Chapitre 8.
Mot de passe ?
- Odessa.
Le gardien m'ouvrit. Dans la conciergerie l'adjudant Mascher était en tenue, sanglé. Il se mit au garde-à-vous. Tout le reste était comme la veille au soir. Le poêle avait été rallumé. Pourtant nous frissonnions de froid : le voisinage de la mort. Comme je faisais mine de me débarrasser de mon manteau, Mascher me dit :
- Il fait froid là-bas.
- Tant pis. Si je garde mon manteau, j'aurai l'air de n'être que de passage dans la cellule.
- Bien. Allons-y. Monsieur le Pasteur, c'est vous qui allez lui dire ? me demande l'adjudant, tandis que nous longeons le couloir.
De part et d'autre, les portes de cellules. Il me parle à voix basse ; nous tâchons de ne pas faire de bruit ; il est inutile que les autres détenus se rendent compte de ce qui se passe. Ils s'en rendent compte pourtant. Tout à l'heure, quand la place de Baranowski à l'appel sera vide, ils le sauront déjà. À supposer qu'il ait assisté encore ces jours-ci à l'appel du matin ; peut-être le gardait-on isolé dans sa cellule. Non, dès à présent, en pleine nuit, ils le sentent. La mort, cette mort violente, est comme une fièvre qui se glisse par les crevasses des murs et par les failles des rêves.
- C'est vous qui allez lui dire, monsieur le Pasteur ?
Ce rôle ne me revient pas obligatoirement. C'est au militaire qu'il appartient de faire cette communication officielle. Mais ne faut-il pas encourager de sa bienveillance la timidité d'un soldat, la moindre trace d'une hésitation, d'un sentiment humain ?
- Bien ; je m'en charge. (Oui, mais comment lui dire ?)
Le porte-clefs fit jouer le verrou, ouvrit la porte, et s'effaça.
- Je passe devant, dit l'adjudant.
La lampe de poche s'alluma, éclaira le dormeur sur son châlit. On ne voyait que ses cheveux ; il faisait froid dans la cellule ; il s'était enroulé dans ses couvertures : un être qui a froid, et se pelotonne pour garder sa chaleur vitale. Il ne bougeait pas.
L'adjudant le secoua un peu.
- Baranowski, levez-vous.
Aucune rudesse dans le ton de voix de l'adjudant ; certes pas comme à la caserne.
Baranowski se dressa sur son séant ; ses mains tâtonnèrent un instant en direction de la lampe de poche ; puis il reconnut l'adjudant. Dressé à l'obéissance, il bondit aussitôt à bas de sa couchette. J'étais dans l'entrée, il ne pouvait encore me reconnaître.
- Habillez-vous, vous avez de la visite.
- Comment ? Quoi ? Qu'est-ce que c'est ?
Il ramassa son pantalon, l'enfila, et se détourna vers le coin de la cellule :
- Un instant, s'il vous plaît.
L'adjudant me fit signe du regard ; je ressortis dans le couloir, où se trouvait le porte-clefs. Baranowski se tourna vers la tinette.
En de telles circonstances, le petit jour vous trouve extraordinairement éveillé et lucide ; il suffit d'une rupture infime pour apercevoir un abîme de profondeur. Ces quelques mots bafouillés : "Un instant, s'il vous plaît", étaient l'expression ultime d'un être dans sa pudeur, surpris sans défense.
- Allez, maintenant, faites la couverture.
Du couloir j'entendais la voix de l'adjudant. Puis il s'approcha de la porte et m'appela :
- Monsieur le Pasteur !
La porte se referma derrière moi. Baranowski me regardait hébété et sans comprendre ; il en oubliait de me saluer.
- Vous vous doutez de la raison de ma présence ici ce matin ?
- C'est pour la condamnation à mort ?
- Oui.
- Mon recours en grâce est rejeté ?
- Oui.
- Et quand c'est mon tour ?
- Aujourd'hui.
- Aujourd'hui ?... et quand ?
- Dans une heure.
- Où ça ?
- Ici, à la sortie de la ville.
- Je serai décapité ?
- Mais non, Baranowski, vous êtes un soldat.
- Alors fusillé ?
- Oui.
- Mon Dieu... alors, ils ont rejeté le recours en grâce ?
Un silence. Je m'assieds sur la chaise, l'unique chaise de la cellule. Je pousse la table de façon que Baranowski soit assis devant elle en prenant place sur son châlit. Le chandelier ne jette qu'une faible lueur. J'ouvre mon étui, j'offre une cigarette à Baranowski, j'en prends une moi-même. C'est bien commode de fumer. Au moins, il se passe quelque chose, dans les moments où il serait insupportable qu'il ne se passe rien.
- Tout ça parce que j'ai voulu vivre pour de bon pendant quelques semaines. Voilà le résultat.
C'était le point de départ. Mieux que cela : l'indication du thème.
- Je n'ai rien fait de mal, monsieur le Pasteur.
Puis, après avoir longuement tiré sur sa cigarette :
- Moi, je ne me laisserai pas boucler dans une compagnie disciplinaire.
On aurait dit qu'il ne se rendait pas compte que, d'ici une heure, aucune compagnie au monde ne le retiendrait plus.
Il y avait deux gars, dans mon unité, qui racontaient comment ça se passe dans les compagnies disciplinaires. Un petit bout de pain comme ça, de la soupe de choux, au boulot de quatre heures et demie du matin jusqu'à sept heures du soir, et puis un surveillant, une vache, toujours au pas gymnastique ; de quoi crever. Ils feraient mieux de vous liquider tout de suite.
Il n'exagérait pas. J'avais recueilli assez de témoignages pour savoir ce qu'était une compagnie disciplinaire en l'an de grâce 1942. C'était donc cela, la peur de la mort lente l'avait amené ici, à la mort brève : cinq heures quarante-cinq, dans l'ancienne carrière. Et moi, je suis là ; je vais partager avec lui cette heure dernière ; je vais avoir avec lui cet ultime entretien.
Cet entretien à la limite, c'était à moi de faire en sorte qu'il eût un sens. Il fallait donner à ce garçon la possibilité de dire ce qu'il avait sur le cœur ; et en même temps guider la conversation. Il s'agissait de deux choses : la mort, et l'éternité. La mort est la liberté ; l'éternité est l'engagement. Partir est la souffrance, arriver est la joie.
Quelle étrange chose, que d'avoir devant soi cette tâche assignée comme un exercice d'école : une danse lente dans le style du cantique spirituel. Ce qui compte, c'est la parole, la parole qu'un homme responsable adresse à un autre homme, avec quelque chose qui va au-delà de l'humain. Klaus, mon frater catholicus, donne l'absolution, l'hostie, l'extrême-onction. Il dispose d'un langage de symboles qui n'ont pas besoin d'être compris, et qui sont compris tout de même. Mais moi, qu'ai-je donc, ici, en ce lieu ? Là-bas, dans mon domaine, je les connais tous, les candidats à la mort ; je connais ceux de la prison aussi bien, sinon mieux, que les agonisants de l'hôpital. D'habitude, nous sommes familiarisés avec le terrain ; et quand vient le dernier moment, on sait où on est. Ici, il faut commencer au commencement. Car, strictement parlant, je n'ai pas le droit de savoir ce que m'a appris le dossier. Sinon, il pourrait se dire : ces prêtres, ça fourre leur nez partout, dans tout ce qui ne les regarde pas. En voilà encore un dont je me serais bien passé. Ils ne pourraient pas vous foutre la paix avec leurs bondieuseries ?
- Camarade, nous avons une heure devant nous ; il ne faut pas la perdre. (Est-ce là un début ? C'était plutôt adressé à moi-même.) Y a-t-il quelque chose dont je pourrais me charger ? Voulez-vous que nous écrivions ensemble à quelqu'un que vous aimez et à qui vous voudriez dire quelque chose ?
La réponse se fit attendre. Enfin :
- Non, merci bien ; je n'ai personne.
Maintenant, il faut y aller, sans détour.
- J'ai jeté un coup d'œil sur le dossier, Baranowski. Vous comprenez.
- Bien. Alors vous savez de quoi il s'agit.
- Bien sûr. Mais dans ce genre de papiers, on ne sait jamais s'ils donnent une image exacte des choses.
- Oh, tout ça, maintenant, ça n'a plus d'importance.
- Oui, bien sûr. Je voulais dire : vous ne voulez pas écrire un mot... à Ljuba ?
Baranowski leva les yeux. Le nom de Ljuba, prononcé ici, dans cette cellule. Mais son regard se détourna, erra dans le vide, et se fixa sur la flamme de la bougie.
- Ça ne rime à rien d'écrire. La lettre n'arrivera pas.
- Mais si.
- Comment ça ?
- Je m'en charge.
- Vous ?
- Oui, moi.
(C'est interdit. Bien sûr que c'est interdit. Il est interdit d'être un homme. Mais c'est la volonté de qui va mourir. C'est un testament. On en a assez de cette guerre et de ses prescriptions.)
- On a encore le temps ?
- Largement.
- Vous avez de quoi écrire, monsieur le Pasteur ?
- Voilà.
Il prend la feuille de papier, la place droit devant lui. Il est saisi d'un frémissement ; crispé, il ne peut pas écrire.
- Voulez-vous que j'écrive pour vous ?
- Oui, s'il vous plaît. Vous savez le russe ?
- Non. Mais je connais l'écriture cyrillique ; je peux écrire. Vous n'avez qu'à dicter lentement.
- Mais alors vous ne saurez pas ce que je lui écris.
- Ça ne regarde que vous deux.
Il dicte ; j'écris. De temps à autre je comprends un mot. C'est un mot qui vient du cœur ; ce n'est pas la trahison d'un secret militaire.
- Voilà. Votre nom, il faut que vous l'écriviez-vous même, sinon Ljuba ne saura pas que c'est vous qui lui écrivez. Il prend la plume ; la main tremble et se promène sur la feuille ; mais cela finit par ressembler à une signature.
Je note le nom du village. Il me décrit la maison. Je mets la lettre dans la poche secrète de mon portefeuille. Bien.
- Et le pasteur Lilienthal, je lui dirai que je vous ai vu ici ?
- Vous pouvez le saluer de ma part. Mais je ne pense pas que ça lui fasse particulièrement plaisir.
- Vous souvenez-vous de la parole de l'Évangile que vous a dite le pasteur Lilienthal lors de votre première communion ?
- Non, je ne m'en souviens plus.
- Plus du tout ? Si vous vous rappeliez quelque chose, on pourrait peut-être retrouver.
- Attendez un peu... il était question de boire.
- Sans doute était-ce : "Celui qui a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive."
- C'est peut-être bien ça. Il faut dire que je ne me suis guère occupé des histoires d'église et de religion. Mais j'ai toujours su un petit bout de prière. Et ces derniers temps, ça me revenait, et je me demandais comment c'est possible, que tout ça c'est fini, et que ça ne recommencera pas, et puis qu'il n'y a plus rien à faire. C'est pas le moment de parler de tout ça.
Il s'était mis subitement à parler avec aisance ; le style militaire et sans couleur avait fait place à un allemand teinté de dialecte poméranien. C'était un petit gars que j'avais devant moi ; le pli qui barrait son front avait disparu ; son regard figé était redevenu animé, animé de vie, et d'angoisse aussi.
- Mais si, c'est le moment de parler de tout ça.
Et que lui dire encore ? Que l'éternel amour accueille celui que ce monde repousse ? Que, bien sûr, nous n'en avons pas fini de régler nos comptes avec notre conscience, mais que la paix éternelle nous attend tout de même. Et celui qui n'a pas eu place au banquet de la vie, il a son couvert mis là-haut.
J'enlève les cendres de cigarette, je déploie sur la table la toile blanche, j'y pose la croix, le plat avec l'hostie, le calice. Je prononce les paroles de la confession et la promesse d'absolution. Comme là-bas, dans mon village, à Pâques ; comme à l'hôpital, près du lit des mourants. Il répète avec moi les mots du Notre Père, lentement et avec hésitation. Mais le Verbe est là, gardien vigilant de l'éternité. Rien qui détourne notre attention. Et même lorsque j'entends quelque part au-dehors sonner cinq heures, et que je pense tu n'entendras pas sonner six heures, même alors rien ne vient entamer le sentiment que cette heure nous appartient.
La célébration est terminée. Nous nous rasseyons. Baranowski demande :
- On a encore un moment ?
- Oui, pourquoi ?
-Vous savez, ce que vous avez dit de la paix... je voudrais écrire encore.
- À qui ? (Je pressens à qui il veut écrire.)
- À... À madame Hoffmann.
- Bien. Écrivons.
Il dicte, j'écris.
- Je te fais savoir... non : J'ai le regret de te faire savoir que je vais être fusillé ce matin. Monsieur le Pasteur est auprès de moi. Il t'en dira davantage. Merci de tout ce que tu as fait pour moi. Je suis désolé de ce qui est arrivé. Pense quelquefois à ton fils.
Encore une signature : Fedor.
- Et comme en-tête, qu'est-ce qu'on met ? Camarade, il faut commencer la lettre par quelque chose.
Il hésite. Et il écrit : "Chère mère."
(Pas de commentaires sur ce que représente ce "chère mère".)
- Maintenant, reste bien calme. Je t'accompagnerai, et je serai avec toi jusqu'au bout.
- Jusqu'au bout. (Il répète le mot.) Ça sera vite fait ? Ils ne vont pas me rater ?
- Ils ne rateront pas.
Ses yeux erraient dans la cellule. Je pensais : il pourrait venir, le Commissaire du Gouvernement.
Puis il sortit son portefeuille, où il y avait encore quelques papiers qu'on lui avait laissés. Il y avait deux photos.
- C'est elle, dit-il.
C'était Ljuba. Une photo d'amateur, faite par un Russe. Pas fameuse, cette photo. Mais le visage, on comprenait qu'on fasse quelque chose pour une femme comme cela.
- Vous la verrez. Et le petit. Un gentil petit. Dommage.
Il déchira la photo.
Au moment où il déchirait les photos, il était comme quelqu'un qui se sépare irrévocablement de la vie, la bonne, douce vie vivante. Soudain il se leva, se tourna vers moi, puis, presque timidement, mit son bras autour de mon épaule, me baisa sur la bouche, et me dit :
- Je te dis merci, je te dis merci, merci.
Il saisit mes mains entre les siennes, les serra, et murmura :
- Comme tu as de bonnes mains chaudes.
Ce n'était plus le même homme qu'hier au soir, dans le troupeau des autres. Il avait rattrapé un bout d'existence, et cette dernière heure n'avait pas été vaine.
- Et la lettre lui parviendra, ne t'inquiète pas, lui dis-je encore, lorsque des pas retentirent dans le couloir.
Nous nous éloignâmes l'un de l'autre, à portée de main. L'émotion de l'adieu, qui avait fait de nous des frères, n'était pas un spectacle à donner. La porte s'ouvrit, deux gendarmes entrèrent, ceux qu'en argot on nomme les chiens de garde. Ils avaient la mitraillette à la main. Derrière eux, le Commissaire du Gouvernement, casqué lui aussi. Il me fit un bref salut et se tourna vers Baranowski. Le condamné était au garde-à-vous devant son châlit.
- Fedor Baranowski ! Je porte à votre connaissance que le général commandant en chef les armées d'Ukraine a pris la décision suivante : le recours en grâce du condamné Baranowski est rejeté. Le jugement sera exécuté. En conséquence, vous serez fusillé aujourd'hui. Ayez une attitude courageuse. Mourez en soldat.
Il sortit d'un pas rapide. Baranowski ne bougeait pas. Les chiens de garde s'approchèrent de lui et lui mirent les menottes. Le tout en silence. Un des gardiens, qui avait l'air d'un brave garçon, s'approcha, un couteau de poche à la main, pour lui enlever les pattes d'épaule et les écussons, comme il se doit.
Les galons de sergent lui avaient déjà été retirés lors de sa dégradation. Les écussons étaient difficiles à défaire, la couture ne cédait pas. Personne n'avait plus la patience d'attendre. Le maréchal des logis tira d'un coup sec, et arracha avec l'écusson un morceau de drap.
- Bon Dieu, vous ne pouvez pas faire attention ! dit d'un ton rogue un des gendarmes.
- Oui, oui, tout de suite, ça vient, répondit l'autre, et le ton légèrement traînant du Bavarois mettait un peu de douceur et de tristesse dans la rudesse de cette aube.
La voix du gendarme retentit à nouveau, brutale.
- Je vous avise que si vous esquissiez un geste pour vous enfuir, il serait fait usage des armes sans sommation.
Fedor Baranowski ne répondit pas. Son regard était absent. La rigueur des choses n'arrivait plus jusqu'à son cœur.