Chapitre 7.

 

        On avait classé les documents ; comme il se doit, c'était le dernier en date des documents qui était sur la pile, le rejet du recours en grâce, et, agrafé, l'ordre d'exécuter la sentence. Mais pour moi qui, dans la solitude de la nuit, voyais ce dossier ainsi ordonné, cela avait quelque chose d'angoissant. Voilà, me disais-je, à quoi ressemble une existence quand on la lit à rebours seule la sagesse éternelle devrait avoir le droit de considérer les choses sous cet angle. Je me mis à feuilleter. Voici le recours en grâce du condamné, avec la mention : "transmis sans avis". Le voilà bien, ce Commissaire du Gouvernement "transmis sans avis". Ni oui, ni non. Au fond de son cœur il aurait préféré dire : non, mais il était trop irrésolu pour cela. La feuille suivante était une pelure de la sentence qui le condamnait à mort "pour désertion au cours de l'action et trahison de secrets militaires". Puis le dossier du procès lui-même, une chemise assez volumineuse. Je cherchai des noms, des détails, des notes. Je vis : "les lettres de B.", "femme Ljuba"... Et ceci ? Encore une condamnation ? "Trois ans de travaux forcés." Je ne comprends plus. Ce procès qui lui coûte la vie, ce n'est pas le premier ?

        Il faut lire tout cela par ordre chronologique. Je ne suis pas la sagesse éternelle, qui seule a le droit de lire nos existences en commençant par la fin.

        Voici les faits.

        Fedor Baranowski, né le 19 novembre 1920 à Küstrin ; fils naturel d'une caissière. Le père : un menuisier, marié, de nationalité allemande, parlant polonais. Rien d'autre sur le père ; ni reconnaissance de paternité, ni mention de pension alimentaire. La mère elle-même, qui peu après la naissance de cet enfant avait épousé un commerçant en bonneterie du nom de Hoffmann, n'avait suivi son enfant que de loin. L'enfant fut placé chez un jardinier, puis chez un chiffonnier de Dantzig, puis de nouveau à Küstrin. Pas trace d'une fréquentation scolaire régulière, ni d'une formation professionnelle quelconque. Dès la déclaration de guerre, Baranowski est mobilisé. Quand on pense que c'est dans une caserne que pour la première fois Baranowski a connu ce qui fait l'enfance des autres : des heures de repas, midi et soir, un lit à soi, le sommeil régulier. Pour famille, la caserne. L'importance de ce fait et les conséquences que cela entraîne, on les sent dans une remarque extraite d'un témoignage, d'ailleurs très nettement favorable : "Il ne recevait jamais de courrier, ni de colis pour Noël." Un colonel, d'esprit vraiment très militaire, avait transmis ce rapport de son commandant de compagnie, et s'était cru obligé de porter de sa main, dans la marge, la mention : "Pas de littérature, s. v. p." Bien caractéristique aussi, la remarque : "Ne va jamais voir les filles." Ceci vient du chef du corps d'origine. Voici exactement ce qu'il dit : "B., soldat peu bavard, ponctuel, ne se manifeste en aucune façon. Vie régulière ; ne s'intéresse à rien en particulier, ne se fait pas remarquer, ne va pas voir les filles." Puis des rapports sur son attitude au front : deux fois blessé ; croix de fer de deuxième classe ; promu caporal, puis sergent.

        Après la seconde blessure, une balle dans la rotule, il est muté à l'arrière, dans une compagnie de pionniers. Là, en raison de sa déficience physique, on le met aux cuisines ; pour la première fois on mentionne qu'il parle polonais et russe. D'où lui vient cette connaissance des langues, on ne le dit pas ; sans doute de ses années d'enfance à Dantzig. En tout cas, c'est la raison pour laquelle l'officier d'intendance l'envoie de temps à autre faire des achats dans les environs. Son unité, chargée apparemment de travaux très secrets, était, pour des raisons de discrétion, rigoureusement tenue à l'écart de la population civile. On n'y employait pas, comme on le faisait ailleurs, des Ukrainiens et des Ukrainiennes ; il y avait des ordres particulièrement stricts, un périmètre interdit, pas de contact avec l'habitant. Mais Baranowski, qui parle le russe, se promène dans les villages des environs, il achète des oeufs et des légumes.

        Passons à Ljuba. Pas grand-chose sur cette Ukrainienne, si mêlée à la trame des événements. On peut supposer que dans un de ces villages il fait la connaissance de Ljuba, une Ukrainienne, sans doute toute jeune, veuve, son mari tué au cours des combats de juillet, mère d'un enfant qui pouvait avoir deux ans à l'époque. C'est sans doute l'enfant qui a d'abord joué un rôle dans la vie jusque-là toute militaire de Baranowski. Le sourire d'un enfant ; une source vive dans le désert. On le sent qui voudrait saisir la vie au passage. Mais les travaux de la troupe comportaient des déplacements fréquents. Chaque fois, Baranowski prévenait Ljuba ; peut-être aussi s'arrangeaient-ils pour se rencontrer. Bref, il y avait des lettres de Baranowski, et ces lettres scellaient sa destinée. Au cours d'une rafle des S.S., quelques-uns des billets que Baranowski avait adressés à Ljuba furent saisis ; par malheur certains d'entre eux étaient écrits au verso de formules imprimées de bons de réquisition. L'intendance dote les unités en campagne de blocs à feuilles détachables, et sans doute Baranowski avait eu un de ces blocs à sa disposition. L'enquête établit sans peine l'identité de l'auteur de ces billets. L'affaire était bien claire. En soi, les billets étaient innocents ; mais ils révélaient aux Ukrainiens les mouvements d'une unité de la Wehrmacht. Dans ce secteur, les partisans représentaient une menace permanente. Baranowski fut accusé d'avoir porté à la connaissance de l'ennemi des secrets militaires, et inculpé de trahison. Le commissaire du gouvernement requit cinq ans de travaux forcés. Le Conseil de guerre fut relativement indulgent. De toute évidence certains témoins à décharge s'étaient employés de leur mieux à atténuer sa culpabilité ; mais la loi est formelle ; au fond, personne n'y pouvait rien.

        Le procès avait eu lieu à Rowno. La principale prison de la Reichswehr se trouvait alors à Dubno. C'est là que le condamné devait être transféré ; selon toute vraisemblance, il serait dirigé ensuite sur une compagnie disciplinaire. D'après les instructions de Hitler, les peines ne devaient être purgées qu'après la cessation des hostilités. En fait, quand on était incorporé dans une compagnie disciplinaire, il fallait être protégé par un ange gardien tout spécial pour avoir une chance de s'en sortir. Dans le train qui le menait à Dubno, Baranowski réussit à sauter en marche. Par miracle, il ne fut que légèrement contusionné. Comme il parlait le russe, il réussit à se procurer des vêtements civils ; il parvint à disparaître et à se fondre dans la population civile ukrainienne. Il fut vainement recherché.

        Trois semaines plus tard il se passa la chose suivante : un secteur boisé où se cachaient des groupes de partisans fit l'objet d'un ratissage ; les hommes, les femmes, les enfants qui vivaient dans les bois furent ramassés ; parmi eux Baranowski. Le hasard voulut que, précisément dans le village où on avait amené les partisans pour les interroger, fût stationnée l'unité à laquelle Baranowski avait appartenu. Les partisans étaient rassemblés sur la grande place, les mains en l'air ; on cherchait un interprète pour les interroger. Un adjudant vint à passer ; il jetait un coup d'œil distrait sur les partisans, quand il eut la surprise de reconnaître parmi eux son ancien chef de cuisine. Il s'exclama : "Bon Dieu ! Baranowski ? Qu'est-ce que vous foutez là ?"

        C'était la fin de tout. Qu'advint-il des partisans, au nombre desquels Ljuba et son enfant ne se trouvaient d'ailleurs pas ? Cela ne figure pas au dossier. Baranowski fut immédiatement arrêté et conduit sous escorte à Proskurow. C'est là que le second procès eut lieu le 5 septembre. La séance du Conseil de guerre paraît avoir été brève. On semble n'avoir fait qu'effleurer la question de savoir si l'inculpé avait favorisé les entreprises ennemies. Le simple fait de la désertion était si patent que l'officier défenseur n'essaya même pas de plaider l'"absence illégale".

        Je refermai le dossier et réfléchis. Voici donc comment, de l'extérieur, s'inscrivent les faits qui jalonnent une existence. Mais l'histoire intérieure ?

        Aucun doute, c'est l'histoire d'un homme que l'on n'a pas assez aimé. De quelqu'un qui n'a pas connu même ce degré minimum de chaleur humaine qui est nécessaire pour une croissance normale de l'être. Jamais de courrier. Pas de colis. Rien pour Noël. Et puis Ljuba, et l'enfant. Pas une quelconque fille de là-bas : une mère. "Il ne va jamais voir les filles", avait-on dit de lui. Mais il avait rencontré cette femme. Peut-être avait-il pensé : les nôtres ont tué ton mari, ils ont pris son père à ton enfant ; mais tu vois, moi, je suis là. Et je resterai là.

        Je regardai dans le vide. J'imaginais les semaines de ce mois d'août pendant lesquelles ce garçon avait vécu dans les bois, sans doute dans une cabane, avec Ljuba et le petit. Je humais la chaude sécheresse des sous-bois l'été, l'odeur des champignons et des baies sauvages ; je le voyais, déjà presque devenu un paysan ukrainien, traverser une clairière avant le jour, après la tombée de la nuit, cherchant à manger. Regardant autour de lui, en éveil, prêt à bondir, toujours en danger. Respirant enfin, quand il avait refermé derrière lui la petite porte de la cabane. Parfois des hommes les rejoignaient. Des partisans ? Qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Ils s'asseyaient un bon moment devant le feu, ils roulaient des cigarettes de machorka, et parlaient entre eux un dialecte qu'il comprenait à peine. Et puis les nuits. Les étoiles entre les cimes des arbres, les braises du feu qui baisse, la flamme de l'amour. La peur ? Peut-être aussi la peur. Une voix, la voix de la femme. Et la respiration de l'enfant.

        Soudain j'entendis appeler. J'entendis prononcer mon nom. Où suis-je ? Non, pas dans la nuit des forêts en été, où j'écoutais battre le cœur du bonheur. Non, je suis ici, au foyer de la Wehrmacht à Proskurow ; cette voix, c'est la voix de Brentano, et cette voix demande :

        - Quelle heure est-il ?

        Je regarde ma montre, et je réponds à voix basse :

        - Une heure.

        Le silence. Puis la voix, qui cette fois ne s'adresse pas à moi, mais je ne puis faire autrement que de l'entendre :

        - Encore six heures.

        Puis, plus bas, dans un murmure :

        - Six secondes.

        Et l'autre voix (pardonne-moi de t'avoir entendue)

        - Six siècles.

        Douceur de l'amour : les heures sont des instants. Sagesse de l'amour : l'instant est une immensité. Ils n'ont à eux qu'une seule nuit. Mais cela veut dire : à tout jamais.

        Je ne bouge pas. Mon regard s'abaisse une fois encore sur les pièces du dossier. Mais j'en ai fini ; je ne lirai plus les documents officiels. C'est assez comme cela. Portons plus haut notre pensée.

        Et je lis : "Car ce n'est pas de bon cœur qu'Il humilie et qu'Il afflige les enfants des hommes ; lorsqu'on foule aux pieds les captifs, lorsqu'on viole le droit de son prochain à la face du Très-Haut, lorsqu'on a fait tort à quelqu'un en justice, est-ce que le Seigneur ne le voit pas ? Je T'invoque et Tu T'approches de moi, Tu me dis : n'aie point de crainte ! Seigneur, je remets mon âme entre Tes mains."

        Je levai les yeux. Mélanie était devant moi. Elle avait mis son manteau, mais à la différence de tout à l'heure, et cela suffisait à la transformer, ses cheveux épars se répandaient sur ses épaules ; ce n'était plus l'infirmière que j'avais devant moi, c'était la jeune fille, la femme.

        - Il y a un volet qui claque, dit-elle à mi-voix. Ne pourrait-on essayer de l'attacher ?

        - Je ne pense pas. Avec cette tempête, peu de chances que j'y arrive. Mais je vais voir.

        J'allai à la fenêtre et l'ouvris. Le vent entra d'un coup dans la pièce, hostile et noir ; heureusement j'avais rangé le dossier. Mélanie s'approcha aussi de la fenêtre ; son visage, son être était ouvert, offert. Une certitude émanait d'elle tout ce qui peut arriver désormais est insondable ; mais l'avenir sera pétri de force vitale ; que l'avenir soit donc le bienvenu.

        J'avais mis un chiffon pour caler le volet. Je refermai la fenêtre. Mélanie se détourna.

        - Il dort, dit-elle en désignant la niche d'un geste.

        - Vous devriez aussi dormir un peu, Mélanie, dis-je.

        - J'ai tout l'hiver pour dormir.

        - Je vais éteindre la lumière pour une heure encore. Elle me tendit la main, comme pour un adieu. Sans un mot, ni elle, ni moi. Elle se détourna. Elle ne voulait sans doute pas me laisser voir les larmes qui lui montaient aux yeux.

        Sur la chaise, le bougeoir ; à côté, la montre. Je n'ose pas éteindre tout à fait. Il ne faut pas que je m'assoupisse. Il ne faut pas qu'ils dorment, les hommes de notre temps. C'est la guerre ; la guerre de Hitler.

        Je songeais aux êtres fraternels, aux amis, aux amants, à tous ceux qui écoutent dans la nuit, tous ceux qui sentent la lassitude s'appesantir sur leurs paupières, et qui n'ont pas le droit de se laisser aller au sommeil. Ceux qui vont se dire adieu, il arrive que l'un d'eux ne résiste plus et glisse dans la profonde paix. Baranowski dort, lui aussi, et il ne se doute de rien. Tempête, immense tempête nocturne, hurlante, secouant les volets, réserve-moi ta fureur. Ceux qui vont mourir, ne les réveille pas.

        Il est trois heures et demie. Je me passe l'éponge humide sur le front, sur les yeux, pour en chasser la somnolence. Tout est prêt. Et le dossier ? J'en noue les cordons, et soudain je me rends compte que pour la dernière fois en ce monde quelqu'un l'a lu. Quand, d'ici deux heures, les coups de feu seront partis, plus jamais personne ne s'occupera de cet homme ni de son histoire. Il reste le mot des Lamentations de Jérémie : "Seigneur, je remets mon âme entre Tes mains."

        Sans bruit je descendis l'escalier. La violence de l'ouragan était telle que j'eus du mal à ouvrir la porte. De rue en rue, je luttais contre le vent, comme s'il me fallait arracher cette ville à un âpre défenseur.

le sommeil de l'homme qu'elle aime.