Chapitre 1.

 

        La saison avait été belle et chaude. Pourtant, de tout le mois de septembre, je n'avais pas quitté la ville, moi qui aimais tant me promener par les champs et par les bois. C'est qu'on se laisse prendre par le service quotidien : l'hôpital militaire, les cantonnements, où m'appelait ma mission d'aumônier militaire. Et la prison. Et le cimetière de la Wehrmacht, qu'on avait aménagé en juillet 1941 lors des combats autour de Winnitza, combats qui avaient été brefs et violents. Depuis quinze mois le cimetière n'avait cessé de s'étendre effroyablement. Et maintenant, voici que, pour la seconde fois, les fleurs de l'automne se fanaient sur les tombes. Si je voulais apercevoir encore l'éclat de l'automne ukrainien, il n'y avait plus de temps à perdre. Dans ce pays, il arrive que l'hiver commence fin octobre.

        Non, je n'allais pas laisser passer sans en profiter cette journée d'octobre, ce jour d'un bleu intense, ce jour de vent. Bien sûr, c'était là une optique de civil. Pour un militaire, il est inconvenant de vouloir errer par des chemins, à travers les champs de tournesols, de marcher vers les feux de fanes allumés dans la campagne, de regarder la lumière s'étendre sur la terre sombre, de laisser s'écouler une heure de silence sur la rive du Bug.

        Un soldat, un vrai, cela fait ses heures de service ; le soir, on va au cinéma ; après avoir bu de la vodka et passé un moment chez les filles, on rentre. Décidément, ni de cette façon-là, ni d'ailleurs d'une autre, jamais je ne serai un bon soldat.

        - Incurable. On ne fera jamais rien de vous, m'avait dit l'autre jour le médecin-major Dold, quand je lui avais avoué qu'un soir, marchant à grands pas dans l'allée, je m'étais surpris à scander quelques vers d'Homère.

        Tant pis. En cette journée aux nuages rapides et bas, à la forte odeur d'automne et de glèbe, j'allais m'assurer de quelques heures à moi ; une portion de vie bien employée ; un peu de temps digne d'un homme. Et comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, je ferais bien de commencer par là. L'heure du repas, c'est midi et demi ; et le repas, chez les Prussiens, c'est encore du service. À la popote des officiers, on reste à table une demi-heure. On se tient de son mieux. Une fois qu'on y est, on a de nouveau l'impression d'être bouclé. Si je dispose de ma matinée, c'est toujours cela de pris, et qu'on ne m'enlèvera plus.

        D'ailleurs, à l'hôpital, il n'y avait pas grand-chose qui dût requérir ma présence. Le ventre, celui qu'ils avaient amené hier au soir, l'infirmière de nuit m'avait téléphoné qu'il était mort ce matin à cinq heures trente. J'avais encore été le voir pendant la nuit ; mais le transport l'avait mis mal en point, et c'est. à peine s'il était conscient. À ce propos, qu'on me pardonne : je m'aperçois que je parle comme à l'hôpital, où l'on désigne les blessés par le nom de leur blessure : la "cuisse", le "poumon". On dit : "l'ulcère du 26, à la diète". C'est là un langage affreux, et je voudrais l'éviter. Donc, cet homme, qui avait une balle dans le ventre, un Westphalien blond, était mort. Cet après-midi, il serait bien temps de s'occuper de son livret militaire, de rechercher l'adresse de sa famille, et d'écrire une de ces lettres de condoléances qui font partie de l'exercice de ma fonction.

        Cela pouvait attendre mon retour. La chaussée n'était plus pavée. Sitôt passée la sucrerie, qui était en bordure de l'agglomération, on était en pleine campagne. Là, plus rien pour vous accrocher : plus de misère, de carreaux cassés, de décombres, de sordides haillons ; le monde était intact, tel qu'il avait été conçu à la Création : grand, beau. À perte de vue les labours, la terre d'un brun sombre, avec des reflets violets. Devant moi le fleuve, comme une lisière de lumière ; tout juste une ample courbe de la rive ; à peine un roseau, parfois un saule. De l'autre côté une hauteur, avec la vieille église du couvent et ses clochers bulbeux, comme une surprenante végétation. Pour le moment, ils étincelaient dans le soleil du matin, une splendeur d'or pâle.

        Je marchais vite, comme s'il s'était agi d'enlever l'horizon au pas de charge. Pas un bruit à la ronde, rien que le souffle puissant du vent ; pas une rumeur humaine, si ce n'est que je parlais tout seul, loin de tout témoin : je saluais l'automne, je saluais la liberté. Sans doute cette liberté, cette solitude en pleine campagne n'était pas tout à fait sans risques. Je ne l'ignorais pas. Il n'était pas recommandé d'aller se promener tout seul. Depuis qu'on s'était mis à appliquer sans restrictions la politique d'exploitation forcée des terres, depuis que les discours vantant la libération du sol russe s'étaient révélés n'être que mensonges et phrases creuses, il y avait des partisans. De mois en mois ils avaient accru leur activité. Dans les hôpitaux de l'arrière, nous en savions quelque chose ; il ne se passait pas de semaine qu'on ne nous amenât des soldats qui avaient reçu des coups de feu.

        Après tout, je suis en train de me promener ; je veux marcher dans ce vent. Non, je ne vais pas encore faire demi-tour. J'irai jusqu'au champ de tournesols là-bas, puis j'obliquerai à droite jusqu'au fleuve, et je rentrerai en suivant les bords du Bug.

        Bien sûr, en mon absence, il va encore être arrivé quelque chose. On m'aura cherché un peu partout. Qu'ils me cherchent ! J'arrive ; oui, j'arrive. Ne vous impatientez pas : le prisonnier est bien dressé ; il regagne tout seul sa cellule.

        Quelle heure ? Il va être onze heures et demie. J'aurai tout juste le temps de passer par la prison, et de m'informer de l'affaire Rothweiler. Le capitaine Rothweiler nous avait été amené la veille dans l'après-midi après une tentative de suicide ; il s'était ouvert les veines du poignet. Quatre semaines auparavant il avait été arrêté ; on le soupçonnait de s'être infligé une mutilation volontaire. Je le croyais innocent, et je pensais avoir de bonnes raisons pour cela. Mais avec cette nouvelle histoire, il paraissait s'accuser lui-même ; il avait fait tout ce qu'il fallait pour n'avoir plus aucun espoir de réhabilitation. Il ne faut pas rater un suicide ; on ne s'attire que des ennuis, ou pire. C'est la guerre. On n'a pas le droit de vivre à sa guise. Mourir à sa guise, encore moins.

        Voilà le fleuve. Des oies et des canards sauvages nagent à ma rencontre ; les petites vagues se crêtent d'argent. Et ce vent humide ; tout cela, c'est beau ; c'est la paix. Non, je ne vais pas réintégrer ma prison. Non, pas encore. Le mess des officiers, tout à l'heure, ce sera bien une vraie prison. Je passe d'abord par l'hôpital. Je franchis le seuil à midi quinze, juste comme l'ophtalmologiste sort de son pavillon ; il me souhaite bon appétit.

        Le sous-officier de service m'adresse la parole.

        - Monsieur l'aumônier est prié de passer tout de suite au bureau de l'adjudant.

        Le bureau était devant moi, un peu sur le côté. Je n'avais pas eu le temps d'atteindre la porte que déjà l'adjudant Hirzel en sortait ; il avait sûrement guetté mon retour. Il me dit, avec une nuance de reproche dans la voix :

        - Monsieur l'aumônier, voilà un bon moment qu'on vous cherche.

        "Bien sûr, me disais-je, moitié riant sous cape et moitié furieux. On ne peut même pas s'appartenir pendant une demi-journée." Je lui demande :

        - Qu'est-ce que c'est ?

        - Tenez, un message de Proskurow.

        - Qu'est-ce qu'ils veulent encore, ceux-là ?

        - Ça a l'air urgent. Nous avons dû répondre pour vous que c'était d'accord.

        Je lis le message : "La Kommandantur de Proskurow vous prie lui envoyer votre aumônier militaire protestant. Indispensable arriver au plus tard mercredi dix-sept heures. Se présenter au 3me bureau. Kommandantur Proskurow mettra votre disposition voiture liaison pour voyage aller. Retour prévu pour jeudi."

        Mercredi, c'est aujourd'hui.

        - Nous avons donné votre accord. La voiture de Proskurow est en route. Vous partirez à quatorze heures. Comme ça, vous arriverez à temps.

        - Oui, oui.

        Je n'écoutais qu'à moitié. Le 3me Bureau ? C'est la Justice militaire. Je savais ce que voulait dire cet appel : on avait besoin de moi pour assister à l'exécution d'une sentence du Conseil de guerre.

        - Merci, adjudant ; d'accord comme ça, dis-je encore. Avez-vous prévenu le chef ?

        - Oui, il est passé ici tout à l'heure.

        - Bien.

        - Bon appétit, monsieur l'aumônier.

        - Merci, vous aussi.

        Je montai rapidement l'escalier et, sans passer par ma chambre, je me précipitai au mess, dans l'espoir d'arriver avant le médecin-major. Mais on était déjà à table. Je marmonnai une excuse.

        Le chef leva la tête de sur son assiette :

        - Hirzel a fini par vous joindre ?

        - Oui, monsieur le major, je viens de le voir.

        - Oui. Ça ne sera pas drôle.

        - C'est bien ce que je pense. Quoique je ne comprenne pas très bien. Il y a pourtant des aumôniers à Proskurow.

        - Je ne comprends pas non plus. Hirzel a essayé de téléphoner. Je n'ai pas pu obtenir la communication. Après tout, vous verrez bien.

        La suite du repas se passa dans le silence, comme d'habitude. Klaus, mon collègue catholique, avec qui j'aurais volontiers échangé quelques mots, était assis trop loin de moi, dans cette communauté de douze hommes. Mon voisin de table, le médecin Jessen, avait été appelé par téléphone à son pavillon tout de suite après le potage.

        Le café était servi sur deux tables rondes dans la véranda qui prolongeait la salle à manger. Là, on avait le droit de fumer ; et quelquefois on essayait d'avoir une conversation. Aujourd'hui, je ne pouvais pas m'attarder ; si on passait me prendre à quatorze heures, donc d'ici une heure, il fallait que je me dépêche de préparer mes bagages.

        - Je vous prie de m'excuser, mon colonel.

        Le chef se leva ; il me tendit, comme il avait l'habitude de le faire, deux doigts de sa main menue, me regarda de ses yeux mi-clos, et me dit :

        - Bien du plaisir.

        Puis il se détourna, et avec des mouvements de rhumatisant il alla vers la table où le café était versé dans les tasses.

        Une heure quinze. Dans ma chambre, je trouve du courrier ; enfin une présence humaine dans l'inhumanité de ce jour et de ce lieu. Sans les ouvrir, je mets les lettres dans ma serviette. Ce n'est pas le moment de lire, de sourire, d'être avec ceux que l'on aime.

        Je décroche le téléphone.

        - Passez-moi le secrétariat.

        - Ici le secrétariat. Caporal Weik. J'écoute.

        - Bonjour, Weik. Écoutez-moi, il faut que j'aie très vite mon ordre de mission.

        - Il est signé, mais je ne peux pas vous le monter, je suis seul au bureau.

        - Bon, j'y vais.

        Aller chercher l'ordre de mission ; aller chercher les vivres de route : du pain, du saindoux, des saucisses en conserve, un rouleau de pastilles pour la soif. Tous ces gestes s'accomplissent automatiquement ; comme une immense bobine qui se dévide. Combien de fois déjà, combien de fois encore ? Pendant que, les vivres à la main, je parcours l'un des interminables couloirs, j'ai comme une vision d'effroi depuis mille jours, voyons, que je fasse le compte : oui, vraiment, depuis mille jours, c'est ainsi que cela se passe. Ici, derrière ces portes, des hommes sont allongés, ils gémissent, ils aiment, ils meurent. On écrit des lettres, on joue aux échecs, aux dames, aux cartes. On fait des piqûres : Eubasine, Cardiasol ; des intraveineuses, des sous-cutanées. On établit des tours de départ en congé, on n'en tient pas compte. On boit, on fume, on dit des jurons. On rédige des rapports médicaux "Troubles circulatoires, décès à zéro heure ; destinataire : Inspection générale du Service de Santé." Des listes : listes d'entrée, listes de sortie ; le prêt ; les états de matériel. Du papier, du papier, une tour de Babel. Parfois une infirmière traverse la salle. Il y en a une qui porte deux alliances à la main droite ; elle est toute jeune et très belle. Seigneur, une femme, un être humain !

        Qu'est-ce que j'ai encore à faire ? Surtout, qu'est-ce qu'il faut que j'emporte ? Pyjama, du linge propre, la Bible, de la lecture, des objets du culte, deux cierges. Des cigarettes. Bien sûr, des cigarettes ; on verra bien à quoi elles serviront. Déjà le téléphone sonne :

        - Monsieur l'aumônier ? La voiture de Proskurow est là.

        Vite, je frappe à la porte de Klaus. Il n'est pas dans sa chambre. Sans doute la partie d'échecs du chirurgien ; après le déjeuner on n'y coupe pas. Dommage ; j'aurais voulu, avant de me mettre en route, échanger quelques paroles avec un homme qui sait ce qui vous attend quand on va assister à une exécution. Car c'est bien de cela qu'il s'agit ; je ne me fais plus d'illusions.

        Et, pour la seconde fois en ce jour, je traversai ce paysage, cette fois à toute allure, en tressautant sur le pavé. En quelques minutes nous avions laissé derrière nous Winnitza et les horizons familiers. Nous roulâmes une bonne heure sans voir une seule maison ; de temps à autre, en plein champ, une immense grange. Des tournesols à n'en plus finir, par milliards, qui promettaient un océan d'huile dorée.

        Mon chauffeur militaire, un vieux, était un gars de Hambourg aux larges épaules. J'aurais volontiers engagé la conversation. Mais il répondait par monosyllabes, et avec mauvaise humeur. Il n'avait pas l'air content de la balade. Elle lui avait sans doute fait manquer un rendez-vous. Peut-être aussi, tout simplement, qu'il a pris une mentalité de vieux rengagé, qui fait tout et rien : tout, parce qu'on le lui commande, et rien, parce que rien ne l'intéresse.

        De la route, on apercevait au loin la citadelle des Turcs. J'en avais entendu parler ; j'avais lu ce qu'on en disait ; elle se dressait là comme un puissant bastion de l'histoire du Moyen Âge, un témoignage émouvant de ce monde étrange qu'évoque pour nous le nom du Prince Eugène. Elle n'était pas sur notre trajet même, mais à guère plus de cinq kilomètres de là. Je proposai au chauffeur de faire le crochet pour y aller jeter un coup d'œil ; mais, de toute évidence, il ne voulait rien savoir. Il regardait sans cesse son bracelet-montre, parlait vaguement du mauvais état des routes, invoquait le libellé de son ordre de mission m'amener à la Kommandantur "par les voies les plus directes".

        Tant pis. Selon toute vraisemblance, je n'aurai plus jamais l'occasion d'y aller. Ce sont des choses qui arrivent ; plus tard, on tombe sur une description détaillée, et on se dit : oui, un jour, c'était en octobre 42, je suis passé tout près de là en voiture. C'est ça, la guerre. Quand on est transféré du front Est sur le front Ouest, il peut arriver qu'on traverse sa petite ville, et on n'a pas le droit de descendre du train. On est à la portière du wagon ; on regarde ; le balcon de la maison passe juste dans le champ visuel. Si on a de la chance, la femme est en train de mettre le linge à sécher, et on aperçoit sa robe rouge et ses cheveux noirs.

        Je me plonge dans mes réflexions et, sans m'en être rendu compte, déjà on roule entre les maisons.

        - On est arrivés, dit le chauffeur, sans même tourner la tête vers moi.

        Je lui donne le bakchich traditionnel, quelques cigarettes ; il remercie avec indifférence et, sans mot dire, m'ouvre la portière.