Les petites villes sont réputées pour tout un tas de petites choses, mais aussi pour certains événements plus importants. À l’instar des histoires qui, au début, sont insignifiantes, jusqu’à ce que la rumeur les cultive au point de les transformer en légendes. Personne ne nous arrive à la taille, à nous autres habitants de Gatlin, quand il s’agit de cultiver une histoire. Peut-être parce que nous vivons aussi près de Charleston, cité qui abrite plus de demeures hantées que de maisons sans fantômes, chacune dotée d’une légende plus incroyable que celle de sa voisine. Au nom de quoi Gatlin devrait-elle être différente ? Et comment me suis-je débrouillé pour mettre dix-sept ans à le comprendre ?
Certaines des aventures qui me sont arrivées l’année dernière – pour de vrai – étaient si énormes et inconcevables qu’elles avaient des allures de mensonges. J’ai découvert que ma petite amie était un être surnaturel, une Enchanteresse accablée par une malédiction. Lena a fendu sa Dix-septième Lune et s’est Appelée elle-même, se vouant ainsi à la fois à la Lumière et aux Ténèbres. J’ai été obligé de lutter contre des créatures n’étant pas de ce monde et qui en remontreraient à n’importe quel odieux personnage de bande dessinée. Et, cerise sur le gâteau, Macon Ravenwood, ancien Incube, a trouvé le moyen de ressusciter d’entre les morts.
Tout cela s’est produit avant juillet. Lorsque nous sommes rentrés à Gatlin, après notre voyage terrifiant à la Grande Barrière, les histoires – des vérités qui auraient dû être des mensonges – ont encore enflé.
Dans un cas, pour le moins. Celui de mon meilleur ami, Link.
L’un des plus gros trucs ayant eu lieu cet été-là, en dehors de la canicule qui n’en finissait pas et des criquets répugnants qui n’arrêtaient pas de criqueter et de répugner, a été l’arrivée d’un Linkube – un Link devenu un Incube – dans un Gatlin qui ne se doutait de rien. Elle aurait mérité la une du Stars and Stripes, cette histoire encore jamais narrée. Heureusement d’ailleurs. Parce que, si quelqu’un en avait eu vent, Mme Lincoln aurait été bien embêtée. Non que les baptistes aient édicté une règle de comportement officielle envers les Immortels – à l’exception de ceux qui vivent au ciel, s’entend –, mais le mot Incube suppose une nature tout sauf sacrée. Disons seulement que la mère de Link n’aurait guère apprécié d’en parler au pasteur lors de sa confession publique à la messe.
Et un Linkube n’aurait pas eu beaucoup plus de succès qu’un simple Incube.
D’après Link, ça lui était tombé sur la tête sans prévenir, comme l’enclume qui s’écrase toujours sur le crâne du coyote dans les vieux dessins animés de Bip Bip. Lorsque j’ai suggéré qu’il aurait pu se douter de quelque chose après avoir été mordu par un Incube hybride tel que John Breed, il a haussé les épaules et répondu :
— T’y étais pas, mon pote. Je suis là, assis à bouffer les tartines à la sauce blanche de ma vieille en matant le demi-cochon que je vais m’enfiler pour mon deuxième petit déj’ tout en pensant déjà à mon troisième quand, paf ! Tout change…
D’accord, je n’étais pas présent. Même si j’ai eu l’impression de l’être lorsqu’il me l’a raconté. Mais bon, je mets la charrue avant les bœufs, là.
Ceci est l’histoire du premier et unique Linkube de Gatlin. Vous ne la lirez pas dans le Stars and Stripes, et personne hormis moi ne vous la contera. Lena m’a conseillé de la rédiger, alors je me lance. Après tout, il faut que quelqu’un soit au courant.
C’est la légende la plus réelle de notre ville.
 
— Wesley Lincoln ! Je veux voir ta fourchette dans ta bouche tout de suite, jeune homme ! Et ne viens pas me dire que ce malheureux cochon a sacrifié sa vie pour rien !
Link était installé devant une assiette croulant sous une pile de bacon et de tartines à la sauce blanche. Rien qu’un petit déjeuner banal. Du point de vue du cochon en tout cas. Et de celui de Mme Lincoln. La table était couverte des habituels petits pains mal cuits et de leur sauce blanche trop épaisse. Si Link était dans un jour de chance, il resterait un fond de confiture d’abricots d’Amma au réfrigérateur, plus tard.
Il y avait un hic, cependant.
Pour la première fois de son existence, Link n’avait pas faim. Malheureusement, tenter d’en informer sa maternelle revenait à vouloir expliquer que rien de particulier ne distingue les baptistes des méthodistes. C’est-à-dire qu’on peut toujours l’expliquer, mais à condition qu’il n’y ait ni baptistes ni méthodistes dans le coin.
— Oui, madame, acquiesça-t-il.
Il baissa la tête et contempla le petit déjeuner qu’il avait englouti des centaines, voire des milliers de fois. Celui qu’il avait adoré jusqu’à ce matin-là.
— Alors ? aboya Mme Lincoln. Cette fourchette ? Je ne la vois pas bouger !
La sienne, en revanche, s’agitait à la vitesse de la lumière. Elle faisait des allers-retours comme si la mère de Link concourait pour le titre de championne du monde de l’assiette vide.
— Je n’ai pas très faim, m’man. J’ai dû choper une saleté.
L’excuse la plus minable qu’il ait trouvée. Celle-là même qu’il servait à ses profs quand il n’avait pas terminé ses devoirs. Ils y avaient eu droit tellement souvent qu’ils avaient cessé d’y croire vers le CM2.
Mme Lincoln plissa les paupières, son couvert en suspens au-dessus de son assiette.
— La seule saleté que tu aies attrapée de toute ta vie, c’étaient des poux, à force de jouer avec Jimmy Weeks, alors que je t’avais interdit de fréquenter ces gens-là.
Pas faux. Link ne tombait jamais malade, et sa mère le savait mieux que quiconque.
— Si c’est ta façon de me signaler que tu n’aimes pas mes tartines à la sauce blanche, tu n’auras qu’à préparer ton petit déjeuner toi-même, à partir de maintenant. C’est compris, Wesley ?
— Oui, madame.
Il cueillit une bouchée avec son bras valide, celui qui n’était pas en écharpe, ne réussit cependant pas à la porter à ses lèvres. Il fixa la sauce blanche. Elle avait l’air plutôt inoffensive. Sauf qu’elle avait une odeur à vomir, mélange de vieil aluminium, de beurre rance et, pire que tout, des ongles de sa mère. Link aurait préféré manger les poux de Jimmy Weeks.
— Laisse-le tranquille, Martha, intervint son père. Il est peut-être vraiment mal fichu.
Grave erreur. Mme Lincoln lâcha sa fourchette qui percuta le bord de son assiette en porcelaine.
— Je te demande pardon ? Tu as dit quelque chose, Clayton ? Il m’a en effet semblé t’entendre saper monautorité, alors que tu es en train d’avaler le repas que je t’ai cuisiné.
Le père de Link déglutit.
— Je disais juste que…
— Rien du tout ! le coupa-t-elle. Ça vaudrait mieux pour toi.
M. Lincoln savait quand une bataille était perdue d’avance. Il avait appris à renoncer et à hisser le drapeau blanc devant son épouse sitôt après la naissance de leur fils.
— Pas un mot ! insista Mme Lincoln.
— Ça doit pouvoir se faire, soupira son mari.
La mère de Link se servit les tranches de bacon les plus croustillantes avant de se tourner de nouveau vers son rejeton, qui avait profité de l’intermède pour repousser sa nourriture sur les bords de son assiette.
— Maintenant que tu en parles, reprit-elle, tu as un drôle de comportement depuis ton retour à la maison, hier soir.
— Non, madame.
— Comment ça, non ?
— Je n’ai rien dit !
— Pas d’impertinences ! Oublierais-tu par hasard que c’est moi qui t’ai averti qu’à force de te commettre avec des gens peu recommandables, tu finirais par entacher ton nom ?
— Non, madame.
Link contempla la bouillie blanche. En matière de cuisine, sa mère n’était pas Amma. Cette dernière n’aurait pas plus accepté de goûter aux tartines de Mme Lincoln qu’elle n’aurait acheté des petits pains industriels.
— N’est-ce pas ce que je dis toujours, chéri ? s’enquit Mme Lincoln auprès de son mari, auquel elle ne laissa pas le temps de répondre afin de mieux houspiller son rejeton : Je te répète, mon garçon, qu’il est hors de question de salir mon nom. Les Lincoln font honneur à leur lignée depuis des générations.
Link releva la tête. Quand il vit de la sauce blanche dégouliner sur le menton de sa maternelle, son estomac n’y tint plus. Repoussant sa chaise, il bondit hors de la pièce et grimpa les marches quatre à quatre jusqu’à sa chambre.
— Wesley Lincoln ! cria-t-elle dans son dos.
— M’man ! Je crois que je vais…
Des bruits de hoquets nauséeux flottèrent dans l’escalier. Les parents de Link se regardèrent.
— Ce petit a dû attraper un méchant virus, décréta Mme Lincoln. J’appelle le docteur Asher pour voir s’il peut me le prendre entre deux rendez-vous aujourd’hui.
M. Lincoln reposa sa fourchette d’un geste hésitant. Toutefois, les méthodes d’intimidation de sa femme avaient dû faire long feu, car il ne put résister au plaisir de lâcher :
— C’est peut-être quelque chose qu’il aura mangé ?
Le regard que lui adressa sa chère et tendre était si venimeux qu’il aurait empoisonné un cobra. Sans un mot, elle ramassa toute la vaisselle qu’elle pouvait emporter afin de la déposer dans l’évier. M. Lincoln dut s’accrocher à la tartine qu’il n’avait pas encore terminée.
— Écoute-moi bien, Clayton. Parce qu’il faudrait quand même qu’on commence à m’écouter, dans cette maison ! D’ailleurs, si Mary Beth Sutton elle aussi m’avait écoutée quand je lui ai dit que son fichu mari était aussi fou qu’un renard dans un poulailler, elle ne serait pas dans les ennuis jusqu’au cou. Sissy Honeycutt m’a dit qu’elle avait appris par Loretta Snow que Mary Beth lui avait raconté qu’il avait emprunté le pick-up de leur fils Waylon et qu’il était allé jusqu’à Memphis ! Résultat, il a fallu changer les pneus.
Mme Lincoln continua ainsi de pérorer aussi vite que sa bouche le lui permettait. Bien obligée. Faute de quoi, elle aurait dû réfléchir au fait que soit son fils unique n’était pas en bonne santé, soit son unique recette de petits pains à la sauce blanche n’était pas bonne pour la santé.
Entre ces deux maux, elle aurait eu des difficultés à décider lequel était le pire.