Chapitre 6.

 

        Mon brave compatriote avait fait faire une flambée dans le poêle. La douce chaleur de la pièce me réconfortait, après la prison froide et la marche dans le vent par les rues de la ville. J'enlevai mes bottes et chaussai des espadrilles. Je décidai de me faire deux tasses de vrai café. Récemment, l'Intendance m'en avait attribué un petit paquet, "pour circonstances exceptionnelles". C'était bien une circonstance exceptionnelle. À la cuisine, il y avait encore deux Ukrainiennes elles étaient complaisantes et braves ; je prends mon eau chaude ; après un échange cordial de "dobre vetche" et de "spassivo", je remonte dans ma chambre.

        Je venais de me rasseoir, lorsque j'entendis frapper à la porte. C'était mon homme de Balingen.

        - Monsieur le Pasteur, je suis désolé, mais il faut que je vous amène un compagnon pour la nuit. C'est un capitaine qui repart demain matin en avion sur le front de l'Est.

        - Faites donc, je vous en prie.

        Déjà le capitaine en question était dans l'embrasure de la porte.

        Il se présenta :

        - Brentano, et salua.

        Je me nommai et lui tendis la main. Tout en esquissant à mon adresse un geste qui allait au-delà de la simple courtoisie, il se tourna vers le sergent et lui dit :

        - Vous frapperez à ma porte demain matin à six heures trente.

        - Bien, mon capitaine, à six heures trente ; entendu.

        - À partir de quelle heure peut-on prendre son petit déjeuner en bas ?

        - À partir de sept heures moins le quart, mon capitaine.

        - Bien. J'aurai juste, le temps. Je vous remercie.

        Le sergent, qui avait repris une attitude militaire, salua et se retira. Pendant ce très bref dialogue une chose, une seule, avait retenu mon attention : la voix de ce jeune officier. Et, comme une heure plus tôt, alors que le capitaine Ernst marchait à mes côtés, c'est avec la voix que je nouai des liens d'amitié. Elle était habituée à commander, cette voix ; pourquoi pas ? Pourtant elle restait légère, ailée. Elle ne se posait pas sur l'ordre qu'elle donnait. Elle semblait dire, cette voix : il est tout naturel de faire ce que je vous dis de faire ; ce n'est pas la peine d'ajouter les mots les uns aux autres ; ne nous compliquons pas l'existence. Et autre chose encore : c'était la voix d'un homme dans toute sa vérité. Cette guerre, que je venais de qualifier des noms les plus vils, et il ne me venait pas à l'esprit d'en retirer un seul, cette guerre s'illuminait parfois d'un éclat chevaleresque, d'une clarté achilléenne. Peut-être après tout n'était-ce possible que sous le signe du sacrifice : le capitaine Brentano ne reviendra pas.

        - Il faut que je vous demande pardon de vous déranger, camarade. Je n'aime pas déranger.

        Je le regardai, et il me vint à l'esprit que, tout à l'heure, je n'avais pas vu le visage du capitaine Ernst. Demain matin, je le reconnaîtrais à peine. Nous avions marché dans le noir à travers la ville, nous avions eu une conversation qui n'était certes pas banale ; et tout cela s'était passé sans que nous nous regardions au visage. J'étais heureux de pouvoir enfin voir en face ce nouveau vis-à-vis. Involontairement, inspiré par le nom qu'il avait prononcé, je cherchai à retrouver dans ses traits l'image de Clément Brentano, de Bettina, des romantiques du siècle dernier. Il y avait dans ses traits une flamme ; il s'y mêlait la gravité de la mort et l'illumination de la vie.

        Je répondis :

        - C'est tout naturel que vous trouviez ici un gîte, aussi bien que moi. Il n'y a pas de privilèges. Je propose que vous preniez cette niche. Nous arrangerons la lumière pour qu'elle ne vous empêche pas de dormir. J'ai à faire certaines choses qui ne souffrent pas d'être remises.

        Brentano s'était avancé vers la fenêtre, saisi d'une étrange agitation, et il s'était mis en devoir d'arranger les rideaux de black-out. Il revint vers ma table et remarqua le dossier, toujours ficelé, qui était devant moi. Bien visible, un grand III en chiffres romains s'étalait sur le carton.

        - Un dossier du IIIe Bureau entre les mains d'un aumônier, cela ne veut rien dire de bon, me dit-il.

        - Cela veut dire exactement ce que vous supposez.

        - Tenez, s'exclama-t-il en posant sur mon dossier, d'un geste brusque, un papier qu'il venait de tirer de sa poche intérieure. Des condamnations à mort, vous en voulez ? En voilà une. Vous voyez qu'on peut s'épargner la peine de faire des dossiers ; on peut dire la même chose en moins de mots.

        Je dépliai le papier. C'était un ordre de marche, comme des milliers d'autres à cette époque : "Le capitaine Brentano de l'unité n° ... rejoindra sans délai", ici rajouté à la machine : "par la voie des airs", "l'unité n° ...". Un point. "Pour le colonel, chef d'État-Major", signé : illisible.

        - Cet ordre, on peut le lire de la façon suivante : le capitaine Brentano se rend en avion à Stalingrad, pour rejoindre la sixième armée ; il n'en reviendra pas.

        Sa voix se faisait métallique. Il ajouta, en changeant un peu de timbre :

        - N'exagérons rien. Comment se présentent les chances ? Quatre-vingt-quinze contre cinq.

        Il retourna à la fenêtre. Clément, Bettina ? me demandai-je à nouveau. Je n'en sais rien. Peut-être l'écho du Chant du Destin de Clément Brentano : "J'ai tendu l'arc ; tu as visé ; la flèche frappe le cœur." Mon attention fut détournée par un détail, comme il arrive dans les instants les plus critiques. Je remarquai le pull-over de Brentano. Ce n'était pas le chandail de laine des magasins de la Wehrmacht. Un tricot clair, presque blanc, de belle laine, tricoté à la main, d'un geste d'amour. Je pensai aux moutons qui paissent près de la mer, dans l'île de Sylt, à leur douce chaleur silencieuse et vivante.

        - Il faut que je vous dise quelque chose, mon camarade, reprit la voix. Mais cette fois elle avait perdu son éclat. Je ne savais pas qui j'allais rencontrer ici ce soir. Ou plutôt j'espérais avoir une chambre pour moi seul. Je n'en ai pas trouvé. Et maintenant j'ai une prière à vous adresser. À vrai dire, je suis gêné de demander cela à un prêtre. Mais je ne peux pas faire autrement. Et après tout, tel que je vous vois, là, devant moi, ce n'est plus si difficile que cela. Voilà en deux mots ; ma fiancée, l'infirmière Mélanie, est là, en bas. Elle est venue de son hôpital à Biala-Zerkow. J'ai pu lui faire parvenir un télégramme lui disant que je passais douze heures ici. Demain matin je m'envole vers Stalingrad. Cette nuit, où la passerions-nous, sinon ici ? Et cette nuit, nous ne l'aurons que si vous le voulez bien ; si vous nous acceptez. Je sais, mon camarade, c'est très ennuyeux pour vous, mais...

        - Il ne s'agit pas du tout de moi, répondis-je. Bien sûr, vous allez passer la nuit ici. Je suis désolé, simplement, de ne pouvoir m'en aller et vous laisser seuls ensemble, comme il le faudrait. Je ne le puis pas. Ce dossier, monsieur Brentano, il faut que je le lise. Maintenant. Tout de suite. L'homme dont il s'agit sera dans son cercueil demain matin à six heures. D'ici là il faudra que j'aie un entretien avec lui. Sub specie aeternitatis. Vous comprenez. C'est une étrange rencontre. Mais, pas plus que vous, je ne puis remettre la chose. En ce qui vous concerne tous les deux, laissez-moi vous dire : ce sera comme si je n'étais pas là.

        Brentano vint vers moi et me serra la main. Sans un mot. Mais nous comprenions tous deux qu'il fallait des années d'une ascension ardue pour mériter, en cet instant, d'atteindre au sommet. Et que cet instant à lui seul en valait la peine.

        - L'infirmière Mélanie est dehors, par ce grand vent.

        C'est moi qui le premier rompis le silence.

        Brentano :

        - Oui, tout de suite. Ceci encore. Je suis d'une famille où on ne vit pas longtemps. Plus exactement, d'une famille où on n'en prend pas à son aise avec les choses. Lorsque je suis parti pour cette guerre, mon père m'a dit en guise d'adieu ce mot du vieux poète Claudius : "Ne fais pas de peine à une jeune fille, et songe que ta mère aussi a été une enfant." J'ai beaucoup pensé à ce mot. Je n'y ai pas seulement pensé. Mais maintenant...

        - Maintenant, Brentano, allez chercher votre fiancée, et dites-lui de ne pas s'inquiéter.

        Il partit. Je défis les cordons du dossier Baranowski et l'ouvris. Mais les pièces officielles, les documents à en-tête, les cachets à l'encre grasse, les annotations au crayon, les signatures, les chiffres dansaient devant mes yeux. Je n'arrivais pas à me concentrer. De quel secours pourrais-je être aux amants ? La maison était silencieuse depuis un moment, mais il n'était pas exclu qu'ils rencontrent dans l'escalier ou dans le couloir quelqu'un qui les dévisagerait d'un regard inquisiteur. Je descendis et ouvris la porte de derrière. J'avais bien décrit à Brentano l'endroit où il trouverait la clef. Le capitaine était dans la cour ; il arrivait, une silhouette voilée le suivait, drapée dans une ample cape, grande, avançant d'un pas ferme. La prenant entre nous, nous montâmes l'escalier, sans précipitation ; j'échangeai même avec Brentano quelques propos insignifiants. Personne ne nous vit. Je crus bien entendre, tandis que nous franchissions le corridor, un pas étouffé ; mais déjà nous étions sur le seuil de la pièce. Nous entrâmes : je fermai la porte et mis le verrou. Toujours drapée dans son manteau, elle s'approcha un instant de la table et s'y appuya de la main, comme si elle voulait se convaincre que tout cela était réel : la chaise, la table, son amant. Puis elle rejeta sa cape et se tourna vers moi. Elle était rayonnante. Mais ce mot ne veut rien dire ; il faudrait décrire comment tout en elle se résumait, se ramassait dans ce rayonnement : la gêne, la pudeur, le souci, l'angoisse, la pensée de l'adieu et de la mort, tout cela se résolvait, se transfigurait, s'illuminait dans son visage.

        - On dirait les beaux masques dans le Figaro de Mozart, dis-je, en accrochant à un portemanteau sa vaste pèlerine, et j'ajoutai, pour atténuer : Si ce n'était aussi sérieux.

        Ce n'est pas cela que j'aurais voulu dire ; mais il y a des moments où même un mot inexact fait vibrer la note juste : l'évocation de la sublime musique de Mozart, dans cette nuit. Mélanie se mit à rire, et Brentano lui aussi rit, du rire de Chérubin. Le rire de Chérubin ? Il ne rit pas, il chante. Mozart chante lorsque l'abîme s'ouvre à ses pieds, lorsqu'il est face à face avec la mort.

        - J'ai encore une tasse de bon café ; mais je n'ai pas de quart.

        - Moi, j'ai un bidon de thé noir.

        C'était la première fois que j'entendais le son de la voix de Mélanie. Je songeai combien ce timbre devait être doux lorsque là-bas, au chevet des blessés de Biala-Zerkow, elle disait : "Dormez bien."

        - Et moi, j'ai du vin, dit Brentano.

        - Un vrai festin, répondit Mélanie.

        Elle avait approché une chaise, ouvert une musette ; elle posa sur la table du cake, du pain blanc, du miel.

        - Vous permettez ?

        Nous ne disions rien. Sur les cimes et dans les gouffres, le verbe se fait silence. Quelle distance il y a de la cime au gouffre, personne ne le sait, que Dieu. Dieu, et les amants. C'est ainsi, pensait Brentano. Et Mélanie : c'est ainsi que cela aurait pu être, tout au long des jours de notre vie. Et tous deux : cela aura été, une fois. Quelques fois. Pour la dernière fois à Proskurow, dans la nuit. Et puis, cela existe ; maintenant, pour toujours.

        - Comment nous arrangeons-nous pour la lumière, Brentano ? demandai-je lorsque Mélanie se leva et ferma les boîtes d'aluminium.

        Par un accord tacite, nous avions laissé tomber les formules de politesse. Si nous avions passé une demi-heure de plus en tête à tête, nous nous serions tutoyés, tous les trois : tant était fort l'enchantement de cette heure nocturne et de ce repas en commun.

        - Nous allons organiser un appartement, Mélanie. Avec les moyens du bord, qui sont modestes. Vous auriez été mieux à l'hôtel Adlon, bien sûr.

        Peut-être, lorsque les circonstances sont graves, n'y a-t-il qu'un ton qui convienne : celui du badinage. Les deux n'avaient certes pas prévu que cela se passerait ainsi : qu'il leur faudrait, à trois pas d'un inconnu, sans aucune séparation, célébrer leurs noces, leur adieu, et déjà presque la mort.

        Mais nous qui venions de boire au même gobelet, déjà quelque chose nous séparait. Ils allaient de leur côté, moi du mien. Et il se trouvait que, de mon côté, le dossier Baranowski contenait un homme tout entier, tout comme les bras d'une femme qui enlace son amant.