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« Nous avons oublié que c’est la montagne qui détient la carte maîtresse, qu’elle n’accorde le succès qu’au moment choisi par elle. Sinon, pourquoi l’alpinisme engendrerait-il une telle fascination ? »

 

Eric Shipton, Sur cette montagne (1943)

De son interminable labeur dans la caverne, Michel nous ramène trois paires de moufles triviales mais efficaces. Tous nos doigts, y compris le pouce, sont regroupés dans la même poche cousue et hermétique. Les mouvements s’en trouvent très limités et les manipulations approximatives, mais ces gants tiennent incroyablement chaud. En fait, ce sont les meilleurs gants que j’aie jamais enfilés. Cependant, à chaque fois que je regarde ces belles couleurs grises et cannelle qui réchauffent mes mains, je vois Pok, et je l’entends hurler à la mort, la gueule dans l’alignement de son poitrail, sous les stalactites.

Notre dépeceur-cuisinier-ouvrier a aussi fourré mes chaussures. Mes pieds sont désormais bien au chaud, eux aussi. Farid m’interpelle, alors que je termine ma soupe où a trempé de la moelle :

— Tu fais vraiment peur avec ces trucs en peau à tes mains. Tu as l’air d’un barge échappé d’un asile.

— Ça doit être là-bas que je t’ai rencontré, alors.

Il masse ses pieds avec le mélange d’huile et d’eau. A priori, l’invasion du froid a cessé, sa peau redevient souple.

— Et puis, tu verrais ta tronche. Ton visage a doublé de volume. Tes joues me rappellent celles d’un hamster, ton front a enflé et tes yeux sont rentrés dans leurs orbites. Si je t’avais vu comme ça le premier jour, je me serais évanoui.

Il s’est décidé à me provoquer, mais la soupe est sacrément bonne, bon Dieu !

— Tu n’es pas beaucoup mieux que moi. L’humidité a créé un phénomène de surhydratation. On est gorgés d’œdèmes, l’eau s’est accumulée sous notre peau. Mais rien de bien méchant, je crois.

Je cherche le thermomètre que je pose d’ordinaire le long de mon tapis. Introuvable. Je fouille du regard autour de moi, les mains au ras du sol. Farid me regarde d’un air bizarre.

— Tu veux quelque chose ?

— Mon thermomètre. Où est-il ?

— Et pourquoi pas un aspirateur, tant que tu y es ?

Michel prend le relais :

— Les seuls objets de la grotte, c’étaient les bouteilles de gaz, le réchaud, une casserole, deux assiettes, deux fourchettes en plastique, deux gobelets et les trois fichues photos. Rien d’autre.

— Non, le thermomètre ne vient pas de la galerie, il était là à mon réveil, dans la tente. Je le laissais le long de la toile, vous l’avez nécessairement vu.

— Non, jamais.

Je fouille dans mes poches. Rien, hormis les papiers de cigarettes et quelques pelures d’orange. Je me tourne vers Michel.

— Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu mens ?

— Je ne mens pas.

Je n’en crois pas mes oreilles. Ce thermomètre, il était là, je suis sûr de ne pas me tromper. La tête dans les mains, je lève les yeux vers Michel et préfère changer de sujet :

— Tu comptes reprendre bientôt ton tunnel dans la caverne ? Tu es bien certain qu’on va pouvoir ficher le camp par là ?

Il rentre à l’intérieur et baisse la lumière à la limite de l’extinction.

— Comment je pourrais en être certain ? Je suis tout seul à déplacer ces pierres, et rien ne dit que je vais y arriver. Ça dépend de la quantité de rochers empilés, et de leur taille, surtout. Et après, qui dit qu’on pourra sortir ? Il faut nous intéresser au glacier, plutôt. On est trois pour le gratter.

Il fixe Farid.

— Je suis sûr que cette tache sombre derrière la glace représente quelque chose. Ensemble, je pense qu’en deux jours, on peut réussir à l’atteindre. Ça vaut le coup d’essayer.

— Ça sert à rien de gratter cette fichue glace, dit Farid. C’est une perte de temps et d’énergie. La grotte, c’est mieux. C’est pas parce qu’on a à manger et à boire qu’il faut traîner ici. Je suis malade et j’ai franchement envie d’un bon bain chaud.

— On verra demain. Avant, il faut reprendre encore un peu de forces. Manger, dormir. Je suis crevé…

Je me décale et me glisse dans le duvet de Farid en bâillant. J’ai encore en tête l’épisode du thermomètre. Je ne suis pas débile. Peut-être qu’ils me mentent, tous les deux. Qu’ils veulent me rendre fou en s’associant. Je vais devoir rester vigilant, autant que possible. Michel s’empare de la petite pierre tranchante et ne bouge plus, pensif.

— Il y a quelque chose que je voudrais faire moi-même, si vous permettez… juste avant de dormir.

Sur le tapis en mousse, il trace un nouveau trait vertical. IIII II

— Bientôt sept jours. Une semaine qu’on est dans ce trou… C’est un moment très particulier pour moi.

Il semble ému. Sans en rajouter, il prend sa place sur le côté gauche, comme d’habitude. Il a aiguisé mon attention :

— Quel genre de moment particulier ?

— Désolé, mais c’est personnel.

— Fallait pas balancer la mèche, grogne Farid. Parle, maintenant que t’as commencé.

— Je ne vois pas ce qui peut être plus personnel que de se foutre à poil les uns devant les autres, je rajoute.

Un long soupir de Michel, qui regarde ses gants.

— Depuis hier en fait, je suis censé avoir accompli quelque chose pour Cédric. Quelque chose qui me tenait à cœur, depuis des mois. Il est décédé alors que je lui caressais le visage, dans une chambre d’hôpital. Et on n’a rien pu faire pour lui à l’époque. Il avait huit ans.

Il me regarde.

— Le syndrome du survivant, ça n’arrive pas qu’en montagne, crois-moi… Toi, tu as vu ton ami partir sous tes yeux mais moi, c’était mon fils. C’est un drame dont on ne se remet jamais. Quel est le pire, tu crois ? L’ami de toujours, ou le fils ?

Je m’écarte de Farid et pose mes mains derrière ma tête, les yeux vers nulle part. Michel vient d’éteindre, nous sommes dans le noir complet.

— Le pire, c’est l’impuissance, je lui réponds.

— Toi, tu aurais pu éviter le drame. Je ne sais pas, si vous vous étiez encordés par exemple. Mais moi, c’était la maladie. Et on ne pouvait rien contre cette horrible maladie.

Mon corps se met à grelotter.

— Avec Max, ça s’est passé comme ça s’est passé. On n’était pas encordés, et il est tombé. C’est la loi de la montagne.

— La loi de la montagne… La loi de la maladie…

Je soupire.

— Moi, en ce moment même, je devrais me tenir aux côtés de ma Françoise, dans un hôpital. Elle m’attend pour quelque chose d’important. Dis, Michel, tu crois en la chance ?

— J’ai vraiment besoin de te répondre ?

J’inspire profondément. Depuis que j’ai tué Pok, je n’arrête pas d’avoir envie de pleurer. C’est abominable.

— Eh bien moi, j’y crois. Plus que jamais.

Je baisse les paupières. Françoise… Mes lèvres tremblent.

— Bientôt, ma main aurait dû serrer la sienne, pour l’accompagner jusqu’au bloc opératoire. D’après les médecins, il lui restait un mois à vivre. Elle allait entrer en phase terminale si la chance n’avait pas surgi. Françoise, elle est atteinte d’une leucémie. Voilà plus de deux ans que nous cherchons un donneur de moelle osseuse, nous avions une probabilité de un sur un million, vous vous rendez compte ? J’ai parcouru la France, les organismes de greffe, j’ai écrit des centaines et des centaines de lettres, donné des milliers de coups de téléphone, sans succès. Puis… Puis voilà quelques semaines, le miracle s’est produit de lui-même, un donneur compatible est apparu dans le fichier national. Françoise doit… elle doit se faire greffer à Grenoble, c’est totalement inespéré.

Je serre les deux poings.

— Quand je sortirai d’ici, je retrouverai ma femme d’avant. Ma belle Françoise. On voyagera, on profitera. On rattrapera le temps perdu, avec notre enfant. Tout le…

Je n’ai pas le loisir de terminer ma phrase.

Quelque chose de froid me serre la gorge et me prive d’air.

Michel est penché sur moi. Et il m’étrangle avec ma propre chaîne.