin main.
— Rien que l’amour d’une mère, lança-t-elle. Un contrat d’enregistrement pour un disque. N’est-ce pas, Shrinky Dink ?
Elle émit un bruit de gorge qui se voulait sûrement un petit rire, mais qui résonna comme un feulement. Pas très joli.
— Laisse-le parler, Ridley.
Link se tourna vers la porte comme s’il redoutait que sa mère soit de l’autre côté, l’oreille collée au battant.
— Observer ceux qui dorment, souffla-t-il.
Ridley ouvrit la bouche, la referma. Une fois n’est pas coutume, elle était à court de mots. Attentive aussi, à présent.
— Poursuivez, encouragea Macon. Cela est naturel, puisque vous êtes maintenant en partie Incube. Vos désirs sont différents de ceux des Mortels. Soyez franc. Nous sommes ouverts à tout.
Sauf aux habitudes de ce taré de Hunting qui vampirisait les autres.
Ridley détourna les yeux. Link passa une main nerveuse dans ses cheveux.
— Je… je crois que je voudrais… découvrir ce qu’ils pensent.
L’oncle de Lena opina.
— Savez-vous pourquoi ?
Link secoua la tête. Parce que je suis fêlé ?
— Ça correspond à la faim, Wesley. Dorénavant, vous serez systématiquement attiré par les réflexions et les rêves des Mortels, car c’est ainsi que se nourrit un Incube non sanguinaire.
Au mot « Mortel », Ridley s’était raidie, comme s’il la mentionnait elle, spécifiquement.
— Donc, je suis censé déchiffrer l’esprit des gens quand ils dorment ? s’enquit Link.
Toute couleur avait déserté les traits de Ridley. Elle semblait paniquée à l’idée que Link puisse se planter au-dessus de son lit afin de lire ses pensées.
Macon s’esclaffa. Il semblait se réjouir de cette occasion de montrer les ficelles du métier à un apprenti.
— On peut dire ça comme ça, acquiesça-t-il. Nous aborderons les détails demain, quand vous reviendrez.
Ce n’était pas une requête.
— Mais suis-je obligé de me nourrir ? insista mon pote.
Macon réfléchit un moment.
— J’ignore à quel rythme vous devrez vous y soumettre, vu que John Breed est un hybride. Je veillerai à ce qu’Olivia mène des recherches là-dessus.
Liv faisait profil bas depuis notre retour de la Grande Barrière. D’après ce que nous avions entendu dire, elle n’était jamais très loin de Macon. Ce qui, grosso modo, signifiait une existence au secret, puisque les braves gens de Gatlin croyaient Macon Ravenwood à l’intérieur d’une boîte en sapin, à six pieds sous terre dans Son Jardin du Repos Éternel.
L’intéressé avait l’air d’apprécier la situation à en juger par la petite fortune qu’il avait dépensée pour aménager sa tombe. En la matière, il ne se distinguait en rien du reste des habitants de Gatlin. Ce que lui, bien sûr, n’aurait jamais considéré sous cet angle. La seule différence, c’est que ses fleurs n’étaient pas en plastique, et que sa stèle se trouvait entourée de gardénias et d’hortensias en pots plutôt que de croix fluorescentes qui brillaient dans la nuit.
— Merci, soupira Link, reconnaissant. Je ne voudrais pas mourir de faim ni rien. Et je ne peux plus avaler la cuisine de ma mère.
— Quel dommage ! susurra Macon avant de boire une longue gorgée de thé. Les mets des Mortels constituent à coup sûr un atout inespéré de ma transformation.
— Vous savez, ce n’est pas tant le thé glacé que les gâteaux d’Amma qui me manquent.
— Je vois, ronronna Macon. Elle m’a justement apporté une délicieuse tarte au citron, cette semaine.
— À la crème ou meringuée ?
— À la crème.
La version meringuée était exclusivement réservée à oncle Abner. Macon et Link sourirent, le premier au souvenir de toutes les pâtisseries qu’il avait englouties autrefois, le second à la perspective de toutes celles auxquelles il aurait droit à l’avenir.
— Assez parlé tartes, intervint Ridley, agacée. Revenons aux pouvoirs. À propos, oncle M, tu n’as pas révélé les tiens. Quelle espèce d’Enchanteur es-tu ? Même si nous autres Mortels nous en fichons un peu.
— Il me semble que nous devrions nous focaliser sur Wesley, aujourd’hui, répondit Macon.
Il vida son verre, le remplit aussitôt.
— Il y a des avantages à être Incube, vous savez ? ajouta-t-il.
— La super force, par exemple ?
Link était de plus en plus costaud chaque jour qui passait. Rien que ce matin-là, il avait soulevé son vieux lit cassé d’une seule main, tandis que de l’autre il essayait d’attraper ses CD de contrebande.
— Entre autres, admit Macon. Vous êtes maintenant une créature surnaturelle, Wesley. Votre existence de Mortel est terminée. Et vous disposez de talents qui excèdent de loin une force physique exceptionnelle.
Ridley se leva et s’approcha de la cheminée. Elle déballa un chewing-gum. Pas un magique, susceptible de Sceller une serrure afin de retenir Hunting et sa Meute Sanglante. Juste un Mortel Malabar.
Link se pencha en avant et posa les coudes sur le bureau. Ils abordaient enfin l’aspect qui l’intéressait le plus.
— Quel genre de talents ? Est-ce que je peux tordre du métal ?
N’importe qui aurait deviné que ce serait là sa première question sur le sujet. Ses référents ordinaires lui dictaient que ça ne valait la peine de devenir en partie Incube qu’à condition qu’il se transforme en Magneto.
— Je crains que non, répondit son mentor. Si ça peut vous consoler, vous êtes en mesure de tordre l’espace, si je puis me permettre cette expression.
— Hein ?
— Mais t’es idiot, ou quoi ? lâcha Ridley. Il veut parler du Voyage, là.
— Précisément. Vous êtes en mesure de vous dématérialiser, à présent. Ce qui est parfois fort pratique.
Link avait des doutes.
— C’est ça, souffla-t-il. Ça me paraît un peu tôt, monsieur Ravenwood. On ferait peut-être mieux de garder ça pour plus tard.
Ils discutaient encore quand Ridley s’éclipsa. Ni l’un ni l’autre ne s’en rendirent compte. Pourtant, ils ne causaient pas pâtisserie.