Chapitre 9.
Dernière scène dans la conciergerie.
- Où devra-t-on faire parvenir vos affaires ? Avez-vous donné une adresse ?
Je répondis pour lui.
- J'ai l'adresse.
- Voulez-vous une tasse de café ?
Baranowski fit signe que oui.
L'adjudant :
- Enlevez-lui donc les menottes une minute.
Le gendarme :
- C'est contraire à nos instructions.
Puis après avoir réfléchi une seconde :
- Après tout, il ne va pas faire des conneries. T'as déjà essayé de foutre le camp, hein, petit gars !
Les menottes enlevées, le condamné but deux ou trois gorgées de café.
- Une tranche de pain ?
- Non, merci.
- Une cigarette ?
D'un seul coup ils devenaient prévenants. C'est l'aumône avec laquelle nous voulons effacer notre faute, cette faute qu'est la vie.
Dehors, dans la rue, une voiture s'arrêtait.
Quelqu'un entra et dit :
- En route !
Baranowski, presque apaisé, posa la cigarette à demi consumée dans un cendrier, nous serra la main à tous, comme qui part pour un long voyage. Pendant qu'on lui remettait les menottes, il se tourna vers moi :
- Vous m'accompagnez dans la voiture, monsieur le Pasteur ?
- Oui, je ne vous quitte pas.
L'aube faisait place au jour. La tempête s'était calmée. Un vent d'ouest nous soufflait au visage, humide et doux.
Dans la cour, un sous-officier du train donnait des ordres.
- Vous autres, vous montez derrière avec le bonhomme, était-il en train de dire à l'un des gendarmes.
Et j'entendis qu'un autre lui répondait :
- Mais non, mon vieux, ça ne colle pas, rends-toi compte, il y a déjà le cercueil qui est là.
Je compris : c'était l'équipe de l'officier préposé aux sépultures qui était là avec la camionnette et le cercueil.
- Monsieur le Pasteur va monter avec monsieur le Commissaire du Gouvernement, dans la voiture de liaison ?
- Non, je reste avec Baranowski.
- Si vous voulez ; devant, dans la camionnette, on tiendra tous.
Nous voilà assis tous les quatre, les gendarmes, Baranowski et moi ; et nous démarrons. La voiture de tourisme du Commissaire du Gouvernement est partie en avant. Les gendarmes, satisfaits que jusqu'à présent tout se passe bien, se détendent ; à leur manière, ils essayent d'entamer la conversation avec le condamné.
- C'est pas malin, ce que t'as fait là, mon gars, dit l'un.
Et l'autre :
- Et maintenant, la tête haute ; t'as plus qu'à bien te tenir. Après tout, on est tous mortels.
La nuit blanche m'avait tout de même épuisé. Un peu furieux contre moi-même, je ne pus réprimer un rire intérieur en entendant ce "la tête haute". Pendant ce temps, nous roulions, sans croiser personne. Cela valait mieux. Nous sortîmes de la ville en reprenant la route par laquelle j'étais arrivé la veille. La voiture enfila sur la gauche un chemin de terre presque effacé, où la voiture avançait avec peine. Soudain nous apparut le cérémonial militaire, sombre et solennel : le gris des casques d'acier, l'étincellement des boucles de ceinturons dans la lumière du matin. Sur la gauche, une compagnie en armes avait pris position ; au milieu était le peloton ; sur la droite se tenaient quelques officiers ; devant, le poteau de bois. La voiture s'arrêta. Nous descendîmes. Baranowski, qui pendant le trajet n'avait plus dit un mot, alla vers le poteau à pas lents. Lorsqu'il l'eut atteint, on lui banda les yeux.
La voix du Commissaire du Gouvernement. En vertu du règlement, la sentence et sa confirmation doivent être à nouveau lues intégralement. Scène pénible et interminable. La voix, comme hier, était distante, froide, mais sans méchanceté.
Je m'étais mis du côté des officiers, mais je n'avais pas fait attention à eux. Aussi sursautai-je lorsque j'entendis près de moi la voix de Kartuschke, qui déchirait l'air matinal comme un couteau. Et c'est à moi qu'elle en avait, cette voix ; elle disait :
- Monsieur l'Aumônier militaire a la parole.
Je sentis une centaine de paires d'yeux se diriger sur moi. Mais je ne pensais qu'à celui dont le regard était masqué par le bandeau blanc. J'allai vers Baranowski ; une fois tout près de lui, je dis à voix basse, afin que lui seul m'entendît :
- Ne pense plus que ceci : Seigneur, je remets mon âme entre tes mains. Tu m'as délivré, Seigneur ; tu ne me quittes pas.
Lui :
- Voudriez-vous me donner encore une fois la main ?
Maladroitement, n'ayant même pas le sens obscur que développent les aveugles, il tâtonnait en cherchant ma main. Je serrai la sienne, d'un geste ferme et calme. C'était bien ainsi. J'étais ici pour servir l'Évangile ; ma place était aux côtés du vaincu de la vie. La vérité de l'Évangile est la folie du monde, son ironie, sa fureur. C'était là mon témoignage. Puis je me retirai. J'étais arrivé à mi-chemin lorsque les détonations retentirent. Le capitaine Ernst avait donné l'ordre d'un geste.
Baranowski était tombé la face en avant. Le médecin-chef, un petit homme menu, que je n'avais pas encore remarqué (il n'avait pas l'air particulièrement ravi de faire son métier dans ce genre de circonstances) s'avança jusqu'au poteau, tâta le pouls, toucha les paupières du doigt, sortit sa montre, revint vers le groupe d'officiers et rendit compte à Kartuschke d'une voix rauque :
- Le décès est intervenu à cinq heures cinquante-sept.
La troupe mit l'arme sur l'épaule. Le cercueil de bois brut fut apporté ; deux paires de mains enlevèrent d'abord les bottes du mort : la Wehrmacht manque de cuir. Puis les hommes mirent le corps dans le cercueil. Une large flaque de sang s'étalait sur le gravier. Les clous, les coups de marteau : la Wehrmacht est une institution qui fonctionne correctement ; y compris quand elle vous fusille.
Pendant ce temps la troupe s'était retirée. Je saluai les officiers d'un geste bref et sans les regarder.
Là-bas le capitaine Ernst s'en allait avec son peloton. Il marchait d'un pas pesant, un peu courbé en avant, comme hier soir. Je ne l'avais toujours pas vu en face. Il me faisait de la peine. Il faudra que je lui écrive demain.
Le Commissaire du Gouvernement s'avança vers moi.
- Je peux vous ramener dans ma voiture ?
J'allais refuser, quand je remarquai qu'il avait renvoyé son chauffeur et qu'il prenait lui-même le volant. Il voulait donc être un instant seul avec moi. Il fallait faire face.
- Vous avez été parfait, dit le Commissaire du Gouvernement, en démarrant.
Je le regardai. Il n'avait pas l'air de se rendre compte de ce qu'il venait de dire. Il ne pensait qu'à me dire quelque chose de gentil. Mais vraiment je n'avais rien à répondre.
- Il fait froid, dit-il ensuite.
Il releva le col de son manteau, frissonna, et chercha une cigarette dans sa poche.
Il fallait que je dise quelque chose.
- On ne se sent pas très bien, monsieur le Commissaire du Gouvernement, dis-je enfin.
Et j'ajoutai :
- Et il n'y a vraiment pas de quoi être à son aise.
- Comment ça ?
- En toute justice, monsieur le Commissaire du Gouvernement.
Il ne me regardait pas. Il avait des ennuis avec son briquet, qui finit par s'allumer à la dixième tentative ; il tira sur sa cigarette, ouvrit la glace de la portière d'un geste véhément, respira l'air automnal, et s'exclama :
- Quelle saloperie !
Puis, après un silence :
- Dieu merci, j'ai à la maison une vodka, je ne vous dis que ça. Une vieille bouteille. Ça se boit par petites gorgées. Réservée pour les grandes circonstances. Mon ordonnance l'appelle la gnole des exécutions capitales. Je vous invite, monsieur le Pasteur.
- Non, merci, vraiment pas. Je regrette.
- Pourquoi pas ? Vous avez des scrupules ? Il y a combien de temps que vous êtes dans le bain ?
- Trois ans.
- Trois ans ? Et vous n'êtes pas encore pourri ? Vous irez tout droit en paradis !
- Vous voulez dire, parce que je ne bois pas de vodka ? Il m'arrive d'en boire, et même avec plaisir. Mais aujourd'hui je n'en ai pas le cœur. Tout cela, ce n'est pas ainsi que cela devrait se passer.
- Pas comme ça ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? La guerre, ce n'est pas moi qui l'ai voulue. Mais quand il faut, il faut. Il faut que ça saute ou que ça casse, comme dit Adolf. L'auto ou le cercueil. Moi, j'aime mieux l'auto.
Nous roulâmes un moment en silence. Je pensais que le même homme qui hier avait fait son petit discours avec tant de netteté, de précision, aujourd'hui errait à travers ses propos comme un homme qui marche dans les décombres. Le langage nous vient de Dieu, et nous juge sans erreur possible.
- Je crois que je vais faire une heure de marche dans la campagne, dis-je alors. Si vous voulez bien me déposer ici.
- Bien. Faites. Allez en paix, que le Seigneur soit avec vous. Et encore une fois, toute mon admiration. Vous connaissez votre métier.
- Adieu, monsieur le Commissaire du Gouvernement.