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— Je n’ai pas confiance en eux, cracha Feng Miranda en se dégageant brusquement de Jupiter qui lui avait posé la main sur le bras.

Il soupira. Quelle incroyable obstination pouvait manifester cette sœur terrienne ! Et comme il était curieux que cet étrange et déplaisant désintérêt qu’elle montrait pour la copulation la rendît encore plus attirante !

— Que peuvent-ils contre nous ? s’étonna-t-il.

— Qui sait ce qu’ils peuvent faire ? répondit-elle sans cesser de river un regard meurtrier sur le coin de la salle du Conseil où Castor, Tsoong Delilah et deux erks étaient en grande discussion. Tu leur fais confiance, toi ?

Jupiter parut scandalisé.

— J’ai confiance en mon Président !

— Mais c’est une mascarade, Jupiter ! Et d’ailleurs, ce n’est pas tant lui que cette vieille salope de Tsoong qui m’inquiète. C’est une Chinoise Han jusqu’au bout des ongles !

Distraitement, la main de Jupiter revint à la charge pour se poser cette fois sur la taille de la jeune fille qui ne parut pas s’en apercevoir.

— Mais c’est toi qui es venue nous dire qu’elle nous proposait ses services, s’étonna-t-il derechef.

— Eh bien, c’est moi qui ai fait la bêtise.

— Je ne vois pas ce qui te fait dire ça. Quelle raison aurait-elle de mentir après tout ?

— Crétin, lâcha-t-elle en tournoyant sur elle-même pour échapper à cette main dont elle avait remarqué la présence. (Et son regard en direction de Castor se fit encore plus noir en découvrant que, tout aussi distraitement, celui-ci avait effectué le même geste autour de la taille de Tsoong Delilah.) Et puis merde, soupira-t-elle, tu as sans doute raison sur un point : ils ne peuvent probablement pas faire grand-chose. Allez, enchaîna-t-elle en lui prenant la main pour l’entraîner vers la table. Nous ferions mieux de nous asseoir et de reprendre cette discussion.

Restauré dans sa bonne humeur naturelle, Jupiter se laissa guider jusqu’à deux places libres à mi-hauteur entre les deux bouts de la vaste table. Il ne retira pas sa main et elle la garda dans la sienne. Quelle étrange fille, se dit-il, mais qui, somme toute, méritait quelque indulgence. Ce teint jaunâtre, quoique assez spécial, ne manquait pas de séduction ; en fait, au bout d’un certain temps, il avait fini par la trouver très jolie avec son petit nez et ses yeux de jais. Et sa taille ! Jupiter n’avait pratiquement jamais eu l’occasion de pratiquer la copulation avec une femme qui mesurât moins d’un mètre quatre-vingts. Et Miranda était minuscule, un mètre cinquante à tout casser. Comme cela promettait d’être intéressant de coucher avec quelqu’un qu’il allait pouvoir sans difficulté porter jusqu’au lit, qui n’allait pas peser plus lourd qu’une plume sur son ventre si les choses prenaient ce tour, ou qui allait être complètement perdu sous sa masse si elles en prenaient un autre… Il entendit Miranda glousser à ses côtés et s’aperçut que son corps affichait ses pensées. Mais ce rire, bien que moqueur, n’avait rien d’inamical. Il sourit à la jeune fille et reporta toute son attention sur la séance du Conseil, agréablement impatient d’entendre ce qui allait être dit.

Pour cette session finale, Polly et les deux erks avaient cédé la place à qui de droit : le Président des États-Unis d’Amérique. Castor se leva puis tapota doucement le plateau avec le premier objet qui lui était tombé sous la main en guise de marteau, une sorte de cuillère mystérieusement échappée des cuisines.

— Comme vous le savez, dit-il, la reconquête va bientôt commencer. Je tiens en premier lieu à exprimer ma reconnaissance envers le gouverneur Polly dont les compétences en matière législative nous furent si précieuses, envers les mâles, les sœurs mères et les sœurs aînées de toute sorte et de tout nid, et, par-dessus tout, envers nos hôtes sans lesquels ce merveilleux jour aurait pu ne jamais devoir venir. (Adressant à chacun des sourires radieux, il laissa passer le tonnerre d’applaudissements du Conseil.) Maintenant, il ne nous reste plus qu’à prendre les décisions finales concernant les personnes qui, avec moi, seront les premières à traverser le chenal interstellaire à bord de mon yacht. J’ai accordé à ce problème maintes et maintes réflexions. J’en ai discuté en privé avec le gouverneur et avec la plupart d’entre vous un par un. J’estime que les bases sur lesquelles doit reposer notre choix sont claires. (Le Conseil fit signe que oui – ses membres humains du moins –, impatient toutefois d’entendre quelles étaient ces bases claires. Castor ne les fit pas attendre.) Notre premier impératif, annonça-t-il, est bien sûr de ne pas éveiller les soupçons des Chinois Han, je pense que personne ne me contredira sur ce point ? (Personne ne le contredit. Tout autour de la table, les hochements de tête des humains et les tortillements des erks entérinèrent ce principe directeur.) La manière d’y parvenir, poursuivit Castor, est de nommer à bord du yacht des personnes qu’ils reconnaîtront et qui leur inspireront confiance. Moi, bien sûr. Et Miranda, de toute évidence… en elle, nous avons la plus dévouée des patriotes sous l’apparence d’une Chinoise bon teint. Il me semble qu’elle a largement mérité sa place dans l’avant-garde de nos forces d’invasion.

Au sein du Conseil, les « bien sûr » succédèrent aux « bien sûr ».

— Voilà qui est réglé, reprit le Président, mais qui d’autre ? Il me semble, commença-t-il, pensif, que Multiface devrait être présent à bord. D’abord, je tiens pour sincère sa proposition de nous aider et, de toute manière, il est trop vieux et trop faible pour constituer un danger. (Delilah surprit le regard noir dont le vieil homme gratifia Castor et sourit intérieurement : le garçon s’y prenait à merveille.) J’avais songé à prendre Tchaï Howard ou peut-être quelques membres du commando, mais ce sont des hommes rompus au combat et le risque serait trop grand de les voir tenter quelque coup de force pour s’emparer du vaisseau et réussir. J’estime donc que nous ne pouvons nous le permettre… mais, bien sûr, ce n’est pas mon opinion qui compte mais la volonté du Conseil. Parlez, je vous en prie. Que chacun donne son avis.

Et, un par un, ils donnèrent leur sentiment sur la question tout autour de la grande table ovale. Chacun souligna qu’il était judicieux d’inclure Multiface dans la première vague du débarquement mais certes pas Tchaï Howard ou des soldats de métier. La motion fut adoptée à l’unanimité. Castor se renversa dans son fauteuil.

— Me permettrez-vous de vous dire à quel point j’apprécie la solution que vous avez apportée à ce problème ? Maintenant, je pense que nous n’avons plus qu’une dernière décision à prendre. (Il prit un air navré pour désigner Delilah d’un signe de tête et elle lui rendit son regard en évitant ceux du restant de l’assemblée. Elle put se sentir virer à l’olivâtre.) L’inspecteur constituerait manifestement un atout maître à bord de mon yacht du point de vue du camouflage. En tant qu’éminent agent de la police renmin, elle ne saurait que nous gagner la confiance des Chinois Han. Mais pour la même raison nous ne pouvons nous fier à elle. Nous sommes confrontés ici à un réel dilemme. (Avec humour, il haussa les épaules pour montrer à quel point il jugeait la situation sans espoir.) Aussi, conclut-il, je suppose que nous allons devoir jouer la prudence. La laisser sur Monde où elle ne pourra entraver la marche de nos projets. Il est vrai, cependant, que le succès de notre mission risque d’en pâtir. Mais je ne vois vraiment aucun moyen de… (il marqua un temps d’arrêt comme frappé par une pensée)… à moins… À moins que nous puissions nous débrouiller pour tout à la fois l’emmener et l’empêcher de nuire.

Et le Conseil entra en ébullition. La première bulle à exploser fut l’erk A-Belinka qui hurla :

— Qu’on l’attache !

Et tout autour de la table ovale, voix humaines et erks carillonnèrent leur accord.

Un sourire admiratif s’épanouit sur le visage de Castor.

— La voilà la solution ! Et parfaite ! C’est exactement ce que nous allons faire. Et maintenant que tout est prêt… que la guerre commence !

Un tonnerre d’applaudissements et d’exclamations souleva le conseil. Même Delilah s’y joignit… avec cynisme, certes, mais sincèrement enthousiasmée par le discours de Castor. Toutefois, elle ne manqua pas de remarquer le jeune Yankee qui était resté sur le pas de la porte et avait l’air ennuyé. Comment s’appelait-il déjà ? Jupiter, oui. Il n’était pas membre du Conseil, bien sûr. En fait, constata Delilah, sa présence ici n’avait d’autre motif que sa qualité de garde de Miranda. Cela faisait pourtant pas mal de temps que plus personne, erk ou yankee, n’estimait nécessaire de surveiller Miranda ; encore un exemple de la négligence et de l’absurdité avec lesquelles ces créatures menaient leurs activités…

Leurs activités redoutables et meurtrières. Delilah ne put contenir un frisson. Il était trop facile en voyant ces bouffons d’oublier à quel point ils pouvaient être dangereux.

Elle se tourna vers Castor pour le sauver d’une interminable discussion avec Polly qui, au cours des derniers jours, avait clairement manifesté que même une sœur aînée de la seconde génération ne se considérait pas comme trop vieille pour s’intéresser à un étrange jeune mâle, et tout particulièrement lorsque celui-ci était son président. Ce faisant, Delilah se demanda ce dont au juste Jupiter pouvait discuter avec Miranda. De sexe, sans nul doute. Tout ce qu’elle connaissait de ces jeunes rebelles lui donnait la quasi-certitude que c’était là leur seule vraie préoccupation. À part ça, fallait-il être bête pour jeter son dévolu sur cette petite salope de garçon manqué, se dit Delilah, puis elle se reprit : ce n’était pas son problème. D’ici quelques jours au plus, ce jeune Yankee serait sorti de sa vie, ainsi que l’ensemble de cette planète et de ses capricieux, stupides, grotesques et dangereux habitants.

C’était ce que pensait alors Tsoong Delilah.