38

« Je rêve du chant des oiseaux, de l’odeur de la terre que j’effrite entre mes doigts, du feuillage vert et brillant des plantes que j’arrose avec soin. Je cherche à acquérir une terre où il y aura des cerfs, des sangliers, des oiseaux, des peupliers et des sycomores. Je ferai une mare où viendront les canards et où, le soir, les poissons sauteront hors de l’eau pour attraper les insectes. Des sentiers traverseront la forêt et, toi et moi, nous nous perdrons dans ses recoins… Nous irons au bord de l’eau, nous nous étendrons sur l’herbe et là nous trouverons une discrète petite pancarte où nous lirons : “Voilà le monde véritable”… »

 

Texte de Charles Bowden, issu de L’Orchidée sanglante, que Jonathan Touvier fit graver sur un feuillet de granit rose et déposa sur la table de chevet de Françoise, à l’hôpital, voilà quelques jours

Le silence nous enveloppe. Michel prend sa position initiale, assis entre nos deux corps enchaînés, et éteint. Il ne bouge plus. J’ai beau crier, remuer, lui demander ce qu’il attend encore de nous, je n’obtiens aucune réponse. Il doit réfléchir à la suite. Tuer ou ne pas tuer ? Tuer directement, avec une arme, ou indirectement, par le froid et les blessures ?

Farid gémit, parfois fort, parfois de façon inaudible. La mort l’enveloppe, lentement, sournoisement. Longtemps, longtemps après, Michel rallume. Dans l’expression morne de son masque, il ôte enfin les rochers autour de moi et s’éloigne avec la lampe, sans un mot.

Je roule aussi vite que possible sur le côté, jusqu’à ce que mon corps soit libre de ses mouvements. Éprouvant une douleur diffuse, je me redresse en gémissant. Tous mes muscles sont endoloris, mes os me font mal, mes genoux, mes coudes craquent. Je marche le dos voûté en direction de Farid. À quel vieillard je ressemble ? De combien d’années ai-je subitement vieilli dans ce gouffre ?

Michel est parti au glacier. Avec la pierre, il cogne contre la glace sans cesser. Des éclats giclent partout. J’ôte mes gants et observe mes mains. Elles sont bien raides, mes tendons me tiraillent. Je suis habillé, j’ai froid, mais que dire de Farid ? Farid, totalement nu, serré dans des maillons glaciaux ?

Avec des gestes que j’aimerais plus rapides, je pousse les rochers qui l’immobilisaient. Son visage croqué par les ténèbres ne porte plus aucune expression. Ni la crainte ni la douleur.

— Allez. Un dernier effort. Roule sur le côté.

Il ne bouge presque plus, ne semble plus réagir à mes paroles. Serrant les dents, je retire la fourchette fondue collée à sa chair et pousse son corps latéralement. La chaîne se déroule et libère un glaçon. Je le prends sur mes épaules et me traîne avec lui jusqu’à la tente. En catastrophe, je le pose sur son duvet, les larmes aux yeux. Michel a lacéré le dessous de ses pieds, c’est de la véritable torture. Farid ne marchera plus jamais, ni dans cette grotte ni ailleurs. Très vite, je cherche ses vêtements, lève les sacs de couchage, les tapis. Je me rue dehors, vers Michel, lui cogne dans le dos des deux poings, alors que lui-même, il frappe, frappe dans la glace à s’en arracher les bras.

— Ses vêtements ! Où sont ses vêtements ?

Il ne me regarde pas. La fourrure déchiquetée de mon chien danse dans son dos à chacun de ses coups.

— Dans le puits.

Je frôle la panique.

— Le réchaud, donne-moi le réchaud immédiatement !

— De l’autre côté de la ligne rouge. Va le chercher si tu veux.

Je l’agrippe par la fourrure de Pok et le retourne.

— Je t’en prie. Il va mourir si on ne le réchauffe pas très vite.

— Ce serait gaspiller du gaz. C’est notre dernière bouteille.

Je reste face à lui, j’essaie de déceler derrière ce masque odieux une pointe d’humanité. Je cours vers les gros rochers, ramasse une pierre et la brandis à bout de bras.

— Vas-y, ricane Michel. Fends-moi le crâne. Mais ne me rate pas, surtout. Tiens, je m’agenouille devant toi…

Il pose ses genoux au sol, le front baissé. Je n’ai plus qu’un geste à faire, un simple mouvement pour le chasser de ce monde et, peut-être, continuer à vivre.

Mes bras s’abattent. Je jette avec fureur la pierre contre la glace.

— Comment tu as pu lui faire une chose pareille ?

Michel se relève.

— C’est pas ça, la vraie question. C’est ce que toi, tu as pu faire de si immonde pour qu’on en arrive là. Et à mon avis, la réponse, elle se cache là, derrière la glace.

Il s’approche du mur translucide et désigne une ligne de découpe, discrète mais visible parce qu’il a orienté la lumière dans la bonne direction.

— Elle était là depuis le début. Il y en a partout, en fait, cachées parmi les fissures. Et l’autre salopard le savait.

Il fourre de la glace dans sa bouche, mâche avec d’horribles craquements et me dit froidement :

— Quand moi, je lèverai une pierre sur toi, ce sera pour aller au bout. T’en es conscient, au moins ?

— J’en suis conscient. Parfaitement.

Il se remet à l’ouvrage. À travers le glacier, j’aperçois la forme noire, éclatée, disloquée par la diffraction. Moi aussi, j’ai envie de gratter, je veux savoir ce qui se cache derrière. Mais je dois choisir : la vérité ou la vie de Farid.

J’ai choisi. Je fonce vers la tente. Dans ma course j’ôte mon blouson, il reste piégé au cerceau d’acier de mon poignet. Je tire alors dessus de toutes mes forces, jusqu’à entendre craquer le tissu. Une partie de la manche droite cède. Je renouvelle l’opération avec mon pull. Je me jette sur Farid, lui frictionne tout le corps du plat des mains. Il tremble, je roule mon pull et mon blouson autour de ses pieds. Il ne se lamente même pas, il ne sent plus rien. Je me dénude, vite, nous enferme dans les deux duvets et me plaque contre lui. J’ai l’impression de serrer un pain de glace. Lové dans mes bras comme un enfant, il chuchote des choses que je ne comprends pas. Il parle arabe, il prie encore, les genoux regroupés sous le menton. Ses lèvres écument, son front brûle très vite de fièvre. Son organisme sombre. Je le masse encore, sans cesser, lui donne ma chaleur, celle de mon corps et mon cœur, il se détend soudainement et bascule dans l’inconscience. Il respire encore, lentement, je lui envoie des claques pour qu’il revienne. Il se réveille, dans l’obscurité il halète et murmure. Le souffle est apaisé à présent, le cœur bat mollement, fait trembler ses côtes, la vie lutte pour la vie.

— T’es un costaud. Tu vas tenir.

Il rétracte ses doigts dans mon dos.

— Après mon départ, il… il… faudra que tu me laves, que… tu m’enroules dans… un tissu et que… tu pries pour moi.

— Tu ne vas pas partir, d’accord ?

— Tu… pourras faire ça, Jo ? T’es… comme… un membre de… ma famille… Je t’aime bien, papy…

— Moi aussi, je t’aime bien. Je crois qu’avant, j’aurais pu tomber amoureux de toi.

— Ah ça, non… Y a un… dernier truc… Mon nom… C’est pas… Houmad… J’ai menti même sur ça… Mon nom c’est…

Il tremblote et s’endort contre moi. Mon corps se décharge, le froid de l’organisme contre lequel je me plaque me pénètre, m’affaiblit. Il fait presque noir, seule tressaille une étincelle de lumière que j’aperçois près du glacier. Farid va mourir, j’ai l’abominable sentiment qu’il s’est résigné, et qu’il va abandonner le combat dans mes bras. Je n’ai plus qu’à lui donner ma chaleur et attendre.

Max, Max, Max… Son prénom tourne en boucle dans ma tête. Je pense à Claire, Françoise, la montagne, l’accident tout là-haut, sur le Siula Grande… Je plisse les yeux, des tas de souvenirs rejaillissent, pêle-mêle, et m’embarquent quelques minutes vers le passé…