VII
DIOGÈNE
OU UNE VIE DE CHIEN
(413-327 AV. J.-C.)

VERS 413 avant Jésus-Christ naquit, dans la ville de Sinope, un garçon appelé Diogène. Peu après sa naissance, sa mère mourut. Son père, Hicésias, était banquier. Devenu adolescent, Diogène le surprit un soir en train de fondre du plomb et de l’argent.

— Que fabriquez-vous donc ? lui demanda-t-il, stupéfait.

— Tu le vois bien, mon fils : de la fausse monnaie. Comment crois-tu que j’aie fait fortune ?

— Mais… c’est malhonnête !

— Sans doute. Mais je ne connais aucun moyen honnête pour s’enrichir rapidement.

Les méfaits d’Hicésias furent bientôt découverts. Les autorités investirent sa propriété. Ses biens furent confisqués ; son fils et lui furent bannis.

— Qu’allons-nous devenir ? se lamenta Diogène.

— Nous allons nous séparer. Tu es presque adulte, à présent. Manès, notre fidèle esclave, est désormais notre unique bien. Pars avec lui !

Diogène fit ses adieux à son père. Quant au fidèle Manès, il s’enfuit durant la première nuit que le jeune exilé passa hors de la cité !

Diogène gémit sur son infortune : sa richesse se résumait au manteau avec lequel il avait dormi et à une écuelle de bois !

Apercevant sur le coteau des oliviers et une vigne sauvage, il s’exclama soudain :

— Ai-je lieu de me plaindre ? Si Manès peut vivre sans moi, je peux vivre sans lui ! Je suis vivant et en bonne santé. La nature m’offre de quoi subsister. Pourquoi les hommes se compliquent-ils la vie à vouloir la gagner, puisqu’elle leur est ainsi offerte ?

Abandonnant ses sandales au bord du chemin, Diogène décida de mépriser les honneurs et les biens. Et il se fixa l’unique objectif de mener la vie la plus simple et la plus naturelle qui fût.

 

Après quelques mois d’une vie errante, il arriva à Athènes. Il assista à quelques cours d’Antisthène, un philosophe qui professait les mêmes opinions que lui. Puis il jugea que la meilleure façon de vivre était encore de ne suivre les leçons de personne !

Il passa ainsi des années à Athènes, dormant à la belle étoile avec, pour oreiller, son manteau qui tombait en loques.

Il parcourait la ville, attentif au spectacle de la rue. Il se nourrissait des restes que de riches citoyens jetaient aux chiens.

Un matin, comme il s’était réveillé trempé par une averse, il découvrit sur le port un gros tonneau de bois abandonné. Il le roula devant lui et choisit de s’en faire un abri. Ravi, il murmura :

— Qui possède un logis plus commode et plus simple d’entretien ?

Quand il voulait déménager… il lui suffisait de pousser son tonneau devant lui !

Un jour, alors qu’il se dirigeait vers une fontaine avec son écuelle de bois, il vit un jeune garçon y boire en recueillant l’eau dans le creux de sa main. Admiratif, il s’écria :

— Cet enfant m’enseigne que je conservais encore du superflu !

Et il jeta son écuelle.

Parfois, il demandait l’aumône. Fascinés par la liberté de son discours et son indépendance, les passants lui donnaient volontiers à manger. Nombreux étaient ceux qui venaient prendre conseil.

Au pire, il les insultait. Au mieux, il les réprimandait :

— Malheureux ! Tes soucis ne sont causés que par les biens que tu possèdes : ta maison qu’il faut entretenir, ton épouse qui te réclame bijoux et vêtements, tes esclaves qu’il faut nourrir, tes enfants qui exigent une bonne éducation, ton argent que tu veux faire fructifier, tes amis qui quémandent ton affection…

— Tu es tout de même bien content, Diogène, grommelaient ses interlocuteurs, d’avoir les miettes de nos repas !

— Qu’importe si tu ne me donnes rien ! Moi, je me contenterais des restes que me laissent les rats !

— Tu mènes une vie de chien…

— Je suis un cynique(9), répondait-il. Et c’est la plus belle existence ! Que demande-t-on à un chien ? Rien ! Il se prélasse toute la journée, se gave de soleil et se nourrit de la pitance qu’on lui fournit. Il dort à la belle étoile ou s’improvise une niche ! ajoutait-il en désignant son tonneau.

— Le chien doit monter la garde et veiller sur le logis des maîtres !

— Je vis donc mieux qu’un chien puisque je n’ai ni maître ni logis !

Diogène ne cessait de provoquer et de surprendre les passants. Quand ils le virent demander l’aumône à des statues, ils lui dirent :

— Tu es devenu fou ! Pourquoi fais-tu cela ?

— Pour m’habituer à recevoir des refus, répondit-il.

À Athènes, sa renommée grandissait. On l’enviait sans oser l’imiter. Privé de tout bien, condamnant tout profit, Diogène affichait une attitude qui, pour l’homme, était un signe de dignité.

Un autre jour, les citoyens de la cité le virent, en plein midi, errant dans les rues une lanterne à la main. Tel un aveugle, il butait contre les gens… ou il faisait semblant de ne pas les voir. Quand on lui demanda ce qu’il faisait, il répondit avec amertume :

— Je cherche un homme.

Ceux qui réclamaient son amitié se réunissaient de plus en plus fréquemment auprès de son tonneau. Ils lui affirmaient :

— Tu professes une magnifique philosophie ! Tu devrais écrire un traité sur le renoncement aux biens de ce monde.

— Je m’en garderai bien ! Les philosophes raisonnent et aboutissent à des absurdités ! Voyez Zénon d’Élée : il a réussi à démontrer… que le mouvement n’existe pas.

— L’hypothèse est intéressante ! lança quelqu’un. Et si c’était vrai ?

— C’est faux. Le mouvement existe. Et je le prouve à l’instant.

Diogène se leva… et se mit à marcher. Cela fit rire et convainquit ceux qui l’écoutaient. L’un d’eux lui demanda :

— Selon toi, il est inutile de philosopher ?

— Pire qu’inutile : nuisible ! Aucun raisonnement ne permet d’établir la moindre certitude.

— Tu remets donc ton sort au bon vouloir des dieux ?

— Je me contente de les imiter – en admettant qu’ils existent. Le propre des dieux étant de n’avoir besoin de rien, on se rapproche d’autant plus d’eux… qu’on a moins de besoins !

— Attends ! Nierais-tu l’existence des dieux ?

— Oui. Comme je nie la magie, les superstitions et tous les rites qui en découlent ! Rien ne me paraît plus ridicule que les simagrées qui accompagnent naissances, mariages, décès…

— Les morts ont droit à notre respect !

— C’est la vie qu’il faut respecter. Si les dieux existaient, ils riraient de ces cérémonies inventées par les hommes !

— Mais alors, Diogène, à quoi crois-tu ?

— Au bonheur. À mes yeux, c’est la seule vraie vertu. Et le seul vice est le malheur. C’est pourquoi j’exècre la guerre et fuis toute ambition. Car un désir inassouvi est déjà source de douleur. La sagesse consiste-t-elle à changer l’ordre du monde ou à essayer de s’y accoutumer ? Croyez-moi, les désordres de la société viennent surtout des hommes qui veulent la refaire !

Une nuit, en sortant d’une taverne où ils avaient un peu trop bu, des jeunes gens aperçurent le tonneau de Diogène.

— C’est la niche de l’anarchiste(10) !

— Celui qui méprise les biens ? Alors comment se fait-il que ce tonneau lui appartienne ?

— Tu as raison ! Ce vieux tonneau n’est pas plus à lui qu’à nous !

— Eh, Diogène ! Nous réquisitionnons ton logis !

L’un des jeunes gens se mit à frapper sur l’abri ; un autre enleva les cales qui le tenaient en place. Déséquilibré, le tonneau vacilla, roula… et dévala la rue pour se fracasser contre un mur !

Le raffut avait réveillé les dormeurs et attiré du monde. On vint secourir Diogène qui, tout étourdi, considérait les restes disloqués de son logis. Les jeunes gens furent emmenés sans ménagement.

— Misérables ! leur criait-on. S’attaquer au plus démuni de la cité !

Le lendemain, les coupables furent punis. Diogène protesta :

— Ce tonneau était aussi bien à eux qu’à moi ! J’en trouverai un autre sur le port ! D’ailleurs, je peux vivre sans abri.

 

Cratès, un riche Athénien, abandonna ses biens au peuple et se mit à vivre comme lui. Diogène n’avait que faire de disciples. Un soir, il s’embarqua sur un bateau qui partait pour l’île d’Égine.

Hélas, des pirates attaquèrent le navire, massacrèrent l’équipage, capturèrent Diogène et l’emmenèrent en Crète. Là, on le mit en vente sur le marché aux esclaves ! Xéniade, un riche Corinthien qui passait par là, fut intrigué par l’allure de ce vieux captif barbu.

— Que sais-tu faire ? lui demanda-t-il.

— Commander ! lui répondit aussitôt Diogène. Si tu veux acquérir un maître, tu feras une bonne affaire avec moi !

Amusé, Xéniade l’acheta. Très vite, il comprit que Diogène était un sage. Le Corinthien cherchait un précepteur pour ses enfants. Sans hésiter, il confia leur éducation à son nouvel esclave.

Diogène devint précepteur malgré lui. Sa vie ne changea guère. Avertis de sa capture, ses amis athéniens proposèrent à Xéniade de racheter ce drôle d’esclave qui prétendait commander à son maître.

Mais Diogène refusa en affirmant :

— Je ne suis l’esclave de personne !

— Pourtant, c’est Xéniade qui subvient à tous tes besoins !

— Et alors ? Les lions ne sont point les esclaves de ceux qui les nourrissent !

— Diogène, reviens ! Athènes te réclame ! Nous avons besoin de toi.

— Apprenez à vivre sans moi. Car moi, je n’ai pas besoin de vous.

— Songe, Diogène, que tu es loin de ta chère patrie !

— Ma patrie, c’est la Terre entière. Je suis un citoyen du monde. Et je me sens chez moi aussi bien ici qu’ailleurs.

Les enfants du Corinthien grandissaient. Quand ils quittèrent le logis, Xéniade affranchit Diogène.

Que croyez-vous qu’il fit ?

Il se rendit au port de Corinthe et dénicha un vieux tonneau… dans lequel il emménagea.

C’est là qu’il vieillit, sans modifier sa façon de vivre.

Sa renommée avait franchi les frontières. Des étrangers venaient de loin consulter ce médecin de l’âme.

Alexandre le Conquérant en personne lui rendit visite. Ce jour-là, Diogène n’était pas auprès de son tonneau mais au cranium, le lieu où s’entraînaient les sportifs de Corinthe. Allongé sur le dos, les yeux mi-clos, les reins à peine couverts de haillons, il goûtait la chaleur de l’après-midi. Étrange rencontre qui allait mettre face à face le plus démuni de tous les humains et le futur maître du monde !

— Dis-moi, demanda Alexandre, que puis-je faire pour toi ?

— Une seule chose, murmura Diogène sans bouger.

— Laquelle ? Parle, tu seras exaucé !

Alors, désignant d’une main le ciel et de l’autre l’ombre que faisait Alexandre sur son corps, Diogène répondit simplement :

— Ôte-toi de mon soleil.

 

Quand Diogène s’éteignit, il avait quatre-vingt-six ans.

Encore ne mourut-il pas de vieillesse, mais en mettant fin à ses jours. On le découvrit un matin, sans vie, dans son tonneau. Bien qu’il fût opposé aux cérémonies et aux sépultures, on lui fit des funérailles grandioses. À Corinthe, on édifia à sa gloire un superbe tombeau sur lequel se tenait un chien en marbre blanc. Et l’on pouvait lire, gravée dans la pierre, cette étrange épitaphe(11) :

Dis, chien, de qui gardes-tu le tombeau ?
Du chien.
Et quel est cet homme, le chien ?
Diogène.
De quel pays ?
De Sinope.
Celui qui habite un tonneau ?
Lui-même. Et maintenant il est mort
et il habite les astres.

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