I
HOMÈRE
OU LE POÈTE AUX TROIS VISAGES
(VERS 820 AV. J.-C.)

QUAND je débarquai sur le petit port de l’île d’Ios, le jeune marin qui amarrait mon navire me lança :

— Tu as de la chance, voyageur ! Homère est arrivé ici le mois dernier. Ce soir, il va nous raconter la prise d’Ilion ou peut-être le fabuleux voyage d’Ulysse. Profite de ton escale pour l’écouter. Il est vieux et faible. C’est peut-être la dernière fois que nous entendrons ses récits.

— Le grand Homère ? dis-je au marin. Tu en es sûr ?

— Certain ! Le poète nous a souvent fait l’honneur de sa visite.

— Et il serait ici depuis trois décades, dis-tu ?

J’en doutais fort : Homère, je venais de le voir six jours plus tôt dans l’île de Chios où j’avais livré du vin et de l’huile !

 

À cette époque, j’avais vingt ans.

Mon père, un riche négociant de Corinthe, m’avait confié une escadre de navires chargés de denrées. Je devais parcourir toutes les Cyclades pour y vendre nos provisions et en acheter d’autres au meilleur prix. Cette mission de confiance ne me plaisait guère. Depuis l’enfance, mon rêve était de devenir aède !

— Toi, poète ? avait ricané mon père. Pas question ! Tu es mon unique héritier. Tu seras négociant et tu géreras ma fortune.

Déçu et amer, je profitais de chaque escale pour aller écouter les aèdes qui chantaient les exploits des héros et des dieux.

Ce soir-là, tandis que mon équipage allait au port se saouler et voir des femmes légères, je rejoignis la place du marché où se pressait déjà une foule considérable. Dans nos îles, les distractions sont rares et la renommée d’Homère était grande. Il parcourait la Grèce depuis cinquante ans pour chanter les exploits d’Achille et d’Ulysse. J’étais curieux de l’entendre. Était-ce le même que celui que j’avais vu récemment ? Avait-il, comme les dieux, le don d’ubiquité(1) ?

Dès qu’il parut sur scène, je sus qu’il s’agissait d’un imposteur. Celui de Chios était malingre, courbé comme une branche d’olivier. Ce vieillard, lui, était d’une taille imposante. Cependant, les deux hommes avaient des points communs : une barbe blanche et bouclée, un âge certain. Et ils étaient aveugles !

Ce second Homère fut conduit par un jeune garçon au centre de la place. Il s’assit et cala sa lyre entre ses genoux.

À présent, un silence respectueux planait sur l’assemblée. Dans la nuit violette qui tombait, on n’entendait que la respiration du public et la stridulation entêtée des cigales.

Soudain, les doigts du poète égrenèrent quelques notes avant qu’il ne déclame, d’une voix profonde et vibrante :

— Déesse, chante la colère d’Achille, fils de Pélée, Cette colère funeste qui causa tant de malheurs aux Grecs…

Un murmure de satisfaction s’éleva parmi les spectateurs. Comme moi, ils avaient identifié le début de l’Iliade !

— Fils d’Atrée, et vous Grecs aux belles cnémides, Que les dieux qui habitent l’Olympe Vous fassent la grâce de détruire la ville de Priam…

Je me laissai une nouvelle fois entraîner par cette histoire. Quelle aventure ! Quelle imagination ! Quelle poésie ! Ah, pourquoi n’avais-je pas désobéi à mon père, quitté logis et patrie pour devenir un poète ambulant ?

Les cigales ne chantaient plus. La nuit était tombée. Et moi de plus en plus intrigué. Je me tournai vers mon voisin pour lui chuchoter :

— Es-tu sûr que c’est là Homère ? J’ai vu récemment un autre aède qui ne ressemblait pas à… cet Homère-ci.

— C’était un imposteur ! me répliqua-t-il. Mèdikès, qui se fait appeler Homère, est natif de cette île d’Ios. Nos parents l’ont vu grandir. Sa mère, qui a toujours vécu ici, est morte il y a dix ans.

J’étais stupéfait. Car à Chios, le premier Homère était entouré de centaines d’auditeurs. Tous semblaient le connaître.

— Mèdikès… murmurai-je.

Comme beaucoup, l’aède avait choisi un pseudonyme dont la signification ambiguë tout à coup me frappa : homère, en grec, signifie tout à la fois « aveugle » et « otage ». Les deux poètes qui prétendaient être Homère étaient bien aveugles. Mais de qui auraient-ils pu être l’otage ?

À cet instant, la voix du vieillard faiblit. Bientôt, il chancela et s’interrompit. Le jeune garçon se précipita pour l’aider à se lever. Avant de partir, le prétendu Homère eut la force de lancer :

— Je reviendrai demain. Je raconterai la suite du siège de Troie, et…

— La mort de Patrocle ! proposa un spectateur.

— Oui, oui ! La mort de Patrocle ! lancèrent d’autres voix.

— Soit ! admit l’aède en souriant.

Les gens se dispersèrent. Certains chantonnaient les passages qui les avaient frappés et qu’ils avaient retenus.

Au lieu de rejoindre le port, je suivis le poète et son guide. Aux faubourgs de la cité, le garçon laissa son protégé à la porte d’une maison. Le vieillard était entré. Personne ne l’avait accueilli. Il vivait donc seul. Je m’approchai et grattai à la porte. Bientôt, le faux ou vrai Homère m’ouvrit.

— Eh bien, Anaxos, qu’as-tu oublié ? dit-il en me fixant de son regard éteint.

— Je ne suis pas Anaxos, répondis-je en le poussant à l’intérieur du logis obscur.

Déséquilibré, épuisé, il vacilla ; je dus le retenir pour qu’il ne tombe pas. Je l’aidai à s’asseoir. D’une voix qui grondait et tremblait à la fois, il me déclara :

— Que veux-tu ? De l’argent ? Je n’en ai pas !

J’étais parti à la recherche d’une lampe à huile.

Je finis par en dénicher une et l’allumai. Le poète aveugle se rebiffa :

— Comment oses-tu t’en prendre à moi ? Sais-tu bien qui je suis ?

— Non, justement. Ou plutôt je crois que tu n’es pas Homère.

Il sursauta. Avais-je visé juste ? Le vieillard se défendit :

— Tu te trompes, étranger ! Je suis Mèdikès d’Ios. Ici, chacun sait que je suis Homère. D’où viens-tu pour en douter ?

— De l’île de Chios. Avant de la quitter, j’ai vu et entendu Homère. L’un de vous deux est un imposteur. Et je crois que c’est toi.

Embarrassé, le poète fronça ses épais sourcils.

— Je suis Homère ! s’entêta-t-il à voix basse.

— Soit. Je vais revenir à Chios et confondre celui qui se fait prendre pour toi !

— Non, ne fais surtout pas cela !

Sa réaction me désarçonna.

— Ah bon ? Et pourquoi ? Qui est cet autre Homère ? Tu le connais ?

Son silence devenait irritant. Je le saisis au cou et affirmai :

— Si tu ne me dis pas la vérité, je t’envoie rejoindre les dieux ! Tu régleras tes comptes avec eux !

Ma menace n’eut pas d’effet. Mèdikès n’avait pas peur de la mort. D’une voix paisible, il murmura :

— Je te sens jeune et impétueux. Que t’importe, après tout, que je sois ou non le véritable Homère ?… Et toi, qui es-tu ?

— Éristhène de Corinthe, et justement ton plus grand admirateur. Moi aussi j’aimerais être poète ! Je connais des passages de ton Iliade et de ton Odyssée par cœur. Voilà pourquoi plus tard je voudrais pouvoir affirmer à mes enfants : « J’ai connu le vrai, l’immense Homère. Je l’ai vu et entendu ! Je me suis entretenu avec lui… »

Maintenant, le vieillard souriait. Il saisit ma main et demanda :

— Saurais-tu garder un secret, Éristhène ?

— Oh oui ! Je te jure, sur tous les dieux de l’Olympe…

— Je te crois, inutile de jurer. Écoute-moi. Il n’y a pas un seul Homère. Nous sommes trois.

Je restai muet. Je m’attendais à tout sauf à cela.

— Lorsque j’eus dix ans, m’expliqua Mèdikès, on m’envoya faire mes études dans une île voisine où je fis la connaissance de deux autres garçons de mon âge, aveugles de naissance comme moi : Rékérion et Hothonon. Très vite, nous devînmes inséparables. Comme tous ceux qui sont privés de la vue, nous avions le même goût pour la poésie et le chant. En grandissant, nous nous racontions tour à tour des histoires… Celles que nos enseignants nous avaient apprises. Mais aussi certains récits traditionnels que nos grands-parents nous avaient transmis : l’histoire de la mythique ville d’Ilion ! Souvent, Hothonon nous racontait l’odyssée d’un voyageur perdu sur l’océan, dont chaque escale était l’objet d’aventures plus extraordinaires les unes que les autres.

— Veux-tu dire que… ?

— Oui. Nous avons relié tous ces récits. Nous les avons améliorés, versifiés, mis bout à bout. Parfois, l’un d’entre nous imaginait un épisode supplémentaire. Au point que, quelques années plus tard, nous aurions été incapables de dire qui avait imaginé quoi.

Perplexe, je murmurai :

— Je n’aurais jamais soupçonné cette imposture-là…

— Une imposture ? Jamais de la vie ! Aussi créatif qu’il se croie, un auteur invente peu. Il est influencé par ses lectures et ses rencontres. Cependant, notre récit est original et collectif.

— Et uniquement oral ?

— Bien sûr. Aucun de nous n’a jamais rien écrit ni dicté. Même si, déjà, quelques érudits notent de mémoire ce que nous racontons.

— Nous ?… Que veux-tu dire ? Continue ! Qu’est-il arrivé ?

— Le problème, c’est que nous avions une seule et même histoire à conter. Et chacun de nous était en droit de la revendiquer ! Nous avons alors décidé de nous séparer et de gagner notre vie en parcourant la Grèce, sous un seul et même pseudonyme composé de nos trois noms : Homère. Du coup, nous étions condamnés à nous ressembler. À raconter le même récit tout au long de notre vie. Nous étions devenus les otages les uns des autres…

— Celui que j’ai vu à Chios ?…

— C’était Rékérion. Hothonon est mort l’an dernier. Eh oui, Éristhène, nous ne sommes plus que deux.

— Pourquoi m’as-tu révélé ce secret, Mèdikès ? Je ne t’aurais pas tué.

— Oh, je le sais bien ! Je préférais te livrer la vérité car j’ai une proposition à te faire…

— Une proposition ? Laquelle ?

— Vois-tu, je vais bientôt mourir. Rékérion ne tardera pas à me rejoindre. Or, il faudrait que l’Iliade et l’Odyssée nous survivent…

— Elles survivront ! m’exclamai-je, enthousiaste. Ton œuvre… votre œuvre traversera les siècles. On l’admirera encore dans mille ans !

— À condition, Éristhène, qu’elle soit transmise. Apprise. Et copiée.

— Serait-ce là la mission que tu voudrais me confier ?

Déjà, mon cœur battait de joie et de fierté.

— Oui. Mais il serait imprudent que tu sois le seul à l’assumer. Ne sois pas jaloux, Éristhène. D’autres t’ont précédé, ont commencé… Rékérion, à Chios, a déjà recruté quelques homérides. C’est ainsi que nous appelons les jeunes aèdes que nous jugeons dignes de nous succéder.

— Veux-tu dire… que nous nous ferons passer pour toi ? Pour vous ?

— Non, bien sûr. Vous transcrirez et apprendrez nos récits. Vous les ferez connaître. Plus vous serez nombreux, plus grandira la renommée de ce mystérieux Homère que la postérité retiendra !

Aujourd’hui, je ne suis plus commerçant. Je suis devenu poète. Plus précisément l’un des nombreux homérides qui, du Pont-Euxin aux Colonnes d’Hercule, parcourent le bassin méditerranéen. Jusqu’à la mort de mon père, j’ai pu cumuler ma fonction d’aède et mon métier de négociant.

Je parcours les îles. Et le soir, je saisis ma lyre. Devant mon public ébloui, je commence à réciter les vingt-huit mille vers de ces deux épopées qui, j’en suis sûr, deviendront le plus fabuleux récit de toute l’histoire de l’humanité.

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