« Ils cherchèrent donc à faire durer ce qui leur restait en consommant des morceaux que jusqu’alors on avait dédaignés. Les pieds et les mains, par exemple, fournissaient une chair qu’on pouvait détacher des os. Ils s’efforcèrent aussi de couper la langue d’un cadavre, mais ils ne purent l’avaler. »
Les Survivants (1974), de Piers Paul Read. Une histoire vraie…
On me parle. J’entends mais ne trouve pas le moyen de répondre. Tout est noir en moi, j’ai l’impression qu’une chape de plomb me coule sur la nuque et emprisonne petit à petit mon corps. Je ne regarde pas mon chien mort, je ne peux plus. Avec un mal de reins terrible, les mains écorchées et des étoiles dans la tête, je rentre dans la tente.
Vivre me fait mal.
Je m’abandonne à l’inertie. Là-dedans, je ne compte plus les heures. Je pleure Françoise, Claire et Pok. Je pleure ma mère. Les seuls êtres importants pour moi.
Le temps passe. Sous la lueur du photophore, la bouteille de vodka vide repose entre mes jambes écartées. Je suis si proche de la frontière à présent. Il suffirait juste que je m’endorme tranquillement, en dehors de mon duvet, avec la quasi-certitude de ne plus me réveiller. Un départ sans souffrance.
Pourtant, quelque chose gronde encore en moi. Une énergie insoupçonnée, qui me raccroche à l’existence. Non. Je ne m’endormirai pas. Vivre, jusqu’au bout du bout.
Lové dans son duvet, Farid me regarde avec un pâle sourire, ses lèvres craquelées par les accès de température murmurent Merci… Merci… sans discontinuer. Il lui aurait été si facile d’abdiquer, de partir, et pourtant, il s’accroche à son passage sur Terre. Je me rapproche de lui.
— L’autre fois, tu as confié que tu étais désolé pour ce que tu m’avais fait, je lui murmure. De quoi tu parlais ?
— J’ai… J’ai jamais dit ça…
— Si, tu l’as dit. Raconte-moi, je t’en prie.
— Dis… Un truc que je voudrais savoir… Ton père te collait des roustes, plus jeune… Et puis quand t’as bandé, dans mon dos… T’étais un homo ou un bi, c’est ça ?
Je détourne la tête, les mâchoires serrées. Un grésillement s’élève du fond de la galerie et traverse la toile. Nous l’avons reconnu, Farid et moi, et nos langues ont instantanément gonflé dans nos bouches. Ce bruit, c’est celui de la chair en contact avec le métal brûlant de la casserole. Bon sang, ma salive afflue, j’en viens à baver comme ces chiens de chasse au son de la cloche. Je ne trouve même plus la force de me haïr.
La viande vit sur la viande, et la vie sur la vie. Je répète cette phrase à m’en rendre malade, elle me soutient, elle résume si bien l’évolution des espèces et explique clairement que la vie existe parce que son contraire existe. Que l’un est nécessaire à l’autre.
Voilà, Michel revient, on entend ses lourds pas le long de la tente. La flamme du réchaud butine dans l’air au rythme de sa marche. Ma langue court sur mes lèvres, très rapidement, un réflexe pavlovien impossible à refouler. J’ai honte. Farid s’est redressé sur les coudes, son visage est rouge écrevisse. À cause de la fièvre, ses yeux se résument à deux taches jaunâtres.
Michel pose le réchaud éteint, deux assiettes fumantes et la casserole au sol, le geste lent. Sa gueule de fer pue l’alcool, il a dû s’en vider une belle dose, dans son fichu Frigo. Ses mains sont maculées de la mort de Pok. Une incroyable odeur de chair grillée envahit l’espace et me brûle les narines. C’est si doux et violent à la fois. Si j’en avais encore la force, je me lèverais et fuirais en courant.
Courbé, à même le sol, j’ose un œil morne et vitreux vers le contenu des récipients. De la viande, juste de la viande coupée menu et en quantité. Il a fait les choses bien, Michel, avec sa seule pierre tranchante et son petit réchaud. Du bœuf, on dirait des morceaux de bœuf grillés et plongés dans un fond de graisse fondue. J’adore le bœuf et toute la graisse du monde.
La faim, contre le souvenir de mon animal. Le physiologique contre le spirituel. Une lutte effroyable, ancestrale, s’engage dans mon ventre. Du bout des doigts, je soulève une lamelle de « chose », la relâche, la remue du pouce. Farid, lui, ne se perd pas en considérations métaphysiques. Il tire l’assiette à lui et plonge les morceaux directement dans sa gorge. Il ne mange pas, il s’empiffre, s’étranglant dans ses sécrétions. Sa religion lui interdit d’avaler du porc, mais certainement pas mon chien. À ce moment-là, il me dégoûte. Tout me dégoûte.
Michel l’imite. Couché sur le côté, il puise dans la casserole et porte les lamelles à la bouche. Sous le métal, les mâchoires craquent de bonheur, Farid inspire et expire bruyamment, tousse, crache et enfouit à nouveau le nez dans son assiette.
— De la flotte, il murmure entre deux bouchées. Il faut de la flotte.
Il me regarde.
— Mange. Allez, mange toi aussi. C’est trop bon.
Michel acquiesce, pour m’encourager :
— La graisse fondue, c’est pour éviter que ça bouche les tuyaux. Sinon, on pourrait crever d’avoir trop mangé, ce serait con. Allez, avale, tueur, ça va couler tout seul.
Il fait claquer sa paume sur sa poitrine.
— Tueur de chien, je veux dire. On ne dira rien à personne si on sort d’ici. Promis…
J’observe la viande, chaque morceau me ramène le souvenir vivant de mon compagnon. J’ai toujours pensé que certains destins étaient faits pour se rencontrer. Pok est presque né dans mes bras, et il est mort dans mes bras. Lui et moi, nous ne formons qu’un. Alors que mon esprit lutte pour ne pas réagir, mon organisme déploie toute son ingéniosité pour me faire succomber : glandes en hypersécrétion, sens excités, tiraillements intestinaux. Mon estomac ne doit pas être beaucoup plus gros qu’une balle de tennis et pourtant, il lâche de l’acide à n’en plus finir.
Au fond de moi-même, je sais que repousser l’échéance ne sert à rien. Que tôt ou tard, la faim et la tentation me cueilleront. Je me dis aussi que les miens préféreront savoir que j’ai lutté jusqu’au bout. Qu’un jour, ceux qui découvriront nos corps, comprendront le sens de notre geste.
Je me lève et vais m’asseoir contre une paroi, seul dans le noir, la tête dans les mains. Et réfléchis… Prolonger la vie, ou mourir. Je rentre bien plus tard, passe l’entrée de notre abri dans une grande inspiration. Mon visage est fermé.
Je demande à Michel de réchauffer mon assiette. Et je mange mon chien.
En moins de cinq minutes, nos récipients sont vides et nos estomacs pleins. Farid lèche le plastique. Il ne reste plus un gramme de chair.
Dans ce monde, rien ne se perd vraiment.
Tout transite d’un point à l’autre, en définitive.