À l’étage, dans la chambre de Link, ce n’était pas
la joie.
Enfin, il en était toujours allé ainsi, puisque sa
mère lui avait interdit d’y modifier quoi que ce soit depuis ses
huit ans. D’après elle, le papier peint pouvait tenir encore une
décennie et, au demeurant, tout bon baptiste sait que la vanité est
œuvre du diable. Résultat, la frise aux couleurs de La Guerre des étoiles continuait de border le
plafond. Dark Vador avait tendance à peler sur le crucifix orné de
l’arche de Noé et de ses animaux. Les trophées de basket, dont les
plus anciens remontaient à l’école élémentaire, s’alignaient
au-dessus des coupes gagnées lors de diverses rencontres
sportives.
Et, au cas où quelqu’un aurait eu des doutes, une
affiche de camp scout proclamait : God Wants
You1.
Link avait ajouté Tube après le You.
Au crayon. Assez léger pour que sa mère ne le remarque pas sans ses
lunettes de lecture, celles qu’elle réservait aux colis de papier
kraft que lui expédiait Marian de la bibliothèque. Link s’amusait à
les cacher car, expliquait-il, ça lui facilitait grandement
l’existence quand sa maternelle ne voyait que la moitié de ce qu’il
faisait. Ayant moi-même livré ce genre de
paquets avec Liv et sachant par conséquent que la mère de Link
lisait des romans à l’eau de rose, j’espérais toujours qu’elle ne
retrouverait pas ses bésicles. Dire que c’était la même
Mme Lincoln qui exigeait qu’on éteigne la télévision lorsque
la nature se montrait un peu trop coquine dans les reportages
animaliers !
Les CD de Link étaient rangés dans une boîte sous
son lit, à côté de sa collection de BD et de quelques vieux
magazines porno. Ce jour-là, cependant, même son comics préféré
– Batman, The Dark Knight
Returns – et son disque favori – un best-of des
ballades heavy metal – ne parvenaient pas à distraire le type
le plus superficiel de la ville.
Il n’arrêtait pas de repenser à la sauce blanche
de sa mère et à son odeur de lapin écrasé sur la route. L’heure
avait sonné de sortir la grosse artillerie. D’aller voir celle qui
lui faisait tout oublier – sauf elle, justement.
Ridley. La vilaine fille aux cheveux blonds à
mèches rose bonbon et au cœur en or. Enfin, plaqué or. Ce qui
suffisait amplement à Link. À ses yeux – à ceux de
l’intéressée aussi –, elle était la perfection incarnée.
Il songea à la nuit de l’Appel de Lena, qu’il
avait commencé à surnommer la Nuit diabolique. Quand Ridley avait
disparu, lorsqu’il l’avait crue morte, il avait d’abord eu
l’impression qu’on l’avait transpercé avec une lance, puis qu’on
lui en avait rebouché les trous quand il l’avait revue en vie
quelques instants plus tard à peine. Elle lui avait sauté au cou et
l’avait étreint comme n’importe quelle nana normale. Ça n’avait
duré que deux minutes. Deux minutes géniales. Les deux plus
chouettes minutes de la vie de mon pote.
À présent, debout devant le miroir de la salle de
bains, Link subodorait que quelque chose avait changé. Même s’il
n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Ses tifs blonds hérissés
étaient toujours en pétard, son sourire de traviole toujours de guingois, ses prunelles bleues toujours
azur. Et pourtant, il avait l’air plus sombre. Sa mère avait
peut-être remplacé les ampoules une énième fois, histoire
d’économiser l’électricité, de préserver les baleines ou tout autre
machin que ses copines des Filles de la Révolution
Américaine2 avaient décidé de sauver cette semaine-là.
L’âme de Link, en général.
Plus Link se regardait dans la glace en quête de
ce qui clochait chez lui, plus il remarquait de détails nouveaux.
Et pas si cloches que ça. Bien que ce soit a
priori invraisemblable, son reflet semblait indiquer que son
visage poupin, tant moqué par les filles, avait presque disparu au
profit d’une mâchoire carrée susceptible d’encaisser sans broncher
les uppercuts. Sa peau paraissait avoir été tendue sur la tête d’un
autre, d’un mec plus âgé, plus beau, plus costaud. Ce dernier point
au moins était indéniable.
Il tenta de se redresser, mais il avait adopté une
attitude avachie depuis si longtemps que son corps ne parvenait
plus à se rappeler comment se tenir droit. Il avait grandi d’au
moins trois centimètres ces deux dernières heures. Était-ce
seulement concevable ? S’il n’en était pas certain, Link se
souvenait malgré tout que, la veille au soir, tandis qu’il
cherchait le sommeil, il avait senti ses os craquer et gémir, comme
s’ils s’étiraient littéralement en lui. Et sa peau le picotait, ses
terminaisons nerveuses plus sensibles encore que lorsqu’il s’était
écorché les genoux en s’essayant à la breakdance sur le bitume de
la cour. Quant à son bras… la douleur avait l’air de l’avoir
déserté en l’espace d’une nuit.
Link était beau gosse, ce jour-là, malgré
l’incident du petit déjeuner. Ses centimètres supplémentaires
méritaient quelques petites tensions osseuses ou toute autre
bizarrerie ayant pu se produire. D’autant qu’il ne se contentait
pas de grandir. Il avait aussi l’impression de devenir plus fort.
Il jeta un coup d’œil en direction de la porte avant de gonfler ses
biceps devant le miroir. Ouais, pas de doute, il y avait du
granite, là-dedans.
— Ne m’oblige pas à réveiller ces bébés,
lança-t-il à son image.
C’était un peu comme dans L’Invasion des profanateurs. Il était lui ; il
kiffait toujours Black Sabbath et Led Zeppelin ; Ridley
l’obsédait encore ; il souhaitait plus que jamais devenir un
célèbre batteur. Mais le corps qu’il habitait semblait ne pas être
le sien. Comme s’il l’avait emprunté. Ou volé. Si dingue que ça
paraisse.
Il s’aspergea le visage d’eau. Il allait réécouter
ses ballades heavy metal. Attrapant son iPod, il s’affala sur son
lit. Quand son dos atterrit sur le matelas, un craquement sec
retentit, et le meuble s’effondra à moitié sur le plancher. Les
battements de son cœur s’accélérèrent, il n’en mit pas moins
Home Sweet Home des Mötley Crüe,
attentif aux paroles qu’il avait déjà entendues des centaines de
fois dans l’espoir qu’elles couvriraient la voix de sa mère qui, au
rez-de-chaussée, braillait comme un âne.
Sa pisse était chaude et jaune… bref, c’était de
la pisse. Quelques heures plus tard, Link contemplait le flacon
contenant son échantillon comme s’il renfermait une explication.
S’il était sûr que ce n’était pas le cas, ça aurait au moins le
mérite de le débarrasser de sa mère. Celle-ci était convaincue que
les modifications physiques de son fils étaient le résultat d’une
prise de stéroïdes. Link secoua la tête.
— On dirait de la citronnade au matin, après
qu’on l’a oubliée près de son lit toute la nuit,
commenta-t-il.
Pas plus capable de réagir à son nouvel aspect
corporel qu’à tout ce qui lui arrivait, il laissa tomber et revissa
le couvercle du flacon. Il écrivit son nom sur l’étiquette, là où
l’infirmière, Wanda Beezer, lui avait ordonné de le faire. S’il
n’avait pas encore vu le docteur Asher, il savait pour quelle
raison il était ici. Sa maternelle avait été claire sur ce point,
et ça ne devait rien à son bras en écharpe.
En effet, il était – au nom du ciel comme à
celui des enfers – impossible de refuser d’avaler la cuisine
de sa mère et de dégobiller deux minutes plus tard sans terminer
chez le toubib. À moins d’avoir, dès le départ, un mot d’excuse
dudit toubib vous autorisant à jeûner.
Si seulement elle avait oublié la sauce
blanche ! Tout sauf ça. Il aurait peut-être réussi à avaler
les tartines. Cette perspective le fit frissonner. Oh,
l’odeur ! Peut-être pas, finalement.
Qu’est-ce qu’il avait ?
Il s’était efforcé de persuader sa mère qu’il
allait bien… sauf qu’il n’était même pas parvenu à se convaincre
lui-même.
Si ça se trouve, elle avait raison. Pas à propos
des anabolisants. À propos du diable. Il ne comprenait pas ce qui
se passait dans sa tête – et dans son corps –, mais ce
n’était pas du tout normal. Non que ce qui traverse le crâne de
Link ait jamais été normal, pour commencer.
N’empêche, ceci était anormalement anormal.
— Tu te drogues, Wesley ? avait demandé
sur un ton sans réplique sa mère quand elle avait débarqué dans sa
chambre, juste avant le déjeuner. Tu te gaves de
marijuana ?
Elle prononçait le mot comme elle aurait proposé
la botte à quelqu’un. Marie-moi.
— Non, madame. Veux-tu fouiller de nouveau
mes tiroirs ?
Ça ne ferait jamais que la deuxième fois de la
journée. Mais ça valait le coup, rien que pour avoir la paix.
— Pas de magazines cochons. Pas de films de
Harry Potter. Promis juré.
Elle n’avait pas trouvé ça drôle. Lui croisait les
doigts pour qu’elle ne mette pas la main sur ses CD d’Iron Maiden.
Ça aurait été pire que de la marijuana.
Elle avait plaqué les poings sur ses hanches, ce
qui n’était pas bon signe.
— Tu ne manges pas, et te voilà plus grand
que Bobby Watkins3. Alors, si tu ne prends pas de marie-moi, tu
dois avaler des stéroïdes, comme ces joueurs de football dont ils
parlent tout le temps à la télé.
Vaincu, Link avait laissé tomber la tête contre le
mur.
— Je ne suis pas joueur de foot, m’man, et je
ne suis pas sous stéroïdes.
— C’est ce qu’on va voir, avait-elle rétorqué
en fronçant les sourcils.
Elle était sur le point de voir, en effet.
On tambourina à la porte des toilettes.
— Tout va bien, là-dedans, Wesley Lincoln, ou
faut-il que je vienne t’aider ?
— Une minute, m’man. Ce n’est pas comme si je
pouvais appuyer sur un bouton.
— Pas d’insolence, Wesley !
Elle martela derechef le battant, et il comprit
qu’il allait devoir sortir et l’affronter. Il ne fallait pas qu’il
espère jouir de plus de cinq minutes de liberté aux chiottes,
aujourd’hui.
Un petit déjeuner inachevé et quelques renvois,
bon Dieu ! C’était à croire qu’il avait flingué un mec.
Il ouvrit. Sa mère montait la garde, entre le
docteur Asher et Wanda Beezer. Tous trois semblaient à bout de
patience. Merde alors ! Personne d’autre n’était donc jamais
malade, dans ce bled ?
— Viens, fiston, dit le docteur Asher en lui
tapotant l’épaule. Ta mère pense que nous devrions causer. J’en
profiterai pour jeter un coup d’œil à ton bras.
Wanda toussota et tendit une main gantée de
latex.
— J’attends.
Link lui remit le flacon jaune et tiède.
Le docteur Asher regardait Link depuis l’autre
côté de son bureau.
— Vois-tu, fils, parfois, quand un garçon et
une fille, un homme et une femme, s’aiment pour de bon…
— Vous plaisantez, doc ? Cette
conversation, je l’ai eue il y a un bon moment déjà.
Non que quiconque se soit donné la peine de lui
expliquer les choses de la vie. Il les avait apprises ainsi que
Dieu l’avait voulu : en espionnant le vestiaire des filles, à
la piscine non chauffée de son camp scout.
— Ne m’interromps pas ! riposta l’autre
en s’inclinant dans son fauteuil. Comme je disais, parfois, quand
un homme aime vraiment une femme, il désire l’impressionner.
Développer ses muscles, par exemple. Frimer un brin.
— Seriez-vous en train de me poser une
question, doc ?
Link ne doutait pas que sa mère lui avait déjà
parlé de son hypothèse sur les anabolisants.
Le toubib s’empara du dossier médical de Link et
d’un stylo.
— As-tu le sentiment d’être en colère, ces
derniers temps ?
— Je ne sais pas, doc. Et vous ?
— Sois sérieux, Wesley. L’abus de
stéroïdes…
Link cessa d’écouter pour se demander si les abus
répétés à l’encontre du droit d’un fils à son intimité se verraient
dans ses analyses d’urine. Il revint à la réalité lorsque son
interlocuteur lâcha une phrase qui le glaça.
— Vu tous les changements mentionnés par ta
mère, quand j’aurai examiné ton bras, je crois que je chercherai
des marques.
Des marques ? Il lui fallut une seconde pour
piger. Le médecin parlait de marques de piqûres, d’éventuelles
traces d’injection. Ce n’était pas les marques auxquelles pensait
Link.
Il se figea. Soudain, il n’était plus dans le
cabinet du docteur Asher. Il était de retour dans la grotte obscure
de la Grande Barrière, la nuit de l’Appel de Lena. La bagarre avait
déjà commencé, et il s’interposait entre Ridley et John Breed, qui
avait tout d’une espèce de robot psychotique. Il était hors de
question que Link laisse ce maboul faire du mal à Rid, quel que
soit le prix à payer. Mais à l’instant où il envisageait de se
jeter sur lui, le type s’était volatilisé dans un bruit de
déchirure. Link avait scruté les environs, à sa recherche.
La seconde suivante, il l’avait trouvé.
Les dents de John s’étaient enfoncées dans sa
nuque.
Ça avait fait un mal de chien, ça l’avait brûlé
comme les feux de l’enfer. Il avait entendu Ridley hurler, avait
distingué un tourbillon de cheveux roses et blonds fouettant l’air
quand elle s’était jetée sur John. À eux deux, ils avaient réussi à
se débarrasser de l’Incube. À moins que celui-ci ait juste décidé
de lâcher sa proie. Malheureusement, il avait laissé quelque chose
derrière lui.
Deux marques ; deux trous en forme de
canines.
Si Link ne se sauva pas sur-le-champ du cabinet,
il ne prêta aucune attention à la fin de la visite.
Link n’est pas peureux, mais, cette nuit-là, il
escalada ma fenêtre et me raconta tout. Il avait les jetons. Lena
et Ridley essayèrent bien de lui donner un aperçu de ce qu’était
l’existence des Incubes, pourtant même elles n’étaient pas en
mesure de lui raconter tout ce qu’il avait besoin de savoir. En
revanche, quelqu’un que nous connaissions tous en était
capable.
1.
Dieu te réclame. (Toutes les notes sont du traducteur.)
2.
Soit « Daughers of the American Revolution », ou DAR.
Société datant de la fin du xixe siècle
réservée aux femmes et impliquée dans l’éducation et la mémoire de
l’histoire des États-Unis. Prônant des opinions conservatrices, les
DAR ont soulevé la polémique à plusieurs reprises par leurs
positions racistes, notamment à l’époque de la Ségrégation.
3.
Ancien joueur de football américain.