« Après tout, en dépit de ces innombrables obstacles, je venais de réaliser le rêve propre à chaque alpiniste : avoir atteint le toit du monde. Mais c’est seulement une fois là-haut que l’on prend la réelle mesure du travail qu’il reste encore à accomplir : la descente. Le sommet, en soi, ne représente que la moitié du chemin. Pour beaucoup, vaincre l’Everest, c’est planter son fanion à l’endroit le plus élevé de la planète. Mais non. Vaincre l’Everest, c’est arriver vivant en bas. »
Jonathan Touvier, n° 121 d’ Extérieur, septembre 1986
Nous sommes le matin, sûrement…
Ma main se tend vers l’arrière pour étirer mon corps endolori, et dans le geste elle renverse le gobelet de Bienvenue. L’araignée ne réagit pas, je me penche, la pousse mollement du pouce. Rétractée en un petit caillou noir, elle est morte. De faim, peut-être. Ou c’est cette minuscule pelure d’orange qui l’a intoxiquée. Je la prends délicatement au creux de ma paume, agite un peu la main et la repousse vers le fond de la tente.
Pourquoi m’a-t-elle abandonné si rapidement ?
C’est dans cette découverte abominable que je m’aperçois d’un grand vide. Le manque d’une présence. Je me redresse, soudain bien réveillé.
— Pok ? Pok !
Juste à l’entrée de la tente, debout, Michel ne bouge pas. Il a les mains gantées le long de ses cuisses, les jambes écartées.
— C’est bien ça le problème. Pok…
Il s’est attardé sur le « o », et sa langue a claqué contre son palais quand il a prononcé le « k ».
Je me lève aussitôt.
— Quoi ! Quoi !
— Ce qui devait arriver est arrivé. Ton chien, il a investi la caverne où se trouvent les réserves de gaz. Pas moyen d’approcher sans qu’il essaie de m’arracher le bras. Et tu sais quoi ?
J’ai peur de la réponse, qui sort quelques secondes plus tard de ses lèvres figées dans l’acier :
— Il est en train de s’envoyer un festin comme il n’en fera sans doute plus jamais dans sa vulgaire vie de chien.
Je m’habille en quatrième vitesse, enfile mes chaussures et cours vers la ligne rouge. Mon entrave tendue tire mon bras droit vers l’arrière, tandis que le reste de mon corps s’élance vers l’avant. Je vais, viens, voyage dans le rayon autorisé par ma chaîne sans cesser de crier.
— Pok ! Pok ! Viens, mon chien !
Avec prudence, Michel a placé le casque et la bouteille à l’entrée de la caverne, derrière la courbe. Ce que nous voyons se mouvoir sur la paroi intérieure de la grotte est effroyable. Il s’agit d’une ombre gigantesque, étirée, comme ces larges dessins qu’on peut observer dans les grottes préhistoriques. Avec les perspectives, la position de la source lumineuse, les distances, on discerne quatre longues pattes, supportant un corps rond, hérissé de poils, qui laisse penser aux araignées géantes des films d’horreur. Mon chien est penché au-dessus d’une masse, probablement le cadavre. L’ombre arque ses pattes, semble forcer sur le dessus du corps, puis se trouve brusquement propulsée vers l’arrière.
— Il a l’air d’avoir quelques difficultés, murmure Farid qui nous a rejoints. Regarde comment il tire. Tu crois qu’il taille dans quoi en premier ? Les jambes ? Le ventre ?
Je n’arrive pas à articuler. La réponse sort des lèvres de Michel :
— Je crois surtout qu’il essaie de traîner le corps ailleurs. Loin de la lumière, vers le fond de son nouveau territoire. Il y a plein de traces de pisse là où j’ai posé la lampe. Cette grotte lui appartient, à présent. Et il ne la cédera pour rien au monde.
Les grognements lointains de Pok roulent sur la roche. Il s’acharne, la chair du macchabée doit lui donner du fil à retordre. À nos pieds, le réchaud brûle à sa puissance minimale, afin de nous éclairer un peu. Je tente de retrouver ma voix, et de la garder assurée :
— Il va bientôt revenir.
Michel est extrêmement nerveux. Les bras croisés, il marche sans cesse, le menton bas. Je sais à quoi il pense, et où il dirige son regard : vers le revolver, posé entre la caverne et la ligne rouge. Alors je me précipite vers lui et lui barre le chemin.
— Il va revenir, pas la peine de s’alarmer. Et quand il sera avec nous, j’enroulerai ma chaîne autour de son poitrail, comme une laisse. Il n’ennuiera plus personne.
J’essaie de réfléchir le plus rapidement possible. Le temps m’est compté, nous sommes en train de basculer vers une solution que je ne veux même pas imaginer.
— Vous êtes sûr que vous ne pouvez pas récupérer le gaz ?
— Certain. Les recharges se trouvent au fond de la galerie, derrière le cadavre. Et surtout, je ne peux pas creuser. Ça, c’est gênant.
Je me penche et secoue la petite bouteille de propane reliée au réchaud.
— Elle est encore à moitié pleine, on…
— Je dirais plutôt qu’elle est à moitié vide.
— Ce n’est pas grave, on attend. J’ai calculé, on peut encore se fabriquer une dizaine de casseroles de boissons, largement de quoi tenir avec les zestes d’orange, et… pour économiser, on arrête de se laver pendant qu…
— Pendant quelques jours, c’est ça ? Et tu crois qu’on sera encore là, sans nourriture, dans quelques jours ? Ça fait quatre putains de nuits noires qu’on a le ventre vide !
Michel s’approche de Farid et lui met une main sur l’épaule.
— La solution, elle est toute simple. Demande à Farid, tu verras.
Farid ne me regarde pas dans les yeux.
— Elle est toute simple, répète le beur. Et elle nous permet de résoudre un tas de problèmes d’un coup. Le gaz… Les rochers à bouger… La nourriture…
— Et aussi le froid, complète Michel. Moi, je pense à Farid, à ses pieds et ses mains qui finiront dans un sale état si on ne réagit pas. Idem pour tes pieds, à toi. Imagine les bons vêtements, les chaussettes qu’on pourrait faire, en taillant dans la fourrure et…
Je me jette sur lui, l’agrippant à sa veste-duvet.
— Depuis le début, tu n’as pensé qu’à toi ! Tu ne toucheras pas à mon chien !
Nous nous empoignons l’un et l’autre. Michel me repousse violemment vers l’arrière et réajuste ses manches de blouson.
— Moi, je propose qu’on vote. On est encore en démocratie, même dans un gouffre, non ? Nous sommes trois, le calcul sera simple. Pas d’ex aequo possible. Qui vote pour qu’on abatte le chien ?
Ils ne peuvent pas me prendre Pok, pas mon compagnon de toujours. Je me suis battu par le passé pour qu’il vive, envers et contre tout. Dans un sursaut d’espoir, je me rue vers Farid et le supplie, à genoux. Jamais je ne me serais cru capable d’une chose pareille. J’ai grimpé l’Himalaya, le Kilimandjaro, j’ai vu la Terre d’en haut, j’en ai chié au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, et je m’agenouille devant un gamin de vingt ans que je ne connais même pas.
— Ne fais pas ça. Tu connais notre histoire à tous les deux. Tu sais combien il compte pour moi. Je dois le ramener à ma fille. Je t’en prie. On attend au moins que la bouteille de gaz se vide, on…
Farid opère deux pas vers l’arrière, secouant la tête. Mes mains mollissent et lâchent ses poignets par pure résignation. Il se perd dans une toux abominable avant d’annoncer, les yeux brûlant d’un début de fièvre :
— T’as bandé dans mon dos, hier, pédé. Je vote pour.